Colloques en ligne

Caroline Julliot

Unlock Loch Henry : Contre-enquête dans la chambre close de Black Mirror

Unlock Lock Henry : New investigations in Black Mirror’s locked room

1 Tout le monde sait que dans la plupart des mystères de chambre close, la chambre n’est la plupart du temps pas vraiment close : si l’on excepte les rares configurations, depuis longtemps répertoriées par la critique (Voir, par exemple, Descotes, 2015), où le crime a été commis dans un espace effectivement hermétique où personne n’a pu ni entrer ni sortir, la clé de l’énigme (qui n’a jamais si bien porté son nom) se révèle à partir du moment où le détective en trouve l’ouverture cachée – à l’instar du chevalier Dupin qui, dans « Double Assassinat dans la rue morgue », découvre que l’une des fenêtres supposément bloquées de l’intérieur n’est, en réalité, pas du tout verrouillée. Je propose donc ici de considérer la chambre close non pas comme un lieu, mais comme un dispositif, la plupart du temps manipulateur, qui a pour conséquence d’enfermer l’esprit déductif dans un cadre qui restreint sa perspective, et l’empêche de découvrir la vérité. Autrement dit, de déplacer la question de la clôture du côté de la perception ; et de nous interroger sur les procédés par lesquels une narration policière parvient à dissimuler ses portes de sortie, à limiter nos hypothèses et à emprisonner notre logique dans une appréhension tronquée des faits. Pour ce faire, je m’appuierai sur un exemple d’enquête criminelle, celle que relate l’épisode 02 de la saison 06 de la série Black Mirror (2023).

Inside the box

2Loch Henry met en scène un feuilletage de faits divers sordides, qui se déroulent sur deux lignes temporelles distinctes : d’abord, dans les années 1990, Loch Henry, paisible village écossais, a été bouleversé par le sauvage assassinat d’une dizaine de touristes, notamment un jeune couple, atrocement torturé. L’enquête de l’époque a permis d’inculper rapidement un marginal alcoolique nommé Ian Adair ; lequel, acculé par la police dans la maison où le crime a été commis, a apparemment tué ses parents par balles avant de retourner l’arme contre lui. De nos jours, Davis, fils de Kenneth, le policier qui a arrêté Adair et est mort quelques mois plus tard des suites de la blessure contractée lors de la fusillade, passe quelques jours chez sa mère Janet en compagnie de sa petite amie Pia, étudiante en cinéma comme lui, pour tourner un documentaire animalier. Pia se passionne pour les crimes et convainc Davis, avec l’aide de son ami d’enfance Stuart, lui aussi passionné de cinéma, de réaliser, à la place, un film sur l’affaire.

3Le projet n’était pourtant pas bien parti : d’emblée, Davis objecte à Pia que le film n’intéressera personne, étant donné qu’il présente « zéro mystère », puisque l’on connaît déjà l’identité du coupable. Les responsables de la plateforme, au cours du rendez-vous où ils essaient de vendre le projet, confirment que, sans certains ingrédients narratifs, ils n’achèteront pas l’histoire. Il ne suffit en effet pas d’un fait divers sanglant pour se distinguer sur le marché saturé et fortement concurrentiel du True crime, dont Netflix (et son équivalent dans la série, Streamberry) s’est fait une spécialité. Ce qu’il leur faut, explique la productrice dubitative, c’est « exploiter le côté personnel » et « trouver de nouveaux éléments ». Et force est de constater que le résultat final répond, certainement même au-delà des espérances de la chaîne, à ce cahier des charges. Ce qui y est révélé, c’est, ainsi, rien moins que la culpabilité écrasante des proches de Davis, qui passaient jusque-là pour des victimes du tueur.

