Chambre close et imposture générique : le cas du roman noir
1Associer chambre close et roman noir semble au premier abord incongru. Le mystère en chambre close est fondateur du roman policier d’énigme, contre lequel s’est construit, pour partie, le roman noir dans les années 1920. Raymond Chandler, dans « Le crime est un art simple », considérait en 1944 que « Hammett a sorti le crime de son vase vénitien et l’a flanqué dans le ruisseau » (Chandler [1944], 2009, p. 1057). La métaphore du vase renvoie à la fois à l’univers bourgeois auquel serait attaché le roman d’énigme et à la clôture d’un récit qui se détourne du réel pour la « dissertation en chambre », selon la formule de Marc Lits (Lits, 1999, p. 56), pour le jeu cérébral du roman-problème. Le roman noir, aux États-Unis comme en France, prospectif, violent, reflète la désagrégation des valeurs morales et du contrat social (Tadié, 2018 ; Levet, 2024), bien loin des mystères en chambre close à la violence feutrée. Pierre Lemaître, dans l’article qu’il lui consacre dans son Dictionnaire amoureux du polar (Lemaître, 2021), situe Dennis Lehane dans la lignée de James Crumley, James Ellroy, James Lee Burke. Son premier roman, A Drink before the War (Lehane, 1994), se situe d’emblée dans le ruisseau bien plus que dans le vase vénitien. Lehane inaugure la série des Kenzie et Gennaro, duo de détectives privés qui travaillent à Boston. Dans ce premier volume, traduit en 1999 dans la collection Rivages/Noir (Lehane [1994], 1999), il est question de gangs de rue, de corruption politique, de violences conjugales. Il délaisse ses personnages récurrents pour publier Mystic River (Lehane [2001], 2002), sans renoncer à la violence et la noirceur. Lorsque paraît Shutter Island en 20031, l’auteur a publié sept titres considérés comme des romans noirs. Rien ne laisse présager un changement de genre littéraire pour ce nouvel opus, dont l’éditeur en France comme aux États-Unis reste le même.
2L’argument narratif devrait pourtant instiller le doute : deux marshals, Teddy Daniels et Chuck Aule, arrivent en ferry sur une île pénitentiaire nommée Shutter Island. À cette époque, dans les années 1950, sont détenus dans cette prison-hôpital des prisonniers souffrant de pathologies mentales lourdes, condamnés pour des crimes et meurtres abominables. L’administration contacte les deux marshals car une patiente, Rachel Solando, a disparu. Elle semble s’être évaporée de sa cellule évidemment fermée à clé. Tout semble clair : il s’agit d’un cas de récit criminel en chambre close. Pourtant, le lecteur de Dennis Lehane, souvent féru de roman noir, n’est pas habitué à utiliser cette grille de lecture, et le texte reprend tout un arsenal de signaux génériques qui l’encouragent à lire Shutter Island comme tel, et non comme un mystère en chambre close. La construction du sens s’en trouve affectée, pour ne pas dire empêchée.
3Dans les récits de chambres closes, le défi à la perspicacité du lecteur s’accompagne d’un contrat générique clairement posé, sans ambiguïté, la clôture est nécessairement trompeuse, et le lecteur, comme l’enquêteur, se doit d’être attentif à tous les détails et d’activer une lecture du soupçon pour venir à bout des ruses du récit ou se laisser berner avec bonheur. Or, Dennis Lehane est au contraire désireux de piéger le lecteur. Il dévoie le contrat générique et use même d’une imposture générique : ainsi, Shutter Island (Lehane [2003], 2006) inverse le postulat fondamental des récits en chambre close. En effet, ce n’est pas la fausse clôture qui est l’enjeu de l’enquête, c’est la clôture elle-même qui ne se donne pas à lire comme telle et se dérobe, masquée par d’autres codes. Si, comme Jean-Louis Dufays (Dufays, 1995) le rappelle, comprendre, c’est reconnaître les stéréotypes, Shutter Island donne tous les gages – tous les codes – du roman noir, empêchant à la fois la lecture sous le prisme de l’énigme en chambre close, et également tous les gages du thriller psychologique.
