Colloques en ligne

Uri Eisenzweig

Double naissance de la chambre close (Conference inaugurale)

The Double birth of the locked-room mystery (Opening lecture)

1Il y a des moments – des jours, des mois, des périodes entières – où l’on ressent le besoin de s’écarter, de se retirer, de prendre refuge, voire de s’enfermer pour mieux se protéger, en s’isolant.

2Je suis venu vous dire : non. Ce n’est pas une bonne idée, ça ne marche jamais. Ça peut même être dangereux. On s’enferme, on croit pouvoir se relaxer, seul ou avec sa bien-aimée – et arrive ce qui devait arriver : on se retrouve la gorge tranchée par un orang-outang, ou étouffé par une statue.

3(ou assommé par le résultat des élections américaines de novembre 2024).

4Inutile, je suppose, de rappeler le sort des malheureuses L’Espanaye, en 1841. Non pas que ce fût là le premier exemple d’une mort brutale survenant dans un espace cru inaccessible. Abandonnons les idées reçues, aussi têtues soient-elles. Car le fait est que quatre ans plus tôt, il y avait eu l’assassinat, dans son lit de noces, du jeune Alphonse, du petit village d’Ille, dans les Pyrénées-Orientales.

5Comme le savent les lecteurs de La Vénus d’Ille de Prosper Mérimée, la chambre nuptiale n’était pas véritablement close, mais c’était tout comme, la maison en question étant à l’écart des autres habitations et les autres villageois restant à une distance respectueuse des jeunes mariés se préparant à consommer leur union en toute intimité.

6Comme quoi la discrétion n’a pas que de bons côtés.

7Mais il ne s’agit pas seulement de menaces extérieures. Poussée dans ses retranchements, la passion de l’isolement, de l’enfermement, pourrait bien vous faire perdre toute mesure, toute notion du réel, jusqu’à ne plus savoir ce que vous faites ; voire qui vous êtes ! La souffrance qui en résulte risquant même de vous pousser à choisir de ne plus vivre. Obsession de la clôture absolue devenant folie, avec, au bout, la mort, que raconte à sa manière Maître Cornélius, le petit bijou méconnu que Balzac publia en revue en 1831, avant de le reprendre dans deux de ses recueils.

81831-1841, donc : curieux événement littéraire, n’est-ce pas, que ces trois textes portant la même innovation littéraire, ces trois mystères de chambre close, se succédant soudain, en l’espace de dix ans...

9Le fait est là, en tout cas : avec tout le respect dû à Edgar Allan Poe, ce n’est pas le seul Murders in the Rue Morgue, mais toute la décennie qui y mena qui inaugura l’imaginaire narratif nous réunissant ici, et que la critique anglo-saxonne appellerait un jour locked-room mystery.

10Un imaginaire où se superposent crime irracontable et espace inaccessible. Où, avant même l’identification du criminel, c’est le lieu où le crime a été commis qui résiste le plus visiblement à la compréhension de ce qui s’est passé, c’est-à-dire tout bonnement à la narration.

11Où, plus qu’un personnage auteur d’un crime, ses motivations, sa psychologie, c’est une clôture spécifiquement spatiale qui représente l’énigme, qui l’incarne, en quelque sorte, à travers l’impossibilité apparente de comprendre comment ce personnage a pu pénétrer dans l’espace présenté comme clos, puis, surtout, en sortir.

I

12Je ne vous ferai pas l’injure de résumer l’intrigue universellement connue de Murders in the Rue Morgue (1841), où le meurtre brutal de deux femmes paraît incompréhensible parce que commis dans un appartement clos de l’intérieur et situé au quatrième étage d’un bâtiment du centre de Paris dont la porte d’entrée, elle aussi, est fermée.

13Comme on sait, c’est un orang-outang échappé à son maître, un matelot récemment arrivé de Bornéo, qui s’avèrera avoir grimpé le long d’un paratonnerre jusqu’à la hauteur du quatrième, puis sauté dans l’appartement par une fenêtre restée ouverte.

14Le reste étant, comme on dit, littérature.

