Colloques en ligne

Rachel Monteil et Pascale Mougeolle

Avant-propos

1Le colloque « Organisations ludiques dans les productions européennes du xixe siècle à la contemporanéité »mené à l’Université de Lorraine les 28 et 29 novembre 2024 revêt, par son sujet, un caractère assez singulier en ce qu’il s’inscrit en marge des études classiques, le mot « productions » couvrant des espaces différents comme la littérature, la transmédialité et la médiologie. De fait, il rejoint un certain nombre des champs d’investigation nouveaux des recherches littéraires, notamment en étudiant la réception des œuvres par le prisme inhabituel d’un rapport dévié entre auteur et public, reposant sur la ductilité admise d’un public d’une part et sur les mystifications amicales de l’auteur, de l’autre. Cette publication qui retrace les analyses de ces journées témoigne de l’observation des stratégies d'interactions ludiques mises en place selon les périodes littéraires, par les auteurs pour impliquer le public, au gré de leurs productions, le plus souvent en fonction d’un réseau intertextuel et/ou interculturel.

2Certains axes d’étude ont été privilégiés comme :

  • L’examen des artifices de présentation visant à créer une illusion consentie : omissions, métafiction, mise en abyme ou notion de « labyrinthe narratif » telle qu’elle est envisagée par Gérard Genette1.

  • L’analyse des indices narratifs ou visuels qui favorisent la co-construction du récit avec le public dans un défi intellectuel qui joue sur les références supposées connues du lecteur, ce qu’Umberto Eco nomme ailleurs « compétence encyclopédique »2.

  • La question des productions de suite qui instaurent une relation durable avec le lecteur en le rendant captif d’un univers comme le laissent entrevoir les constats critiques posés par Sainte-Beuve sur « la littérature industrielle » au xixe siècle3.

  • Les relectures d’œuvres originales dont les travaux de Pierre Bayard4 et de Marc Escola5 seraient l’illustration puisque leurs doubles interprétations résonnent comme une réponse aux organisations ludiques des auteurs étudiés, en cherchant à établir une voie de marge, celle des lectures parallèles et plurielles et celle du droit d’intervention du lecteur6.

L’organisation ludique : entre complicité et illusion

3Penser l’organisation ludique des productions artistiques suppose, en effet, de mettre en lumière dans les productions européennes — qu’il s’agisse de textes littéraires ou de production culturelle à proprement parler — les artifices de fabrication et d’exposition qui servent à tisser des relations de complicité avec le public. Elle se décline en divers dispositifs narratifs et structurels. On observe des jeux sur l'énonciation, le mode de composition, la contexture ou encore la construction du récit et assez souvent, la distinction établie entre structure et dispositif par Bernard Vouilloux est parlante, à savoir que le dispositif n’est pas simple disposition mais « disposition en vue d'une fin »7. L’organisation ludique intervient finalement dans de nombreuses compositions qui montrent à leur manière que public et auteur admettent une certaine forme de duperie intellectuelle et esthétique.

4Mais qu’entendre par le terme « ludique »8? Le ludus du gladiateur le formait à un métier qui le contraignait à se produire en spectacle et dont le public connaissait certaines des règles et des ficelles. Ainsi, le jeu qu’il proposait était proche de l’illusion au sens où l’entend l’article du dictionnaire de l’Académie française, « de prêter une certaine réalité, un certain crédit, à ce que l’on sait imaginaire ou fictif ». Les organisations ludiques analysées ici observent la volonté semblable d’accepter l’illusion et de considérer le jeu comme un postulat nécessaire et dynamique.

Un large éventail de stratégies ludiques déclinées entre tradition et modernité

5Ce type de relation n'est pas toutefois une innovation contemporaine. Ainsi les artistes n’ont eu de cesse d’expérimenter des stratagèmes aussi riches et variés que l’apostrophe antique qui exploite la frontalité du personnage dans les illustrations pour créer une connivence avec le spectateur jusqu’au pathos ainsi que l'a démontré Françoise Frontisi-Ducroux9. De la même façon, les figurations de la Gorgone permettent de rendre concret l’impensable, à savoir la mort en évitant le face à face direct « sous la forme d’un illusionnisme10 » que J. Pierre Vernant souligne à son tour.

