Cryptes et cambriolages. Des diverses formes de clôture dans Lieux de Perec
1Les notions de clôture et d’ouverture, dans l’œuvre de Perec, occupent un champ très vaste. Au point que l’omniprésence de l’idée de clôture chez Perec conduit son biographe David Bellos à écrire, sous forme de synthèse : « Il y a dans toute l’œuvre de Perec une tension permanente entre ce qui est "ouvert" et ce qui reste "fermé", entre le désir de montrer et la volonté de cacher » (Bellos, 2022, p. 614) Je pointe l’importance de cette citation surtout dans sa seconde partie, qui fait état d’une dynamique métascripturale. Perec ne fait pas qu’exhiber des clôtures ou des structures à dynamique de fermeture ou d’ouverture, il montre aussi les clés, les méthodes par lesquelles ouvrir et fermer, manipuler les serrures ou les forcer.
2Mon second point de départ consiste à observer la double valeur sémantique de ce terme de clôture. Celui-ci correspond d’une part à un geste de fermeture, qui peut être spatial (synonyme de fermer) ou temporel (synonyme de finir). D’autre part, il invite à l’aménagement, à la disposition de l’espace ou du temps ainsi établis. Clore est aussi clôturer, signifiant poser une limite ou un arrêt, une interdiction d’aller plus avant, mais aussi bien se donner les moyens d’arpenter la zone ainsi délimitée. Ces deux acceptions se traduisent aussi en termes d’expression littéraire : le fait qu’il s’agisse, pour Perec, aussi bien de se taire sur un sujet que de parler dans l’enceinte du sujet qu’il se donne, constituera l’épicentre de mes réflexions.
De la crypte
3Je présenterai tout d’abord rapidement la notion de crypte, sous un angle spécifiquement psychanalytique. Comme je ne suis pas psychanalyste, cette présentation tiendra lieu d’approche vulgarisée.
4Pour comprendre ce qu’est une crypte, il faut en passer par la différence entre deux concepts, celui d’incorporation (silencieuse) et d’introjection (désirante). Nous devons ces concepts, ou plutôt leur émergence dans le contexte qui m’intéresse, essentiellement à Nicolas Abraham et Maria Torok ([1978] 2009, 1976). Ces deux psychanalystes sont centraux dans cette double conceptualisation parce qu’ils sont ceux qui ont le plus insisté sur leur différence et leur opposition. En réalité, la notion d’introjection est bien plus ancienne – on la doit à Ferenczi ([1909] 2013). Mais je m’en tiendrai ici aux deux premiers auteurs, parce que leur travail, contemporain de Perec, était connu de lui – sinon parfaitement intégré à sa vision de la psychanalyse et à l’apport que celle-ci pouvait avoir dans son propre parcours, comme on le verra plus loin.
5L’incorporation et l’introjection sont deux manières de réagir à la perte, ou plus fondamentalement au deuil, par assimilation de l’événement traumatique au Moi. Elles constituent deux modalités de traitement de l’objet du deuil, consistant toutes deux en leur conservation dans le Moi. Il s’agit de sauver l’objet du deuil en lui donnant l’abri de son être, de son corps. Le type de conservation qu’elles nomment diffère pourtant radicalement. L’introjection est – pour le dire rapidement – la manière saine de vivre le deuil. C’est l’acceptation progressive de la perte par assimilation au Moi, elle-même progressive. Avec l’introjection, l’objet du deuil passe par le canal d’un traitement symbolique du sujet sur l’objet de son deuil. Le sujet l’intègre à son Moi en le nommant, et en nommant les phénomènes associés, ce qui lui permet de reconnaître un certain nombre de phases, au terme desquelles la perte est acceptée ; le Moi est changé, il a évolué. L’introjection permet à l’objet du deuil d’être diffusé dans le Moi, petit à petit – on peut parler métaphoriquement de digestion1.
