Colloques en ligne

Marine Le Bail

Locked rooms, locked books : énigmes en livres clos

Locked rooms, locked books : closed books’ puzzles

1Si le colloque à la faveur duquel ont été réunis ces actes a démontré qu’il était fort dangereux de s’enfermer dans une chambre en pensant s’y trouver à l’abri, il n’est assurément pas plus prudent de s’isoler dans une bibliothèque1. Lieu hétérotopique par excellence, au sens foucaldien du terme, la bibliothèque entretient en effet avec la chambre close des parentés structurelles frappantes, parentés qu’un roman comme Le Nom de la rose d’Umberto Eco investit jusqu’au vertige. On se souvient ainsi du Finis Africæ, cette pièce aveugle dissimulée au cœur du labyrinthe borgésien de la bibliothèque abbatiale « qu’ils [Guillaume de Baskerville et Adso] n’ont pas visitée, mais qui existe pourtant nécessairement » (Peyronie, 2006, p. 151) : c’est dans ce local en apparence impénétrable, significativement protégé par un miroir placé, comme le reste de la bibliothèque, sous le signe de la mise en abyme et de l’illusion, que le vénérable Jorge veille jalousement sur les livres interdits dont il estime la lecture dangereuse, et en premier lieu sur le fameux deuxième tome de la Poétique d’Aristote, consacré à la comédie et réputé perdu, dont les pages empoisonnées sèment la mort parmi les moines trop curieux (Eco, [1980], 2005).

2Ce n’est toutefois pas le thème du livre tueur ou mortifère, dont on connaît la fortune dans le roman policier, qui m’intéressera ici. Je souhaiterais plutôt m’interroger sur les affinités électives qui unissent le motif du livre et le dispositif à la fois topographique, narratif et herméneutique de la chambre close, en tâchant de montrer que ces deux espaces ont en commun de renvoyer à la fois au mystère de l’incarnation du sens et à la pulsion scopique animant le lecteur avide de découvrir le secret que les parois opaques, qu’elles soient de brique ou de papier, lui dérobent tout en l’exhibant. Sous sa forme traditionnelle de codex, l’objet-livre se présente en effet comme une réduplication miniature de la chambre close (ou plutôt, comme on le verra, semi-close), chambre qui s’impose elle-même comme une figuration métaphorique du mystère criminel appelé à être levé par la narration. Chambres et livres clos ont dès lors en commun de se présenter non seulement comme des défis intellectuels, mais aussi comme des laboratoires fantasmatiques qui renvoient, sur un mode réflexif, au fonctionnement du récit lui-même, et se signalent de ce fait par leur forte rentabilité métatextuelle.

3Afin de mieux appréhender les enjeux de ce rapprochement, j’ai choisi de m’intéresser à trois intrigues policières qui présentent des variations originales autour du chronotope de la chambre close en l’associant systématiquement à la présence de livres dont le nombre peut varier considérablement, allant du volume isolé à la bibliothèque de plusieurs milliers d’ouvrages. Dans « La mort subite du cardinal Tosca », nouvelle tirée d’une compilation de récits apocryphes composés par René Reouven à partir des fameuses untold stories de Sherlock Holmes (1985-1990), un vieil ecclésiastique est retrouvé mort au sein de la bibliothèque d’une école hébraïque londonienne. Dans « Croire à la pieuvre : carnet 1893 », chapitre tiré des Feuillets de cuivre de Fabien Clavel (2015), on découvre le cadavre d’un pensionnaire de la célèbre clinique du Dr Blanche, au visage déformé par la terreur, près d’un roman de Jules Verne. Enfin, dans L’Énigme de Turnglass de Gareth Rubin (2024), l’intrigue tourne autour de la bibliothèque d’un vieil ecclésiastique craignant pour sa vie au cœur de laquelle trône une énigmatique cellule en verre, exemple paradoxal de chambre close complètement transparente. Dans chacun de ces trois espaces mortifères sont disposés un ou plusieurs livres qui constituent autant de clés interprétatives supposées mener à l’ouverture de la chambre close et, partant, à l’élucidation du mystère qu’elle représente.

