Populations in utero dans la fiction (xviiie-xxie siècles)
They come into the world more like parcels than human beings. When a baby arrives in a novel it usually has the air of having been posted. It is delivered ‘off’; one of the elder characters goes and picks it up and shows it to the reader, after which it is usually laid in cold storage until it can talk or otherwise assist in the action1.
E. M. Forster, Aspects of the Novel (1927), chapitre « People »
1Recenser la population in utero est a priori un sujet éminemment démographique, qui a trait aux taux de natalité, de fertilité et de reproduction au sein des mondes fictionnels. Le projet ne va pourtant pas de soi ni ne peut se limiter à une approche exclusivement statistique, comme le souligne Forster qui, se demandant ce qui distingue les « nations de la fiction » de celles sur terre, affirme une fondamentale évacuation des enfants à naître et nouveau-nés. Comment en effet compter ces personnages non encore nés et concrètement que va-t-on dénombrer ? S’agit-il d’ailleurs proprement d’une population, puisqu’on a rarement affaire à une collectivité (des jumeaux ne sont pas une foule) ? L’entreprise conduit à des distinctions internes, entre la masse des anonymes (portés à terme ou non) et les personnages qui sortent du lot (dont le plus connu est Tristram Shandy), entre ceux qui sont individualisés (auxquels s’attacher voire s’identifier) et les périphériques, posant la question de savoir comment ces populations se manifestent effectivement dans les fictions, avec un spectre large allant des sensations ressenties par les mères, en passant par les procédés technologiques comme l’échographie permettant de les voir2, jusqu’aux dispositifs découplant fœtus, utérus et corps féminin.
2L’entreprise pose donc des problèmes de corpus, de démarche et d’interprétation. Si la réflexion est consacrée à la fiction des espaces européen et américains des xviiie-xxie siècles (même si nous nous permettrons des incursions hors du domaine délimité), c’est parce que l’empan large permet d’entrevoir l’extension et la variété du questionnement avec ces personnages au statut si particulier, qui mènent une sorte d’existence du vide et pourtant éminemment fusionnelle. Notre hypothèse est qu’il s’agit d’une population qui, n’en déplaise à Forster, n’est pas invisible, mais difficile à saisir, ne pouvant peut-être être abordée que de manière indirecte ; la question des méthodes est dès lors centrale. Elle gagne donc à être considérée autrement que par défaut (en particulier par rapport à la mère)3 de manière à en examiner les modalités, conditions de possibilité et propriétés. Notre étude empirique tentera de circonscrire ce phénomène multiforme en croisant le décompte des personnages utérins et des fictions dans lesquelles ils apparaissent (de manière plus ou moins développée, centrale ou accidentelle), décompte qui joue à plusieurs niveaux et conduit à articuler les perspectives démographique et statistique, narrative et structurelle, topique et historique, générique et genrée. S’il y a un profit à tirer de l’investigation, par-delà l’hétérogénéité des fictions, c’est que se profilent alors les enjeux communs (l’autonomie, l’individuation, la vulnérabilité, le genre). L’examen sera mené en deux temps : nous envisagerons d’abord en quoi l’enquête n’est pas exempte de difficultés, puis proposerons des angles d’approche, corpus d’exploration et perspectives d’étude possibles.
Un sujet impossible ?
Je ne sais quel imbécile a défini la santé comme le silence des organes, mais je suis formelle : la santé, c’est d’abord et avant tout leur présence, fussent-ils bruyants et douloureux.
Emmanuelle Bayamack-Tam, Arcadie (2018), p. 98
3Il convient d’abord de préciser la nature des problèmes que pose l’objet d’étude. Les difficultés sont d’ordre terminologique, définitionnel et narratif, ayant trait fondamentalement à un enjeu de circonscription et d’appréhension d’une part et à l’identification même des personnages de fiction de l’autre. Les habitants sans agentivité d’un ventre maternel sont-ils ainsi proprement des personnages, si ces derniers sont définis précisément par la possibilité d’agir ? Si l’action est consécutive à la naissance, par quel biais appréhender le champ d’étude et la population in utero, définie avant tout par un lieu, le locus premier et originel (Gray, 2013, p. 71-87) ? Faut-il alors compter les organes ? Par ailleurs, le statut de « personnage » in utero est-il considéré comme acquis dès lors qu’un personnage féminin est enceinte ou faut-il que le fœtus se manifeste autrement dans la fiction ? Il paraît donc essentiel de commencer par borner le champ d’enquête, en procédant par exclusion et inclusion, avant de pouvoir dessiner les perspectives d’étude.