La visée de l’introjection n’est pas de l’ordre de la compensation mais de l’ordre de la croissance : elle cherche à introduire dans le Moi, en l’élargissant et en l’enrichissant, la libido inconsciente, anonyme ou refoulée (Abraham & Torok, [1978] 2009, p. 236).
6Cette intégration permet au sujet de parler de l’objet de son deuil, le transformer en un langage figural et métaphorique, le désigner comme objet de désir, puis au fil du temps se détacher de l’objet de son deuil et passer à autre chose.
7A contrario, l’incorporation est la manière malsaine de vivre le deuil. Elle correspond à une perte inacceptée. Dans ce cas de figure, l’objet du deuil est avalé tout rond, sans être mâché. L’objet du deuil ne se diffuse alors pas, il se maintient tel quel dans le sujet, tel un kyste. C’est de cet enkystement que s’ensuit la formation de la crypte, c’est-à-dire d’un lieu, construit par le sujet à l’intérieur de lui, autour de cet objet, où il reste intact, et où, protégé par les parois impénétrables de la crypte, il ne peut être traité, être dissous en autant de nutriments pour la psyché comme il l’était dans le cas de l’introjection. Avec l’incorporation, l’objet du deuil est traité littéralement, ce qui ne permet pas au langage d’intervenir pour le transformer et le sublimer. Le nom de l’objet perdu est inaccessible au Moi, qui ne peut pas le prononcer. « L’objet incorporé, en lieu et place de l’objet perdu, rappellera toujours […] quelque chose d’autre de perdu : le désir frappé de refoulement » (Abraham & Torok, [1978] 2009, p. 237-238). C’est pourquoi l’incorporation est silencieuse et, par là, extrêmement difficile à déceler pour l’analyste.
8Une fois ceci posé, je me permets cavalièrement de faire usage d’une double prolepse, par rapport à la théorie d’Abraham et Torok, comme par rapport au projet Lieux dont il sera question dans un instant. Il s’agit de donner le fin mot de l’histoire, de divulgâcher le point où celle-ci s’achève : c’est la mère qui fait l’objet de la crypte perecquienne. Si, comme on va le constater, il existe au fil du temps chez Perec de nombreuses clôtures imparfaites et marginales, la clôture la plus centrale, se rapporte à la figure maternelle. Il est difficile de savoir dans quelle mesure Perec le sait, mais on peut considérer qu’il ne le comprend véritablement qu’à partir de son analyse avec Jean-Bertrand Pontalis, après 1975. L’indice permettant de dater cette prise de conscience correspond à la description qu’il en a faite, dans « Les lieux d’une ruse », en 1977.
9Avant d’y revenir, penchons-nous sur Lieux, dont la rédaction se situe entre 1969 et 1975, et où cette construction de la crypte n’existe encore qu’à l’état de prototype. Le premier à l’avoir remarqué est Philippe Lejeune, qui est également le premier à avoir travaillé sur les manuscrits de Lieux, trente ans avant leur publication. Voici comment il décrit l’ouvrage : « Lieux est le tombeau d’un amour. Une immense pyramide construite autour d’une chambre secrète. Une masse énorme de matériaux visibles accumulés autour d’un centre (presque) invisible » (Lejeune, 1991, p. 146).
10Fort d’une belle intuition, Lejeune ne développera pas son propos. Il n’explicite pas ce qu’il entend par « tombeau d’un amour », ni en quoi ce dispositif serait « central ». Le développement qui lui tient à cœur consiste à envisager Lieux comme « la matrice de tout le travail autobiographique de Perec entre 1969 et 1975, et l’exemple le plus spectaculaire d’un nouveau type de comportement autobiographique indirect et pluriel » (Lejeune, 1991, p. 146). Ceci est certainement juste, mais on verra que le prisme autobiographique est insuffisant pour traiter la question. Dans l’immédiat, Il faut donc nous livrer à cette enquête.