15La Vénus d’Ille (1837), vous connaissez évidemment aussi, puisque vous êtes tous des lecteurs fidèles d’Intercripol (c’est en tout cas ce que Caroline Julliot croit dur comme fer)1. Je me contenterai donc de rappeler que la Vénus en question est une statue romaine déterrée par hasard près du village d’Ille, et que suite à de petits incidents apparemment sans importance mais sujets à des interprétations diverses, cette statue est perçue comme maléfique par les villageois superstitieux, lesquels vont même jusqu’à la croire coupable, par jalousie, de l’assassinat du jeune marié.

16Enfin, dans la chambre close pionnière de 1831 : dans Maître Cornélius, donc, ce n’est pas un meurtre mais une succession de vols apparents qui fait mystère.

17Cornélius, trésorier du roi Louis XI, a transformé sa maison en forteresse totalement inaccessible de l’extérieur. Or, régulièrement, dans la salle du coffre, il découvre celui-ci inexplicablement vidé de ses trésors.

18Le texte ne se limite pas à cette énigme, mais concentrons-nous ici sur la solution de celle-ci. À la fin du récit, le roi, intrigué par les vols mystérieux, se rend, la nuit, chez son trésorier et, sur le plancher de la salle du coffre, fait répandre de la farine, ce qui, le lendemain matin, permet d’y voir des traces de pas. Ce sont ces traces qui mènent à la vérité : somnambule, le banquier lui-même se volait pendant son sommeil.

19Soit dit en passant, cette idée de la farine répandue est un pur plagiat de la part de Balzac, qui n’ignorait certainement pas le chapitre 14 du Livre de Daniel (un des deux chapitres écrits initialement en grec et ne faisant pas partie de la Bible hébraïque) où, pour prouver au roi Cyrus que ce n’est pas l’idole (Bel) qui mange, la nuit, les offrandes des prêtres, Daniel, en présence de Cyrus, fait répandre de la cendre sur le sol du temple puis en fait fermer et sceller la seule porte connue des fidèles qui ne sont pas prêtres. On imagine la suite....

20Mais revenons à Cornélius. Apprenant son propre rôle dans les vols, et incapable de retrouver son trésor perdu, le banquier, désespéré à l'idée d’un futur où son coffre, inévitablement, continuerait à se vider, tente de ne plus dormir et finit par se donner la mort.

II

21Chacun de ces trois récits participe ainsi de la problématique qui nous intéresse : l’inaccessibilité apparente du lieu où un crime semble avoir été commis. La naissance de la thématique de la chambre close est toutefois bien plus intéressante que cela, car, dans chacun de ces textes, la clôture renvoie à une identité tout à fait singulière : celle du personnage responsable, non pas simplement du crime, mais de ce qui le rend possible, la pénétration de l’espace cru inviolable.

22Je dis « identité », mais il s’agit en fait, à chaque fois, d’une non-identité. D’un anti-personnage, plutôt que d’un personnage. En toute logique : car affirmer d’un espace que personne ne peut y accéder équivaut à dire que toute transgression éventuelle sera nécessairement le fait de personne. C’est-à-dire du négatif de quelqu’un. Quelqu’un marqué par une identité absente. Plus exactement encore : par une absence d’identité.

23Cette absence, la paradoxale représentation qu’en offrent les chambres closes fondatrices tourne ainsi tout entière autour de ces figures a priori curieuses, mais d’une profonde cohérence chacune, que sont le singe, la statue, et le somnambule.

24La corrélation entre absence d’identité et franchissement d’une limite crue inviolable est soulignée par des nuances significatives existant entre les trois récits. Où le caractère plus – ou moins – absolu de la clôture du lieu s’accompagne chaque fois d’une variation correspondante dans le degré d'évanescence de l’identité du transgresseur.

25Chez Poe, rappelons-le, la porte de la chambre où sont tuées Madame l'Espanaye et sa fille est simplement « fermée, avec la clé en dedans2 ». Clôture rudimentaire qui n'apparaît même pas dans La Vénus d'Ille, où le mystère résulte uniquement de ce que personne n’avait aperçu – ne pouvait apercevoir – l’assassin arriver dans la chambre ou en ressortir.