4La première difficulté qui surgit lorsqu’il s’agit de compter la population utérine, est terminologique, menant du plus littéral et factuel (fœtus, embryon) au plus métaphorique et symbolique (fruit des entrailles), du plus neutre au plus affectif. L’approche lexicale, si elle offre une piste d’entrée, n’est donc pas pleinement satisfaisante, puisque trop volatile. La seule mention d’un « vieux fœtus […] enflant, enflant » (Beckett, 1951, p. 86) ou d’un « têtard gélatineux lové sur lui-même avec ses deux énormes yeux sa tête de ver à soie sa bouche sans dents son front cartilagineux d’insecte » (Simon, 1967, p. 402), ne suffit pas pour identifier une fiction pertinente pour l’étude, pouvant tout aussi bien exprimer des fantasmes matriciels régressifs d’adultes pleinement formés.
5La deuxième difficulté est narrative : la vie embryonnaire et l’existence prénatale aux bornes clairement marquées (de la conception à la mise au monde), paraît a priori anti-narrative et peu propice au développement fictionnel, puisqu’elle précède l’action consécutive à la naissance, quand il va enfin « se passer quelque chose ». Ne donnerait-elle alors pas avant tout lieu au fait de narrer des événements liés (sexualité, engendrement, grossesse, avortement, accouchement), avec des figures et tropes beaucoup plus facilement dénombrables (femmes enceintes, mères mortes en couche, filles-mères), i. e. des fictions où l’embryon n’existe finalement que secondairement, comme par reflet ou de manière subalterne ? Ainsi de ces enfants perdus, mentionnés en incise dans une phrase qui semble les oublier ou évacuer aussitôt, chez Kafka au seuil de la fiction dans le fragment « Der Heizer / Le Soutier », intégré à L’Amérique (1911-1914), ou chez Defoe sous la plume de Moll Flanders au milieu du roman (1722), enfants disparus à la naissance dont la question se pose de savoir s’ils entrent dans le champ d’investigation :
Als der sechzehnjährige Karl Roßmann, der von seinen armen Eltern nach Amerika geschickt worden war, weil ihn ein Dienstmädchen verführt und ein Kind von ihm bekommen hatte, […] in den Hafen von New York einfuhr […]. (Kafka, 1996, 61).
Lorsque, Karl Rossmann, jeune homme de seize ans qui avait été envoyé par ses pauvres parents en Amérique, parce qu’une bonne l’avait séduit et avait eu un enfant de lui, entra dans le port de New York […]. (Kafka, 2000, 457)
I lived six years in this happy but unhappy condition, in which time I brought him three children, but only the first of them lived. (Defoe, 2011, p. 102)
Je vécus six ans dans cette condition, tout ensemble heureuse et infortunée, pendant lequel temps je lui donnai trois enfants ; mais le premier seul vécut. (Defoe, 1918, p. 134-135)
6La population in utero opère alors comme signe ou péripétie, pouvant tenir même quasiment du non-événement : les personnages ne sont pas abordés en soi, mais seulement présents par mentions subreptices ou allusions, justement parce qu’ils sont corrélés à d’autres phénomènes plus centraux, en particulier ce qui a trait 1/ aux enjeux de descendances (légitimes ou illégitimes), de lignée et d’héritage ; 2/ aux enjeux d’institution, opposant grossesses dans le cadre du mariage (parfois en catastrophe, pour sauver l’honneur de la (jeune) fille) et enfants conçus « dans le péché » et hors des liens conjugaux (abandons, accouchements sous X) ; 3/ aux événements liés aux neuf mois de gestation et à la condition des femmes (GPA, fausses couches, avortements, morts en couche, mères mortes d’épuisement par des grossesses répétées) ; 4/ à la grossesse comme facteur de révélation d’une relation adultère, d’une relation cachée voire choquante (viol, inceste)4, des « fautes » de filles hors des cadres acceptés, ayant donc fondamentalement trait à la sexualité (à l’instar des personnages des romans libertins voulant éviter une fâcheuse grossesse) ; 5/ au deuil, avec les enfants mort-nés qui hantent les fictions à travers les souvenirs douloureux, jusqu’à la version horrifique de leur retour, avec la persistance du disparu et la figure du fœtus décédé comme revenant virtuel5. Bien qu’elles portent davantage attention aux femmes enceintes, pères ou communautés, ces perspectives conduisent alors à différencier au sein de la population fœtale entre anonymes et nommés, entre figures arrivées à terme ou non, entre ceux qui naissent en vie et les mort-nés.