Les Lieux et Suzanne
11Lieux est avant tout un projet. Perec s’y met en 1969, après l’avoir décrit à son éditeur Maurice Nadeau (Lejeune, 1991, p. 35) : il a choisi douze lieux de Paris signifiants pour lui, parce qu’il y avait vécu ou qu’il y rattachait des souvenirs. Son intention est de faire chaque mois deux descriptions de ces lieux. Les premières sont très neutres et matérielles ; il les appelle « réels », elles consistent en une énumération des éléments visuels qui composent ce lieu, énumération produite sur ce lieu même, par exemple dans des cafés ou debout dans la rue, carnet à la main. Les secondes sont purement mémorielles ; il les appelle « souvenirs », elles portent donc sur les souvenirs de ce lieu mais elles sont produites ailleurs que dans ce lieu. À la suite de l’écriture, il scelle les documents produits dans des enveloppes qu’il prévoit de ne pas rouvrir avant la fin du projet. Ce procédé est répété chaque année, et donc est supposé durer douze ans, se terminer au début des années 1980 et se matérialiser par 288 enveloppes scellées, dont Perec ne sait pas encore ce qu’il va faire exactement. Dans l’ensemble pourtant, il considère le projet comme ambitieux et inédit : « Ce que j’en attends, en effet, n’est rien d’autre que la trace d’un triple vieillissement : celui des lieux eux-mêmes, celui de mes souvenirs, et celui de mon écriture » (Perec, [1974] 2022, p. 110).
12Ce projet ambitieux ne verra jamais le jour selon les principes que Perec s’était donnés, parce qu’il se fatigue et qu’il trouve de moins en moins de sens à le mener à bien. Les premières années, il se plie aux contraintes de temps et de lieu qu’il a énoncées, puis il commence à prendre des retards ; à la lecture, on le sent de moins en moins motivé par une tâche dont l’exécution est fastidieuse, puisqu’au fil de ses étapes, il est supposé décrire douze fois les mêmes lieux et évoquer douze fois les mêmes souvenirs. Bien qu’il compte sur les écarts entre les productions d’une année à l’autre, le bénéfice projeté est uniquement final, il n’est pas très gratifiant sur le moyen terme. Perec, pris par d’autres idées qui le seront plus, abandonne définitivement le projet en 1975.
13À quelques exceptions près, Lieux restera dans des cartons. Ces exceptions seront l’initiative de Perec lui-même, qui rouvrira certaines enveloppes pour en publier les contenus, lesquels deviendront les Tentatives de description de quelques lieux parisiens ; mais les enveloppes, au nombre de 133 finalement, ouvertes ou non, resteront archivées à la bibliothèque de l’Arsenal, et Lieux restera inédit jusqu’en 2022. Cette année-là sortiront, en parallèle, un livre (Perec, 2022) et un site2 rendant Lieux dans son exhaustivité, grâce au travail d’édition de Jean-Luc Joly, à qui nous devons aujourd’hui de pouvoir prendre connaissance intégrale de Lieux. Ajoutons qu’à la fin des années 1980, Philippe Lejeune s’est rendu à l’Arsenal pour ouvrir les enveloppes que Perec avait laissées fermées, prendre connaissance de l’ensemble de Lieux et écrire dans La Mémoire et l’Oblique un chapitre qui constitue la première étude sur Lieux et dans lequel on trouve, entre autres pistes interprétatives, celle du « tombeau de l’amour » que j’ai citée.
14Ce tombeau de l’amour concerne Suzanne Lipinska, que Perec avait rencontrée alors qu’il était en résidence d’écriture prolongée au Moulin d’Andé, en Normandie, qu’elle dirigeait. Il y a notamment écrit La Disparition, en 1968. Georges et Suzanne ont eu une liaison, qui a fini par péricliter et s’est définitivement achevée en 1971, laissant Perec très malheureux. Mon enquête dans Lieux s’est attachée à repérer les traces de l’ancienne amante, Suzanne Lipinska, en cherchant à expliciter la remarque de Lejeune. Je ne livre pas ici l’intégralité de ces traces, qui sont assez nombreuses ; je me contente de signaler celles que je considère comme les plus significatives.