26Alors que Maître Cornélius, au contraire, souligne et décrit en détail l’enfermement extrême, concret, matériel, de la salle du coffre. Le banquier, dit le texte, avait « dépens[é] dans sa maison des sommes assez considérables afin de mettre ses trésors en sûreté3 », à l’aide d’« inventions que les serruriers de la ville exécutèrent secrètement4 ». Etc.

27Des trois textes fondateurs du sous-genre policier qu’est le « mystère de chambre close », c'est incontestablement celui de Balzac qui s’étend le plus longuement, avec grande insistance, sur l'inaccessibilité du lieu du crime. C'est dans ce texte de 1831 que l’espace est présenté le plus explicitement, le plus catégoriquement, comme impénétrable, inviolable. Clos.

28Or, c’est également dans Maître Cornélius que l’identité du transgresseur est la plus absente, la plus abstraite.

29L’orang-outang de Morgue et la statue d’Ille ont en commun de présenter des négations quasiment génériques de l'humain sous des formes corporelles qui lui sont visuellement proches. Dans chacun de ces deux récits, la non-identité du meurtrier présumé, cette négation qui est au principe du mystère, est signifiée, littéralement incarnée, par une masse ressemblant – plus ou moins – à un corps humain.

30Alors que dans Maître Cornélius, qui insiste sur la clôture absolue du lieu, l’auteur de la transgression échappe, au contraire, à toute loi physique, à commencer par la vision. Ici, la négation de l'identité n'est pas incarnée mais tout au contraire, abstraite. Le corps du somnambule est bien là, qui dérobe le contenu du coffre, mais la source, l’origine, le sens même de la transgression sont explicitement absents – absents très précisément de ce corps-là.

31La subtilité narrative de ces trois récits appelle bien d’autres observations, mais une véritable analyse textuelle nous entraînerait trop loin de notre sujet aujourd’hui. Retenons simplement ceci : que la quatrième décennie du XIXe siècle est marquée par l’émergence et la cristallisation d’une thématique narrative centrée, non pas simplement sur un crime mystérieux parce que commis dans une chambre close, mais sur l’identité négative, abstraite, absente, de celui qui transgresse cette clôture.

32C’est-à-dire que l’imaginaire littéraire du siècle est marqué dès ses débuts par la notion d’un espace fictionnel dont la clôture signifie qu’il échappe aux lois sociales, cadre juridique inclus, de l’État-Nation, et cela, alors même que la réalité de ce dernier s’inscrit de plus en plus profondément dans les institutions comme dans les pratiques quotidiennes.

III

33Or, voici ce qui est curieux : au même moment – très exactement au même moment – apparaît dans la culture européenne, et plus spécialement française, une autre dissidence spatiale, un lieu, non-littéraire celui-là, ou du moins se croyant tel, mais conçu lui aussi comme clos et soustrait aux contraintes et aux lois de la société qui lui est pourtant contemporaine.

34Je veux parler de l’utopie.

35Plus exactement, des communautés idéales que divers utopistes du XIXe siècle conçoivent et dessinent dans des textes, puis tentent d’ériger, très concrètement, en des lieux précis.

36Tenons-nous à l’écart du débat traditionnel concernant la dimension éthique des entreprises utopiques, leur viabilité, leur valeur politique, symbolique ou historique, leurs raisons d’être psychologiques, etc. Évitons également de suivre l’évolution de l’imagination utopique au cours des XIXe et XXe siècles et concentrons notre propos sur l’émergence de sa version moderne, et plus précisément sur un trait majeur qui la distingue des utopies conçues au cours des siècles précédents, à commencer par Utopia, de Thomas More, en 1516, La Cité du Soleil, de Tommaso Campanella (1602), et La Nouvelle Atlantide, de Francis Bacon (1627).

37Comme on sait, ces textes, ainsi que la plupart de ceux des deux siècles suivants, parlent de sociétés imaginaires et idéales existant depuis longtemps, sinon même hors du temps, situées dans de lointaines îles inconnues, et dont les descriptions sont dues à des marins ou voyageurs y ayant abordé par hasard ou par accident.