4Ainsi, le stéréotype générique, censé désambiguïser le texte et en donner les clés d’accès, est le ressort même de l’imposture (Decout, 2018), qui empêche de voir ou d’interpréter correctement la chambre close. Les codes génériques occultent les indices qui permettraient de comprendre le récit, et déstabilisent la construction de sens. Les codes du roman noir masquent le déficit de fiabilité narrative et au contraire, imposent une adhésion émotionnelle qui empêche la vigilance. Ici, l’imposture liée à l’occultation de la chambre close et à l’exhibition des codes du noir met en jeu la question du déchiffrement du texte littéraire : Shutter Island force le lecteur à être un mauvais lecteur et, en amenant celui-ci à questionner ses erreurs interprétatives, enclenche une réflexion sur la détermination du sens du texte par le genre présumé.
Un triple récit en chambre close
5Shutter Island serait ainsi un récit d’énigme en chambre close, mais retors, car il est écrit au début du XXIe siècle. Rappeler quelques aspects du roman suffira à rendre perceptible l’évidence de son appartenance à cette forme de récit, sans qu’il soit nécessaire de développer plus avant car Dominique Descotes, dans son ouvrage Les Mystères de chambres closes (Descotes, 2015), a fort bien analysé le fonctionnement de Shutter Island dans ce cadre narratif.
6Il faut ici divulgâcher l’intrigue : le marshal Teddy Daniels n’est pas sur l’île par hasard. Le lecteur apprend assez vite qu’il a perdu sa femme dans un incendie criminel. Le gardien de leur immeuble, Andrew Laeddis, pyromane, a mis le feu au bâtiment et Dolores a péri dans l’incendie. Il n’a jamais été inquiété pour ce crime, mais l’a été pour un autre un peu plus tard et a été arrêté. Teddy a toutes les raisons de penser qu’il est détenu sur Shutter Island mais se heurte au silence des médecins de l’île, du personnel et des patients. Venu pour se venger, il veut comprendre pourquoi ce détenu reste introuvable. Ainsi, le mystère de la disparition de Rachel Solando se double de celui de l’occultation d’Andrew Laeddis, le patient n° 67.
7Le roman ment sur un point fondamental : Teddy Daniels n’est pas celui qu’il paraît, un marshal veuf dévasté de chagrin. Teddy Daniels et Andrew Laeddis ne font qu’un et le récit qu’il fait de sa tragédie personnelle est mensonger (lui-même n’en est pas conscient) : il est le patient 67 qu’il cherche, et il est l’objet d’une expérimentation pour le mettre face à ses propres actes. À d’autres moments, le récit dit la vérité, mais le lecteur ne le sait pas : « Il était là. Laeddis. Quelque part dans ce bâtiment. Teddy en avait l’intime conviction. » (Lehane [2003], 2006, p. 242)
8Il y a donc trois niveaux de chambre close dans Shutter Island :
-
La disparition a priori impossible de Rachel Solando, évacuée vers le milieu du roman lorsque la patiente réapparaît soudain.
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L’escamotage tout aussi impossible du patient 67, Andrew Laeddis.
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La chambre close métaphorique de l’inconscient d’Andrew/Teddy, le récit dans lequel il s’est enfermé pour esquiver ses propres actes criminels.
9Les niveaux deux et trois sont bien entendu les enjeux réels de ce récit de chambre close, et comme tout récit d’énigme, Shutter Island met tous les éléments nécessaires à la résolution sous les yeux du lecteur. Plus encore, Dennis Lehane parsème, dès le début, son récit de références littéraires aux récits d’énigme ou à leurs auteurs.