15Avant d’en venir aux extraits, encore quelques précisions : Lieux est une clôture à large échelle, parce qu’il s’agit d’un aménagement de l’espace parisien à des fins de maîtrise. Ce désir de maîtrise se manifeste métonymiquement par le traitement scriptural d’espaces plus réduits, plus circonscriptibles, sous forme de carrefours ou de rues choisis par Perec. Ces espaces décrits et commentés sont aussi, à leur échelle moindre, des clôtures. Parmi eux, il en est un que Perec choisit spécifiquement, et explicitement, comme le lieu « de » Suzanne Lipinska : il le nomme « Saint-Louis », du nom du quartier où celle-ci vivait quand elle n’était pas au Moulin. Or « Saint-Louis » est le seul de ces douze lieux qui ne soit ni une rue, ni un carrefour, ni une place, ni un passage, mais une île. Le fait que Perec ait opté pour l’île entière, plutôt que la rue où Suzanne avait un appartement, est significatif : il choisit en effet d’ajouter aux clôtures précédentes celle que l’île présente naturellement. On voit donc que, s’agissant de Suzanne, et avant même qu’il en soit question, Perec redouble d’efforts pour l’isoler, pour construire des couches protectrices supplémentaires autour de ce lieu-gigogne.
16Ce travail d’étanchéisation symbolique est d’autant plus spectaculaire qu’il va parfaitement manquer son but. En effet Suzanne déborde de ce lieu, d’une part parce qu’elle possédait plusieurs appartements dans Paris, d’autre part parce que « son » véritable lieu se situait en Normandie, où elle passait le plus clair de son temps. « Saint-Louis », Suzanne à la fois y est, doit y être et s’y maintenir, par la vertu du procédé d’isolation que Perec lui impose, et n’y est pas, est ailleurs, y compris dans d’autres lieux parmi ceux que Perec a choisis.
Le tombeau à « S »
17Voici un premier exemple illustrant l’échec de ce calfeutrage. Il provient d’un lieu qui justement n’est pas l’île Saint-Louis, mais le carrefour Mabillon :
91. Mabillon, souvenir 4 (octobre 1972)
[…]
Rue de l’Échaudé : toujours pas envie d’en parler.
18La rue en question, qui donne sur le boulevard Saint Germain au niveau du carrefour Mabillon (qui n’a donc rien à voir avec l’île Saint-Louis), est une rue où Suzanne Lipinska possédait un appartement. Par coïncidence, le nom de la rue répond ironiquement au mutisme de Perec. À propos de Saint-Louis même, voici ce qu’il écrit :
19. Saint-Louis, souvenir 1 (octobre 1969)
[…]
Ce lieu n’appartient pas au passé. Il était, lorsque mon projet s’est formé, celui qui me reliait au passé le plus proche, le plus brûlant. Il aurait été le prétexte (fallacieux) de repasser « par là » au moins une fois par an, d’avoir l’excuse d’y (sic) penser au moins deux fois par an. […]
19Avec ce passé qui ne passe pas, Perec transforme en deux paronomases le temps en espace, et l’espace physique en espace mental (passé / repasser / penser). Mais c’est ailleurs qu’est le véritable indice : on trouve dans ce paragraphe une ambivalence grammaticale, remarquée par Perec avec le « (sic) », qui est de sa main : le pronom « y », observe-t-il, se rapporte au lieu comme à la personne qui l’incarne – comme d’ailleurs le pronom « en » dans l’extrait précédent. Cette ambivalence aspectuelle est récurrente, s’agissant du discours portant sur Suzanne :
41. Saint-Louis, souvenir 2 (septembre 1970)
[…]
Je dois évidemment noter que le choix de l’île Saint-Louis parmi ces douze lieux fut déterminé (de même que la conception générale du livre) par ma rupture avec S en janvier 1969 : c’était à la fois retrouver quelque chose à faire, et m’enraciner à Paris. Cet enracinement était évidemment hypocrite (puisque la règle n’exige que je sois à Paris qu’une seule fois par mois) ; elle voulait dire : vis à Paris (ne va plus au Moulin) ; elle voulait dire aussi : ne pars pas à l’étranger (ce qui aurait été, à supposer que j’aie vraiment voulu quitter S, la seule chose à faire). […]
20Dans ce paragraphe, tout dénote l’entre-deux, le seuil, ce qui ne se résout pas à se clore. Perec paraît n’être nulle part. Il ne peut plus aller au Moulin, ni quitter Paris, mais est-ce parce que « S » lui a demandé de ne pas le faire, ou parce qu’il s’est donné le mandat d’y revenir au moins une fois par mois pour son projet ? À nouveau, on note une légère ambivalence grammaticale : « Elle voulait dire ». À quoi se rapporte ce « elle » ? On comprend évidemment qu’il s’agit de Suzanne, mais le premier antécédent féminin de ce pronom est « la règle ». C’est donc à la fois « S » et « la règle » qui « voulait dire ». Dans un cas comme dans l’autre, ce n’est pas Perec, là aussi absent, démissionnaire, qui prend cette décision, illustration de sa souffrance à ne pas être capable, comme il l’écrit également dans ce « souvenir », de « maîtriser cette liaison », comme cette rupture.