38Alors que l’utopie du XIXe siècle se veut au contraire nouvelle, ouvertement imaginée par ceux-là mêmes qui la décrivent, et concrètement créée par eux – non loin d’eux, en un lieu parfaitement localisable.

39Un lieu paradoxal, donc, puisque instauré au cœur même de la société contemporaine à laquelle il est pourtant censé être si radicalement soustrait.

40La première expérience utopiste fut « New Harmony », créée et financée par l’industriel anglais Robert Owen dans l’Indiana, aux États-Unis, en 1824 (elle fut dissoute en 1827). Mais le modèle du genre – modèle, car destiné à être reproduit des dizaines de fois au cours des décennies suivantes – fut le « phalanstère » conçu par Charles Fourier entre 1820 et 1830.

41Le mot même que Fourier inventa – phalanstère – combine la discipline militaire de la phalange grecque et la rigueur claustrale du monastère. Et de fait, la communauté imaginée et décrite sur tous les plans par Fourier est essentiellement statique, soumise à des règles et lois strictes, détaillées, voulues totalement différentes de celles de l’univers environnant, et se déployant dans un espace autonome, distinct, quasiment imperméable à tout ce qui lui est extérieur.

42Or, c’est de 1832 que date la première tentative de créer un phalanstère, à Condé-sur-Vesgre, dans les Yvelines.

43En 1832, c’est-à-dire au moment précis où apparaît l’imagination de la chambre close du crime, cet autre lieu radicalement excentré par rapport à l’univers social qui lui est néanmoins directement contemporain.

44Cette simultanéité de la naissance de la fiction policière et de celle de l’utopie moderne est d’autant plus frappante que ces deux imaginations a priori tellement étrangères l’une à l’autre allaient se croiser à nouveau une décennie après Maître Cornélius, puisque l’année de la parution de Murders in the Rue Morgue, 1841, fut également celle du deuxième « phalanstère » français, la « Colonie sociétaire de Cîteaux », à Saint-Nicolas-lès-Citeaux, près de Dijon.

45Et surtout, c’est en 1840 que parut le texte utopiste qui allait faire fureur en France : Voyage en Icarie, du socialiste Étienne Cabet. Livre curieux, qui combine la forme narrative de L’Utopie de More – récit maritime, voyage, société idyllique sur une île imaginaire – avec un accent tout à fait moderne sur les bienfaits des machines, une anticipation de type science-fiction des technologies de l’avenir (voyages aériens, transports rapides de millions de personnes), sans compter de nombreux détails touchant à la vie quotidienne (j’ai particulièrement aimé la description des meubles aux « formes arrondies (...) pour éviter les accidents »...).

46Voyage en Icarie eut un succès fulgurant, générant en France un extraordinaire mouvement populaire, l’« Icarisme », ainsi que la création, surtout aux États-Unis, de plusieurs communautés appelées « Icaries », à commencer par celle (éphémère, comme toutes les autres) créée par Cabet au Texas, en 1848.

47Or, et il faudra vraiment me pardonner mon insistance sur la chronologie, c’est au cours des années marquées par l’« Icarisme », très exactement, que naquit la réputation française de Poe, dont les premières traductions – mauvaises : Baudelaire viendra plus tard – parurent à partir de 1845.

48Mais attention : réputation, non pas simplement de Poe –mais de Poe imaginant la chambre close du crime.

49Voyez ceci, qui est tout de même extraordinaire : un an à peine avant le célèbre article de 1847 « Allons en Icarie !5 », où Cabet appelait au départ pour le Texas – un an avant, donc, parurent dans la presse française, presque simultanément, non pas une, ni deux, mais trois traductions différentes de... Murders in the rue Morgue !

IV

50Chronologie et coïncidence ne valent pas explication, bien sûr. Et pourtant, comment ne pas être frappé de ces convergences, à commencer par le fait qu’au moment précis (à quelques mois près) de la création du premier phalanstère, apparaît avec Maître Cornélius la fiction narrative d’un espace dont la clôture signifie elle aussi une résistance obstinée au contrôle de l’autorité étatique contemporaine ?