7On est donc peut-être contraint à un mode de saisie indirecte, qui revient à compter d’autres personnages que les embryons, en particulier, dans une entrée par métiers, le nombre d’accoucheuses et d’obstétriciens ou inversement de « faiseuses d’anges » (qui peuvent du reste être les mêmes), conduisant à la constitution de corpus spécifiques, par exemple dans la fiction contemporaine, avec les aventures des sage-femmes dans les quartiers défavorisés londoniens des années 1950 de la série télévisée de la BBC Call the Midwife (depuis 2012) ou le récit de l’héroïne de La vérité sur la lumière (2021) d’Auður Ava Ólafsdóttir, dernière d’une lignée de sage-femmes, qui vient de mettre au monde son 1922e bébé (Ólafsdóttir, 2021, p. 119)6, ou permettant de différencier entre accoucheuses anonymes (Die Marquise von O. (1808) de Kleist ou Germinie Lacerteux (1865) des Goncourt) et sage-femmes nommées : Mrs Gamp chez Dickens (Martin Chuzzlewitt, 1844), Lisaveta Petrovna chez Tolstoï (Anna Karénine, 1873) ou la mère Sagette, personnage ponctuel qui apparaît dès l’ouverture de La petite Fadette (1849) de George Sand7. Les médecins et leurs avatars vont se décliner du plus fantaisiste au plus violemment factuel, avec une version invraisemblable chez Brantôme8, selon un principe de fantaisie compensatoire dans L’œuvre de Dieu, la part du Diable (The Cider House Rules, 1985) de John Irving, au scientifique avec le cas du psychiatre de l’hôpital Hod Hasharon près de Tel Aviv dont les recherches portent sur la communication intra-utérine dans La nuit est mon jour préféré (2023) de Cécile Ladjali, ou lors de passages plus éprouvants comme la scène d’agonie de la « fille du cinquième » dont rend compte Bardamu dans Voyage au bout de la nuit, lorsqu’il exerce en banlieue parisienne9.
8Sans entrer dans les débats politiques et bioéthiques, le problème de la démographie de l’avortement dans les fictions reste ouvert, conduisant à de nouvelles distinctions internes entre avortement précoce et tardif, avortement légal et clandestin ou la nature des procédés abortifs, tout en exigeant l’inscription dans des contextes historiques précis (la France sous Vichy dans Une affaire des femmes (1988) de Claude Chabrol ; le Londres des années 1950 dans Vera Drake (2004) de Mike Leigh). Cela donne aussi lieu à un autre type de décompte précis, celui de femmes prises par le temps et débattant dans leur conscience (4 mois, 3 semaines, 2 jours (4 luni, 3 săptămâni și 2 zile, 2007) de Cristian Mungiu ; 24 semaines (24 Wochen, 2016) d’Anne Zohra Berrached). Cela rend enfin compte de réalités douloureuses, en particulier narrées du point de vue des femmes, à l’instar des classiques L’événement (2000) d’Annie Ernaux et Zami : une nouvelle façon d’écrire mon nom (Zami : A New Spelling of My Name 1982) d’Audre Lorde, marqués par le refus de nommer l’enfant porté10. Les deux autrices exposent, dans un style froid n’épargnant aucun détail ni les risques considérables d’un tel acte illégal, le curetage chez les faiseuses d’anges ainsi que l’expulsion du fœtus, seules dans leurs chambres d’étudiantes au-dessus de la cuvette des toilettes. Tout en rendant compte des conditions extrêmes de leur avortement, « expérience humaine totale » (Ernaux, 2000, p. 112), elles le décrivent a posteriori comme le premier choix déterminant assumé de manière autonome, moment de subjectivation qui constitue de fait un autre type de naissance (d’elles-mêmes comme individus et autrices)11, reléguant définitivement le fœtus au second plan.
9Il est alors envisageable, toujours dans un mode de saisie indirecte, de dénombrer, outre les sage-femmes, médecins et avorteuses, les personnages-types comme les « filles-mères », ce qui permet de compter par ricochet ce que portent ces « ventres maudits » que la société a malmenés, conspués et mis à l’écart, ici aussi avec la nécessité d’une contextualisation précise, que ce soit pour envisager les institutions qui les accueillent (The Magdalene Sisters (2002) de Peter Mullan, qui se déroule dans le comté de Dublin en 1964), qu’il s’agisse de mettre en fiction des faits divers comme les pactes de naissance d’adolescentes décidant de tomber enceintes au même moment (d’après un événement réel survenu en 2008 aux États-Unis, dans The Pregnancy Pact (2010) de Rosemary Rodriguez, transposé à Lorient dans la version française 17 Filles (2011) de Delphine Coulin et Muriel Coulin), ou de raconter une grossesse adolescente bien plus lumineuse (Juno (2007) de Jason Reitman).