4Je commencerai par m’intéresser aux phénomènes de mise en abyme qui s’orchestrent autour de ces volumes, boîtes dans la boîte, et à la relation analogique qu’ils entretiennent avec les pièces où sont retrouvées les victimes. Dans un second temps, je tâcherai de montrer que ces ouvrages font l’objet d’un surinvestissement sémiotique qui doit nous inciter à y voir autant de « livre à clés ». Enfin, je m’interrogerai sur l’ambivalence de la figure du lecteur-enquêteur que semble appeler le dispositif narratif du meurtre au livre en chambre close, une figure qui tient du voyeur autant que de l’enquêteur.

Livres en chambres (semi)-closes : phénomènes de mise en abyme

5Commençons par décrire brièvement les pièces dans lesquelles sont retrouvées nos trois victimes et par nous demander s’il est possible de les rattacher aux caractéristiques topographiques du mystère en chambre close selon la définition qu’en livre Dominique Descotes dans l’ouvrage qu’il consacre à la question :

Une chambre close peut être représentée abstraitement par une circonférence continue et fermée de forme quelconque. À L’extérieur de la circonférence se trouve un assassin (A), et à l’intérieur sa victime (B). Sous sa forme la plus simple, le problème est de comprendre comment A peut rejoindre, ou au moins atteindre, B. (Descotes, 2015, p. 31)

6« La mort subite du cardinal Tosca », de René Reouven, nous offre sans conteste un cas d’école : un prélat catholique et farouchement antisémite est retrouvé mort dans une « genizah », autrement dit une « réserve de livres attenant à une synagogue » et regroupant des ouvrages particulièrement rares ou sacrés du point de vue de la religion hébraïque (Reouven, [1985-1990], 2002, p. 441). Les motifs de la présence du cardinal dans un lieu de savoir dont ses convictions haineuses auraient dû le tenir éloignées demeurent nébuleuses, mais c’est pour une autre raison qu’un membre du clergé catholique se résout à solliciter l’aide de Sherlock Holmes :

On a d’abord constaté que le cardinal Tosca s’était enfermé de l’intérieur, sans doute pour ne pas être surpris ou dérangé pendant ses travaux. Il a donc fallu aux responsables de cette bibliothèque enfoncer la porte pour pouvoir pénétrer dans leur propre local. Et puis, lorsque nos dignitaires ont été appelés, ils ont été frappés par l’expression relevée sur le visage du cardinal : une expression d’horreur absolue… (Reouven, p. 442)

7Chez Fabien Clavel, le récit « Croire à la pieuvre : carnet 1893 » nous fait pénétrer derrière les murs protecteurs de la clinique du Dr Blanche, à Passy, établissement désormais dirigé par le Dr Meuriot et particulièrement connu en raison de la nature illustre de certains de ses hôtes, parmi lesquels figurent notamment Gérard de Nerval ou Guy de Maupassant. L’inspecteur Ragon est appelé par le propriétaire des lieux pour enquêter sur le décès étrange d’un pensionnaire, M. Flacelière, retrouvé mort seul dans sa chambre, installé à son bureau, avec un « visage complètement déformé par l’angoisse, une sorte de masque de terreur douloureuse qui n’avait plus rien d’humain. » (Clavel, [2015], 2021, p. 99). Lors de sa première visite sur ce qui s’apparente, au début, à une scène de mort accidentelle, le policier, fin lettré, est immédiatement attiré par l’unique volume visible : « Il n’y avait qu’un livre dans la pièce, posé sur le bureau. […] il s’agissait d’un roman. Le titre en était le fameux Vingt mille lieues sous les mers, écrit par Jules Verne » (Clavel, p. 87), que l’un des membres du personnel médical identifie comme l’ouvrage préféré du défunt, lequel le relisait avidement dans les heures précédant son trépas.