4Le tournage fournira donc son lot de révélations, de rebondissements inattendus et de cadavres frais – puisqu’il mènera à la mort de Pia et de Janet. Il assurera à Davis un succès retentissant, puisque l’épisode se clôt sur la cérémonie des BAFTA, où le film est récompensé au titre de meilleur documentaire de l’année. Loch Henry, longtemps déserté par les touristes horrifiés, redevient un lieu de villégiature à la mode, pour le grand bonheur de Stuart, qui se trouve être le gérant du pub local. Le site attire désormais une foule curieuse et avide de se plonger dans l’ambiance morbide qui l’a fascinée à l’écran. Bref, si l’on veut exprimer les choses brutalement, avec le cynisme auquel nous accoutume la série, cette opération a bénéficié à tout le monde sauf à des morts qui, par définition, sont dans l’impossibilité de venir se plaindre, et en premier lieu à la plateforme qui l’a produite – et qui, si elle ne porte pas le même nom, ressemble comme deux gouttes d’eau à celle qu’on doit utiliser pour regarder l’épisode, Netflix.

5A-t-on pour autant le fin mot du mystère ? Les morts, si opportunes, de Pia et de Janet, sont-elles ce qu’elles paraissent être ? Apparemment, impossible de remettre en question cette version des faits : à l’instar des vieilles cassettes VHS qui incriminent sans aucun doute les parents de Davis, les images que nous avons vues montrent, sans ambiguïté aucune, que Pia, tentant de fuir Janet après avoir découvert sa culpabilité dans les crimes passés, a glissé sur les rochers humides et s’est fracassé le crâne, et que Janet, après avoir légué à son fils les enregistrements de ses crimes afin qu’il puisse réaliser son film, s’est pendue. Impossible, en apparence seulement, comme dans bien des mystères de chambre close. Mais, si nous acceptons passivement le conte qui nous est fait, nous serons victimes de ce rétrécissement de notre point de vue typique de la narration mensongère du roman policier à énigme. Et nous risquons de laisser des assassins en liberté.

6Dans l’une de ses scènes, Loch Henry exhibe d’ailleurs la manière dont le récit conditionne son spectateur à voir, ou plutôt à croire qu’il voit une preuve indiscutable – alors qu’il n’a, en réalité, pas grand-chose de tangible à montrer. Suite aux injonctions de la productrice de Streamberry, Davis, Pia et Stuart entreprennent de chercher d’hypothétiques « éléments nouveaux » pour leur enquête sur les lieux du crime, le donjon où les criminel-les se livraient à leurs orgies macabres : image superlative de la chambre close, puisqu’il s’agit d’un « bunker » dont la porte est cachée « derrière une armoire dans la cave » de la maison du tueur, maison elle-même « barricadée » depuis les événements. Stuart propose alors d’inspecter la pièce au luminol (utilisé en criminalistique depuis les années 1930). À ce moment-là, s’impose, à notre sidération, les murs constellés de taches – sur lesquelles le public peut aisément projeter les scénarios les plus horrifiques quant aux sévices fatals qui y ont été infligés (qui ne seront, eux, jamais directement montrés à l’écran). On les accepte alors, immédiatement, comme preuve absolue que les crimes y ont été commis – sans avoir besoin de s’embarrasser à chercher s’il s’agit bien de sang humain, et a fortiori du sang des victimes sur lesquels porte l’enquête. Stuart venait pourtant de nous préciser, en toute honnêteté, que le catalyseur bleu du luminol, s’il peut révéler des traces de sang invisibles à l’œil nu, même soigneusement effacées, réagit aussi à tous les autres types de résidus organiques. Il cite l’urine et le sperme, ce qui va dans le sens des orgies sadiques censées y avoir été perpétrées, mais l’on pourrait aussi ajouter à la liste un autre composant, nettement moins propice à stimuler l’imagination : les moisissures. Il ne serait de fait pas très surprenant qu’une pièce foncièrement humide, en sous-sol, sans aucune ouverture, hermétiquement fermée depuis plusieurs décennies, soit envahie par une abondante flore de micro-organismes et de champignons, qui suffirait à expliquer une telle image. Cette scène montre donc bien comment, conformément aux règles du roman policier, la narration s’arrange pour, à la fois, nous donner les moyens d’interpréter les faits exposés autrement, et, en paralysant notre raisonnement par le recours à nos plus bas instincts voyeuristes (le sexe et la violence, c’est quand même plus vendeur qu’un mur de béton moisi), court-circuite la réflexion et nous empêche de résister aux fausses pistes qu’elle impose.