10Aucune de ces perspectives ne paraît pourtant pleinement satisfaisante : n’offrant pas de prise directe sur la population in utero, les fictions se focalisant sur d’autres enjeux (les parents, les mères en particulier, les conditions et circonstances de la gestation, les institutions ou les enfants effectivement nés12), elles semblent confirmer la fondamentale secondarité des personnages utérins. De manière à examiner plus spécifiquement les fictions où fœtus et embryons occupent une place prééminente, à l’instar de l’iconique image du « Star Child » qui clôt 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick, nous proposons d’explorer deux pistes avancées par Françoise Lavocat (2020) dans sa clarification du « style démographique » : la réflexion générique d’une part ; le taux d’exhaustivité des informations données sur un personnage de l’autre.
La loi des grands nombres : populations in utero et fictions de genre
Yo ya soy otro, […] yo diferente ya y único ya y siendo de ustedes ya no soy de ustedes, soy yo y soy diferente […]. Yo soy Yo. Descanso, respiro, suspiro. Y ustedes13 ?
Carlos Fuentes, Cristóbal Nonato (1986)
11Les fictions de genre (les littératures de l’imaginaire ou la fiction d’épouvante) paraissent un terrain d’exploration particulièrement riche, permettant avec beaucoup de clarté de saisir les enjeux centraux à la population utérine à laquelle elles réservent une place de choix. Ces fictions qui, c’est la loi du genre14, reposent sur la logique sérielle et stéréotypique ainsi qu’un principe d’extension fictionnelle et de « xéno-encyclopédisme15 », soulignent qu’avec les personnages à naître il en va d’enjeux de vie et de mort, de survie et de procréation, qui se pensent à la fois individuellement et collectivement, se déclinant de l’invasion horrifique jusqu’à la menace d’extinction.
12La présence des enfants à naître établit ainsi explicitement un dialogue avec les enjeux politiques (droit à la vie, problématiques de la vulnérabilité, de régulation des corps et d’exploitation), les réalités médicales, les connaissances et évolutions scientifiques (jusqu’aux représentations fantaisistes de garçons nés dans les choux, de filles dans les roses ou d’enfants délivrés par la cigogne). La scène d’accouchement « bien estrange » de Gargamelle dans Gargantua (1534), entourée de sage-femmes, cas de facétieuse « obstétrique-fiction » comme on parle de science-fiction (Menini 2017), laisse ainsi, par sa précision anatomique, deviner une lecture attentive du corpus hippocratico-galénique, qu’il s’agisse du rattachement de l’utérus à la veine cave et à l’aorte par deux artérioles ou du « désir d’humidité » de l’utérus qui conduit Gargantua à réclamer immédiatement à boire16. Pensons aussi, chez Sterne, aux forceps de la figure pompeuse mais peu glorieuse du Dr Slop ou à l’idée préformiste d’homunculus dans le cadre du débat entre les conceptions spermiste et oviste (le nouvel individu est-il déjà complètement contenu dans la semence mâle ou dans l’œuf de la mère ?), questionnement au cœur de la fameuse ouverture narrant l’interruption malencontreuse dans la genèse du héros17.
13Les fictions de genre permettent en particulier de penser le passage au pluriel, la procréation en série, l’élevage de fœtus en batterie dans autant de matrices géantes – à l’instar de la piscine des Gremlins (Joe Dante, 1984) qui transforme le gentil mogwai en créatures punkoïdes démultipliées ou de la production industrielle dans le paradigmatique Matrix (Lana et Lilly Wachowski, 1999). La problématique du clonage, de la reproduction comme réplication, se déploie ainsi dans un ensemble de fictions18 qui s’emparent de la question suite aux développements des procédés de fertilisation artificielle et s’inscrivent dans la réflexion plus large sur le post-humanisme et des cadres de pensée menant à décorréler corps féminin et procréation, découplant la population utérine à la fois des mères et de la sexualité tout en interrogeant la marchandisation des corps et la mécanisation des procédés. Ces « bébés-éprouvette » issus de technologies comme la micro-injection intracytoplasmatique des spermatozoïdes, sont manipulées par des figures scientifiques bénéfiques ou plus inquiétantes (Felix Frankenthaler, avatar de Frankenstein, chez Djessari, ou Iris Stork, figure moderne de cigogne, chez Roel Janssen). Susan M. Squier, dans son étude de « Science and Literature Studies » intitulé Babies in Bottles. Twentieth-Century Visions of Reproductive Technology, a montré que la description du procédé de fertilisation in vitro et les métaphores reproductives dans les fictions sont tout droit issues des romans d’Aldous Huxley (Brave New World, 1932) qui reposent eux-mêmes sur une rhétorique très semblable aux textes scientifiques du frère zoologue de Huxley (Squier, 1994, p. 133-167). De plus, déplacer le fœtus du corps féminin (où il est dissimulé) vers le laboratoire a cet avantage de le rendre visible. En apportant la possibilité de dissocier sexualité et procréation, les nouveaux modes de reproduction (FIV, utérus artificiels, clones) érigent le champ obstétrical et la phase gestationnelle en domaine d’attention propre.
