Colloques en ligne

Lucie Thévenet

Chambre close à l’antique ? La scène interdite de la skènè tragique

An Antique-Style Locked Room? The Forbidden Scene of the Tragic Skènè

1Tragédie et roman policier ? L’association des deux genres est presque devenue un lieu commun à travers l’exemple de l’Œdipe Roi de Sophocle, et même Jean-Pierre Vernant a pu déclarer à son propos : « tout le drame est d’une certaine façon une énigme policière qu’Œdipe se doit de débrouiller. Qui a tué Laïos ? L’enquêteur se découvrira lui-même l’assassin1 ». La pièce a par ailleurs joué les transfuges grâce à sa parution dans la fameuse « Série noire » chez Gallimard2. Mais l’Œdipe Roi est finalement la seule tragédie dont l’intrigue se construise à la manière d’un polar, sur une enquête visant à savoir qui a tué un personnage donné3. Plus généralement, le critère de la présence du crime ou plus largement de la mort n’est pas déterminant pour la tragédie au vu du corpus conservé et reconstituable4, et, s’il y a des cadavres et des tueurs, l’identité du meurtrier ne fait généralement pas mystère, ce qui désamorce une bonne partie de la tension autour du crime.

2Pourtant, la catégorie des locked-room mysteries peut malgré tout se révéler applicable aux tragédies, grâce à l’organisation spécifique de l’espace scénique dans lequel elles étaient représentées. Si, en correspondance avec l’implantation réelle des théâtres, la tragédie se joue en extérieur, à l’air libre, elle intègre – à partir de l’Orestie d’Eschyle avec certitude – un bâtiment qui vient fermer l’espace et servir de décor et de coulisses5 : la skènè 6. Son nom, appelé à un plus large champ sémantique à travers le latin scaena, désignait littéralement la tente ou le baraquement (comme ceux des épopées homériques), et cette architecture, sans doute légère au départ, en toile et bois à date classique7, se transformera ensuite en un mur de scène imposant dans les théâtres hellénistiques et romains. Il s’agit là d’une véritable chambre close puisque, d’une part, nous ne pourrons jamais pénétrer dans cette construction placée sous les yeux des spectateurs, et que de l’autre, elle est devenue un lieu potentiel de mort par son identité fictionnelle, méritant ainsi le qualificatif de « fatal room 8 » employé par Conan Doyle dans son fameux Valley of Fear. L’idée est donc dans les pages qui vont suivre, de montrer pourquoi cette catégorisation est effective, et de se servir de cette « pièce » de théâtre et du motif de huis clos du meurtre tragique pour interroger le principe de la chambre close.

La skènè et la scène grecque

Le rapport intérieur – extérieur

3Quelques généralités pour commencer. Premier paramètre : si la skènè est susceptible d’endosser diverses identités, comme différents rôles à jouer, elle représente le plus souvent un palais, dont on ne peut donc voir que la façade, à l’inverse du décor du théâtre classique français, et des antichambres raciniennes. La pièce se déroule donc devant ce palais et les personnages entrent en scène en sortant paradoxalement de la skènè (quand ils n’arrivent pas par les entrées latérales). Cette dichotomie spatiale indépassable entre intérieur et extérieur se révèle fondamentale pour comprendre le fonctionnement de certaines pièces, et elle a certainement servi à amplifier la symbolique de la skènè, dans sa dimension clôturée.

4Pour reprendre l’exemple d’Œdipe Roi, si le meurtre initial n’a pas eu lieu dans la skènè mais à un carrefour devenu fameux, le palais de Thèbes se transforme malgré tout progressivement en lieu du crime, puisqu’il abrite la chambre de l’union contre-nature d’Œdipe et de sa mère, chambre royale où Jocaste et Laïos avaient certainement conçu Œdipe et où il a dû naître, comme y sont nés après lui ses quatre enfants et demi-frères ou sœurs ; c’est aussi vers cette chambre que s’élance sans un mot Jocaste pour s’y suicider, comme pour annuler tout ce qui s’y est produit, et où Œdipe se crèvera les yeux, peut-être pour ne plus en voir les murs. Notons que derrière sa façade, la skènè s’organise en espaces potentiellement multiples, un « monde clos » plus qu’une simple chambre close, selon l’expression toute adéquate de Christine Mauduit9, souvent un palais entier dans lequel il faut aussi postuler l’existence d’un intérieur et d’un extérieur : une entrée, une cour, et différentes pièces. C’est un univers virtuel en soi, même s’il se réduit souvent dans notre compréhension à une pièce unique, celle du crime.