51D’autant que l’autorité défiée dans le texte de Balzac est historiquement proche de celle à laquelle l’utopie tente d’échapper, puisqu’il s’agit de Louis XI, cet acteur majeur de la transition de la France vers l’État-nation moderne.

52Le rôle de l’État-Nation allait certes être moins flagrant dans les mystères de chambre close à venir. C’est bien la même logique, toutefois, qui est à leur principe, à commencer par Murders in the Rue Morgue où, comme on sait, l’intervention du Chevalier Dupin est le corrélat direct de l’échec de la police, face, non pas simplement au meurtre de Madame l’Espanaye et sa fille mais avant tout à la confondante clôture de leur résidence.

53Il faut y insister : qu’il s’agisse de Maître Cornélius ou de Murders in the Rue Morgue, c’est toujours la clôture de la chambre qui est déterminante dans le défi à l’État.

54Dans son beau livre Chambres closes : Art et claustration à l’âge du roman policier, Emmanuel Pernoud écrit : « le mystère [des] chambres closes ne doit pas être cherché ailleurs que dans ces chambres elles-mêmes, telles qu’elles se présentent6 ».

55Pour le dire plus brutalement (et j’en demande pardon à Pernoud) : le véritable crime, dans un mystère de chambre close, n’est pas un vol, ou un meurtre, mais la clôture elle- même.

56C’est avant tout cette clôture qui fait obstacle – offense – à l’État, en menaçant la continuité, c’est-à-dire l’intégrité, de son territoire.

57Et s’esquisse en filigrane la véritable raison d’être de l’enquête, que dévoile de façon privilégiée le mystère de chambre close fondateur, Maître Cornélius. Car le proto-détective s’y trouvant être un roi connu pour sa lutte contre les survivances féodales, les efforts de ce roi visant à comprendre ce qui s'est passé derrière les murs de la chambre suggèrent fatalement, sans que le texte ait besoin de le dire explicitement, le désir correspondant de démanteler les murs eux-mêmes, ces murs qui empêchent non seulement de comprendre, identifier et raconter, mais avant tout, ce faisant, de contrôler.

58En ce sens, la coïncidence n’en est pas vraiment une, dans la cristallisation simultanée de ces deux reflets inversés que sont l’espace clos abritant un crime et le lieu utopique se voulant refuge face au crime qu’est l’injustice sociale. Sorte de miroir où chacun, au fond, explicite dans l’autre une signification, une dimension qui sans cela resterait non-dite : la portée sociale, politique même, de la fiction policière naissante ; le fondement littéraire du projet utopiste moderne.

V

59Mais il n’y a pas que la simultanéité elle-même. Car au croisement chronologique correspond une proximité proprement formelle entre les deux phénomènes concernés.

60Il y a avant tout, bien sûr, le paradoxe topographique mentionné plus haut comme distinguant l’utopie moderne des précédentes : il est tout autant essentiel au mystère de chambre close naissant. Ici, comme là, il s’agit d’un lieu situé au cœur d’une réalité sociale – l’État-Nation moderne – à laquelle il prétend pourtant échapper. Qu’il s’agisse de logique narrative dans la fiction policière, ou sociale dans l’utopie, cette position a priori intenable de l’espace concerné est au principe organisateur des deux phénomènes.

61Le parallèle va toutefois plus loin, et je propose son examen en trois points.

62Le fait, d’abord, que chacun des deux espaces est d’une étendue explicitement présentée comme réduite, limitée.

63Cela peut paraître évident dans le cas de l’utopie. Loin des visions grandioses des cités et nations insulaires lointaines de More, Campanella, et d’autres utopistes de l’ère classique, la société alternative rêvée au XIXe siècle est fatalement beaucoup plus petite, puisque située à l’intérieur de l’État-Nation moderne.

64Mais justement, les premiers utopistes y insistent. Tant Owen que Fourier décrivent leurs projets respectifs comme ne devant comporter qu’un petit nombre de participants. Pour son phalanstère, Fourier, obsédé du chiffrage, va même jusqu’à fixer ce nombre à 1620, huit cent dix hommes et autant de femmes. (Ce chiffre, du reste, fut loin d’être jamais atteint dans les tentatives qui suivirent).