7La solution était en réalité sous nos yeux, depuis le début. Elle était là avant même que l’épisode ne commence ; mais nous nous sommes volontairement enfermé-es dans un cadre qui nous empêche de l’apercevoir. Cette chambre close, c’est l’épisode. Nous avons postulé que la saison 6 de Black Mirror, conformément à la dynamique à laquelle nous a habitué-es la série, présente « à chaque épisode, une histoire indépendante et souvent très différente de toutes les autres » (Giraud, 2018). Présupposé dont je vais maintenant vous prouver qu’il est erroné. Et si l’on traverse le miroir (noir) créé par Charlie Brooker, il devient tout à fait crédible d’envisager un autre scénario, où la monstruosité criminelle, au lieu de rester sagement cantonnée dans les années 1990, a contaminé le présent et le deuxième niveau de narration.

Truth will out1

8 Nous avons pourtant toutes les chances d’avoir regardé l’épisode 02 juste après l’épisode 01. Voire, dans un élan de binge-watching, de les avoir enchaînés dans la même foulée, comme l’algorithme de la plateforme Netflix, qui lance l’épisode suivant avant même que le générique de fin du précédent ne soit achevé, nous y pousse. Il aurait donc dû nous sauter aux yeux que Loch Henry se déroule dans le même univers que Joan is awful, et prendre en compte cet élément pour mener l’enquête en même temps que les personnages de Loch Henry. Dans ce premier épisode, en effet, l’héroïne, Joan, juste avant de découvrir qu’elle est elle-même devenue l’héroïne d’une nouvelle série Streamberry, s’apprête tranquillement à passer une soirée télé en compagnie de son fiancé. Elle propose alors à celui-ci de regarder Loch Henry, « cette histoire sur les meurtres en Ecosse » ; son compagnon décline ; il en a un peu assez des True crimes.

9On peut, bien sûr, se contenter de considérer que cette mention n’est qu’un clin d’œil gratuit, un easter egg qui, n’ayant d’autre fonction que de gratifier le spectateur attentif, pourra être oublié dès la séquence finie ; mais on pourrait tout aussi bien le voir comme un indice utile à la résolution de l’énigme qui va nous être soumise dans l’épisode suivant ; indice évident, mais que son extériorité à la chambre close de l’épisode 02 invisibilise ; indice qu’à mon humble avis, on serait bien plus avisé de prendre en compte, car l’intrigue de Joan is awful délivre de nombreuses clés de compréhension sur le fonctionnement de la plateforme responsable des deux programmes au cœur de ces épisodes, et pourrait bien nous permettre de contre-enquêter bien plus efficacement. En particulier, en mettant en scène une IA générative capable de produire des images qui font faire et dire tout et n’importe quoi (et surtout n’importe quoi) à n’importe qui, le scénario de Joan is awful permet de déplacer les enjeux de l’épisode suivant sur la manière dont nous continuons, à l’ère du deepfake, à faire naïvement confiance à des images qui « ne sont plus des preuves en soi, mais seulement une manière de renforcer la croyance » (Guiol, 2024) – et même, à les laisser agir sur nous, comme si ou presque comme si celles-ci étaient authentiques ; et nous incite donc à chercher, au-delà de ces images, malgré elles, la réalité cachée.

10En particulier, Joan is awful parle très directement de la manière peu scrupuleuse dont Streamberry traite et déforme le réel pour créer un divertissement qui attirera le public le plus nombreux possible, en imaginant un ordinateur quantique capable, en temps réel, de transformer la vie quotidienne d’une personne banale (en l’occurrence Joan) en série à succès. L’écart de thématique et de ton d’un épisode à l’autre tend certes à masquer la profonde similarité entre les deux situations ; et à faire oublier que, dans les deux cas, l’industrie du spectacle instrumentalise la vie d’un individu et la recompose, en un hybride inédit qui défie la frontière entre fiction et non-fiction pourtant au fondement de la catégorisation de ses programmes.