La mort hors scène

5Second paramètre qui semble intrinsèquement lié au premier : en tragédie, la mort n’a jamais lieu sur scène, ce qui ne découle pas d’une interdiction, provenant de règles de composition formulées comme telles en fonction de la bienséance et de la vraisemblance comme ce sera le cas dans les Arts poétiques de nos modernités. Il s’agit là d’un constat posé à partir des exemples de pièces transmises et donc d’une convention d’usage : pas de mort en direct, à part quelques exceptions qui contournent précisément la pratique10. Par contre, ce hors scène généralisé où se déroulent les morts se répartit en deux lieux11, distinguant ainsi deux modalités :

6- le hors scène lointain, non représenté, réellement virtuel et multiforme, dans lequel ont lieu 23 morts sur les 41 du corpus conservé, la plupart du temps en extérieur (la montagne du Cithéron dans les Bacchantes, le champ de bataille devant Thèbes), mais pour 4 d’entre elles en intérieur (le palais royal dans Médée, la caverne d’Antigone) ;

7- le hors scène proche, semi-visible puisqu’il se trouve représenté aux yeux des spectateurs par le bâtiment de scène, et qui lui aussi, on vient de le mentionner, peut être extérieur (cour du palais dans Héraklès), même s’il est le plus souvent intérieur ; s’y déroulent les morts de 15 adultes + 7 enfants + des animaux pris pour des hommes, soit en proportion 37 % des morts adultes et 100% des morts d’enfants qui ont lieu dans la skènè 12.

L’espace invisible visible

8De façon générale, la mort tragique se dérobe donc au spectateur, elle se joue en off 13, et cette absence, cette inaccessibilité, qui est d’une certaine manière la définition du hors scène, génère un sentiment de manque spécifique. On pourrait s’exclamer avec Victor Hugo : « De graves personnages placés, comme le chœur antique, entre le drame et nous, viennent nous raconter ce qui se fait dans le temple, dans le palais, dans la place publique, de façon que souventes fois nous sommes tentés de leur crier : “Vraiment ! mais conduisez-nous donc là-bas ! On s’y doit bien amuser, cela doit être beau à voir !”14 ». Si le meurtre relève peut-être d’une autre catégorie que le « beau à voir », il est l’objet d’une véritable pulsion scopique, et l’on pourrait postuler que la skènè vient matérialiser cette autre scène invisible, voire primitive, et, de ce fait, interdite aux regards.

9Précisément, c’est son caractère construit et concret qui en fait la grande particularité. De fait, la skènè est sur scène, elle est un lieu intégré à l’espace scénique, un sous-espace interne à celui-ci, et contrairement au hors scène lointain et totalement virtuel, on la voit. On voit ce bloc en bordure de l’orchestra, face au public, on voit la forme extérieure de cet espace inaccessible, on voit le bâtiment de la chambre qui nous reste irrémédiablement close et dans laquelle vont potentiellement avoir lieu les morts. Elle représente une sorte d’entre-deux entre la scène et le hors scène.

10En outre, il semblerait que la tragédie mette véritablement en scène cette impossibilité matérielle, à travers le jeu des prérogatives spatiales découlant de la dualité de ses actants. De fait, malgré toute une série d’interactions possibles, l’opposition entre acteurs et chœur, entre personnages individués et personnage collectif, demeure primordiale lorsqu’il s’agit du rapport à cet espace scénique, et une tension se crée autour de la skènè et de la pénétration dans la skènè : si les personnages peuvent y entrer, tel Agamemnon invité par Clytemnestre, le groupe formé par le chœur ne le fera jamais, sans doute en premier lieu pour une raison pratique liée au nombre des choreutes. Là encore, nous allons le voir, ce qui peut passer pour une contrainte « technique » a été mis à profit par les poètes pour devenir un outil au service de la dramaturgie. En un sens, le chœur incarne la position empêchée du spectateur, qui comme lui, reste devant la porte de la skènè.

Matérialisation de la scène manquante

11C’est dans cette dimension d’impossible que réside la plus forte correspondance avec les récits d’énigme en chambre close, et plus largement avec le roman policier, car le fonctionnement de la mise en scène du crime en tragédie peut se concevoir comme une variation sur le « récit impossible » brillamment théorisé par Uri Eisenzweig dans son ouvrage du même nom. Comme il l’explique :

c’est une vacance narrative qui se trouve au principe de la production littéraire spécifiquement policière. Le mystère n’est rien d’autre que l’absence du récit du crime, et c’est cette absence qui à la fois appelle et permet le déroulement du récit de l’enquête. Le roman policier tout entier fonde sa propre existence sur une impossibilité de raconter 15.

12Uri Eisenzweig pointe ici une problématique fondamentale que l’on pourrait reformuler par une question simple : comment raconter le crime ? Et la réponse à cette problématique toute narratologique se situe dans un phénomène de décalage temporel, qui fait précisément naître le récit policier, avec sa dualité narrative spécifique, où le récit non fait du crime se solutionne par la narration ultérieure de ce récit.

13Or, cette logique peut être dupliquée pour s’appliquer aussi à la tragédie grecque, dans son propre cadre, en adaptant la question sous la forme : comment mettre en scène le crime au théâtre ? avec une réponse à chercher dans les moyens dramaturgiques disponibles. Il existe en effet dans le théâtre grec une impossibilité constatée de faire assister à la scène de mort, de montrer le crime directement. « Le mystère n’est rien d’autre que l’absence [de la scène du crime et de la scène de crime] » pour moduler le propos d’Uri Eisenzweig dans la citation faite plus haut. Si « l’énigme, dans un récit de détection, est un secret narratif et non une énigme conceptuelle16 », on trouve dans la tragédie une autre sorte de secret narratif autour du crime, quand on le conçoit comme une scène manquante, à la fois spatialement et temporellement. Du récit impossible à faire on passe à une scène impossible à montrer. Il ne s’agit pourtant pas d’une scène « qui n’a pas lieu », non-existante, puisqu’elle va en fait être déplacée, soit dans le hors scène lointain, soit dans la skènè tragique. Et c’est là tout son intérêt : il réside dans la mise en place de substituts autour de cette non-vision, et son absence ne va pourtant pas en être moins spectaculaire, loin s’en faut, en particulier dans la modalité qui concerne spécifiquement la mort dans la skènè, cet espace du hors scène proche, uniquement visible de l’extérieur.