8Dans ces deux exemples, les victimes ont été retrouvées seules dans des pièces fermées (de l’intérieur dans le cas du cardinal Tosca) dont l’accès est strictement régulé ; la bibliothèque de la Jewish Free School de Londres est en effet systématiquement verrouillée la nuit, et la nature particulièrement sensible de la clinique de Passy motive un surcroît de précautions (rondes régulières, sas intermédiaires et barrières protectrices) qui rendent peu vraisemblable l’intrusion d’un agresseur extérieur. De surcroît, dans les deux nouvelles, la cause de la mort semble naturelle chez ces deux hommes relativement âgés, à la santé notoirement fragile. Seule l’expression de terreur perceptible sur leurs visages entraîne le déclenchement d’une enquête. Le mystère naît donc du décalage entre la violence inscrite sur les traits des deux hommes et la clôture de l’espace, supposée garantir leur sécurité contre toute attaque extérieure. Le cas de L’Énigme de Turnglass est quelque peu différent dans la mesure où ce n’est pas la victime, le révérend Oliver Hawes, qui occupe la chambre close, mais la meurtrière, sa belle-sœur Florence, réputée folle et emprisonnée au milieu de la bibliothèque du vieil homme dans une surprenante cellule aux parois de verre : « La paroi ne formait pas le mur du fond de la pièce mais une cloison transparente séparant l’espace occupé par le curé Oliver Hawes et ses trois mille volumes d’un autre espace plus réduit, isolé du reste. » (Rubin, 2024, p. 35). Pour être inversés, les termes du problème n’en demeurent pas moins foncièrement identiques : il est en théorie impossible à la jeune femme de traverser les parois de sa prison, toutes transparentes qu’elles soient, pour assassiner le pasteur.

9Nous avons donc bien affaire à trois mystères en chambre close, c’est-à-dire à des intrigues qui renvoient au motif structurel de la boîte hermétiquement fermée, dont on connaît la fortune dans les conventions génériques du roman policier, et qui se décline sous les formes du coffre-fort, du tiroir ou du coffret dotés de serrures conçues pour résister (un temps) autant que pour céder (in fine). Mon postulat sera que l’objet-livre constitue précisément l’une de ces « boîtes » dans lesquelles Alain-Michel Boyer voit une figuration privilégiée de la logique de dramatisation du secret propre au récit d’enquête (Boyer, 1988). Sous sa forme de codex, le livre partage en effet avec la boîte ces trois critères fondamentaux que sont la tridimensionnalité, la clôture et la rectilinéarité. Commençons par la tridimensionnalité : comme le souligne Michel Melot, le livre occidental est né du pli, pli de la feuille rabattue sur elle-même à plusieurs reprises jusqu’à former un cahier dont les feuillets sont ensuite liés ensemble par le dos2. De cette configuration plastique découle une autre caractéristique propre au livre occidental, son format de parallélépipède, qui n’est pas sans évoquer la structure cubique d’une pièce ramenée à sa configuration la plus élémentaire, à savoir une alternance de verticales et d’horizontales délimitant un espace fixe en trois dimensions ; dans un cas comme dans l’autre, c’est bien « l’empire du cadre » qui prévaut (Melot, 2006, p. 80), dans un sens à la fois géométrique – l’omniprésence de la ligne droite, jusque dans le contour de la porte fatalement verrouillée qui interdit l’accès à la chambre close – et herméneutique – pour trouver la solution, il faudra trouver un moyen de s’émanciper de cette rectilinéarité apparemment inamovible et penser outside the box.