6L’intertextualité constitue une autre stratégie qui est devenue presque conventionnelle. Elle fait partie intégrante du défi lancé au lecteur qui joue sur les références supposées connues de lui, notamment par le biais du pastiche et de la parodie telle que la définit Daniel Sangsue11 et qui imprime au modèle canonique une déformation destituée du sérieux originel, la cible étant à la fois reconnue et mise à distance, de connivence avec le public. L’œuvre rabelaisienne illustre parfaitement ce rapport à la parodie qui sert à tordre le cou aux dysfonctionnements d’une société grossière dont le peu d’élévation ravale l’ambition du De la Dignité de l’homme de Pic de la Mirandole à celle des braguettes, ainsi que le rappelle le prologue de Gargantua.

7Ailleurs, l’organisation ludique s’élabore à partir d’une construction interactive du récit. Ces stratégies de jeu se déploient déjà au xixe siècle avec Balzac qui met en scène des personnages lecteurs de romans12, échos de son propre public dans un jeu indiciel qui prend pour exemple le roman policier supposant la coopération active du récepteur. Toutefois c’est sans doute le Nouveau Roman13 qui, à la suite des travaux d’André Gide dans Les Faux Monnayeurs, entérine la place intellectuelle et collaborative du lecteur en ce qu’elle exige que celui-ci se livre à un montage cinématographique du texte pour en retrouver la trame, alors même que l’auteur s’amuse à fragmenter son propos, à le déconstruire, à le décomposer pour ne laisser que des éléments disposés, ça et là, dans l’esprit de l’association d’idées qui a pu être prônée par la psychanalyse.

8Il est difficile d’ignorer de nos jours la feintise fictionnelle. Pour François Jost14, elle s’appuie sur des événements véridiques, elle ne les bouscule pas mais elle en altère très nettement la représentation, de la même façon qu’un trompe-l’œil agit sur l’imaginaire perceptif. Force est de constater qu’elle va au-delà du réel en inventant et en donnant l’impression de vrai quand le fait est faux et de faux quand le fait est vrai. C’est particulièrement le cas d’Henri Michaux qui donne à sa trilogie poétique, surtout dans « le voyage en grande Garabagne », une orientation documentaire et éthnographique sérieuse alors même que les données concernant plus d’une vingtaine de peuples comme les Émanglons sont fictives : le poète assure pourtant en 1967 avec un certain aplomb que « l’auteur a vécu très souvent ailleurs ; deux ans en Garabagne, à peu près autant près de la Magie, un peu moins à Poddema. Ou beaucoup plus. Les dates précises manquent.15 » L’auteur intervient dans une feintise verbale pour donner de l’authenticité à son récit. En se situant dans le champ documentaire, il renouvelle les conventions du récit autobiographique des xviie et xviiie siècles, déjà friands de donner des marques de vérité à un texte qui en est totalement dépourvu (Les Lettres portugaises de Guilleragues), de faire passer à l’inverse, le réel pour l’inventé (Manon Lescaut de Prévost) ou bien encore de présenter une histoire composite, censée être celle de l’auteur alors même qu’elle se joue du vrai en partie (Le Page disgrâcié de Tristan L’Hermite).