11. Contrescarpe, réel 1 (juin 1969)
[…]
Tel est l’inqualifiablement incomplet résumé de 13h et 15 minutes de ce qu’il est convenu d’appeler mon existence, qu’exceptionnellement (en contradiction avec la règle de ce livre) je m’en vas illico montrer à Suzon.
21Cet extrait est la dernière phrase d’un très long « réel », écrit à une époque où Perec est encore très motivé par son projet. Il a passé la nuit à décrire la place de la Contrescarpe. Il déroge déjà à une règle qu’il s’était fixée. Mais surtout, ici encore, le franchissement de ce seuil interdit est accompagné d’une incertitude grammaticale. Car ce qu’il va « montrer à Suzon », est-ce le « résumé », ou son « existence », c’est-à-dire lui-même ? Le doute de la forme accompagne le doute du fond.
22À ce stade, on aura remarqué le fait important selon lequel Suzanne n’est jamais nommée entièrement. La plupart du temps, c’est l’initiale de son nom qui apparaît ; plus rarement, comme ici, « Suzon ». Le nom est également l’objet d’une stratégie d’évitement.
23Il y aurait beaucoup à dire de l’extrait suivant, qui s’inscrit dans un lieu très particulier pour Perec, puisque la rue Vilin est celle de sa première enfance, et donc le seul lieu directement indexé à la figure maternelle :
37. Vilin, souvenir 2 (juillet 70)
[…]
Je rêve de greniers où retrouver mes joujoux d’enfant (la petite voiture rouge) mais ils n’existeront jamais : il ne reste pas de trace des lieux que j’ai habités (ils n’ont pas gardé ma trace même si j’ai gardé la leur) ; j’ai choisi pour terre natale des lieux publics, des lieux communs.
Fantasme (fréquent) : il y a eu la guerre et vingt ans ont passé (ils ont évidemment tout broyé) et je repasse, par hasard, un jour, en train, à Saint-Pierre-du-Vauvray. Je descends (je me souviens que je venais souvent jadis) ; je crois même reconnaître la gare, le chemin… J’arrive au Moulin ; il est peuplé par des étrangers, polis, à peine hostiles, indifférents, ils ne savent pas. Personne ne se souvient de S[uzanne], ni de ses enfants, ni de rien. […]
24Je me contenterai de remarquer l’intérêt contrastif que présente ce passage pour mon propos. Parlant de cette première enfance, il en remarque le caractère multiplement clos, d’un espace-temps qui non seulement est passé sans espoir de retour, mais aussi passé au point de ne plus tenir que dans les « traces » incertaines de sa mémoire, de ne plus détenir d’indices tangibles qui corroboreraient ces traces. Le passage du « fantasme » rejoue alors, cette fois sur le canal affectif de l’amante, la problématique du rapport au lieu maternel, au point de faire résonner les clôtures amoureuse et maternelle. Perec met en place, entre ces deux épisodes de sa vie, une stratégie d’équilibration psychique qui ressemble à une vengeance.