10Venons-en enfin à la caractéristique la plus essentielle pour le sujet qui nous occupe, à savoir la clôture : contrairement à son ancêtre et cousin le volumen, dont les ultimes volutes demeurent inaccessibles au lecteur, le codex s’offre d’emblée aux regards comme un artefact fini, achevé, dont les plats supérieur et inférieur, combinés au dos et aux tranches, matérialisent les seuils : « Car c’est bien la clôture qui fait de l’espace du livre un lieu à part, séparé, disponible […]. L’ordre du livre se construit sur les trois lettres fatidiques du mot : "fin" » (Melot et Zali, 2024, p. 15). Précisons toutefois que, tout comme la fermeture a priori hermétique de la chambre close, celle du livre n’est qu’apparente. Clos d’un côté, celui du dos, il est ouvert de l’autre, celui des feuillets, dont l’alternance entre plein et vide, caché et montré, surface et profondeur, renvoie sur le mode de l’analogie à la dialectique entre mystère et connaissance qui sous-tend la narration téléologiquement orientée du roman policier, du moins lorsqu’il prend la forme, comme c’est le cas dans le corpus convoqué, du récit à énigme. Aussi le livre se présente-t-il successivement comme une boîte hermétiquement close, qui oppose aux regards l’opacité de ses feuillets superposés et ne laisse transparaître de son contenu sémantique que ce qui en est visible de l’extérieur (notamment les indications péritextuelles du dos et de la couverture), et comme un objet ouvert lorsque la main du lecteur en fait défiler les pages : « Fermé, il [le livre] dort d’un ténébreux sommeil qui ressemble à la mort, à moins que sa fermeture ne désigne la majesté d’un secret émanant par-delà son inaccessibilité. Ouvert, sa nuit se déplie dans une aimantation magnétique attirant à elle la rêverie du corps pensant […]. » (Melot et Zali, p. 14-15). Encore cette ouverture n’est-elle que partielle et partiale, puisque « chaque double page en s’ouvrant masque et dissimule toutes les autres », reconduisant à chaque tourne le jeu de caché / montré engendré par la superposition des feuillets (Melot et Zali, p. 15).

11Cette parenté structurelle entre le livre et l’espace architectural, qui s’inscrit dans une tradition déjà fort ancienne de rapprochement avec le modèle du monument (Le Men, 1998), est renforcée dans les ouvrages qui m’intéressent par divers effets d’emboîtement. C’est particulièrement le cas dans L’Énigme de Turnglass, qui rend un hommage appuyé à Agatha Christie mais aussi au roman gothique anglais, avec sa demeure aussi sinistre qu’isolée, bâtie sur une presqu’île coupée du reste du monde et battue par les vents. Le récit multiplie avec virtuosité les niveaux de clôture imbriqués les uns dans les autres et les boîtes nichées dans d’autres boîtes : ainsi du compartiment secret dissimulé dans le secrétaire du révérend Hawes et de la cage en verre installée au cœur de la bibliothèque, mais aussi et surtout du volume à la reliure cramoisie intitulé Le Champ d’or qui permettra au héros, le jeune Simeon Lee, de résoudre le meurtre de son oncle – ouvrage dont la description fait écho de manière troublante au volume de L’Énigme de Turnglass lui-même, avec sa couverture rouge et or, si bien qu’on finit par ne plus très bien savoir lequel, du livre ou de la chambre close, contient l’autre.

« Livres à clés » : quand la solution est dans le livre

12 Le livre s’affirme dès lors au sein des enquêtes qui m’intéressent comme un objet doublement sémiophore, par nature d’abord, en accord avec sa fonction de médium textuel, mais aussi du fait des conventions poétiques et génériques qui régissent l’univers diégiétique de ce « genre par excellence matérialiste » qu’est le récit policier (Caraion, 2020, p. 512). Si l’on en croit, en effet, Marta Caraion, selon l’hypothèse qu’elle formule dans un récent ouvrage consacré à une théorie de la culture matérielle en littérature, « l’identité des objets en régime d’élucidation policière » peut se comprendre comme une « hypothèse ontologique sur le monde matériel » (p. 512) : l’environnement matériel des personnages s’offre à eux et aux lecteurs comme un ensemble de traces appelant le déchiffrement, en vertu du fameux paradigme indiciaire mis en lumière par Carlo Ginzburg. Toutefois, Marta Caraion radicalise cette hypothèse de sémiotisation généralisée, constitutive du régime ontologique des objets dans la fiction policière, en considérant que le statut indiciaire des objets y arase, voire y éradique, toute autre forme de fonctionnalité : « Réduits à leur matérialité élémentaire, les objets sont débarrassés de leur fonction première d’usage et des fonctions secondaires, affectives, esthétiques, symboliques, de démarcation sociologique, etc. La seule identité qui leur reste les désigne comme indice, à égalité les uns des autres. » (Caraion, p. 513).

