Colloques en ligne

Françoise Lavocat, Chloé Chaudet, Nicolas Aude et Claudine Le Blanc

Introduction

1Le personnage a fait l’objet de bien des études et spéculations – surtout dans ses rapports d’identification à son auteur, à son lecteur – au point de susciter un certain agacement : « Nous en a-t-on assez parlé du personnage ! », s’exclamait Robbe-Grillet en 1957. Mais qu’en est-il des personnages ? Si l’on excepte Robinson sur son île, les univers fictionnels sont peuplés, non seulement par ceux que l’on appelle des héros, et qui captivent l’attention, mais aussi par leurs parents, leurs amis, leurs connaissances, leurs serviteurs, cochers (au xixe siècle), soldats, passants… Ceux-là passent totalement inaperçus. D’ailleurs, rien n’est plus contre-intuitif que le volume d’une population fictionnelle : de Madame Bovary, qui se rappelle de plus d’une quinzaine de personnages ? Charles et sa mère, le père d’Emma, Berthe sa fille, les Homais, L’Heureux, les deux amants Rodophe et Léon, et pour ceux qui ont lu ou relu le roman récemment, Hippolyte et son pied bot, Nastasie et Félicité (les deux servantes), le curé Bournisien… et encore Héloïse la première femme de Charles… Pourtant, dans ce roman, les personnages nommés participant à l’action sont au nombre de 67, auxquels s’ajoutent 74 personnages anonymes, sans compter les groupes et les foules.

2À quoi bon s’intéresser au menu fretin des romans, ceux pour lesquels, au cinéma, on recrute des figurants ? L’hypothèse qui a donné lieu au thème du 43e Congrès de la Société française de littérature générale et comparée (SFLGC), est que la façon dont un univers fictionnel est peuplé est un élément structurel important qu’il importerait peut-être d’intégrer à l’histoire littéraire, ou celle d’autres médias. Ce que l’on peut appeler un « style démographique » – le volume de la population fictionnelle, la répartition des personnages en termes de genre, la distribution des occurrences du nom propre, la présence ou non de foules – caractérise en effet des genres littéraires, des époques, certains auteurs, et même (du moins au xixe siècle) le fait que le roman ait été écrit par un homme ou une femme.

3Cette perspective est nouvelle. Elle a cependant pour antécédent les théories qui envisagent les fictions comme des mondes habités et qui ont favorisé l’appréhension des personnages comme populations. Thomas Pavel, par exemple, dans Univers de la fiction (1986), évoquait les foules de créatures mythologiques qui, au xvie siècle, étaient devenues en masse des personnages de fiction. Dans une autre optique, Alex Woloch a montré que la lutte des personnages secondaires pour occuper l’espace textuel était thématisée dans plusieurs romans réalistes du xixe siècle (Woloch, 2004) et Tiphaine Samoyault appelle « banlieue du roman » l’espace des personnages secondaires (Samoyault, 2013). Par ailleurs, si les dictionnaires de personnages existent depuis le xixe siècle, internet a favorisé la multiplication de listes et de répertoires de personnages (surtout de fantasy), par ordre alphabétique, par caractéristiques, par œuvre1.

4La démarche proposée s’inspire de ces approches. Non limitée au roman, elle invite à la comparaison diachronique et intermédiale. On peut enquêter par exemple, sur l’hétérogénéité ontologique de telle ou telle fiction, selon les époques, les aires culturelles, les genres littéraires : quelle est la proportion, dans une œuvre ou une époque donnée, de personnages féériques, historiques, allégoriques, machiniques ? On peut aussi s’intéresser à la distribution des personnages dans une œuvre (apparaissent-ils au début, au milieu, à la fin ?) ; à leur mortalité ; à leur fécondité ; à leur onomastique ; à la représentation des minorités ethniques. Envisager les personnages comme population ouvre de vastes champs d’exploration, se prêtant éventuellement à une approche quantitative et statistique, et pouvant, de ce fait, bénéficier de la contribution des humanités numériques.