10L’île pénitentiaire, espace ouvert mais clos en ceci qu’il est a priori impossible de s’en échapper, tout comme il est impossible d’y entrer sans être repéré, rappelle plusieurs récits, au premier chef Ils étaient dix d’Agatha Christie. Shutter Island ajoute à l’isolement naturel de l’île le motif de la tempête qui coupe de toute possibilité de communication avec l’extérieur durant une bonne partie du récit. C’est un double topos qui est réinvesti par Dennis Lehane, l’île et la tempête : les deux marshals ne vont cesser de souligner l’impossibilité de la fuite dans cet espace clos ou forclos. La cellule dans laquelle se trouvait Rachel Solando la nuit de sa disparition est un espace d’enfermement :
Ce qui est encore plus perturbant, c’est qu’on ne parvient même pas à comprendre comment Rachel a pu sortir de sa chambre. La pièce était verrouillée de l’extérieur et l’unique fenêtre est munie de barreaux. Apparemment, les serrures n’ont pas été forcées. […] C’est comme si elle avait traversé les murs. (Lehane [2003], 2006, p. 57)
11Comme toujours dans ce type de récit, les enquêteurs eux-mêmes constatent l’impossibilité de la fuite. À cette première fuite – hors de la cellule – impossible, s’ajoute celle, tout aussi impossible, hors de l’île. À de nombreuses reprises, des dialogues entre les deux enquêteurs expriment leurs doutes à ce sujet, et les échanges se font proches de la stichomythie, chacun complétant peu à peu la phrase par adjonctions de précisions relatives à la fuite du personnage. Dans cette première citation, Chuck récapitule ce qui s’est apparemment passé, en dépit de toute vraisemblance :
Donc, reprit Chuck, Rachel Solando se faufile hors de sa chambre fermée à clé et s’engage dans l’escalier. (Ils s’y engagèrent eux-mêmes, et Chuck montra du pouce l’aide-soignant qui les attendait sur le palier du premier étage.) Ensuite, elle échappe à la surveillance d’un autre aide-soignant – on ne sait pas comment, peut-être en se rendant invisible, quelque chose comme ça – atteint le rez-de-chaussée et débouche dans… (une salle de garde pleine de joueurs de poker, qui se réunissent tous les soirs). (Lehane [2003], 2006, p. 69)
12Après l’espace clos impossible à franchir, l’improbable fuite de l’île est évoquée :
Une fois à l’extérieur, il aurait fallu qu’elle puisse franchir une végétation infranchissable : par endroits, il était impossible à quiconque de se frayer un passage parmi les broussailles, même avec les machettes que transportaient certains des gardes. Or, Rachel Solando n’en avait sûrement pas emporté et, de toute façon, l’île l’aurait néanmoins repoussée inexorablement vers la côte, comme s’il était dans sa nature de chasser les intrus. (Lehane [2003], 2006, p.71)
13Les deux enquêteurs récapitulent l’impossibilité rationnelle de la fuite de Rachel Solando, dans un enchaînement rapide dont l’ironie est soulignée par la répétition de « pieds nus » :
Une chambre verrouillée, dit Chuck.
- Pieds nus, ajouta Teddy.
- Elle a franchi trois postes de contrôle à l’intérieur.
- Une pièce remplie d’aides-soignants.
- Le tout pieds-nus, répéta Chuck.
[…]
- Elle est passée par-dessus un mur surmonté d’un fil électrifié.
- Ou par une grille verrouillée.
- Pour affronter tout ça.
Les rafales qui secouaient le bâtiment, qui secouaient les ténèbres.
- Pieds nus.
Sans que personne ne la remarque. (Lehane [2003], 2006, p. 73)
14Ils reprennent cette litanie un peu plus tard, alors que la tempête les contraint à rester sur l’île, privés de tout moyen de communication avec l’extérieur :
Plutôt sinistre, hein ? On se retrouve coincés sur une île à la recherche d’une femme qui s’est enfuie d’une pièce fermée à clé…
- Qui a passé quatre postes de contrôle.
- Traversé une salle remplie d’aides-soignants en pleine partie de poker.
- Franchi un mur de brique d’environ trois mètres de haut.
- Surmonté d’un fil électrifié.
- Parcouru une quinzaine de kilomètres à la nage…
- … contre des courants déchaînés…
-… jusqu’à la côte. Déchaînés, oui. J’aime bien le terme. Mais n’oublions pas « glacés ». L’eau est à quoi, peut-être dix degrés ?
- Quinze maximum. Mais de nuit ?
- Pas plus de dix degrés, donc. (Chuck hocha la tête.) Franchement, il y a quelque chose dans toute cette affaire… (Lehane [2003], 2006, p. 87)
15En dépit de cette insistance, le roman évacue brutalement ce mystère : Rachel Solando réapparaît aussi mystérieusement qu’elle avait disparu. Lehane met ainsi fin au récit de chambre close n°1, et tant pis pour une véritable explication, ce qui signale le subterfuge dans le cadre du traitement tenté sur le personnage au lecteur, qui n’est cependant pas en capacité de le repérer en tant que tel.
16L’identité réelle d’Andrew Laeddis ou Teddy Daniels semble plus claire dès lors que le contrat générique « récit de chambre close » est utilisé. Dennis Lehane donne des indices précieux dès qu’il est fait mention de Laeddis et lorsque le récit confirme que Teddy est le diminutif d’Edward. Andrew Laeddis est en effet l’anagramme de Edward Daniels, tout comme Rachel Solando est celle de Dolores Chanal, nom de jeune fille de l’épouse de Teddy/Andrew.