Reconstitution du « massacre en chambre 17 » tragique

14Pour exposer le processus de la mort dans la skènè, suivons le déroulement donné par Emmanuel Pernoud pour le crime en chambre close lorsqu’il le compare avec le domaine de la représentation figurée, dans l’hypothèse que la transposition d’un genre à l’autre serve de pivot pour penser le parallèle entre roman policier et théâtre.

15Comme il le résume, trois personnages entrent successivement dans la chambre close : l’assassin, l’enquêteur, le lecteur18, après un quatrième, pourrait-on ajouter : la victime qui n’en ressort pas. Or, dans la tragédie, on l’a souligné, il n’existe pas d’entrée autre que celle de la victime et de son assassin, voire de personnages secondaires en témoins potentiels. En d’autres termes, il n’y a jamais aucune entrée du spectateur ou d’un choreute, et la chambre de la skènè leur reste éternellement close puisque le système théâtral antique laisse la majeure partie de son personnel sur le seuil.

16Ainsi, ce n’est pas tant la fermeture de l’espace clos de la skènè qui importe que le dispositif d’ouverture qu’elle active et sa mise en jeu entre acteurs et chœur. Comment ouvre-t-on la chambre close au public, et au chœur ? Pour le détailler, difficile d’éviter le cas paradigmatique de l’Agamemnon d’Eschyle, la pièce du paroxysme de la skènè et le modèle du crime en chambre tragique, le drame dans lequel Eschyle « combine tous les procédés possibles de monstration de la mort19 », comme le synthétisait Bernard Deforge. Cet aspect paradigmatique est pourtant surprenant, puisqu’il s’agit de la première pièce conservée dans laquelle l’utilisation du bâtiment de scène se trouve clairement attestée, soit en 458 avant J.-C., tout en étant celle dans laquelle la skènè revêt le plus d’importance20 : cette utilisation paroxystique doit-elle être interprétée comme une première entrée en scène fracassante du bâtiment ? Du prologue prononcé par un guetteur posté sur le toit du palais, à la longue scène de Cassandre dont les visions du passé, du présent et du futur se superposent pour le transformer en lieu répété du crime, sa présence et son utilisation s’y trouvent dramaturgiquement développées21, au point qu’il est souvent dit qu’Eschyle y érige la skènè au rang de personnage du drame22, exactement comme « les romans policiers de chambre close élèvent la chambre au rang d’événement », selon Emmanuel Pernoud :

Il y a des personnages (la victime, l’assassin, l’enquêteur) mais l’action de ces protagonistes se transfère aux cloisons, à l’espace où l’histoire se déroule. L’un des traits remarquables de ce genre narratif n’est pas tant l’importance accordée au décor qu’à la transformation de ce dernier en acteur, au sens fort du terme23.

17On assiste ainsi à un actionnement du lieu, dans les textes et dans les images, dans lequel les murs « entrent en scène », formule qui s’applique parfaitement au rôle joué par la skènè.

18Le meurtre d’Agamemnon est loin d’être une intrigue de mystery story, puisqu’il est attendu et préparé, à la fois par la tradition et par Clytemnestre. On a pourtant l’impression qu’il est vite expédié : sa longueur de quatre vers (v. 1343-1346) peut paraître assez déceptive, comme devait l’être aussi sa durée scénique en parallèle. C’est en fait toute la pièce qui se trouve organisée autour de cette scène absente, trou noir autour duquel gravite tout le reste, dans une amplification qui met en place un temps d’anticipation a priori puis de reconstitution a posteriori de son déroulement.

Avant le meurtre

19Pour reprendre le déroulement retracé par Emmanuel Pernoud :

Il est encore d’autres images, celles qui se situent avant le spectacle de l’action sanglante ou de la désolation de la scène de crime : centrées sur l’imminence, elles placent le lecteur dans la situation de celui qui va agir ou découvrir, l’enquêteur sur le seuil de la chambre du crime, parfois le criminel sur le point d’accomplir son forfait. L’intérieur garde son secret, il reste derrière la porte entrebâillée, ne livrant qu’une vision fragmentaire et confuse, plongée dans l’obscurité24.

20Dans la tragédie, cette « perception pré-événementielle25 » prend la forme d’un jeu sur l’entrée dans le bâtiment, et il y a souvent une pointe d’ironie tragique à inviter un personnage à pénétrer dans le palais, invitation qui peut toujours être lue comme un mauvais présage lorsque le dramaturge prend le temps de lui accorder quelques vers ; on peut ainsi entendre un double sens néfaste dans la volonté de la Nourrice de protéger les enfants en les envoyant à l’intérieur de la maison au début de Médée.