65Or, la chambre close du crime mystérieux est elle aussi marquée dès sa naissance par des dimensions modestes, qu’il s’agisse de la salle du coffre de Maître Cornélius, de la chambre nuptiale de La Vénus d’Ille ou du lieu où est commis le double meurtre de la rue Morgue.

66Cette petitesse de la scène du crime allait être plus explicite encore, plus insistante, dans les classiques fin-de-siècle de la chambre close : The Big Bow Mystery (titre français : Le Grand Mystère du Bow), d’Israel Zangwill, paru en 1891, « The Adventure of the Speckled Band » (titre français : « Le Ruban moucheté »), de Conan Doyle, paru un an plus tard, en 1892, puis, bien sûr, en 1907, Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux.

67En attendant qu’apparaisse (au cours des années 1920, je crois) l’expression anglaise, locked-room mystery, qui dit bien la nécessaire exiguïté topographique.

68Nécessaire, car en dépend la crédibilité de l’affirmation – par la police, par le détective, par le narrateur – que le lieu en question ne comporte aucune issue autre que celle qui, close de l’intérieur au moment de la découverte du crime, n’avait donc pu être utilisée par le criminel – pourtant absent.

69Au fond, c’est tout simple : pour qu’il y ait véritablement mystère de chambre close, il faut que l’espace en question soit petit. Idéalement une chambre, oui.

70Quelques variantes comportant des lieux plus vastes – manoirs, châteaux, hôtels, etc. – allaient bien apparaître ici et là, au XXe siècle, mais leur présentation comme absolument closes au moment du crime ne serait vraisemblable qu’au prix, à chaque fois, de contraintes narratives plus ou moins arbitraires.

71Un exemple célèbre en est And Then There Were None (1939), d’Agatha Christie, dont l’essentiel de l’intrigue, que vous connaissez, bien sûr, consiste en une série de meurtres prémédités se déroulant tous dans cet espace clos idéal que serait une île britannique de dimension modeste.

72Soit dit en passant, vous savez, j’imagine, que le texte était initialement titré Ten Little Niggers, avant que des impératifs commerciaux ne forcent la raciste invétérée que fut Christie à accepter son titre actuel. La France, comme toujours un peu en retard – et c’est heureux – dans le conformisme politiquement correct, suivit en 2020, avec le titre (franchement inepte) Ils étaient dix. Mais qui sait, au vu des récentes élections au pays des droits de l’homme, la possibilité d’un retour aux sources n’est plus à exclure ! Et j’imagine déjà une nouvelle version pour l’ancien slogan des partisans d’extrême-droite de Ronald Reagan : Let Christie be Christie !

73Mais revenons à notre sujet. Dans And Then There Were None – dont l’analyse la plus joyeusement intelligente, et de loin, est certainement La Vérité sur ‘‘Ils étaient dix’’, de notre Président d’honneur, Pierre Bayard – dans And Then There Were None, donc, la clôture insulaire ne fonctionne que grâce à la circonstance tout à fait aléatoire d’une tempête rendant tout déplacement vers ou de l’île temporairement impossible.

74Cet arbitraire narratif ne fait toutefois que confirmer la règle : pour qu’il y ait mystère, dans ce sous-genre policier qu’est la chambre close, le lieu doit normalement être une chambre, justement, ou du moins un endroit similairement – c’est-à-dire étroitement – confiné.

VI

75Similarité, donc, entre la petite taille du locked-room et celle de l’utopie. Mais cette similarité n’est pas simple, et je passe là à mon deuxième point.

76Qui consiste en ce que les dimensions réduites fonctionnent de façon symétriquement opposée dans chacun des deux espaces. Et il nous faut insister sur cet aspect symétrique de l’inversion.

77Car à l’exiguïté de la chambre close du crime correspond, nous l’avons vu, l’invisibilité du criminel, d’où le mystère. Alors qu’au contraire, c’est une visibilité théoriquement totale qui caractérise les occupants de l’espace utopique – précisément parce que celui-ci est petit.