13Or, il me semble que ce postulat peut être nuancé, et que le statut de l’objet-livre dans le récit d’enquête constitue un exemple probant de la manière dont peuvent s’articuler, parfois pour se compléter, parfois pour se contredire, fonctionnalités « ordinaire » et « extraordinaire », statuts d’indice et de médium textuel. Loin d’annihiler la nature profonde du livre, compris comme forme-sens ou comme matérialité signifiante, son insertion dans le tissu fictionnel aboutit plutôt à une surdétermination de son statut d’objet sémiophore. Les ouvrages concernés se présentent comme des objets appelant de la part du lecteur et de l’enquêteur une double entreprise de déchiffrement, en tant que supports textuels d’une part et en tant qu’indices potentiels d’autre part, sans pour autant se départir de l’aura symbolique qui entoure le codex dans nos sociétés et qui confère aux supports de l’écrit, imprimés ou manuscrits, un statut foncièrement à part dans le système général des objets campés par la fiction.

14 Les trois récits qui nous occupent reposent précisément sur une intrication constante entre ces deux niveaux de signification, puisque c’est dans le ou les ouvrages entourant les victimes que réside la clé de l’énigme. Livres clos appelant la consultation et « chambres closes » appelant l’ouverture interprétative se reflètent alors et se modélisent réciproquement au sein de l’économie herméneutique du récit. Dans « La mort subite du cardinal Tosca », c’est en prenant connaissance des ouvrages que le prélat souhaitait consulter que Sherlock Holmes comprend les circonstances de son trépas. Le cardinal Tosca était en effet un grand admirateur du pape Sylvestre II, dont il préparait une biographie et sur l’autorité duquel il comptait s’appuyer pour imposer ses propres convictions racistes et antisémites ; or, dans la nouvelle de René Reouven, les recherches menées par Tosca dans les chroniques juives de la Jewish Free School l’amènent à la certitude que le pape qu’il idolâtre avait des origines sémites, découverte si insupportable à ses yeux qu’elle finit par entraîner une crise cardiaque. Le cardinal meurt ainsi de la vérité contenue dans les livres qu’il consultait pour ses recherches, victime du « poison qu’il portait en lui-même », conclut Holmes (Reouven, p. 490).

15 De même, c’est en s’intéressant de près au fameux exemplaire de Vingt mille lieues sous les mers posé sur le bureau où l’on a retrouvé le corps de l’infortuné Flacelière dans « Croire à la pieuvre : carnet 1893 » que l’inspecteur Ragon comprend les mécanismes du meurtre particulièrement retors commis dans la clinique de Passy. L’ouvrage en question est en réalité un faux relativement grossier commandé par le neveu du défunt pour se venger de lui. Flacelière s’est en effet rendu coupable plusieurs années auparavant de féminicide à l’encontre de son épouse, avec laquelle son neveu entretenait une liaison, en la noyant pour mieux faire croire à un accident. Le jeune homme a alors fait en sorte de substituer à l’un des passages d’exploration sous-marine écrits par Jules Verne dans Vingt mille lieues sous les mers une description accusatrice du meurtre commis par le mari coupable. Cette machiavélique interpolation produit sur le vieillard, déjà tourmenté par les remords, une impression tellement terrifiante qu’il succombe à une crise de panique3. Le volume incriminé, quant à lui, devient le support d’une double élucidation, à la fois textuelle et matérielle : l’existence du paragraphe inventé est en effet d’abord suggérée à Ragon par les incohérences qu’il perçoit dans le cartonnage et le péritexte du volume :

Cet exemplaire ne devrait pas exister. Il est indiqué qu’il a été relié par Magnier, alors qu’il l’a été par Lenègre. Sa couverture est beige alors qu’elle aurait dû être rouge, brique, bleue, verte, havane, violette, lilas, chaudron, grise ou orange. Enfin, elle est datée de 1878 alors que ces éditions avec cartonnage personnalisé ont été arrêtées trois ans plus tôt. (Clavel, p. 115)

16Convaincu d’avoir affaire à l’œuvre d’un « faussaire négligent », Ragon part donc de la surface du volume – son cartonnage – pour en explorer le contenu textuel et y trouver la solution du mystère. Il n’est à cet égard pas anodin que le choix de ce titre emblématique de Jules Verne permette de filer la métaphore maritime de la dialectique entre surface et profondeur, ou encore entre apparence et essence, constitutive du travail de l’herméneute. Enfin, dans L’Énigme de Turnglass, c’est également le journal intime manuscrit du révérend Hawes, dissimulé à la fin du fameux Champ d’or évoqué plus haut, qui met le héros sur la voie de la vérité en lui révélant que l’homme d’église possédait une double personnalité particulièrement perverse et violente, qui l’a poussé à assassiner son frère et à faire accuser Florence pour mieux la maintenir sous son emprise.