14Le corpus privilégié des fictions de genre permet ensuite d’expressément penser les problématiques d’invasion horrifique du corps, avec les fœtus tératologiques et les cas de xénogestation, à travers le trope de la normalité menacée par un monstre. La fiction d’épouvante l’exploite abondamment, avec des naissances terrifiantes et des enfants horrifiques, comme le nourrisson exemplaire de It’s Alive (Le monstre est vivant, 1973, Larry Cohen) qui tue d’emblée l’ensemble du personnel de la maternité dans la salle d’accouchement ou les fœtus porteurs du Mal, menaces pour l’humanité, qui refusent de naître dans La marque de Cassandre (1994) de Tchinguiz Aïtmatov19, ainsi que des grossesses et préhistoires « anormales », résultant de présences démoniaques, de problèmes environnementaux ou d’effets ravageurs de la bombe atomique. Dans ces fictions, le ventre de la mère occupe une place centrale, comme signe à la fois de perte de contrôle et de déviation, de l’infection à la possession, dans They Came from Within (1975), premier film d’envergure de David Cronenberg, le paradigmatique Rosemary’s Baby (1968) de Polanski d’après le roman d’Ira Levin (1967) ou Swallow (2019) de Carlo Mirabelle-Davis. De manière frappante, l’héroïne, proie par excellence, n’a jamais de clarté sur ce qui se passe en elle et devient le lieu même d’où le monstre peut à tout moment émerger, tout comme l’avortement ne paraît jamais une option. Lorsque la mère ou le corps médical se décide pour une IVG en raison de complications anormales, il est toujours déjà trop tard, comme dans Riget (L’hôpital et ses fantômes, 1994) de Lars von Trier.
15Ces populations utérines effrayantes, aberrantes, contre-nature, semant la dévastation dans et hors du ventre maternel, plaçant la gestation et la procréation au cœur de fictions extrêmement codées, interrogent aussi bien la sexualité que le locus corporel, précisément parce que les avancées scientifiques détachent la reproduction du corps féminin. La saga des Aliens, intégralement constituée de scènes de parturition et d’intrigues basées sur la reproduction où il s’agit de combattre les survivances extraterrestres, est ici un formidable cas d’école20. Tout se passe comme si la procréation revenait se venger des humains qui l’ont reniée en la séparant de la sexualité, en un futur où la gestation chercherait à réinvestir les corps humains de tout sexe. Les vaisseaux, commandés par un ordinateur qui s’appelle « Mère », opèrent comme matrices géantes, avec des humains plongés dans des berceaux de verre en phase d’hypersommeil ; l’alien est découvert dans une grotte obscure et chaude hébergeant des formes ovoïdes par milliers, la créature effrayante tentant ensuite de coloniser corps et véhicules spatiaux, en autant de matrices transformées en pouponnières ou ruches, pour se reproduire, dans un combat à mort, avec des scènes éprouvantes de gore plus ou moins hygiéniste montrant corps déchirés et bébés parasites jaillissant de poitrines ou violemment expulsés de ventres féminins, scènes à la lecture très ambiguë (assistons-nous à des avortements ou à des césariennes ?). Les images nous confrontent à des modes d’accouchement inhabituels et mortels, servant aussi à montrer l’aspect monstrueux de l’enfantement naturel.