9Prenant un peu de distance par rapport à ce type de manipulations, les membres de l’Oulipo16 qui s'impose, depuis 1960, comme « un atelier de littérature expérimentale » ayant pour ambition de créer des compositions originales en s’appuyant sur des dispositifs ludiques susceptibles d’offrir des angles d’approches variés et complémentaires, se plaisent à incarner un autre versant de la création en instituant la contrainte formelle comme un pilier du jeu littéraire structuré par des dispositifs mathématiques ou des jeux linguistiques. Jean Tardieu17 interroge justement la matérialité du langage en jouant sur ses ambiguïtés tandis que Chamboula, le récit arborescent de Paul Fournel (2007) qui revendique un processus diégétique en rupture avec tout académisme, serait un exemple saillant de ces procédés novateurs dans la mesure où le graphe de l’arbre binaire par lequel l’auteur traduit la contrainte suivie lors de la construction de son livre expose volontairement l’entrecroisement d’une pléthore de récits et de vies, africaines ou européennes, dans une sorte de dystopie chargée de condamner le colonialisme. D’autres auteurs, engageant une réflexion sur les modalités du récit explorées de façon originale, vont même jusqu'à reproduire directement l’organisation de jeux bien connus. C’est le cas d’Edoardo Sanguineti qui construit le récit Le Noble Jeu de l’oie (Il Giuoco dell'oca) en s'inspirant directement du célèbre jeu éponyme pour proposer non seulement un roman mais également un ouvrage d’art soigneusement monté en 111 récits poussant la similitude avec le jeu de l’enfance jusqu’à ses plus vives représentations comme les cases ou le lancement de dés, un texte de ce fait non dépourvus de triple ou quadruple fonds. Notons que ce dispositif, bien qu’étonnant, est potentiellement transposable puisqu’il a d’abord été le modèle plus ou moins étroit de Au pas de l'oie. Chroniques de nos temps obscurs (L’Oca al passo. Notizie dal buio che stiamo attraversando) dans lequel la structure du texte mis en place par Antonio Tabucchi s’inspire dans ses grandes lignes du jeu de piste. Ce même principe a ensuite inspiré également Erri de Luca, auteur de Le Tour de l’oie (Il Giro dell’oca). Or si dans le détail les perspectives sont différentes, elles répondent toutes globalement à l’ambition d’exprimer de manière poétique des questions existentielles, comme les engagements politiques avec la critique du Cavaliere Berlusconi chez Tabucchi ou les décisions prises sur un coup de dé chez Erri de Luca, et ce faisant, elles ne manquent pas d’inviter le lecteur à interroger la pratique artistique et l’acte de création.

10On pourrait même penser que certains ouvrages imitent à l’envi l’idée du plateau de jeu, plus ou moins symboliquement. Ce qui est vrai pour ceux de Sanguineti pourrait l’être aussi pour ceux relevant de la transfictionnalité, telle que la définit Richard Saint-Gelais, à savoir, l’utilisation autonome d’éléments appartenant à un texte originel qui répondraient à l’incomplétude de ce dernier ou rendrait vivant un personnage fictif, et cela, en les faisant circuler sur différents supports textuels ou médiaux18. Ce passage d’un mode de lecture à un autre revisite la prise en charge du récit initial : ce sont à la fois la représentation et le type de public qui sont touchés par ces modifications. En effet, le texte peut être en quelque sorte consommé différemment, par un public isolé comme par un public de masse qui se l’approprie autrement. Ainsi les supports médiaux participent du même fonctionnement que le plateau de jeu, conçu pour des publics transgénérationnels et pour une utilisation pérenne et jamais identique.

11Plus caractéristique encore de cet art très moderne de la feintise, l’œuvre de Frédéric Werst dont les romans Ward ier et iie siècle et Ward iiie siècle parus respectivement en 2011 et 2014 se présentent comme une anthologie de textes appartenant à une civilisation imaginaire, à une époque inventée elle aussi —le iiie siècle correspondant dans notre calendrier à la fin du xive siècle et au début du xve— dans une langue supposée réelle, le wardwesân et traduite par l’écrivain lui-même. Le lecteur trouve des clés de lecture par le biais d’une grammaire explicative et d’un lexique complémentaire à la version bilingue. Ainsi, non seulement, le public est immergé dans un univers plausible, par les traces qu’il donne de son passé mais encore il est invité à réfléchir à sa propre langue et aux pratiques de la traduction.

Traduction et ludisme : un exercice périlleux

12Les échanges et va-et-vient entre écriture, lecture et traduction forment un cycle où l’organisation ludique peut être amplifiée ou atténuée. En effet, la traduction, généralement réalisée a posteriori par une tierce personne et destinée à un public aux codes socioculturels variés, doit préserver le jeu instauré dans la version originale. Or ces dispositifs qui interrogent la manière dont un récit est composé et perçu lancent un véritable défi au traducteur. La transposition d'une organisation ludique dans une autre langue soulève alors des questions complexes sur l'adéquation entre structure narrative, registres linguistiques et références culturelles.