5Les participants au congrès de la SFLGC se sont largement saisis de ces propositions, explorant nombre des pistes suggérées par les organisateurs2, et en inventant d’autres. Les communications se répartissent en trois sections. La première, la plus fournie, aborde maints aspects des populations fictionnelles dans toutes leurs diversités ; la seconde a adopté une méthode quantitative ; enfin, la troisième aborde la question sous un angle particulier, celui des comploteurs et des sociétés secrètes, présenté par Chloé Chaudet et Nicolas Aude.

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6La première section propose diverses approches de la façon dont les univers fictionnels sont peuplés et habités, et montrent la corrélation étroite entre la forme, la conception de la fiction et le personnel dont elle se dote. Si certains personnages apparaissent propres à des littératures et des époques précises dont ils reflètent les représentations et les enjeux, tels les touristes dans les romans de la fin du xixe siècle (Hélène Dubail), les musiciennes dans la fiction européenne du xixe siècle (Amandine Lebarbier), les mauvaises mères dans littératures caribéennes des xxe et xxie siècles (Natacha D’Orlando) ou encore les éléments naturels, dans le roman contemporain (Judith Sarfati Lanter), ils peuvent aussi s’adapter et devenir transfuges, comme le rentier de la littérature fantastique après le xixe siècle (Martin Carayol) ou le schnorrer du monde juif ashkénaze dans les œuvres d’Israël Zangwill et d’Albert Cohen (Mélisande Labrande).

7Les groupes de personnages quant à eux, à l’instar du chœur des tragédies antiques – référence récurrente dans les contributions – sont souvent appelés par le genre dans lequel la fiction s’inscrit, et contribuent à assurer cette inscription générique : chœurs de zombies ou personnages de contes de fées dans les séries (Olivier Ammour-Mayeur, Marie-Émilie Walz), moines et moniales dans le cinéma et les séries médiévalistes (Justine Breton), foule au sein des littératures africaines ou afrodescendantes qui interrogent les mémoires de l’esclavage transatlantique (Aurélia Mouzet), minorités marginalisées par les grands récits historiques dans la fiction postmoderne (Camille Thermes). C’est aussi le cas, dans une certaine mesure, des foules d’auberge, topos narratif chez Cervantès, Scarron, Marivaux, Fielding et Diderot (Yen-Maï Tran-Gervat).

8À l’échelle d’une œuvre, la manière qu’a un auteur de peupler un roman participe de la singularité d’une écriture, ou « style démographique » (Françoise Lavocat), qui se traduit en particulier dans les modes de hiérarchisation des personnages : quand Dostoïevski accorde une importance inédite aux personnages dits secondaires (Margot Buvat), l’écrivaine québécoise Marie-Claire Blais s’emploie délibérément à effacer les différences entre personnages principaux et personnages secondaires (Laurent Pagès).

9De fait, en attirant l’attention sur le système des personnages, certains dispositifs ou peuplements fictionnels viennent à questionner les frontières de la fiction en impliquant le lectorat et en problématisant la relation entre monde fictionnel et réalité : ainsi de la liste des personnages dans les volumineux cycles de fantasy (Anne Besson), des personnages suscitant une « empathie négative » (Stefano Ercolino et Massimo Fusillo), des personnages utérins qui cristallisent la question de la reproduction des mondes fictionnels (Anne Isabelle François) ou bien encore de ces populations réelles, Nord-Coréens (Patrick Maurus) ou Kalmouks (Virgine Tellier), dont le traitement romanesque brouille la distinction entre population fictionnelle (représentée dans une fiction, dans ce cas littéraire ou cinématographique) et population fictive (imaginaire).

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10La deuxième section réunit dix communications qui, pour la plupart, envisagent la démographie des personnages de façon statistique. Sans adopter un ordre strictement chronologique, on peut distinguer trois groupes.