17De même, le partenaire de Teddy, Chuck, lui révèle qu’il a pu consulter l’agenda du docteur Cawley pour en savoir plus sur le patient 67, ce patient mystérieux qui pourrait être Andrew Laeddis : alors que tous – soignants et patients – nient l’existence d’un patient 67, l’agenda du médecin, pour « les journées d’hier, d’aujourd’hui, de demain et d’après-demain » (Lehane [2003], 2006, p. 217) mentionne : « Patient soixante-sept » (Lehane [2003], 2006, p. 219). Le lecteur comprend à la fin du roman que ces jours sont réservés à Teddy/Andrew, pour l’expérimentation dont il suit le déroulement depuis la première page.
18Sur cette identité et sur les troubles dont souffre Teddy, le récit livre également des indices récurrents. Dès le début, Teddy souffre de violentes migraines, qui sont un trouble possiblement associé à la schizophrénie. De même, alors que les deux marshals sont sur le bateau qui les emmène sur Shutter Island, Teddy se rend compte qu’il n’a plus ses cigarettes alors qu’il a embarqué avec. Son équipier Chuck tient alors des propos énigmatiques. Plus tard, Teddy a le sentiment de reconnaître certains lieux et alors qu’il est dans le pavillon où il cherche Laeddis, un détenu lui dit ceci : « C’est un jeu, tu saisis ? Une remarquable mise en scène. Tout ça, ajouta-t-il en esquissant un geste circulaire, c’est pour toi. » (Lehane [2003], 2006, p. 260) Il ajoute : « Tu ne peux pas tuer Laeddis et révéler la vérité en même temps. Il faut que tu choisisses, tu comprends ? » (Lehane [2003], 2006, p. 263) Personnage et lecteur interprètent ces paroles comme celles d’un homme souffrant d’une lourde pathologie mentale, tenant des propos insensés. La relecture leur donne un tout autre sens : l’expérimentation consiste en une forme de jeu de rôles, une mise en scène pour amener le patient qu’est Teddy/Andrew face à la réalité de ses actes, et en effet, s’il tue Laeddis, il se tue lui-même et ne peut accéder à la vérité.
19En somme, Shutter Island déploie toutes les ruses du récit d’énigme en chambre close. Mais il est possible de n’en rien voir et de le lire comme un roman noir, jusqu’au moment du dénouement. La véritable chambre close, la plus puissante, est le genre dans lequel le lecteur habitué à Dennis Lehane enferme ce roman, et dans lequel l’auteur prend soin de l’enfermer pour le duper et le déstabiliser.
Shutter Island, une imposture générique ?
20En effet, le roman envoie, dès son incipit, des signaux génériques propres au roman noir, comme un écran de fumée masquant les codes de l’énigme en chambre close. Ici, le stéréotype générique, censé désambiguïser le texte et en donner les clés d’accès, est le ressort même de l’imposture (Decout, 2018), qui empêche de voir ou d’interpréter correctement la chambre close.
21Tout commence avant la lecture. Lorsque Dennis Lehane publie ce roman, il est déjà un talent confirmé du roman noir, que l’adaptation par Clint Eastwood de Mystic River a imposé comme tel au-delà même des lecteurs du genre.
22La série de romans construite autour des personnages récurrents de Kenzie et Gennaro, deux privés qui exercent à Boston, se situe sans ambiguïté dans la forme du roman noir, avec des thématiques sociales. Mystic River est salué comme un roman noir dont le contexte sociologique est fondamental. Dennis Lehane explore en particulier un quartier de Boston, Dorchester, et nourrit ses romans de son expérience professionnelle, par exemple auprès des enfants victimes d’abus. La réception de son œuvre est également conditionnée, en France, par la collection qui l’accueille : la collection Rivages/Noir, tout comme Rivages/Thriller (qui se distinguent seulement par leur format, poche contre grand format), contribue à ancrer Dennis Lehane, et par conséquent Shutter Island, dans le noir : s’il était un classique récit d’énigme, il aurait trouvé place dans la série Rivages Mystère, créée en 1998. Il faut toutefois distinguer l’édition originale et l’édition française.