11On se laisse en effet facilement aveugler par l’effet de contraste apparent entre les deux émissions : Loch Henry contre Joan is awful. Spectacle horrifique de la monstruosité criminelle contre sitcom légère narrant les micro-événements du quotidien ; mais c’est justement sur cette illusion que la plateforme parie pour proposer à ses clients une offre à la fois toujours plus diversifiée et toujours plus standardisée, apte à être produite par la chaîne, et à la chaîne. Comme le compagnon de Joan, le public risque de se lasser des True Crimes ; Streamberry lui proposera alors quelque chose qui semble totalement différent, opposé, même – mais qui, en réalité, jouera exactement sur les mêmes ressorts. Le but, avoué dès l’épisode 01, étant de « plonger le spectateur dans un état de fascination et d’horreur hypnotique », grâce à un spectacle qui repose à la fois sur l’identification et la distanciation. Cet habile dosage entre banalité et extraordinaire, entre quotidien et étrangeté est la recette du succès commun des deux programmes en apparence si différents. Joan, dont on apprendra qu’elle a été choisie comme sujet de cette série expérimentale créée par IA, remarque que son avatar sur l’écran lui ressemble presque comme deux gouttes d’eau, mais que, par une série de légères distorsions que la chaîne s’autorise « pour les besoins de la dramatisation », elle est rendue « monstrueuse » ; la productrice lui explique alors que les tests qu’ils avaient réalisé avec un contenu plus positif (Joan is awesome) ne se sont guère révélés concluants ; et que, ce qui va provoquer chez les spectateurs un « fort taux d’engagement », c’est un programme qui va nourrir leurs névroses et leur haine de soi, en mettant en scène leurs « peurs secrètes ».

12Ces préceptes ne peuvent que résonner avec la scénarisation à l’œuvre dans les True Crimes en général, et dans Loch Henry en particulier. Aussi horrifiques soient-ils, ces « documentaires » reposent quasiment tous sur la même rhétorique bien éprouvée (Mariau, 2014) : ils insistent généralement sur la banalité du contexte et de la vie des criminels, pour ensuite mettre en lumière l’horreur superlative et hors-norme de leurs agissements – incarnation des pires « peurs secrètes » du spectateur. Sa propre banalité transfigurée en monstruosité : voilà le frisson qui scotche le public devant la plateforme, et que tendent à fournir tous ces programmes. On comprend alors mieux pourquoi, dans l’épisode 02, la productrice insiste sur la nécessité d’« exploiter le côté personnel » : l’horreur du crime ne suffit pas pour attirer le chaland ; il faut qu’il puisse, comme le claironne la bande annonce du Loch Henry élu documentaire de l’année, menacer de faire irruption dans le quotidien, se révéler « too close to home ». Ce que permet donc d’interroger Joan is awful, l’épisode précédent, c’est la frontière poreuse entre fiction et non-fiction, et la manière dont le True crime fictionnalise le réel pour le faire coïncider avec son idéal préétabli de narration.

13On est alors légitime à se demander jusqu’à quel point, dans Loch Henry comme dans Joan is awful, les faits sont manipulés pour composer, à partir d’une trame réelle, qu’il (qui ?) prétend restituer avec l’exactitude la plus minutieuse (True crime) mais sans s’interdire les procédés propres à la fiction, notamment de faire interpréter les personnages par des comédiens2, un récit conforme à la dramaturgie palpitante des romans policiers. Les « faits nouveaux » nécessaires pour que l’histoire de Loch Henry intéresse, n’auraient-ils pas pu avoir été créés, comme les exagérations de Joan is awful, « pour les besoins de la dramatisation » ? Plus le film, tel le détective dans la scène finale d’un roman policier à énigme, pourra proposer des révélations inattendues et inédites, plus il suggèrera une solution en rupture avec la vérité de l’enquête officielle, plus il aura du succès. Qui nous garantit que Loch Henry nous donne accès directement aux faits, et non à la version déformée et scénarisée pour être rendue pour effrayante et plus sensationnelle, qu’exigeaient les producteurs et qui a été saluée comme un modèle de réussite artistique ? Joan is awful, qui démultiplie à l’infini les niveaux de fictionnalité, aurait dû nous apprendre à nous méfier et à toujours nous demander si nous nous trouvons dans le réel-dans-la-fiction, ou dans une fiction-dans-la-fiction.