25Au fil des extraits, et si l’on tient compte de la chronologie de leur écriture, se dessine une cicatrisation de la rupture. Il est, par exemple, significatif que Perec choisisse le lieu d’un passage (43. Choiseul, souvenir 2, octobre 1970), lieu qui ne lui est pas très personnel, pour simultanément se plaindre de son chagrin d’amour (« Désormais incapable de vivre séparé d’elle ») et prendre la décision de se mettre à La Vie mode d’emploi (« Le moment est venu de vivre Bartlebooth »). Plus tard encore (63. Saint-Louis, souvenir 3, août 1971), s’il déclare « Mon projet tout entier a été au départ l’unique prétexte de ne pas oublier ce lieu », à ce stade, la rupture est consommée et ce qui en reste n’est plus qu’une « douleur indolore, incolore et sans saveur ».
26On terminera cette visite du tombeau de l’amour avec les dernières mentions de « Saint-Louis ». Perec, qui à cette époque écrit beaucoup moins pour le projet, continue d’hésiter entre laisser vivre le souvenir de la souffrance ou chercher à le supprimer.
85. Saint-Louis, souvenir 4 (juillet 1972)
[…]
L’île Saint-Louis ne sera jamais un endroit neutre, refermé, cicatrisé, redevenu banal ou découvrable. […]
119. Saint-Louis, souvenir 5 (décembre 1974)
[…]
Depuis ce temps mes souvenirs de l’île Saint-Louis sont liés non plus à S. mais à B.
27La mention de « B. » apparaît comme un avatar supplémentaire de la stratégie de vengeance. Cette autre femme, Barbara Keseljevic, ne tient pas un grand rôle dans la biographie de Perec, qui ailleurs dans Lieux (63, Saint-Louis, Souvenir 3, août 1971) la considère comme un « exemple inepte » de remplacement de Suzanne. Même dans le cadre d’un processus de cicatrisation, on observe une attitude de déni.
28L’expression de la clôture, au sens de tombeau de l’amour, conjuguée aux dispositifs mentaux de l’introjection et de l’incorporation, montre une sorte d’entre-deux, où ni l’une ni l’autre ne sont réalisées mais où une partie du chemin s’accomplit vers l’une comme vers l’autre. L’incorporation en particulier, à travers le motif de la crypte, se manifeste comme une tentation, au niveau du projet, puis dans l’écriture. S’agissant de l’introjection, il est difficile de constater un deuil sain de la relation, ne serait-ce qu’à cause du maintien matériel des clôtures mises en place pour Lieux. Le décloisonnement matériel complet n’aura lieu qu’à la publication de 2022.
Cambriolages
29En fait, la seule manière de résoudre la question consiste à changer de focale, pour observer non pas le lieu même où Perec tente d’enfermer Suzanne, mais ce qui l’entoure, ce qui en déborde, ce qui en dépasse : les plans, les structures et les matériaux qui lui ont servi à le construire. Car il semblerait que Perec ait intuitivement compris que, de l’échec de Lieux, de l’échec du tombeau de l’amour, il allait pouvoir faire quelque chose. En somme, comme il constate que ses verrous ne ferment pas le lieu sacré qu’il voulait ériger, il va se mettre à le profaner. En quittant les Lieux, il les cambriole. J’ai mentionné plus haut qu’il s’était servi de certains réels pour en faire des « Tentatives de description » qu’il publiera en revue de manière isolée à partir de 1977. Mais ce n’est pas tout. En effet, durant les années qui voient le projet Lieux prendre fin, Perec connaîtra une période très faste d’écriture, entre W ou le souvenir d’enfance qui paraît en 1975 et La Vie mode d’emploi en 1978. Un court texte est également capital à mentionner, « Les lieux d’une ruse », publié initialement en 1977, texte avec lequel Perec, entré en analyse au moment de la rupture avec Suzanne, en sort et en fait le bilan, quelques années plus tard.