17On l’aura compris, l’enquêteur s’affirme essentiellement chez nos trois auteurs comme une figure de lecteur, en accord avec le postulat selon lequel le monde de la fiction policière se présenterait comme un livre à déchiffrer, postulat que Denis Mellier résume de la manière suivante : « Détecter, interpréter, c’est en fait lire, et l’activité du détective se trouve donc indexée sur le paradigme sémiologique de la lecture et de l’interprétation. Son objet – le monde, le crime, l’énigme – métaphorise le déchiffrement du signe, du texte, du livre » (Mellier, 1995, p. 83). Les trois récits étudiés confèrent toutefois à ce topos critique une actualisation saisissante en campant des limiers dont l’activité d’élucidation passe, littéralement, par leur rapport aux livres : l’inspecteur Ragon, en particulier, ne cesse de clamer à l’intention de son adjoint Fredouille qu’il résout toutes ses enquêtes (du moins de toutes celles qui en valent la peine) par le truchement de sa bibliothèque mentale4 : « Me croiriez-vous si je vous disais que j’ai résolu toutes mes enquêtes à partir des livres ? » (Clavel, p. 129).

Entre opacité et transparence, quand les livres clos entrent en résistance

18Mais si les ouvrages fictionnels mis en scène dans nos récits constituent autant de clés interprétatives, ils tiennent tout autant, sinon davantage, du verrou, ou plutôt du trou de la serrure par lequel le regard plonge avidement dans l’espace dont l’accès lui est interdit. Le propre d’une chambre close, si l’on en croit Dominique Descotes, est en effet de ne jamais être complètement imperméable au regard et d’être traversée par des « trous » plus ou moins nombreux, que ces « trous » soient de nature spatiale – portes dérobées et passages secrets, tuyaux et canalisations, fenêtres et cheminées – ou temporelle – la chambre close s’ouvre toujours à un moment donné. Autrement dit, « [l]a chambre close est rarement une boîte noire dont l’intérieur est entièrement inaccessible et dont rien ne sort. […] La chambre close communique avec l’extérieur, par l’intermédiaire de ce qui, de l’intérieur, produit des effets qui frappent les sens au dehors malgré la clôture. » (Descotes, p. 195). C’est tout le paradoxe du secret en régime littéraire tel qu’étudié par Arielle Meyer dans la mesure où, pour se signaler au lecteur, il suppose une forme de mise en scène : il faut qu’il y ait théâtralisation, spectacularisation d’un fait anormal ou inexplicable, pour que se déclenche notre curiosité et que le besoin de comprendre donne sa dynamique au récit (Meyer, 2003). Pour le dire autrement, la chambre close ne tient pas seulement, ou pas prioritairement, du jeu logique ou du puzzle intellectuel. Elle s’affirme avant tout comme un espace fantasmatique mettant en œuvre une tension dialectique entre caché et montré qui alimente la pulsion scopique et le voyeurisme du lecteur-enquêteur. Si l’on souhaitait continuer de filer la métaphore de la chambre-livre, on pourrait hasarder que les parois en apparence impénétrables de la chambre close représentent l’équivalent d’une couverture énigmatique, dont les informations péritextuelles brouillées ou contradictoires viendraient nourrir le besoin de découvrir le texte. Ces affinités entre la figure du lecteur, de l’enquêteur et du voyeur sont particulièrement exploitées dans L’Énigme de Turnglass, où libido sciendi et libido amandi s’enchevêtrent inextricablement autour de la figure éminemment désirable de Florence et de son corps livré en permanence aux regards (masculins) du révérend Hawes et du jeune Simeon Lee, partagé entre fascination et répulsion :

La scène lui fit froid dans le dos. Derrière la paroi vitrée se trouvaient un bureau, une table à manger, un fauteuil, une chaise longue, ainsi que des étagères garnies de livres. Et sur la chaise, immobile, vêtue d’une robe vert clair, était assise une femme aux cheveux noirs, dont les yeux plus noirs encore étaient silencieusement plantés dans les siens. […]
Pas de doute. C’était une cellule – une cellule à la façade vitrée, agrémentée de meubles raffinés, mais une cellule tout de même. (Rubin, p. 36).