21L’intrigue de l’Agamemnon se résume ainsi à faire entrer Agamemnon, puis Cassandre, dans le palais d’Argos, car le meurtre et ses suites (v. 1343 sq.) n’occupent ensuite plus que les 300 vers restants jusqu’ à la fin (v. 1673, soit 1/5 de la pièce). Eschyle a donc fait le choix d’amplifier l’avant-meurtre, et cette logique se trouve développée et matérialisée par le fameux tapis de pourpre, tapis rouge avant l’heure, étoffe précieuse que Clytemnestre déroule pour son mari et qu’il refuse de fouler aux pieds etc., puis le refus physique, tout animal, de Cassandre d’y pénétrer dans un premier temps. Il a également mis à profit la qualité prophétique de Cassandre dans une longue scène préparatoire de prédictions hallucinées qui vient mettre en image par avance le geste meurtrier, subterfuge dramaturgique difficile à réutiliser ensuite, mais extrêmement efficace. Il lui fait même annoncer : « Ἀγαμέμνονός σέ φημ' ἐπόψεσθαι μόρον – Agamemnon, toi, je dis que tu vas assister à sa mort !26 » (v. 1246), avec un verbe de vision renforcé par un préfixe marquant la direction du regard sur ou vers quelque chose, dans une déclaration non dénuée d’ironie tragique puisque, on le sait désormais, la scène proprement dite restera absente à nos yeux.

Pendant le meurtre

22En restant invisible, le crime attendu, presque prévu par la trame mythique, génère une attente chez les autres personnages et le chœur, ainsi que chez les spectateurs. La structure alternante de la tragédie, schématiquement fondée sur la succession des parties parlées en trimètres iambiques assignées aux personnages, et des parties chantées en mètres divers dévolues au chœur, se trouve s’adapter particulièrement bien à la dissimulation de la scène en intérieur, puisqu’elle va tout naturellement se dérouler pendant un chant du chœur, après le départ des personnages (et souvent de la ou des victimes). Le stasimon a donc cette particularité de pouvoir servir de contrepoint au hors scène, et cela de façon plus large que les seuls moments criminels : pensons par exemple au deuxième stasimon de l’Œdipe à Colone, avec un chant qui se transporte par la voie de la poésie sur le champ de bataille et en rend compte par ses modalités expressives spécifiques. Précisons toutefois que dans ce cadre général, les exemples se révèlent bien plus complexement divers, en particulier par des variations subtiles sur la métrique et le registre parlé ou chanté.

23Dans certaines pièces, la correspondance entre l’action hors scène et son écho « choral » sur scène se tisse de façon plus étroite, avec un jeu sur les réactions du chœur à un déroulement perçu par bribes ou imaginé, en lien avec sa position dans l’orchestra, devant la skènè. Anne Lebeau parle à ce propos d’une « transparence aux sons de la porte de la skéné27 », dont le paradigme se trouve dans l’Agamemnon. Par la suite, ce motif technique des « cris dans la skènè » se retrouvera dans sept autres tragédies : pour la mort d’Égisthe – qui fonctionne en miroir de celle d’Agamemnon, avec reprise textuelle –, dans les Choéphores, Clytemnestre dans l’Électre de Sophocle, Clytemnestre dans l’Électre d’Euripide, les enfants dans Médée, et dans Héraklès, Polymestor dans Hécube (dont on tue les enfants), et Hélène dans Oreste (même si elle est ensuite sauvée in extremis par les dieux), où en contrepoint révélateur, Électre demande au chœur de faire du bruit pour couvrir les cris venant de l’intérieur (v. 1354-1355).

24Dans l’Agamemnon, le chœur va ainsi percevoir du dehors les cris du roi finalement entré – qui, par convention là encore, sans tenir compte de « l’exacte topographie des palais et des maisons [lui] parviennent aussi clairement au dehors que si l'événement se déroulait dans le vestibule28 » – et il va surtout pouvoir y réagir, créant ainsi une sorte de faux dialogue avec le personnage invisible. Eschyle intègre de cette manière les commentaires sur la scène semi-absente, pour en souligner le déroulement, et donner littéralement du corps aux perceptions purement auditives de ce qui se passe dans la skènè. Chœur et public en miroir peuvent de la sorte suivre la scène de mort « en direct29 », sans y assister de visu :

Αγ.- Ὤμοι, πέπληγμαι καιρίαν πληγὴν ἔσω.

Χο. σῖγα· τίς πληγὴν ἀυτεῖ καιρίως οὐτασμένος;

Αγ. Ὤμοι μάλ' αὖθις, δευτέραν πεπληγμένος.

Χο. Τοὔργον εἰργάσθαι δοκεῖ μοι βασιλέως οἰμώγμασιν.

Ag. - Ah ! Malheur ! Je suis frappé d’un coup mortel qui me déchire !

Ch. - Silence ! Qui crie, d’un coup blessé à mort ?

Ag. - Ah ! Malheur ! À nouveau ! Frappé par un deuxième !