11Quatre articles, qui ont pour point commun d’examiner dans une perspective comparatiste des populations fictionnelles sur de vastes corpus, appartenant souvent à des époques ou des aires géographiques éloignées, forment le premier groupe. Luca Penge analyse les populations fictionnelles des romans grecs (Achille Tatius, Longus et Héliodore), et met en relation leur style démographique avec l’unité d’action et la liaison entre action principale et épisodes, tels que les conçoivent les théoriciens français du xviie siècle. Il montre, en particulier, que la disparition des mythes est liée, chez ces théoriciens, à la perception de l’unité d’action. Claudine Le Blanc compare les populations fictionnelles et les styles démographiques dans trois recueils de contes médiévaux, indien (Contes du Vampire), chinois (Spectacles curieux d’aujourd’hui et d’autrefois) et italien, le Décaméron. Elle met en évidence les spécificités génériques et culturelles de ces populations fictives, éloignées de tout « réalisme démographique », notamment en ce qui concerne leur densité (supérieure dans les contes orientaux). La présence massive de personnages surnaturels et historiques, dans les contes orientaux, est également soulignée. C’est encore la Chine et l’Europe de la première modernité qui sont comparées par Ouge Tai à travers deux monuments romanesques, Le Rêve dans le Pavillon rouge et L’Astrée, comprenant chacun plusieurs centaines de personnages. Malgré des points communs notables entre les deux romans (en ce qui concerne, notamment, la jeunesse des protagonistes), l’auteur de l’article met en évidence la différence entre les deux romans en ce qui concerne la mortalité des personnages féminins. Enfin, Ioana Galleron analyse la population (de mille cent personnages), d’une centaine de pièces du théâtre classique français, entre les xviie et xviiie siècles, qu’elle met en regard avec quelques exemples du théâtre italien. Elle compare les listes de personnages, de plus en plus détaillées, met en lumière des variations, par décennie, du nombre des personnages et de la proportion de femmes ; elle souligne le peu de diversité sociale des personnages de théâtre de cette époque et la dimension collective de certains d’entre eux.

12Le deuxième groupe de cette section réunit trois articles qui traitent non pas de vastes populations, mais plutôt de catégories spécifiques. Deux d’entre eux s’interrogent également sur le rapport entre fiction et non-fiction, entre personnages fictionnels et population réelle. C’est le cas de Benoît Tane, qui se penche sur les enfants morts dans les romans français et anglais du xviiie siècle. On peut considérer, de façon générale, que la mortalité infantile massive au xviiie siècle et encore au xixe siècle, est effacée, aussi bien dans les recensements démographiques de la population réelle que dans les fictions. À partir d’exemples tirés, notamment, des romans de Defoë, de Rousseau et de Goethe (et de leurs illustrations) Benoît Tane analyse leur présence fantômale. Francesca Manzari étudie les personnages transatlantiques dans l’œuvre romanesque de Henry James, voyageurs auxquels rien n’arrive, interchangeables, qui « passent à côté de leurs vies ». Enfin, Polina de Mauny se penche sur les émigrés français en Russie, dans quatre romans de la première moitié du xixe siècle, deux français et deux russes, fictionnels et non fictionnels, qui sont comparés à la population réelle des étrangers à Moscou dans ces années-là. Elle met en évidence une progression du réalisme.

13Les articles du troisième groupe témoignent d’un intérêt centré sur les personnages anonymes et les foules. Oriane Litardi, tout d’abord, détaille les différentes fonctions des personnages anonymes dans le théâtre shakespearien, en montrant comment ils sortent de la généricité en incarnant souvent une idée universelle. Françoise Lavocat, à travers des romans d’Isabelle Guénard, d’Alexandre Dumas, de Charles Dickens, d’Eugène Sue et de Victor Hugo, fait l’hypothèse d’une relation entre l’augmentation et la structure de la population fictionnelle, le thème révolutionnaire et le parti-pris politique de l’auteur. Enfin, Eva Le Saux, dans l’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert et Paris d’Émile Zola, étudie la population dans les espaces publics parisiens, référentiels ou fictionnels, qui invisibilise la diversité et minore la représentation des femmes.

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14Population fictionnelle ayant connu une véritable prolifération à l’ère contemporaine, les personnages de comploteurs dont il est question dans la troisième section ont pour caractéristiques minimales de se regrouper pour concerter un projet confidentiel et de ne pas se laisser facilement dénombrer. Œuvrant à dissimuler ses projets au même titre que son extension, ce « peuple du mystère » est indissociable d’un imaginaire3 de la société secrète en plein essor au xixe siècle. Les figures fictives qui contribuent à le façonner ont cet intérêt a priori paradoxal de composer une population intrinsèquement cachée voire insaisissable, mais dont la mise en intrigue implique le dévoilement : un récit complotiste diffère d’un complot réussi en ce qu’il finit généralement par révéler, en tout ou partie, l’identité de celles et ceux que le complot dissimule.