16Le troisième enjeu qui ressort particulièrement des fictions de genre est celui de la fin de l’humanité et de sa survie dans le cas de futurs marqués par l’infertilité ou des menaces d’extinction plus ou moins imminente, déployant de multiples modalités de contrôle de la procréation – qu’il s’agisse de réguler la fécondité en raison d’un risque de surpopulation et d’épuisement des ressources, où la femme enceinte est le comble de l’abomination dans La folle semence (The Wanting Seed, 1962) d’Anthony Burgess, ou qu’elle apparaisse éminemment désirable et protégée pour faire face à l’infertilité généralisée dans Benefits (1979) de Zoë Fairbairns, La Servante écarlate (The Handmaid’s Tale, 1985) de Margaret Atwood, L’enfant de la prochaine aurore (Future Home of the Living God, 2018) de Louise Erdrich ou Les Fils de l’homme (Children of Men) d’Alfonso Cuarón (2006) d’après le roman de P. D. James (1992). L’enjeu de régulation face à des avenirs apocalyptiques interroge à neuf le privilège féminin, selon des programmes idéologiques variés. Ursula K. Le Guin, très virulente dans son texte « La Science-fiction américaine et l’Autre » (1974), déplore ainsi que « la science-fiction a complètement ignoré les femmes, ou bien les a présentées comme des sortes de poupées qui couinent tandis qu’elles se font violer par des monstres », y voyant « un vulgaire patriarcat, digne de babouins » (Le Guin, 2016, p. 111 et 115). La fiction spéculative féministe propose dès lors de repenser les rapports entre les sexes et la procréation, ce qui distribue autrement les relations, par l’exploration de la fluidité de genre dans La Main gauche de la nuit (The Left Hand of Darkness, 1969) avec un roi enceint (Langlet, 2020, p. 115-130), ou l’utopie de pluri-parentalité pour les bébés développés in vitro qui peuvent s’abreuver de lait à la poitrine du père grâce à une opération génétique dans Woman on the Edge of Time (Une femme au bord du temps, 1976) de Marge Piercy.
Fictions fœtales et narrations in utero
So here I am, upside down in a woman. Arms patiently crossed, waiting, waiting and wondering who I’m in, what I’m in for. […] I am, or I was, despite what the geneticists are now saying, a blank slate21.
Ian McEwan, Nutshell (2016)
17L’autre terrain d’enquête fructueux a trait à la question de l’exhaustivité des informations fournies sur la population fictionnelle, à travers le cas des fictions qui s’attachent spécifiquement au développement in utero et permettent de penser la réalité de l’existence prénatale en particulier en adoptant une focalisation interne, la notion d’exhaustivité étant ici comprise comme restreinte à la période de gestation et au séjour utérin. Il ne s’agit plus d’examiner la loi des grands nombres et des fœtus en série, mais bien de la problématique de subjectivation maximale au sein de ventres féminins qui contiennent au plus deux personnages. Le catalogue mondial en ligne WorldCat a ainsi créé en 2008 une entrée spécifique « Fetus-Fiction » après avoir identifié une masse critique suffisante de fictions dont le point commun est de faire entendre la voix d’un·e enfant en gestation. La catégorie regroupe des œuvres extrêmement variées, en termes de types de fictions, de publics22 comme de narration, qui peuvent se concentrer sur l’ennui intra-utérin, les étapes de développement ou les événements du monde extérieur (comme les jumeaux qui racontent in utero l’histoire de leur mère dans What Becomes Us, 2016, de Micah Perks).
18Ces cas de narration fœtale s’inscrivent dans l’étude des récits dits non naturels (unnatural narratives)23. L’élément déterminant est l’effet de surprise ou de défamiliarisation suscité chez le lecteur (selon Richardson, 2015) et la présence de scénarios et d’événements impossibles, non actualisables dans le monde réel de référence (selon Alber, 2016), plus précisément la question de savoir si « l’impossibilité » (physique, logique ou humaine) a ou non été transformée en schème cognitif de base. Or il nous semble que, contrairement aux animaux parlants dans les fables ou aux fantômes dans les romans gothiques, les fictions à narrateur fœtal restent étranges, apparaissent comme opérant une rupture claire de nos habitudes, bref n’ont pas (encore) été conventionnalisées. On peut dès lors commencer à dessiner les contours de ce corpus fictionnel intra-utérin à la première personne24, sur lequel plane la figure tutélaire de l’incontournable Tristram Shandy, et en interroger les frontières par le biais de cas limites – à l’instar du récit « Night-Sea Journey » (1968) de John Barth qui adopte le point de vue d’un spermatozoïde rendant compte de son trajet nocturne vers l’ovule féminin, récit en effet limite car stricto sensu pré-fœtal, ab spermatozoon et non ab ovo25. De tempérament introspectif, le narrateur anonyme y médite sur sa place dans le monde, les intentions de son « Créateur » et « Père », le sens de son existence, contemple la mort en masse de ses camarades et rend hommage, en une citation transparente à la célèbre ouverture du Howl (1956) d’Allen Ginsberg26, à ces milliers, millions, milliards de compagnons disparus, en une fiction qui enchaîne, exponentiellement, les chiffres vertigineux27.