13Rachel Monteil, rendant compte de ce jeu de miroir institué entre écriture, lecture et traduction, met en lumière la périlleuse quête d’un équilibre garant du maintien du pacte ludique initial et les risques de rupture ou d'amplification de ce même pacte ludique. La présentation de la traduction de Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino produite par Daniel Sallenave et François Wahl illustre bien l’éternel dilemme du traducteur confronté à ces difficultés d'adaptation, car l’éventail d’options disponibles en matière de traductologie, révélant les tensions possibles entre fidélité et trahison, a nécessairement une incidence marquante sur la réception de l’œuvre. En effet, les choix opérés par le traducteur peuvent modifier, altérer plus ou moins intensément, la perception du lecteur. Par exemple, le maintien du tutoiement dans la traduction française du roman de Calvino, bien que justifiable, crée une proximité inattendue avec le lecteur francophone, une familiarité qui retentit nécessairement sur l’expérience de lecture. Ainsi le jeu de miroir biaisé, entre spécularité (exigeant un reflet à l’identique) et discontinuité (entraînant une succession de micro-ruptures) inscrit l’inévitable interaction entre les trois acteurs d’un texte, écrivain, traducteur et lecteur dans un divertissement commun qui interfère fatalement avec les intentions premières du créateur de l’œuvre originale qui peut s’en trouver tantôt sublimée, tantôt affaiblie. Un jeu dont les cartes sont rebattues à chaque nouvelle proposition de traduction en fonction de l’ère linguistique de destination et de la période de production de la nouvelle version, tout autant d’éléments susceptibles de conditionner autant la sensibilité du traducteur que la réceptivité du public.

De l’élaboration à la réception de l’œuvre : une suite d’interactions ludiques

14Entre illusion, feintise et transposition, les organisations ludiques révèlent une dynamique essentielle dans la construction et la réception des œuvres littéraires et médiatiques. Ne pouvons-nous pas déjà considérer la figure de Pénélope « enroulant ses ruses 19» comme une métaphore de la création ? Car ce n’est pas seulement celle d’un tissu, d’une toile devant servir de linceul à Laërte, repris et défait pour tromper les attentes des prétendants, puisqu’en réalité, le but d’un tel ouvrage coïncide autant avec l’éventualité d’un nouveau mariage de Pénélope qu’avec ses doutes sur le renoncement à sa première union 20. On peut donc y voir un jeu sur le texte (tissage et fabrication du récit) et le prétexte (couverture et détour du récit) dans une sorte de mise en abyme qui permet au personnage de se dérober.

15Dans le même ordre d’idée, le recours à des faisceaux d’indices concordants ou discordants, mais toujours complémentaires et significatifs, président à de nombreux autres stratagèmes analysés au fil de cette publication. Christian Kotorri utilise le concept d’intangibilité pour évoquer les subterfuges d’Elena Ferrante qui entend se soustraire à toute obligation de donner une image d’elle-même. Cette volonté relève à la fois d’une décision éditoriale qui préserve l’image fantasmée de l’auteure et à la fois d’une détermination de celle-ci de maintenir un jeu entre l’autobiographie et l’autofiction. L’écriture revêt donc une double fonction : elle est, pour Christian Kotorri, « le média d’un auteur ». Le lecteur assiste de manière évidente au renouvellement de la stratégie de dissimulation telle qu’on pouvait la connaître à l’époque de Mme de La Fayette car celle-ci n’est plus dépendante des conventions morales portant sur le contenu du livre et le statut de l’écrivain. Au contraire, il s’agit d’effacer les marques de l’écrivain comme figure d’autorité et de se donner une nouvelle identité, y compris, de genre, pour Elena Ferrante, au risque de se perdre définitivement ou d’être réduit à sa production.