14Dans l’une de ses dernières scènes, Loch Henry nous fournit même obligeamment une méthode simple pour repérer si ce qu’on voit s’assume comme fiction au second degré : Michael Cera, dans le rôle d’un vigile supervisant le bon fonctionnement de l’ordinateur quantique qui fabrique Joan is awful, fait remarquer à l’héroïne qu’étant elle-même incarnée par une actrice célèbre (Annie Murphy), elle aurait pu se douter qu’elle n’était pas la Joan-source, mais seulement sa représentation. Or, il se trouve que, dans son casting, Loch Henry fait lui-même jouer des acteurs internationalement reconnus. Pour ne citer qu’eux, John Hannah, dans le rôle du père de Stuart, et Monica Dolan, qui est même apparue dans un épisode de la saison 05 de Black Mirror ! Là aussi, verrons-nous qu’il s’agit d’un indice nous permettant de comprendre que ce qui nous est montré ressemble aux faits eux-mêmes, mais n’en est qu’une représentation mensongère, ou continuerons-nous à adhérer naïvement au pacte de feintise ludique qui nous prive de nous étonner que le bistrotier alcoolique d’un village d’Ecosse perdu ait la tête d’un personnage aperçu dans plusieurs superproductions américaines (MARVEL, La Momie) ?

15Sortir de la chambre close de l’épisode nous amène donc naturellement à remettre en question la fiabilité de la narration elle-même. Et ouvre la possibilité de s’interroger sur les morts survenus au moment du tournage. On sait depuis l’épisode 01 que Streamberry a l’habitude de déformer la réalité pour les besoins de la dramatisation ; la pression exercée par la plateforme irait-elle jusqu’à inciter les réalisateurs de documentaires à intervenir directement sur les faits dont ils sont censés seulement rendre compte, afin de les rendre plus spectaculaires et plus « dramatiques » ? Cette hypothèse a en tout cas déjà été explorée par une récente série Netflix3… Quand on regarde à nouveau Loch Henry avec l’œil soupçonneux qui sied à toute enquêtrice qui se respecte, on se rend compte que, si ce qu’on voit est le « documentaire » de Davis, film relatant sous une forme dramatisée et sensationnaliste les faits, et non les faits eux-mêmes, certaines scènes cruciales, notamment les morts de Pia et de Janet, relèvent forcément d’une reconstitution douteuse, puisqu’elles sont censées s’être déroulées sans aucun témoin – et encore moins le réalisateur, cloué dans un lit d’hôpital lors de la nuit fatale à cause d’un accident de voiture. Que donc rien ne garantit qu’il ne s’agissait pas de meurtres maquillés en accident et en suicide.

16De fait, un de ceux à qui profiteraient le plus directement les crimes est justement rentré avec les deux femmes : Stuart, le jovial copain d’enfance, l’apprenti cinéaste féru d’effets spéciaux4, celui qui a toujours poussé Davis à tourner son film afin de relancer le tourisme local. Stuart, dont le film nous montre qu’il a demandé à la mère de Davis de le raccompagner en voiture la nuit où les deux femmes ont trouvé la mort, aurait très bien pu les tuer – Janet, parce que son suicide jouait le rôle de preuve indiscutable de sa culpabilité ; Pia, parce qu’elle aurait refusé de se prêter aux manipulations nécessaires à leur projet, ou pour éviter de partager les bénéfices de leur méfait avec elle. De même qu’il aurait facilement pu fabriquer de toutes pièces, grâce à l’IA et au deepfake utilisés pour Joan is awful, de faux enregistrements où l’on voit les parents de Davis infliger les pires sévices au couple de touristes.