19Si, en termes d’approche démographique, ce corpus n’apporte guère de surprise (chaque fiction propose un, au maximum deux individus in utero), il y a matière à tirer des conclusions en termes de structuration de la population et de taux d’exhaustivité des informations, qui prend une accentuation particulière dans le cas de la population utérine (ici exclusivement humaine, et où, de manière frappante, les voix fœtales démontrent un intellect puissant, une capacité déjà formée de raisonner ou de se souvenir). D’où une analyse du corpus selon différentes lignes de partage – selon que le récit est intégralement narré in utero ou seulement en partie, que l’enfant est seul dans l’utérus ou non, qu’on a affaire à un récit rétrospectif ou à une narration au présent, que la fiction se limite au récit de la vie intra-utérine et à l’autobiographie fictive fœtale ou qu’elle offre une fenêtre sur le monde extérieur, que le narrateur fœtal est anonyme ou nommé ou encore en fonction de la durée de la gestation narrée (depuis la conception jusqu’à la naissance ou uniquement les derniers mois). Il s’agit de pistes d’interprétation prometteuses qui permettent de déployer un nouvel ordre d’expérience, en particulier l’existence fusionnelle, les étapes d’évolution et les analogies entre formation de l’enfant et monde fictionnel – depuis le séminal roman de Sterne, qui foisonne des moments de parturition, et où tout le premier chapitre du premier volume peut être vu comme un instantané de l’embryon, peut-être le premier exemple d’échographie en littérature28.
20Le statut particulier du narrateur fœtal lui permet, de manière privilégiée, de rendre compte. N’appartenant pas encore complètement au monde, il n’a, « du fond de [s]on lac prénatal29 », rien d’autre à faire qu’observer, croître et suivre les agissements des autres protagonistes, les fictions assumant l’invraisemblance ou essayant de la justifier en expliquant comment le narrateur a connaissance du monde extérieur, par exemple grâce à la radio entendue « par-dessus les bruits de laverie automatique de l’estomac et des intestins30 ». Les fictions permettent en particulier d’examiner comment se forme et se distingue une individualité, physiologiquement comme en termes de personnalité, avec la situation si particulière de fusion primordiale où le fœtus est intimement connecté et partage les émotions et humeurs de la mère31. Si, en termes de distribution et répartition des personnages selon leur sexe, on constate, sans surprise, une surreprésentation des embryons masculins32, le corpus permet plus généralement de réfléchir l’asymétrie genrée, l’utérus constituant un exemplaire théâtre où examiner les phénomènes de « valence différentielle » (Héritier, 2012, p. 17) de genre, ainsi que la question de la différenciation sexuée, que ce soit pour exalter l’état d’indistinction et de labilité (heureuse ?) qui marquerait cette existence utérine33, ou constater (non sans mélancolie) que le genre devient destin à l’instar du narrateur de McEwan qui se révèle masculin dans les dernières pages34. Cette perspective est aussi à articuler au plaidoyer de Luce Irigaray qui, dans Le Corps à corps avec la mère, enjoint expressément les autrices à créer des narrations de grossesse et de naissance, incluant celles qui traitent du « séjour in utero » (Irigaray, 1981, p. 22), comme moyen de combattre les structures patriarcales. De tels récits souligneraient le rôle du corps féminin dans la formation de la vie, avant l’introduction de l’enfant dans le monde (patriarcal), ce qui reviendrait à subvertir l’ordre phallogocentrique35. Elle nous invite donc à une lecture comparative genrée des fictions intra-utérines dont nous allons succinctement examiner deux exemples.
21Emine Sevgi Özdamar, dans La vie est un caravansérail (1992), met en scène les tentatives de la narratrice, très consciente du monde au-delà du corps maternel, pour communiquer avec sa mère depuis l’utérus, en une forme de subjectivité prénatale très détaillée mais non autocentrée, contrairement à Oskar Matzerath, le personnage du Tambour (1959) de Grass, qui affirme n’avoir été occupé que par lui-même pendant sa gestation, être seul responsable de sa naissance, en un dispositif qui le conduit à quasiment éliminer les rôles féminins, en particulier celui de sa mère Agnes Koljaiczek36. La narratrice d’Özdamar rend compte de ses observations durant le trajet de train qu’elle fait dans le ventre de sa mère, Fatma, 16 ans, à la grossesse très avancée et qui retourne dans sa maison natale en Anatolie.
Erst habe ich die Soldaten gesehen, ich stand da im Bauch meiner Mutter zwischen den Eisstangen, ich wollte mich festhalten und fasste an das Eis und rutschte und landete auf demselben Platz, klopfte an die Wand, keiner hörte. (Özdamar, 2005, p. 9).