19Dans cette réactivation saisissante du rêve panoptique de Bentham, la prisonnière est condamnée à vivre dans un régime d’hyper-visibilité permanent, ultime raffinement de cruauté de la part du pasteur obsédé par sa belle-sœur, dont il s’assure l’obéissance en recourant à la soumission chimique et en la droguant au laudanum – une arme qu’elle finit néanmoins par retourner contre lui.

20 Cette transparence hyperbolique de la chambre close se révèle toutefois, dans L’Énigme de Turnglass, foncièrement mensongère, dans la mesure où elle ne dévoile que la comédie de la docilité jouée par la jeune femme pour endormir la méfiance de son geôlier : à la manière d’un décor de théâtre, elle s’affirme comme un trompe-l’œil qui prend Simeon Lee au piège des apparences au lieu de lui donner accès à la vérité. De même, les livres-indices complaisamment semés sur les scènes de crime de notre corpus multiplient les pièges tendus à la sagacité du lecteur-enquêteur. Dans « Croire à la pieuvre : carnet 1893 » de Fabien Clavel, les apparences sont systématiquement mensongères, comme l’illustre sur un mode métaphorique le faux Jules Verne, trafiqué à la fois dans sa configuration matérielle et dans son contenu, que l’inspecteur Ragon doit identifier pour parvenir à la solution. Ainsi de l’estampe japonaise supposément démoniaque exposée au-dessus du bureau du défunt qui se révèle être, en réalité, une barrière protectrice contre les cauchemars, et dont l’érotisme trouble – une pieuvre enlaçant une jeune femme – ne manque pas de fasciner le policier.

21 Le véritable piège de la chambre close ou semi-close est donc peut-être de nous faire croire à l’existence d’une vérité en attente de dévoilement alors que cet espace n’ouvre sur rien d’autre que sur les pulsions plus ou moins avouables que les personnages y projettent, de même que le lecteur investit le livre qu’il s’apprête à parcourir de ses propres scénarios fantasmatiques, lesquels se déforment et se diffractent à l’infini sans nécessairement se fixer sous une forme achevée. L’exemple de L’Énigme de Turnglass se révèle, là encore, particulièrement remarquable. Un premier renversement de nos certitudes se produit lorsque Simeon Lee comprend grâce au journal de son oncle que celui qu’il pensait être la victime est en fait un bourreau, tandis que Florence, qui passait à la fois pour folle et impuissante, se révèle une meurtrière tout à fait lucide. Toutefois, cette solution en apparence parfaitement satisfaisante se trouve complètement remise en question du fait de la structure singulière de L’Énigme de Turnglass, construit selon le modèle des livres « tête-bêche » de l’époque victorienne, c’est-à-dire formé de deux histoires qui finissent par se rejoindre au milieu du volume. Il faut donc, au milieu de sa lecture, retourner l’ouvrage, conçu pour être lu dans les deux sens, afin de découvrir une deuxième histoire complémentaire, censée se dérouler en Californie à la fin des années 1930 et apparemment sans rapport avec la première intrigue. On y retrouve toutefois des motifs remarquablement similaires, puisqu’il y est question d’une maison en verre et d’un roman intitulé L’Énigme de Turnglass (vertige de la mise en abyme) narrant le séjour du jeune Simeon Lee chez son oncle et la résolution de son meurtre dans les années 1880. Dès lors, comment se fier à un récit explicitement présenté comme une fiction à l’intérieur d’une autre fiction ? Bien plus, le lecteur, qui, en bon détective « Intercripolien », a forcément remarqué que le patronyme de Simeon Lee était le même que celui de l’odieux vieillard tyrannique du Noël d’Hercule Poirot d’Agatha Christie, peut à bon droit remettre en cause les conclusions du premier récit, entièrement médiatisé par le regard d’un personnage aux motivations décidément fort troubles, comme le souligne son propre fils :