Ch. - L’acte est accompli, à en croire les hurlements du roi. (v. 1343-1346)

25Sans approfondir ce point dont l’effet est clairement saisissant, il faut en souligner un aspect : cette technique permet d’amplifier le caractère « empêché » et la position passive d’incapacité à agir, dans laquelle se trouvent le chœur et le public, « témoins permanents30 » démunis, impuissants face au destin fatal en train de se jouer, en raison de leurs positions spécifiques. Si dans « Double assassinat dans la rue Morgue » de Poe (1841), la fermeture d’un appartement d’où s’échappent des « cris effrayants » s’oppose à l’entrée des secours et nécessite le « forçage de la porte31 », il n’y a ici pas d’entrée possible : le public sait que, par nature, le chœur ne pourra pas sortir de l’espace qui lui est assigné et quitter l’orchestra, ni lui les bancs du theatron, pour pénétrer à l’intérieur de la skènè et porter secours à la victime royale. Il y a une certaine touche d’ironie tragique, de jeu là encore, de la part du poète-dramaturge, à les faire délibérer sur la conduite à adopter (v. 1346 sq.), d’autant qu’Eschyle a soigneusement – et c’est rarissime – désunifié la parole du groupe choral en douze répliques successives comme pour les répartir entre les choreutes32, certains assez décidés, d’autres finalement assez lâches, toute cette prise de parole éclatée du chœur restant bien entendu sans concrétisation en acte ; il a aussi choisi de les faire s’exprimer en trimètres iambiques, sur un mode parlé, amplifiant ainsi l’effet de surprise provoqué par leur réaction que l’on attendrait chantée et dans le cadre d’un stasimon normé, pour ne leur faire reprendre un mode plus lyrique que dans l’échange qui suit avec Clytemnestre.

Après le meurtre

26En écho symétrique à l’avant-meurtre, passons à l’après, au post-événement. Comme la mort a lieu hors scène, il faut nécessairement l’annoncer, et la perception du déroulement du crime ne dispense pas du temps nécessaire ensuite pour en rendre compte. C’est à ce stade qu’intervient le recours au récit, dont certains aspects rappellent ceux du récit du témoin dans le roman policier. Sans détailler davantage, rappelons qu’en tragédie, le récit est traditionnellement fait par un personnage secondaire témoin des faits devenant messager générique. Il se trouve exceptionnellement pris en charge par la victime survivante qui a échappé à la mort (Polymestor dans Hécube), ou par le ou la meurtrière, comme Clytemnestre, seule véritable témoin de l’assassinat d’Agamemnon (v. 1382-1387). Une constante à souligner : ce récit est toujours cru ; mais à l’ère du soupçon généralisé et de la critique policière, on pourrait raisonnablement mettre en doute les faits rapportés, et imaginer d’autres déroulements alternatifs pour le meurtre, et d’autres mises en scène pour les pièces. Un meurtre sans témoin ou presque, est fondamentalement susceptible de mille versions possibles.

27En complément de l’annonce de la mort et du récit qui peut venir en détailler les circonstances, les tragédies intègrent souvent une autre étape plus spécifique permettant de concrétiser la scène absente du meurtre : la présentation ou monstration des corps, rappelant l’exposition rituelle des cadavres ou prothèsis dans le monde grec, et transformant les fêtes pour Dionysos en Festival des cadavres, selon l’expression frappante de Bernard Deforge33. Selon une autre optique, il s’agit de voir le corps mort, comme on constate le décès dans une intrigue policière. Dans le corpus conservé, on compte 30 corps révélés au public (inclus ceux des 7 chefs thébains tués avant la pièce dans les Suppliantes d’Euripide, dont l’enjeu est précisément la récupération de ces cadavres), et 7 enfants, plus les dépouilles animales de l’Ajax.

28Clytemnestre procède elle-même à cette étape dans l’Agamemnon, lorsqu’elle réapparaît après le stasimon, au vers 1372, après les deux dernières prises de parole des choreutes prescrivant de s’assurer de la mort du roi avant toute autre démarche. Cette succession est parfois rendue encore plus immédiate par la juxtaposition du texte des répliques dans la page imprimée comme dans l’édition Chambry (G.F.) qui enchaîne réplique du choreute et réplique de Clytemnestre. Certaines éditions ont choisi d’ajouter une didascalie, par exemple Daniel Loayza (G.F.) : « Entre Clytemnestre. Auprès d’elle les corps d’Agamemnon et de Cassandre » ; ou Bernard Deforge (Robert Laffont, 2001) : « La porte du palais s’ouvre. Clytemnestre est debout près des cadavres d’Agamemnon et de Cassandre étendus côte à côte », ou de façon plus précise par Paul Mazon (CUF) : « La porte centrale s’ouvre. On aperçoit Agamemnon nu, étendu sur un large voile ensanglanté. Cassandre est couchée à ses côtés. Près des deux cadavres, Clytemnestre est debout, une épée à la main ».

29Or, c’est là que le texte comporte un paradoxe, car à bien lire les mots de Clytemnestre, celle-ci déclare au vers 1379 : « ἕστηκα δ' ἔνθ' ἔπαισ' ἐπ' ἐξειργασμένοις – Je reste debout / je me tiens là où j’ai frappé, au-dessus de ce que j’ai accompli ». Pourtant, si les traducteurs conservent cette formulation, le meurtre a bien eu lieu dans le palais, au moment du bain préparé pour le roi, et ces mots doivent donc être prononcés à l’intérieur de la skènè, soit dans la chambre close. Tout ce temps en présence des cadavres est censé se dérouler à l’endroit même où ils sont tombés sous les coups meurtriers, et dont ils n’ont pas pu bouger. C’est en un sens l’immobilité des morts qui justifie que le lieu scénique demeure la scène de crime.