78Aussi bien, si l’invisibilité du criminel dans le locked-room lui permet d’échapper –temporairement, bien sûr – à toute surveillance, et donc à toute action disciplinaire, la visibilité régnant dans la petite communauté utopique suggère, elle, au contraire, que ses membres sont sujets à un contrôle potentiellement continu.

79Le locked room, ou comment échapper au regard de la société. En face, l’utopie, ou un système quasi-panoptique.

80En un certain sens, du reste, le phénomène prédate le XIXe siècle. Après tout, dans la mesure où l’utopie, dès Thomas More, impliquait, sous une appellation ou une autre, un programme de gouvernement, l’espace où elle se déployait était fatalement soumis au contrôle des gouvernants.

81Exemple classique : La Cité du soleil de Campanella, où à une visibilité extrême correspond une soumission non moins extrême marquant les rapports entre gouvernés et gouvernants. « Soleil » est d’ailleurs le nom du prêtre souverain de l’île, dont le rigorisme n’est sans doute pas sans rapport avec le fait que Campanella était lui-même un dominicain, dont l’ordre, comme on sait, n’exigeait qu’un seul vœu, celui de l’obéissance.

82Mais le contrôle et la soumission allaient être tout aussi remarquables dans l’utopie du XIXe siècle. Plus, même, pourrait-on dire, puisque contrastant si fortement avec l’ambition affichée des utopistes de libérer l’individu des contraintes imposées par la société industrielle...

83Fourier, par exemple, s’inspire beaucoup de la vision de Claude-Nicolas Ledoux pour la Saline d’Arc-et-Senans, en 1775. Or, au centre de ce projet architectural se trouve la surveillance, sur laquelle l’architecte insiste d’ailleurs dans ses commentaires. Une phrase parmi d’autres, dans son livre publié en 1804 : « Rien n’échappe à la surveillance, elle a cent yeux ouverts quand cent autres sommeillent7 ».

84Avec Ledoux, le Panopticon de Bentham (1791) n’est manifestement pas loin. Avec Fourier et l’utopie moderne, il est bien là.

85Contraste donc, avec la chambre close ? Oui, mais attention à l’ultime retournement. Car, invisibles dans l’un et totalement visibles dans l’autre, les occupants des deux petits espaces ne s’en retrouvent pas moins dans une identité similairement négative.

86Ce sera là ma troisième – et dernière – constatation.

VII

87Nous avons vu que dans les récits fondateurs du mystère de chambre close, c'est toujours une non-identité qui transgresse une limite crue inviolable, et qui le fait chaque fois, la nuit aidant, sans être aperçue.

88Mais voyez les membres de la société utopique du XIXe siècle. Non, nulle statue, ici, aucun somnambule, et encore moins des singes. Pourtant, que signifie l’absolue visibilité caractérisant l’espace réduit de l’utopie, et avec elle la surveillance potentiellement incessante, sinon la surdétermination des conduites, des actions, des gestes de ceux qui sont constamment vus, et donc observés, et donc contrôlés ?

89Au cours des siècles précédents, une perte de contrôle avait souvent semblé accompagner, sinon même permettre, l'accession à un espace relevant de l'utopie : c’était presque toujours un naufrage, une tempête, un fleuve ou océan déchaîné qui jetait les marins ou autres voyageurs sur les rivages d’une île ne se trouvant sur aucune carte – au XVIIIe siècle ce ne sera plus toujours une île, d’ailleurs : souvenons-nous de l’Eldorado de Candide, par exemple.

90Au XIXe siècle, toutefois, la séquence est inversée : ce n’est plus la perte de contrôle de l’individu qui conditionne son accès à l’utopie, c’est l’utopie elle-même qui génère la perte, la dépossession de l’autonomie individuelle.

91Le trait fut noté dès le début par les critiques anti-utopistes les plus lucides, en particulier du côté anarchiste, dans la perspective d’une dénonciation plus générale de la dimension totalitaire du rêve utopiste.