D’abord j’ai vu les soldats. J’étais debout dans le ventre de ma mère entre les barres de glace, je voulais me cramponner et empoignais la glace, je glissais et me retrouvais au même endroit, je frappais à la paroi, personne n’entendait. (Özdamar, 2003, p. 9)
22Le ventre de Fatma y ressemble à une cellule glaciale et solitaire, instaurant une ambiance de danger latent à l’ouverture de la fiction : la narratrice essaie d’envoyer un message à sa mère en frappant contre la « paroi du ventre », précisant que personne ne l’entend (keiner hörte), avec un emploi remarquable de la forme masculine du pronom alors qu’on s’attendrait à un pronom féminin (keine) puisque, a priori, seule la mère pourrait l’entendre. Le texte souligne ainsi l’absence d’auditoire masculin, comme si le seul public qui importait à la narratrice était masculin, inscrivant donc d’emblée la fiction dans un contexte patriarcal.
23L’enjeu des interactions genrées est tout aussi intéressant à étudier dans le troisième roman de l’autrice chilienne Diamela Eltit, Quart-monde (1988), qui met en scène des jumeaux. L’espace prénatal est ici le site d’une lutte de pouvoir entre un frère et une sœur qui se disputent l’attention du lecteur autant que le lieu utérin. Leur intimité et leur jalousie s’entremêlent, dans un roman divisé en deux parties : la première décrit les événements depuis le point de vue du fœtus masculin, qui porte le prénom de son père ; la deuxième est prise en charge par la voix féminine qui demeure anonyme. Tout le texte rend donc compte des luttes épistémologiques et intestines qui débutent dans le ventre de leur mère, dans un roman mettant globalement en scène les violences sexistes et sexuelles à l’encontre des femmes (la sœur est soumise à son frère avant comme après la naissance, par l’inceste en particulier ; la mère est victime d’un mari brutal qui la viole à l’ouverture du récit). Dès le séjour in utero, le narrateur masculin est en mesure d’identifier la nature sexuée de sa sœur, prend conscience de ses désirs tout en renvoyant sa jumelle à sa condition de « second sexe »37. La lutte pour l’espace et la suprématie dans l’utérus fait des protagonistes fœtaux des avatars du couple originel, où le narrateur masculin premier, présenté comme un être humain pleinement formé, capable de raisonner ou d’éprouver des affects comme la peur, l’envie et la curiosité, perçoit toujours déjà sa sœur comme inférieure38. Le ventre maternel, formidable huis clos, installe ainsi d’emblée une situation où le personnage féminin est instantanément piégé dans un système patriarcal dans lequel le frère a, littéralement et métaphoriquement, le dessus39. Le dispositif narratif, pour artificiel et invraisemblable qu’il soit, permet ainsi de mettre au jour une logique naturalisée de domination préjudiciable à l’embryon féminin caractérisé comme faible et passif dès l’utérus.
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24La population fictionnelle des êtres en gestation se révèle ainsi protéiforme et bigarrée, traversée de contradictions et tensions qui appellent une étude approfondie. S’il paraît difficile à l’issue de cette approche transversale regroupant diverses pistes de se risquer à une conclusion définitive, semblent cependant émerger quelques problématiques fondamentales qui ont en particulier trait à la vulnérabilité (le fœtus n’est-il pas l’être sans défense par excellence, dépourvu de toute agentivité et autonomie ?) et à l’individuation (au sens de singularité comme de rapport à la collectivité, tous deux au cœur de la question de la reproduction et de la procréation), questionnant l’enjeu de régulation des corps et des vies, une des modalités cruciales de structuration des populations. La question n’est ainsi pas tant de savoir combien de personnages fœtaux il y a, mais quelle attention, place et valeur leur sont accordées. Ce qui peut alors finalement leur arriver de mieux, c’est d’accéder pleinement à la vie, de naître et pouvoir enfin agir au sein des autres populations fictionnelles (Phelan, 2005), désir d’existence post-natale pleine et entière explicitement exprimé par le narrateur de McEwan :
What I fear is missing out. Healthy desire or greed, I want my life first, my due, my infinitesimal slice of endless time and one reliable chance of consciousness. I’m owed a handful of decades to try my luck on a freewheeling planet. That’s the ride for me – the Wall of Life. I want my go. I want to become. (McEwan, 2016, p. 129)
Ce dont j’ai peur, c’est de rater quelque chose. Désir sain ou simple appétit, je veux d’abord ma vie, mon dû, ma tranche infinitésimale de temps indéfini et la possibilité d’avoir une conscience. On me doit une poignée de décennies pour tenter ma chance sur une planète en roue libre. L’attraction qu’il me faut, c’est le mur de la vie. Je veux mon ticket. Je veux devenir quelque chose. (McEwan, 2017, p. 157)