30Comment résoudre ce paradoxe ? Outre l’hypothèse de sa conservation, qui n’effraierait aucun dramaturge contemporain et redonnerait sa pleine puissance à la seule parole théâtralisante, la mise en scène donnée par les didascalies citées évoque la possibilité d’une skènè dont les portes s’ouvrent en grand, assez grand pour que tout le public voie à l’intérieur ce qui est décrit : cette solution semble, au vu de la configuration et des dimensions du bâtiment de scène, ajoutées à la distance à laquelle se trouve le public, peu probable matériellement parlant. De plus, dans l’Agamemnon, la chambre où se déroule le bain fatal ne se situe pas juste derrière la porte par laquelle entrent les personnages, et il faut imaginer d’autres lieux intermédiaires, puisque, rappelons-le, l’espace au-delà de la porte vaut étonnamment pour toute sorte de lieux situés derrière le mur de scène, une pièce close le plus souvent, mais aussi un lieu intérieur ouvert, comme la cour du palais pour Héraklès.

L’ekkyklèma

31C’est dans ce cas précis que l’on postule l’utilisation d’une machinerie spécifique : l’ekkyklèma / ἐκκύκλημα, devenu eccyclème en français, un dispositif original reconstituable comme une plate-forme en bois montée sur roulettes (on reconnaît dans le terme la racine du kyklos), soit l’équivalent d’un praticable actuel34. Son fonctionnement exact, voire même son existence à date classique, a été et reste discutée, et les commentateurs sont souvent très prudents dans leurs affirmations, mais ces réserves semblent souvent dues à l’étrangeté du postulat de départ qui fait voir ce qui est censé ne pas être visible35 ; les discussions mêmes autour d’un tel objet révèlent par ailleurs son intérêt, si ce n’est une existence possible, au moins dans une sphère virtuelle.

32Comme souvent, ce sont des exemples en comédie qui permettent de montrer l’envers du décor. Aristophane fait ainsi apparaître deux tragédiens bien vivants sur cette machine, lui conférant une coloration spécifiquement tragique : Agathon dans les Thesmophories et Euripide dans les Acharniens 36, où le personnage prend l’ekkyklèma comme on prendrait un ascenseur37 sur un mode horizontal et non vertical (comme l’est la machina / mèchanè servant en particulier à faire apparaître les dieux). Dans les deux cas, c’est le verbe ἐκ-κυκλέω-ῶ / ek-kukleô, littéralement « rouler, faire tourner au-dehors » qui est employé, et pas le nom de l’objet lui-même, qui ne se trouve attesté que plus tardivement, par les lexicographes et scholiastes qui décrivent plus précisément son usage. Dans ces références explicatives non théâtrales, la logique est très claire : il s’agit d’un dispositif permettant de montrer au-dehors ce qui se déroule au-dedans, et donc de représenter l’intérieur à l’extérieur, pour paraphraser la scholie au passage des Acharniens cité plus haut38.

33C’est donc cet artifice qui va servir de support pour montrer les cadavres, et les exposer au chœur et au public resté à l’extérieur du palais, mais tout en continuant à les considérer comme placés à l’intérieur. Il permet ainsi à Clytemnestre d’apparaître au-dessus des corps d’Agamemnon et de Cassandre, et de les désigner au public pour rendre compte de son geste. De même, dans d’autres cas emblématiques, on pourra chez Euripide voir Héraklès attaché à une colonne, entouré des cadavres de ses enfants et de sa femme, qu’il a tués lors de son accès de folie se déroulant dans le palais, et rapporté par un récit ; Sophocle nous fera découvrir Ajax prostré, ensanglanté, au milieu des cadavres des animaux qu’il a emmenés à l’intérieur de sa baraque pour les y massacrer en pensant tuer des humains39.

34Pour faire le décompte, sur les 15 personnages adultes et 7 enfants qui trouvent la mort dans la skènè, 11 adultes et 5 enfants (et les 2 de Médée que l’on attend, mais qu’elle exhibe par surprise sur le char de la mèchanè) sont ensuite présentés sur l’ekkyklèma, soit 73 %, plus les dépouilles animales de l’Ajax, prises pour des hommes lors de leur mise à mort. L’ekkyklèma se trouve donc bien être le moyen privilégié pour la monstration des cadavres tués à l’intérieur de la skènè. Il en est ainsi comme un prolongement, un appendice avec ses règles spatiales propres, telle une capsule échappée de l’intérieur, mais qui reste inscrite dans la même continuité temporelle. Dans l'article « Machina » (1904) du toujours utile Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, Olivier Navarre avait déjà l’intuition du lien avec les locked-room mysteries lorsqu’il écrivait : « c'est, à la lettre, la chambre du crime qui, soudain, comme au coup de baguette d'une fée, tourne sur elle-même et vient s'offrir aux regards du public40 ». C’est d’ailleurs ainsi que l’a mis en scène Olivier Py dans son Orestie (Théâtre de l’Europe-Odéon, juin 2008), faisant pivoter tout le cube métallique noir situé en haut d’un grand escalier qui a tenu lieu de skènè jusque-là, pour révéler une scène de crime aux allures de chambre blanche d’hôpital ou d’asile psychiatrique41. En un sens, son utilisation respecte la temporalité particulière de la chambre close sur le meurtre : on ne verra pas le geste fatal en direct, seulement son résultat, le corps mort, et pour Clytemnestre, Ajax et Héraklès, le bras encore armé qui a frappé, dans une image post mortem spectaculaire et synthétique.