16Les réflexions portent également sur les productions de suite qui n’échappent pas aux contraintes de transfert puisque Pascale Mougeolle insiste, par exemple, sur les réappropriations novatrices qu’engendre la transmédialité, comprise comme le suivi d’un récit hors de la littérature, sur des supports médiaux nécessitant la coopération d’un public. Particulièrement significative est l’exploitation du mythe de la guerre de Troie par la bande annonce du jeu vidéo Troy de SEGA. En effet, ce n’est pas tant la reprise –qui n’est ni la première, ni même la dernière– de l’Iliade qui étonne mais sa reprise en oblique puisque cette production de suite se fait à la fois par la diégèse visuelle, à la fois par l’introduction de vases imitatifs des céramiques antiques. Le dispositif médial interroge a minima les moyens de production, la technique et l’environnement car les images de synthèse permettent de faire accroire à la réalité d’objets culturels grecs dans le but de conditionner le public à entrer dans la légende, mais encore dans une perspective immédiate et pragmatique d’achat du jeu vidéo dont le trailer fait la promotion. Pour cette raison, on pourrait considérer qu’il y a d’une part une feinte sérieuse à visée commerciale, et d’autre part une feinte ludique qui trouve à s’amuser des effets cinématographiques. Les productions de suite semblent alors être un rendez-vous destiné à rendre captifs des lecteurs/spectateurs ductiles, pris dans les filets de créateurs, d’auteurs qui ne cherchent pas exclusivement à se divertir et à les divertir, mais qui ont aussi l’intention de les emporter dans un jeu très sérieux. C’est ce que démontre Rachel Monteil en commentant le passage de la posture adoptée par Italo Calvino dans Si par une nuit d’hiver un voyageur qui a tendance à enfermer le lecteur dans une certaine passivité, à la stratégie élaborée par Antonio Tabucchi depuis son premier roman intitulé Place d’Italie jusqu’à Au pas de l’oie ; il s’agit d’inventions qui reposent sur une succession d’artifices tactiques visant au contraire à convaincre le public, toujours actif, de la nécessité d’un véritable engagement dès l’acte de lecture.

17Le troisième temps des études amène à la remise en question des positions de lecteur, d’auteur et de traducteur. Margherita Cerri met en lumière chez Edoardo Sanguineti une déconstruction des règles de la lecture, à la fois dans sa linéarité –des déplacements étant induits par le lancement de dés– à la fois dans son exemplarité singulière puisque le texte évoque un nombre de joueurs et un schéma iconographique. Or cette composante importante disparaît dans la traduction de Jean Thibaudeau (1969) ce qui finit par placer le traducteur (fonction que connait bien Sanguineti pour l’avoir été lui-même) dans l’obligation de trahir définitivement l’auteur. De plus, les complications tiennent non seulement à la construction même du texte mais encore aux métamorphoses de la langue : le linguiste Jean-Louis Vaxelaire souligne les croisements interculturels et les intertextualités multiples dans l’œuvre de Salman Rushdie qui engendrent une polyphonie des interprétations. S’appuyant sur l’onomastique, il met en lumière l’emploi de jeux de mots qui oblige le traducteur à privilégier la clarté sur l’effet recherché et une absence d’uniformité dans l’adaptation du nom propre qui peut être réalisée avec une plus ou moins grande liberté ce qui lui fait préférer le terme de modification. La transposition paraît donc compromise car elle n’admet que des suppressions ou des approximations du modèle ludique qui le rendent au mieux atténué, au pire caduc. Dans tous les cas, le rendu est lié à la valeur prêtée à l’interprétation : doit-elle prévaloir sur la précision de la traduction ? Chiara Fenoglio, spécialiste de Giacomo Leopardi, semble opter pour cette thèse qui permet de rendre compte de l’oscillation incessante de l’auteur entre le jeu et le dialogue moraliste. La ligne philosophique amorcée par Leopardi est celle du détachement par le rire de la réalité, l’action héroïque ayant déserté depuis longtemps le champ de la morale ; l’écriture est un jeu en soi, perçu comme l’unique réponse possible à cette disparition. Quant à la position de l’auteur, Frédéric Werst a la gentillesse de l’éclairer en partie, (mais en partie seulement, puisque « les secrets de fabrication d’un texte doivent rester des secrets ») en mettant en lumière « les similitudes fortuites (ou pas) entre une langue construite a priori comme le wardwesân, et les langues réelles. » Ce sont parfois même les lecteurs qui lui en ont fait la remarque, observant par exemple, une proximité linguistique entre le verbe bartwân, qui signifie "bannir" et l’expression très familière « barre-toi ». Cela invitait Frédéric Werst à proposer une réflexion originale sur le jeu avec l’interprète au sens large du terme, sur sa marge d’action ou de réception. Les organisations ludiques dans les productions contemporaines sembleraient donc participer d’une volonté de contrôler un espace intellectuel et politique tout autant que de réformer un mode d’écriture.