23Aux États-Unis, l’épitexte éditorial et la réception critique n’occultent pas le côté « mystère en chambre close », tout en ancrant le roman dans un autre horizon générique : le thriller, façon shocker. En effet, le texte de la quatrième de couverture de l’édition étatsunienne, en 2003, se caractérise par les formes interrogatives ; les mentions de « locked room », « clues (…) in cryptic codes », convoquent les codes génériques du récit d’énigme explicitement, même si d’autres éléments se réfèrent plutôt aux codes du thriller, comme l’insistance sur la composante psychologique, le motif de la tempête qui va conduire à un isolement des personnages, les manipulations psychologiques ou bien l’idée d’un complot politique sur fond de Guerre froide.
24En France, le brouillage générique est plus net. Jamais le mystère en chambre close n’est convoqué dans l’édition grand format de Rivages/Thriller. Les formes interrogatives et les quelques éléments sémantiques qui pourraient être rapportés à la chambre close ou tout au moins au récit d’énigme, sont occultés par les codes du thriller, bien plus nombreux : il est fait mention des apparences trompeuses, de la composante psychologique du récit. La reprise en poche apporte peu de modifications, mais elle ajoute à la présentation du roman une citation du critique Michel Abescat, qui situe Shutter Island dans le sillage de l’œuvre de Lehane dans sa globalité, et donc de ses romans noirs.
25De manière plus nette, la réédition en 2023 du roman en France, toujours chez Rivages, accentue le côté thriller : « Un shocker, c'est ainsi que Dennis Lehane définit son roman. Mystère, suspense, angoisse, tous ces ingrédients savamment dosés plongent le lecteur dans un état second. Un thriller psychologique palpitant et diablement intelligent. »
26Le terme de shocker caractérise des romans qui provoquent une réaction émotionnelle puissante, de surprise ou de choc, à partir d’une forte tension narrative, d’éléments de violence ou d’horreur, de retournements de situation (les « twists »), afin de déranger, de choquer les lecteurs. Ce terme est généralement associé aux genres du roman d’horreur, au thriller, notamment au thriller psychologique. Il a désigné un type de production populaire aux origines de la fiction médiatique, par exemple des récits gothiques horrifiques.
27Que perçoit la critique au moment de la sortie du livre ? Aux États-Unis, le roman est rapporté au thriller psychologique façon shocker, justement, avec, malgré tout, des mentions du récit d’énigme. En France, la presse souligne le poids du roman noir, mais la clé d’accès au texte est bien le thriller.
28Les remerciements à l’orée du roman vont à rebours de l’idée d’une mécanique logique propre aux mystères en chambre close : le travail de documentation renvoie au roman noir, genre de fiction criminelle en prise avec le réel, souvent soucieux de réalisme, et pour certains auteurs, d’un travail préalable de documentation.
29En somme, le lecteur français qui découvre Shutter Island n’a aucune raison de convoquer les codes du mystère en chambre close. Le texte va s’attacher à déjouer cette assignation générique qui aurait rendu le lecteur sensible aux traits bel et bien présents, et met en place, au contraire, des leurres génériques qui enferment la lecture dans la mauvaise grille. Ainsi, le récit, par les codes génériques (thématiques, narratifs, structurels) utilisés, force le lecteur à être un mauvais lecteur.
30Rappelons avec Maxime Decout que « le mauvais lecteur serait celui qui, intellectuellement ou émotionnellement, ne suit pas la logique intime du texte, ou celui qui, pratiquement, ne lit pas le texte comme le texte le veut. » (Decout, 2021, p. 9). Mais comme il le note, certains textes obligent à une mauvaise lecture, et dans le cas de Shutter Island, le texte oriente vers un cadre générique erroné, celui du roman noir. Le texte déploie trois stratégies : la caractérisation des personnages, le dévoilement et les incertitudes du récit.