92Ce n’est pas le lieu, ici (et je ne peux que le regretter) d’entrer dans le détail du chapitre aussi passionnant que négligé de l’historiographie que furent les évolutions croisées de l’utopie et de l’anarchisme au XIXe siècle.

93Je me contenterai de citer Proudhon, dans sa Lettre à Blanqui, en 1841 : « pour être Fouriériste fidèle, il faut soumettre sa raison et accepter tout d'un maître : doctrine, exégèse, application8 » – ajoutant, pour bien enfoncer le clou, que « la croyance passive est la vertu théologale de tout sectaire, notamment d’un fouriériste9 ». Le reproche de sectarisme allait revenir quelques mois plus tard dans Avertissement aux propriétaires, avec « apôtre d’une foi nouvelle10 », « co-religionnaires11 », « dogmes12 », « disciples13 », etc., puis dans bien d’autres textes de Proudhon, à propos de l’ensemble des utopistes.

94Toujours un peu en retard sur l’anarchisme, Marx lui-même, dans Le Manifeste du Parti communiste (1848), allait à son tour traiter les utopistes de « secte14 », comme le ferait Engels dans ses textes des années 1880.

95Notons toutefois que ni Engels, ni Marx, ni Proudhon ne perçurent le rapport déterminant entre cet aspect sectaire de l’utopie, l’existence individuelle sous contrôle qui marque textes et expérimentations – et les dimensions réduites de l’espace des communautés ainsi imaginées.

96Comme quoi l’analyse littéraire a parfois son utilité.

97C’est elle, en tout cas, qui nous permet de noter les proximités formelles – il y a quelques décennies j’aurais dit « structurelles » – entre l’imaginaire socio-politique et l’univers de la fiction.

98Mais c’est tout de même à un anarchiste que je laisserai le dernier mot. Il est vrai que ce fut un des plus grands, des plus profonds anarchistes.

99Dans les communes utopistes des décennies précédentes, écrit en 1903 Pierre Kropotkine, « on demandait aux hommes d’être ‘‘des pionniers de l’humanité’’, de se soumettre à des règlements de morale minutieux […] de donner tout leur temps, pendant les heures de travail et en dehors de ces heures, à la commune, de vivre entièrement pour la commune. C’était faire comme font les moines et demander aux hommes – sans aucune nécessité – d’être ce qu’ils ne sont pas15 ».

100Être ce qu'ils ne sont pas : pour Kropotkine, donc, les membres des sociétés utopiques.

101Mais j’espère vous avoir désormais convaincus qu’il en va de même pour ceux qui, dans la fiction nouvelle, réussissent à pénétrer dans les chambres closes.

102Être ce qu’ils ne sont pas : voleur, le somnambule Cornélius dans sa propre maison ; jalouse, la statue d'Ille ; criminel, l'orang-outang, rue Morgue...

103Être ce qu’ils ne sont pas.

IX

104L'utopie moderne et la chambre close des premiers récits policiers naissent au même moment et se font mutuellement écho dans leurs imaginations respectives d’un lieu dissident au sein de la modernité, lieu à chaque fois marqué par une étendue restreinte, enclose de façon voulue absolue, et par l’identité problématique, négative, absente, de ceux qui s’y trouvent, ou y accèdent.

105La possibilité même d’une telle lecture croisée de ces phénomènes jumeaux – lecture fort partielle ici, bien sûr – suggère que chacun d’eux pourrait bien avoir une raison d’être autre que celles qui sont habituellement mentionnées : autre que le divertissement traditionnellement associé à la littérature policière, autre que le désir de justice sociale proclamé par les utopistes.

106En tout cas, il me semble légitime de se demander s’il n’y a pas là, dans ces deux domaines si différents et pourtant tellement proches, une sorte de fascination commune, peut-être propre au XIXe siècle occidental, pour le paradoxe que serait un espace social à la fois pleinement inscrit dans l'univers régi par l'État-Nation moderne – et totalement soustrait à son emprise. Fascination pour une sorte de dissidence intérieure. Fascination pour l’éventualité d’une forme singulière – hors toute dimension identitaire de type national ou ethnique – de sécession.

107Je vous remercie.