30C’est un bilan très curieux. Perec commence par décrire la chambre où la thérapie a lieu, avec ses rituels et ses habitudes, qui délimitent « les bornes de ce lieu clos où, loin des fracas de la ville, hors du temps, hors du monde, allait se dire quelque chose qui peut-être viendrait de moi, serait à moi, serait pour moi » (Perec, 1985, p. 65). Dans cette description aussi, les clôtures se multiplient. Perec raconte qu’il a vécu l’essentiel de ces quatre ans d’analyse comme un camelot qui déballe sa marchandise, se fendant de la « rengaine usée » qu’il faut servir au psychanalyste, de « réponses toutes prêtes » et d’une « quincaillerie anonyme » (Perec, 1985, p. 67)… un discours de cambrioleur.
31Lorsqu’on en arrive au dernier paragraphe du texte, une surprise attend le lecteur. L’analyse semble se terminer sur un succès, mais son explication n’est pas transmise. À la place, Perec fait état d’une découverte, celle d’un lieu-dans-le-lieu, d’une chambre forte, que les labyrinthes, les rituels et les salamalecs de l’analyse ont fini par mettre en évidence. Mais ce lieu reste tenu secret :
De ce lieu souterrain, je n’ai rien à dire. Je sais qu’il eut lieu et que, désormais, la trace en est inscrite en moi et dans les textes que j’écris. Il dura le temps que mon histoire se rassemble : elle me fut donnée, un jour, avec surprise, avec émerveillement, avec violence, comme un souvenir restitué dans son espace, comme un geste, une chaleur retrouvée. Ce jour-là, l’analyste entendit ce que j’avais à lui dire, ce que, pendant quatre ans, il avait écouté sans l’entendre, pour cette simple raison que je ne le lui disais pas, que je ne me le disais pas. (Perec, 1985, p. 71, je souligne).
32On reconnaît dans ce vertigineux paragraphe final le silence de la crypte, parfaitement reconstruite, puisque les parois en sont décrites et que ce qu’elle renferme reste caché. Tout porte à croire qu’il s’agit là de la crypte maternelle. En effet, parmi ces textes que désormais Perec écrira, il y a La Vie mode d’emploi, seule réponse possible à l’aporie décrite par Perec dans « Les lieux d’une ruse ». La construction monumentale du roman cache en effet, en son terme, la fameuse reconstruction impossible du dernier puzzle de Bartlebooth, lequel meurt en tenant à la main la dernière pièce en forme de X, ne pouvant pas s’adapter au dernier trou du puzzle en forme de W. Il y a donc dans La Vie mode d’emploi un secret incompressible, entouré par des centaines de fausses pistes. Claude Burgelin y voit la réponse de Perec à la psychanalyse :
Ce qui était à cacher, c’est qu’il n’y avait rien en ce lieu du secret désigné. S’il est protégé par tant d’amoncellements, de colonnes et de portiques, c’est pour le voiler, le constituer comme lieu secret. Toutes ces constructions […] n’existent que pour l’enclore, par là même le faire exister et le transformer en un lieu désirable. […] À l’intérieur, il n’y a que du disparu et le chagrin originel, lui-même disparu. (Burgelin, 1988, p. 169).
33De Burgelin toujours, un extrait plus récent rend encore plus évident l’effort de Perec pour construire une crypte à la mère :
Avec celle qui a péri à Auschwitz, dont la mort même est sans inscription (« Ma mère n’a pas de tombe », sinon un faux acte de décès), a disparu l’enfant de la rue Vilin. […] Ce qui fonde l’existence de Georges Perec, sa mémoire vive, a disparu. Il y a pour reprendre un terme qui a obsédé Perec, « clôture » : il y eut « ce qui fut, ce qui s’arrêta, ce qui fut clôturé ». En un même nouage, des indéfinissables (« ce qui ») et des passés clôturant (« s’arrêta »). Rien à dire, sinon du blanc, du neutre : « je sais que je ne dis rien » et ce que « je » peut dire est « signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois pour toutes ». (Burgelin, 2022, p. 17. Burgelin cite ici des passages de W ou le souvenir d’enfance).