31Teddy Daniels est en effet caractérisé comme un héros de roman noir. Il est un homme brisé par la mort de sa femme dans des circonstances tragiques, et un ancien soldat ayant participé à la libération du camp de Dachau, souffrant probablement de stress post-traumatique, ce qui pourrait expliquer ses migraines. Il ne boit plus après avoir bu en excès, et l’un des personnages pointe l’alcoolisme des enquêteurs comme un trait professionnel : « N’est-il pas courant de picoler, dans votre profession ? » (p. 93). Il a des tendances suicidaires, ce qui l’a contraint à arrêter de boire : « C’est pour cette raison que j’ai arrêté de boire, docteur. – Vous vous doutiez… – …que si je ne le faisais pas, je finirais par mordre le canon de mon flingue. » (Lehane [2003], 2006, p. 213)
32C’est par ailleurs un très bon policier, qui se rapproche des héros du roman noir hardboiled par sa propension à la violence et à la justice expéditive. Aux trousses d’un tueur en série, Breck, il le retrouve avant ses collègues et l’abat de « cinq balles dans le corps », ce qui ne lui vaut aucun remords mais au contraire cette phrase : « Je n’aurais pas hésité à lui en tirer cinq autres mais les cinq premières ont suffi. » (Lehane, 2003, p. 28) Il ressent d’ailleurs des pulsions de violence envers l’un des patients qu’il interroge sur l’île, Peter : il est aux prises avec « l’envie irrépressible de se jeter sur ce pauvre minable pour le saisir au collet, le plaquer contre l’un des fours au fond de la cafétéria et l’interroger sur la malheureuse infirmière qu’il avait lacérée » (Lehane [2003], 2006, p. 129).
33Un autre point de référence au roman noir est la façon de s’exprimer de Teddy et Chuck, empreinte d’oralité et d’un registre familier typique du roman noir américain (Tadié, 2006). Le roman multiplie également les références à James Cagney, connu pour ses rôles dans des films noirs (Lehane [2003], 2006, p. 217)
34Une autre stratégie du récit est de proposer un dévoilement qui en occulte un autre : la Seconde Guerre mondiale, la Guerre froide et le péril de la bombe atomique ou de la bombe H occultent la pathologie mentale du personnage. Chuck est censé être le nouveau co-équipier de Teddy, il a quitté ses précédentes fonctions dans la police, dans une autre ville, car son épouse est japonaise et ses collègues ne toléraient pas cette union : le racisme est ici un reliquat de la Seconde Guerre mondiale autant qu’une manifestation du racisme endémique de la police. Dennis Lehane évoque les traumatismes liés à la découverte des camps, et comme dans un roman noir, élabore un contre-récit. Les soldats américains n’ont pas été de vertueux libérateurs, mais de jeunes hommes pris au piège de leurs émotions : Teddy raconte l’exécution pure et simple, le meurtre, des nazis œuvrant dans le camp, la façon dont ils ont livré certains d’entre eux aux déportés qui les ont massacrés. À plusieurs reprises, un soupçon est porté sur le docteur Naehring, du fait de son accent germanique. S’ensuit une vision du monde très noire, face à ce que :
[L]e Monde était en train de devenir avec tous ces fléaux – sales petites guerres, haines féroces, espion à Washington et à Hollywood, masques à gaz décolle dans les écoles de village, abris antiatomiques dans les sous-sols. Mais d’une certaine manière ; tout était lié dans son esprit – sa femme, le monde, son alcoolisme, la guerre à laquelle il avait participé parce qu’il croyait sincèrement qu’elle mettrait un terme à tout cela… […] il haïssait cet endroit pourri, obscène, qu’était désormais la planète. (Lehane [2003], 2006, p. 149)
35De même, l’impossibilité logique de la fuite de Rachel Solando, l’impossibilité de savoir si Andrew Laeddis est un patient de l’hôpital-prison, vont trouver comme réponse, selon les codes du roman noir, la construction d’un contre-récit, d’abord autour de l’idée d’une complicité du personnel et donc d’une corruption, thématique chère au roman noir, puis, lorsque le récit se détourne de Rachel Solando pour se concentrer sur l’autre « disparition », celle de Laeddis, autour de l’idée d’expérimentations dans le cadre de la Guerre froide et de la paranoïa anti-communiste. Au chapitre 9, Teddy confie à Chuck qu’il est là pour enquêter sur ce qui se passe sur l’île. Au chapitre 17, alors que Teddy se rend au phare où semblent se dérouler des expériences médicales secrètes, il découvre une grotte et dans celle-ci, la « vraie » Rachel Solando, qui a en réalité fait partie du personnel en tant que médecin. Le récit accrédite ainsi l’idée d’un vaste complot destiné à cacher les expériences médicales menées, dont l’objectif est alors formulé :
[R]ecréer un homme de façon à ce qu’il n’ait plus besoin de dormir, qu’il n’éprouve plus la douleur, ni l’amour, ni la compassion. Un homme qu’on ne pourrait pas soumettre à un interrogatoire, car sa mémoire aurait été effacée. (…) Ils créent des morts-vivants, marshal. Des morts-vivants appelés à envahir le monde extérieur pour accomplir leur œuvre. (Lehane [2003], 2006, p. 293)
36Enfin, le roman déploie une dernière stratégie en multipliant les zones d’incertitude, à l’aide du point de vue non fiable et d’informations erronées. Les codes du roman noir masquent le déficit de fiabilité narrative et au contraire, imposent une adhésion émotionnelle qui empêche la vigilance. Dès la page 23, le récit ment : à propos de la traversée des deux marshals vers l’île, il est indiqué que « ce jour-là, le ferry ne transportait pas de patients à l’asile », ce qui est faux, puisque Teddy est un patient de l’île. Cela s’accompagne d’un refus de la lisibilité totale, de l’explicitation désambiguïsée des éléments de l’intrigue. Le roman s’ouvre sur un prologue, sous la forme du Journal du Dr Lester Sheehan. Ce médecin se dérobe d’ailleurs dans tout le récit : qui est-il ? où est-il ? en vacances, dit-on d’abord aux deux marshals. Cet extrait de son journal, rédigé bien plus tard, en 1993, mentionne un « il » mystérieux. L’impossibilité d’assigner un référent à ce pronom personnel introduit une incertitude, d’autant qu’il est question de mensonge, ou de récit souvenir qui modifierait la réalité des événements.