18En fait, ces organisations fabriquées de toute pièce par des artistes invitent à réinventer le lecteur puisqu’il doit refonder lui aussi son rôle en créant des organisations ludiques de lecture. Ces types de jeu peuvent être induits directement par les modalités de fonctionnement du récit, ce qui est le cas, par exemple, des « livres dont vous êtes le héros ». Ils sont établis, selon Arilys Jia, sur des segments ontologiques qui vont permettre alors au lecteur un accès libre et autonome aux textes, lui donnant l’impression de pouvoir déambuler dans son parcours à son gré, alors même que le déterminisme et le libre arbitre s’effacent tour à tour. La virtualité devient décisive en ce qu’elle crée, selon les embranchements poursuivis, des expériences de soi différentes et ouvre ainsi le champ des possibles sur un plan existentiel. « Le champ des possibles » fait référence immédiatement aux travaux de Pierre Bayard et de Marc Escola, invités d’honneur de ce colloque. Comme l’a montré Mireille Séguy dans un texte consacré à Pierre Bayard, l’ensemble de sa réflexion repose sur la critique interventionniste qui redonne au lecteur, lettré, étudiant, populaire, sa capacité à modifier, à faire évoluer le texte littéraire, à enquêter réellement sur lui et sur son auteur pour les démasquer tous les deux, avec humour. Les sept branches de la critique interventionniste relevées par la spécialiste de la fiction et du récit médiéval sont : la critique d’application, d’amélioration, la critique policière, la critique d’anticipation et par ignorance, la critique quantique qui rejoint l’idée des univers parallèles et la critique du dédoublement. Toutes les œuvres de Pierre Bayard se veulent être l’architecture d’une pensée de lecteur théoricien qui s’accomplirait à la manière du quodlibet scolastique, c’est-à-dire en suivant le principe d’une réflexion libre, menée sur des sujets formulés par les textes eux-mêmes. Or si les textes de Pierre Bayard amusent le lecteur définitivement par leur humour, leur décalage et leur ton provocateur, ils restent très sérieux dans leur démarche et fidèles à la croyance de l’instabilité d’un texte qu’on aurait tort de croire et de rendre immuable. Marc Escola, dans « cet ensemble à deux voix » qu’il orchestre avec Pierre Bayard laisse entendre la sienne, en soulignant que cette instabilité tient au fait que la perfection supposée du texte littéraire n’implique pas nécessairement une maîtrise entière des effets. Cette contingence entraîne une grammaire des possibles, c’est-à-dire que l’auteur évolue, comme Paul Valéry avait pu le montrer, entre des contraintes dont la plus forte serait celle d’un choix parmi les compossibilités de la création21, et le lecteur, ferait de même, à son tour, s’attachant tantôt au procès génétique (poétique), tantôt au procès rhétorique (dynamique de lecture), tantôt au procès herméneutique (fortune de l’œuvre). Il est de ce point de vue remarquable pour lui que des bibliothèques de textes puissent être commentées sans avoir besoin d’exister, ainsi que le montrent certaines œuvres antiques. C’est pourquoi on pourrait dire que les organisations ludiques des textes n’ont pas besoin de l’être réellement pour former des lecteurs capables d’en créer à leur tour.

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19En montrant que l’écriture, la lecture, la traduction, la réception et parfois même la réécriture s’intègrent dans un jeu complexe, où chaque acteur contribue à façonner l’expérience narrative, l’ensemble de ces réflexions permet de mieux comprendre comment les organisations ludiques structurent la relation entre artistes et public, et comment elles participent à l'évolution des formes narratives européennes du xixe siècle à nos jours.