J’ai lu ce qu’Oliver a écrit sur notre petite intrigue familiale au siècle dernier. Posez-vous la question : d’où tient-il cette histoire ? De mon père, bien entendu. Et vous croyez qu’il lui aurait raconté la pure vérité sur ce qui s’était passé ? Oh non ! J’en doute fort. Relisez le roman. Vous y croyez ? […]. Mon père avait besoin d’argent pour financer le choléra, et la solution lui a été apportée sur un plateau. Quelques jours d’un mystérieux traitement, et voilà qu’il hérite. D’ailleurs, qui est encore là pour remettre en cause sa version de l’histoire ? (Rubin, p. 239).

22Simeon Lee ne serait-il qu’un dangereux affabulateur qui aurait, lui aussi, accusé la pauvre Florence d’un crime dont elle est innocente pour mieux sécuriser son héritage ? Les conclusions du lecteur auraient-elles été identiques s’il avait inversé l’ordre chronologique des deux récits, c’est-à-dire commencé par la section californienne de 1929 avant de terminer par le roman criminel des années 1880 ? Dans L’Énigme de Turnglass, le paradigme de la lecture-enquête finit par tourner à vide et ne débouche, en définitive, sur aucune certitude, si ce n’est que les cages de verre ouvrent toujours sur d’autres cages de verre, les chambres closes sur d’autres chambres closes, et les livres sur d’autres livres.

Pour un lecteur-enquêteur « biblioclaste » ?

23En guise de conclusion, j’évoquerais volontiers un dernier cas d’ « énigme en livre clos » qui me semble particulièrement représentatif de la posture de lecteur-enquêteur engagée par la fiction policière en général et par les trois récits étudiés dans le cadre de cet article en particulier. Il s’agit de La Mâchoire de Caïn, traduit en français pour la première fois en 2023 d’après le puzzle diabolique élaboré en 1934 par Torquemada (pseudonyme du verbicruciste Edward Powys Mathers). Rappelons que ce célébrissime opus comporte 100 pages imprimées dans le désordre, si bien qu’avant même de résoudre l’énigme policière proprement dite, le premier défi consiste à remettre les pages dans l’ordre. Or, pour ce faire, le lecteur-enquêteur n’a d’autre choix que d’attenter à l’intégrité matérielle, mais aussi textuelle, du volume qu’il a entre les mains en découpant ses feuillets. Hervé Le Tellier, qui signe la préface à l’édition française lancée en grande pompe en 2023 dans la collection du « Livre de Poche », précise :

Il faut une logique implacable, une lecture intelligente, une grande patience, pas mal de temps devant soi et, sans doute, un grand mur blanc pour y punaiser les cent pages, valider peu à peu les enchaînements en transformant sa surface en « tableau de meurtre » : comptez au moins deux mètres carrés pour être à l’aise. (Le Tellier, [1934], 2023, n. p.)

24Le puzzle à la fois éditorial et policier que constitue La Mâchoire de Caïn nous invite donc, en une remotivation exemplaire de l’étymologie du verbe expliquer, à « déplier » le livre, c’est-à-dire à substituer la bidimensionnalité à la tridimensionnalité et l’horizontalité de l’enchaînement causal à la verticalité de la superposition aléatoire des feuillets. Élaborer une solution plausible revient donc, littéralement, à détruire l’objet-livre qui en est le support et à contester l’ordre du texte initial pour le remplacer par un autre ; autrement dit, à forcer la chambre close par l’activité interprétative en affirmant la validité d’une critique policière qui, non contente d’être interventionniste, serait toujours un peu « biblioclaste5 ». De fait, la figure du lecteur-détective programmée par les fictions de René Reouven, Fabien Clavel et Gareth Rubin n’est pas sans évoquer l’un des avatars du « mauvais lecteur » transgressif identifié par Maxime Decout, un mauvais lecteur indiscipliné mais fécond qui, non content de ne pas se fier aveuglément aux textes qui lui sont soumis, « entreprend carrément de les réécrire » (Decout, 2021, p. 131), meilleure manière de combler le vide de la chambre close en la remplissant de ses propres obsessions.