17Quant à Davis, aurait-il été l’un des auteurs des crimes, ou simple victime naïve des agissements de son ami ? Force est de constater, en tout cas, que son film, détournant notre regard des circonstances suspectes des morts récentes au profit de celles d’il y a plusieurs dizaines d’années, serait un moyen plutôt ingénieux de forger un alibi en béton à son complice comme à lui-même. On peut d’ailleurs remarquer que le récit, qu’il orchestre lui-même, s’attache méthodiquement à lui nier toute responsabilité éventuelle dans l’affaire : il n’a pas eu l’idée du film, c’est Pia ; il était à l’hôpital la nuit des morts de sa fiancée et de sa mère ; il n’est même pas présenté par la productrice, lors de la cérémonie des BAFTA, comme l’auteur du film, mais seulement comme « celui qui a autorisé » la plateforme « à raconter son histoire », etc… Et pourtant, c’est lui qui tient la caméra, et qui vient retirer son prix sur scène. Bref, selon la règle rhétorique fondamentale que ce qu’on a besoin d’affirmer, c’est précisément ce dont il serait légitime de douter, tant de dénégations finiraient presque par ressembler à un aveu.

18Dans un entretien, Samuel Blenkin, l’acteur qui interprète Davis, interrogé sur le devenir de son personnage, envisage que, obligé de gérer publiquement un traumatisme affreux, celui-ci pourrait tourner au cynisme le plus noir et continuer à tourner des films5 ; rien n’interdit de penser qu’il s’est converti au cynisme de ses producteurs au fil même du tournage, et qu’il s’est résolu, pour donner à la plateforme le film qu’elle demandait, à couvrir les meurtres de son ami en faisant de son « documentaire » l’équivalent de la mystification que, dans sa nouvelle version des faits, il prête à son père – dont il prétend qu’il s’est tiré lui-même une balle dans l’épaule pour s’innocenter des meurtres, et faire exclusivement porter le chapeau à Ian Adair.

19Par le lien qu’il tisse entre ces deux épisodes, Black Mirror nous donne donc l’opportunité d’ouvrir d’autres pistes interprétatives, et de sortir de la chambre close de l’enquête de Loch Henry ; mais s’il ne s’agissait là que d’un ultime subterfuge pour nous enfermer d’autant mieux dans une chambre close bien plus vaste ? Regardons la solution alternative à laquelle nous sommes parvenu-es, et voyons les choses en face : elle rentre parfaitement dans la logique, elle épouse docilement les mécanismes de la contre-enquête qui fondent le genre du True crime, lequel reprend lui-même la dramaturgie du roman policier à énigme, en proposant, à partir de leur réinterprétation, un renversement radical des données jusque-là assimilées à la vérité : des crimes nouveaux, des innocents qui se révèlent des coupables, confirmant la logique conspirationniste redoutablement persuasive de l’inside job, le tout révélant une surenchère de perversité, car, en matière de pire, on peut toujours creuser plus profond. Bref, au lieu de partager gratuitement mes hypothèses sur un site académique libre d’accès, je ferais mieux d’essayer d’aller vendre ma théorie à Netflix qui, avec un peu de chance, en fera la trame d’un futur pseudo-documentaire : Unlock Loch Henry. Truth will out (again). Ainsi, là où l’on a cru s’échapper, déjouer les manipulations de la narration, on n’a pu que les prolonger. Et je ne suis finalement pas sûre que ce n’était pas intentionnel, depuis le début : quand on y réfléchit, le True crime a en réalité tout intérêt à présenter des failles dans sa démonstration, et à ne pas totalement verrouiller sa narration ; mais, au contraire, à ouvrir un filon qui pourra se développer ad vitam aeternam, sur des épisodes futurs. Ce sera toujours plus de temps passé à consommer leur contenu6.