37Dennis Lehane joue avec les incertitudes du lecteur jusqu’au bout de Shutter Island. Le chapitre 24 semble être celui de la révélation, aussi bien au personnage qu’au lecteur. Face à Cawley, Andrew/Teddy admet enfin la vérité, formule clairement ce qu’il occulté tout au long du récit, en entraînant le lecteur dans sa construction chimérique :
- J’ai besoin de l’entendre, Andrew.
À présent, Teddy n’avait plus qu’une envie : se jeter sur lui et lui arracher le nez à coups de dents.
- Parce que… (Il s’interrompit, s’éclaircit la gorge et cracha par terre.) Parce que je ne peux pas supporter d’avoir laissé ma femme assassiner mes bébés. J’ai ignoré tous les signes. J’ai essayé de les chasser de mon esprit. C’est moi qui les ai tués, en un sens, parce que je ne l’ai pas aidée.
- Et ?
- Et c’est trop pour moi. Je ne peux pas vivre avec ça.
- Il le faut pourtant. Vous vous en rendez compte, n’est-ce pas ?
Teddy opina, puis ramena les genoux contre sa poitrine. (…)
- J’ai besoin de savoir que vous avez accepté la réalité. Aucun de nous ne peut s’offrir le luxe d’une nouvelle rechute.
- Je ne rechuterai pas, affirma-t-il. Mon nom est Andrew Laeddis. J’ai tué ma femme, Dolores, au printemps de l’année 52… (Lehane [2003], 2006, p. 389-390)
38Le roman devrait se terminer sur ces mots, sur la révélation ou la confirmation de l’identité de Teddy/Andrew, mais Dennis Lehane poursuit le jeu dans un ultime chapitre, parsemé d’allusions ironiques, Teddy/Andrew ayant manifestement rechuté : « on mourra sans avoir jamais résolu l’énigme » (Lehane [2003], 2006, p. 392). Andrew est redevenu Teddy et s’adresse à Chuck :
- Va falloir trouver un moyen de quitter ce foutu caillou, déclara Teddy. De rentrer enfin chez nous.
Chuck opina.
- Je me doutais bien que vous alliez me sortir un truc comme ça. (Lehane [2003], 2006, p. 393)
39Rien dans le récit ne vient expliciter qu’il y a eu rechute, ce qui déconcerte une dernière fois le lecteur qui s’interroge : où est la vérité, où est le leurre ? La structure est circulaire, l’esprit de Teddy/Andrew définitivement enfermé dans le récit qui, au fond, est sa véritable « évasion » face à une réalité insupportable.
40Dennis Lehane propose avec Shutter Island un authentique récit de crime en chambre close occulté par le genre du roman noir, qui pré-oriente la lecture et envoie des signaux qui sont autant de leurres. Les codes génériques dissimulent les indices qui permettraient de comprendre le récit, déstabilisent la construction de sens. Ici, l’imposture liée à l’occultation de la chambre close met en jeu la question du déchiffrement du texte littéraire : et, en amenant celui-ci à questionner ses erreurs interprétatives, enclenche une réflexion sur la détermination du sens du texte par le genre présumé.