35Il s’agit bien dans un premier temps de faire image, comme si l’on faisait sortir un instantané, une prise de vue photographique de l’intérieur, dans une logique qui rappelle le fonctionnement du polaroïd, et cette image se trouve mise sous nos yeux sous la forme d’un véritable tableau vivant42, figé dans un premier temps puis qui s’anime, avec mouvement et parole. C’est donc un extrait condensé de la scène intérieure qui se trouve projeté hors de la skènè, et l’ekkyklèma sert à clôturer une partie de l’espace pour le montrer, ce qui rend la référence au cadre du tableau ou de la photographie particulièrement efficiente : le plancher de la plate-forme sert de territoire, de délimitation, comme un autre type de cadre que celui du tableau lui-même, et cet espace restreint, encadré, trouve d’ailleurs un écho formel dans l’encadrement de la porte par laquelle on fait sortir l’ekkyklèma, dans un redoublement thématique qui rappelle certaines compositions du peintre Francis Bacon, dans une correspondance qui est bien plus qu’un simple écho.

La skènè autopsiée : détour par Francis Bacon

36Francis Bacon avait en effet trouvé dans l’Orestie eschyléenne et la réécriture anglaise contemporaine de T. S. Eliot, The Family Reunion (créée en 1939), plus qu’une source d’inspiration, un univers qui répondait au sien43. L’Orestie a ainsi balisé son œuvre, de l’évocation des Érinyes dans Three Studies for Figures at the Base of a Crucifixion de 1944, tableau qu’il tenait à considérer comme le début de sa carrière pourtant entamée bien avant, à la reprise pour une seconde version de ce tableau primordial en 199844. L’emprunt se fait littéral et scénique dans le Triptych inspired by the Oresteia of Aeschylus (1981) – ses fameux triptyques renvoyant à la fois au support en trois panneaux de l’iconographie religieuse, mais aussi à la forme de la trilogie tragique. Le panneau central représente un corps humain comme disloqué avec les os de la colonne vertébrale apparents, qui repose sur une plate-forme rectangulaire posée sur une sorte de structure métallique simplifiée, placée sur un fond formé par une bande verticale rouge, et un arrière-plan assez neutre rappelant l’intérieur d’une pièce grâce aux plinthes qui se retrouvent sur les panneaux latéraux avec des portes ouvrant sur du noir. On trouve donc dans la même image une synthèse de deux moments de la pièce : le tapis de pourpre déroulé par Clytemnestre, et l’objet très spécifique qui devait certainement servir à exposer le corps du roi mort, le cadavre au-dessus duquel se tient la reine assassine, avec le paradoxe désormais bien connu d’une scène à la fois extérieure et intérieure.

37Car l’élément de base qu’est la Structure, à conjuguer dans les tableaux avec la Figure et le Contour comme l’expose Gilles Deleuze dans Logique de la sensation 45, peut prendre la forme d’un cube ou parallélépipède évidé sur lequel la Figure est placée, devenant le socle ou « armature purement graphique » évoqué par Michel Leiris46 ; et dans cette configuration précise, il rappelle fortement l’ekkyklèma antique, en particulier selon le schéma reconstitutif paru dans un ouvrage des années 60, et toujours repris depuis47. Ce parallèle inattendu permet d’approfondir l’analyse et amène à prendre en compte la dimension proprement artificielle de ce dispositif48. Car, on l’a vu, il ne s’agit pas d’une simple estrade pour exposer les cadavres, mais bien d’un subterfuge pour montrer l’intérieur à l’extérieur, et si l’on inverse, une façon d’ouvrir sur l’intérieur, qui serait aussi une manière simple de définir le geste artistique de Bacon.

38Et dans cette tragédie où le palais-skènè se trouve personnifié, comme vivifié par tout le sang humain qui a coulé sur son sol, comme en témoigne la vision de Cassandre49, l’ouverture du palais s’apparente à l’ouverture du corps même de la skènè, qui contient les cadavres tout juste tués, au sang encore frais, et équivaut à un phénomène d’autopsie, dans tous les sens du terme : la vision étymologique par soi-même et son sens médical. En résumé, l’Agamemnon refiguré par Bacon invite à lire l’utilisation de l’ekkyklèma comme une mise en scène de l’autopsie de la chambre close, à la fois par sa représentation du corps ouvert, décharné par endroits, cette viande qui le fascinait tant50, et par ses choix de « décor », d’environnement créé par les formes rectilignes et schématiques qu’il introduit : le cadre figuré, schématique de la porte, la plate-forme à la structure armaturée rectangulaire ou ronde, écho de l’ekkyklèma, sont à considérer comme des outils permettant de souligner, de dire qu’il montre ce qui reste normalement invisible, tel l’intérieur du corps de la Figure.