Streamberry Fields for ever

20Faire éclater les murs d’une chambre close n’est donc pas sans conséquence ; c’est prendre le risque de créer une onde de choc qui provoquera, aussi, des déflagrations irréversibles sur les autres limites, sur tous les repères stables qui structurent notre réflexion. Cela revient à pénétrer, comme nous venons de le faire en faisant dépasser la logique de Joan is awful sur Loch Henry, dans un monde de simulacres où la réalité ne peut plus être distinguée de la fiction, où, dans le supposé « niveau-source » qui donne naissance à une infinité de niveaux virtuels, nous devenons nous-mêmes des acteurs jouant notre propre rôle pour les besoins de dramatisation de la société du spectacle. Cela revient à ouvrir la possibilité de nous considérer nous-mêmes comme un niveau supplémentaire de fiction, nous enfermer volontairement dans l’ordinateur quantique et rejoindre les « milliards d’âmes virtuelles qui pensent être réelles » et qui l’habitent. Pour la promotion de Joan is awful, a ainsi été ouvert, sous le nom de Streamberry, un site qui vous propose de réaliser, sur le modèle Votre prénom + is awful, l’affiche de promotion de la série dont rêve l’épisode 01, la série qui, spécifique à chaque utilisateur et utilisatrice, vous permettra une identification maximale en rejouant votre propre vie, avec les exagérations nécessaires pour que le héros ou l’héroïne, sous les traits d’un comédien ou d’une actrice célèbres, vous présente une version de vous en pire ; sauf que, dans les conditions d’utilisation à signer, vous cédez bel et bien vos droits de reproduction… à la plateforme réelle, Netflix – n’excluant pas que, comme dans le cauchemar que développe la série, votre image soit utilisée à votre insu, à des fins commerciales, voire détournée de façon ignoblement scabreuse.

21Dans ce monde qui est peut-être le nôtre, comme le signale le syntagme même de True crime, lui-même énième avatar de l’inoxydable mention « inspiré de faits réels… », l’appel à la réalité n’est plus garant d’une quelconque véracité, mais seulement un argument publicitaire de plus pour accroître la dépendance à la fiction. Ainsi, si l’on tape Loch Henry sur un moteur de recherche, on découvre que la question la plus fréquente est : l’histoire de Loch Henry est-elle vraie ? Et, juste après, sa variante : Le Loch Henry existe-t-il ? Grâce à la confusion post-moderne et post-vérité, qui est à la fois la fin des grands récits et la profusion sans hiérarchie possible d’une infinité de récits et de « faits alternatifs » concurrents, il est donc effectivement bien possible que le crime fictif de l’épisode 02 relance le tourisme dans la région des lacs écossais, aussi bien que, dans le « réel-dans-la-fiction » de l’épisode 02, un fait divers bien sanglant et bien réel. Car peu importe qu’il ait ou non effectivement existé, ce qui nous fascine réellement, c’est le spectacle du pire – « an actual story », comme dit Pia dans Loch Henry. Autrement dit, ce qui est réel, c’est la puissance de sidération de l’histoire, sa capacité à enchaîner le public à l’écran. Spectacle que, sur un mode réflexif et arty, la série Black Mirror ne se prive pas de nous offrir.

22De ce point de vue, la série, sous l’angle de notre rapport ambivalent aux écrans, concentre tous les paradoxes du nouvel esprit du capitalisme, capable d’attirer dans ses filets tout discours, même le plus radical, susceptible de le remettre en cause et de le critiquer pour en faire un objet de marchandisation. À la fois enquêtrice, complice et criminelle, policière, juge et dealeuse de cette nouvelle drogue qui nous enferme dans une réalité parallèle, elle nous maintient en état de dépendance tout en nous donnant les clés pour prendre conscience de notre aliénation ; et la clé de son succès est la même que celle de la plateforme qu’elle dénonce et dont elle dépend :

On aime laver sa conscience en y diluant une petite dose de haine de soi. Comme il est agréable de céder à notre addiction aux écrans, quand c’est pour une série qui nous critique pour cette addiction, tout en la satisfaisant largement. (Giraud, 2018)

23À l’image du mal qu’il dénonce et contribue à entretenir, Black Mirror n’est pas une chambre close, mais, comme le suggère Colin, un personnage de Bandersnatch, l’épisode interactif créé spécifiquement pour Netflix (Brooker, 2018), un labyrinthe infini, celui d’un célèbre jeu vidéo, Pacman, jeu d’apparence simpliste ici bombardé métaphore métaphysique :