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34Avec le « tombeau d’un amour » à Suzanne Lipinska, avec ses ruines et ses brèches mal cimentées, il s’agissait donc pour Perec de construire une seconde crypte, celle qui ne serait jamais ouverte, celle dont le résultat final dans l’écriture perecquienne se matérialise avec le paragraphe final des « Lieux d’une ruse », comme avec le blocage terminal de La Vie mode d’emploi. Elle a vocation à se maintenir fermée à jamais, malgré nos efforts, parce que son ouverture aurait comme conséquence un « anéantissement ». En ceci, l’usage que fait Perec de la psychanalyse est largement plus tragique que celui qu’en font les psychanalystes eux-mêmes, pour qui la crypte peut et doit être ouverte, « décryptée » (Derrida, 1976, p. 30) en vue d’élaborer un processus de deuil assaini.
35Mais cette déviation de la vulgate psychanalytique en direction d’un destin tragique, qui est aussi une traduction du psychanalytique vers le littéraire, trouve une explication assez simple : si la figure de la mère a subi le phénomène d’encryptement, c’est parce que cette clôture-là n’est pas simplement du ressort du fils, mais de l’Histoire. La séparation d’abord, de l’enfant envoyé par sa mère à Villard-de-Lans chez sa tante en zone libre en 1942, puis l’arrestation, la déportation, l’enfermement à Auschwitz et la mort de Cyrla Perec en 1943, apparaissent comme des clôtures multiples qui n’ont pas été choisies mais subies, qui n’ont rien d’une réaction de la psyché ou d’un effort venu du Moi pour construire sa réparation face au deuil, mais qui, de manière à la fois simple et horrible, ont eu lieu, ne peuvent être réinventées, et s’apparentent donc au destin, comme dans toute tragédie.
36Ce n’était pas encore le cas de Lieux, qui prépare et anticipe cette crypte finale en en proposant un prototype. Perec cambriole dans sa vie présente et dans le chagrin momentané de la rupture de quoi traiter le chagrin définitif de la mort maternelle, de quoi nourrir le projet plus vaste du tombeau à la mère. Pour ceci, il se donne au passage les moyens de faire de Suzanne une figure maternelle. La récente édition de Lieux donne, en annexe du texte 41 cité plus haut (Saint-Louis, souvenir 2, p. 200), un tapuscrit supplémentaire, qui se termine par la phrase suivante : « Je ne sais pas quoi faire, objectivement : chercher encore une fois l’âme sœur (l’âme mère plutôt), la protectrice, le giron. » Pas de point d’interrogation : il ne s’agit pas d’une question mais d’un constat, d’une fatalité.
37En profanant et en cambriolant ce tombeau, Perec puise en lui de quoi nourrir son écriture présente ou future et trouve de quoi construire les architectures, impeccables de symétrie (ce sera W) ou labyrinthiques (ce sera La Vie mode d’emploi), par quoi il pourra sublimer ce deuil incompressible. Une sublimation qui prend la forme d’un marchandage : il s’agit pour Perec de négocier sans cesse un chemin d’écriture, autour de ce mur de silence, dont on s’accordera peut-être, pour conclure, à reconnaitre qu’il s’agit là de la pire des contraintes possibles pour un écrivain à contraintes, mais aussi de la plus périlleuse et de la plus héroïque.
38Pour reconclure, c’est-à-dire pour terminer sans clore, on pourra remarquer un détail troublant. Le prénom de « Cyrla », celui de la mère de Georges, présente un certain nombre de lettres en commun avec le mot « crypte ». Si, avec un peu de mauvaise foi (puisqu’elle ne s’est probablement jamais appelée ainsi), on lui rend le nom de famille « Peretz » qui était le nom originel de la famille de son époux, on peut construire par anagramme un mot d’ordre pour le moins provocant : « Recryptez-la ».