39Or, on peut encore pousser plus loin les correspondances : Michel Leiris décrivait cette structure comme « une espèce de cadrage intérieur51 », à mettre en lien avec une logique plus générale :

c’est généralement dans un espace restreint que Francis Bacon situe les figures humaines qui manifestement constituent pour lui le motif par excellence. Pour que leur représentation atteigne à la vigueur explosive dont il parvient à les doter, ne faut-il pas – comme si, mises ainsi en exergue, elles acquerraient plus d’autorité – que ces figures rien moins que littérales subissent en outre une sorte d’emprisonnement ou – à tout le moins – de ségrégation ?52

40Et cette logique se trouve redoublée, selon Emmanuel Pernoud, par la particularité du mode d’exposition de ces toiles, encadrées et même mise sous verre par Bacon lui-même, qui les enferme ainsi dans un cadre-coffrage, destiné à faire proprement « jaillir » la figure représentée53, dans une mise en abyme qui est aussi une mise sous tension, et vise à renforcer l’effet produit, « pour que s’exaspère jusqu’à l’"éclat féroce", la tension provoquée par la boîte du cadre54 ». Le détour par Bacon peut ainsi servir à mieux qualifier les potentialités de l’ekkyklèma : car comme la structure dans le tableau et le cadre du tableau, l’ekkyklèma est un espace étroit, clos, limité, dont la limitation même a pour effet un renforcement expressif, et amène une qualité de « présence » proche de celle relevée dans les tableaux de Bacon par Michel Leiris dans les premières pages de Francis Bacon, face et profil. Ce condensé de hors scène mis sous nos yeux s’apparente à une miniature de chambre close désormais ouverte, sur laquelle le regard peut enfin se porter, venant révéler aux yeux de tous l’énigme qu’elle matérialise.

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41Ainsi, il s’avère que le bâtiment de scène propre au théâtre grec antique, la skènè, peut s’apparenter à une sorte de chambre close avant l’heure, et la modulation de leurs caractéristiques permet d’éclairer le fonctionnement de l’une par l’autre.

42Une logique similaire est à l’œuvre : il s’agit dans les deux cas d’un espace lié à une mort et fermé, mais qui l’est selon des règles temporelles différentes. La chambre close passe pour être inaccessible avant le crime (à part pour la victime), et elle finit par s’ouvrir pour en amener la découverte, puis la résolution de son énigme entraîne la révélation de son ouverture préalable, lui faisant alors perdre l’aura presque surnaturelle dont elle pouvait être entourée. La skènè, quant à elle, est par nature technique un hors scène lui aussi inaccessible, à la fois pour le public qui ne va pas bouger de l’espace du theatron, et pour le chœur qui ne partira pas de celui de l’orchestra (sauf exception) ; mais elle relève d’une catégorie bien particulière en raison de sa matérialisation effective dans l’espace scénique visible, qui vient signaler à la fois son existence, et sa fermeture : on voit les murs, les contours externes du bloc où l’on ne rentrera jamais, mais où l’on verra certains personnages entrer.

43Pour poursuivre le parallèle, on pourrait avancer que, de même que le système de la chambre close est à lire comme un condensé du roman policier, voire la métaphore de son énigme, par le caractère mystérieux du crime qui se déroule entre ses murs, et vient dérober le récit même de son déroulement, la skènè cristallise en un sens le fonctionnement du théâtre tragique, puisque sa clôture sert de matérialisation, presque d’incarnation de la scène de crime ou de mort « interdite », ou en tous les cas absente et non représentée.

44La skènè fait ainsi naître la même volonté de savoir, et de voir, que la chambre close, et elle invite, par sa particularité, à s’interroger sur les moyens non pas d’y pénétrer, puisque c’est impossible au chœur et au public, mais de rendre compte de ce qui se joue ou s’est joué à l’intérieur. Car la grande question que pose la chambre close, c’est de savoir comment l’ouvrir, pour comprendre comment elle a été ouverte sans que l’on s’en aperçoive.

45Si la trame du crime en chambre close peut entrelacer le fil du roman policier à celui de la tragédie, il existe dans la seconde un élément spécifiquement théâtral sans nul correspondant dans le premier : l’ekkyklèma, ce dispositif qui met en scène un moyen d’ouvrir la skènè au chœur et au public. Il synthétise à lui seul le meurtre tragique, et la dimension artificielle de l’ekkyklèma reste révélatrice du besoin de voir cet intérieur irrémédiablement inaccessible, en ouvrant le corps de la skènè tragique sur les corps qu’elle contient. Le verbe lié à l’utilisation de l’ekkyklèma a également en grec le sens large de « mettre sous les yeux, faire apparaître, révéler », et c’est finalement une sorte d’ekkyklèma que j’ai voulu utiliser ici pour faire apparaître les phénomènes d’écriture et de construction dramatiques mis en jeu par la skènè tragique, comme un révélateur de son fonctionnement, afin d’entrebâiller la clôture spécifique à l’espace tragique, cette skènè mystérieuse, point névralgique de la tragédie elle-même, qui tourne autour de la mort, raconte la mort, montre des cadavres mais jamais le meurtre en soi, dérobé derrière sa façade.