Il pense être libre mais il est dans un labyrinthe, la seule chose qu’il peut faire est consommer. Même s’il parvient à s’échapper il revient par l’autre côté. C’est un monde cauchemardesque, et le pire c’est qu’il est réel et qu’on vit en plein dedans. (Brooker, 2018)

24Espace à la fois clos, étouffant et sans limites, dont Bandersnatch, qui fonctionne sur un principe de narration à embranchements multiples extrêmement sophistiqué7, dans laquelle on peut passer des journées entières sans en épuiser les potentialités, constitue l’expression condensée.

25C’est d’ailleurs cette dimension close de l’univers de Black Mirror qui lui vaut des critiques de la part d’auteurs de SF, qui espèrent encore dans le pouvoir émancipateur de leur littérature – ainsi, Norbert Merjagnan :

Contrairement au cyberpunk, qui peuvent mettre en scène des univers aussi noirs que Black Mirror, parfois encore plus noirs, mais où il y a toujours une porte de sortie (hacker le système), les histoires de Black Mirror sont des boucles dans lesquelles on se retrouve prisonnier du début à la fin, et même à la fin, quand on arrive à comprendre où on se situe on comprend qu’on ne peut pas en sortir. (Propos recueillis in Saltiel, 2023)

26Pour s’échapper, il faudrait, comme Alice au pays des Merveilles, traverser le miroir ; mais, dès son générique, Black Mirror nous avertit : le miroir, désormais, est cassé, et la sortie, a priori, impossible. À moins de se souvenir que, comme dans les bons vieux romans à énigme, il existe toujours une sortie cachée pour qui saura bien la chercher.

Conclusion impossible : chambre close sans murs

27La production sérielle aurait-elle achevé ce fameux crime parfait qu’évoquait Baudrillard dans son ouvrage éponyme paru en 1995 : le « meurtre de la réalité » ? Meurtre infini et exponentiel, qui fait éclater la « frontière » (Lavocat, 2017) entre réel et fiction ; qui fait disparaître les murs de toutes les chambres closes, y compris celles qui nous séparent des fictions sur lesquelles on se plaît à enquêter, y compris celles qui permettent de distinguer les innocents et les coupables ? Crime parfait qui va élever au même niveau de monstruosité l’ultra-banal et le superlativement monstrueux, afin de tendre, via l’écran, le miroir noir de ses « peurs secrètes » à un spectateur hypnotisé, cadavre zombifié devenu lui-même partie intégrante du spectacle, et qui ne saura même plus si, ce qu’il y voit, c’est une image fidèle de lui-même et de la réalité. Crime parfait, puisqu’il a liquidé la possibilité même d’une solution vraie et définitive. Crime parfait, donc, qu’on ne peut même plus enfermer dans une chambre close, puisqu’il est partout et nulle part, et que nous-mêmes en jouons, simultanément ou tour à tour, tous les rôles :

Ceci est l’histoire d’un crime – du meurtre de la réalité. Et de l’extermination d’une illusion – l’illusion vitale, l’illusion radicale du monde. (…) Dans ce livre noir de la disparition du réel, ni les mobiles ni les auteurs n’ont pu être repérés, et le cadavre du réel lui-même n’a jamais été retrouvé. (…) Si les conséquences du crime sont perpétuelles, c’est qu’il n’y a ni meurtrier ni victime. S’il y avait l’une ou l’autre, le secret du crime serait levé un jour ou l’autre, et le processus criminel serait résolu. Le secret, finalement, c’est que l’un et l’autre soient confondus : « En dernière analyse, le meurtrier et la victime sont une seule et même personne. Nous ne pouvons concevoir la race humaine que si nous pouvons concevoir, dans toute son horreur, la vérité de cette ultime équivalence » (Eric Gans). En dernière analyse, l’objet et le sujet sont un. Nous ne pouvons saisir l’essence du monde que si nous pouvons saisir, dans toute son ironie, la vérité de cette équivalence radicale. (Baudrillard, 1995, quatrième de couverture)