15Dans le corpus transmédial au cœur de cette dernière section, les collectifs occultes où s’embusquent les personnages comploteurs fédèrent des figures appartenant tantôt à la sphère politique, aux instances dirigeantes et autres élites, tantôt aux marges et aux bas-fonds. Ces mystérieux conspirateurs4 peuvent cibler un personnage public, une institution, voire toute une société ou une nation. Que leurs ambitions soient néfastes, bienveillantes ou ambiguës, les membres de ces communautés imaginaires ont en partage une volonté de domination dont la portée politique s’avère plus ou moins étendue.

16Si les fictions traitant de complots et autres représentations en partie fantasmées des sociétés secrètes existent au moins depuis l’Antiquité, elles correspondent, à partir du tournant du xixe siècle, à une territorialité et à des affiliations génériques de plus en plus polycentrées – constituant dès lors un objet d’étude comparatiste par excellence. À ce titre, les études présentées dans cette 3e section se focalisent – sans s’interdire quelques mises en perspective diachroniques – sur la période des xixe, xxe et xxie siècles. Aux incarnations fictives de francs-maçons, Illuminati, jésuites, Carbonari, jacobites, mais aussi d’Assassins et de Thugs, s’agrègent, d’un siècle à l’autre, diverses représentations et reconfigurations du regroupement occulte.

17Dans ce contexte, les études composant cette section visent plusieurs objectifs complémentaires. Premièrement, en écho à la perspective démographique qui constituait l’une des orientations du congrès de 2021, il s’agit de recenser quelques groupes de personnages récurrents, au sein d’un ensemble transhistorique et transmédial de figures du complot et de la société secrète. Nous nous fondons pour ce faire sur un vaste corpus allant du roman historique scottien (étudié par Marie-Agathe Tilliette) jusqu’aux séries audiovisuelles et fictions cinématographiques contemporaines (à l’instar de Claire Cornillon et d’Alice Jacquelin), en passant – entre autres – par le roman-feuilleton, les mystères urbains, les récits d’espionnage, le roman noir, le néo-polar, les fictions postcoloniales et/ou postmodernes. Approches transversales (Nicolas Aude, Chloé Chaudet) et études de cas se répondent ainsi dans leur mise en valeur d’une double dynamique de continuité et de rupture par rapport au tournant du xixe siècle. Plusieurs collectifs occultes fondateurs (tels les Illuminati ou les jésuites) conservent ainsi une actualité frappante dans la fiction du complot des siècles suivants ; dans certaines œuvres récentes, ils n’en font pas moins l’objet de modulations encourageant à questionner – voire à contredire – leur inscription dans un imaginaire complotiste (Thomas Barège). Mutatis mutandis, il en va de même des sociétés secrètes peuplant en nombre le roman gothique et ses multiples déclinaisons : dans de récentes séries télévisées dites néo-victoriennes (Jessy Neau), leur figuration articule une vision agonistique des rapports sociaux typique de la fiction complotiste à une exacerbation des (inter)actions surnaturelles lorgnant davantage du côté de l’épique que de l’ésotérique.

18En deuxième lieu, allant de pair avec la représentation de conspirateurs plus ou moins discrets, les dévoilements divers et variés constitutifs de la plupart des œuvres traitées ci-après sont abordés dans une perspective narratologique – attentive, dans certaines contributions, à la réception des intrigues étudiées. Il en ressort que les structures et fonctions du système des personnages jouent un rôle déterminant dans l’élaboration et la diffusion de l’imaginaire du complot, parfois bien plus que le contenu idéologique associé à telle société secrète (Anaïs Goudmand). La dimension fondamentalement narrative du complot, qui constitue un motif5 bien plus qu’un thème statique, concerne du reste nombre de sociétés secrètes fictives, qu’une analyse narratologique permet d’envisager en termes dynamiques.

19Enfin, dès lors qu’il s’associe à la narration d’un complot, le « peuple du mystère » qui a retenu ici notre attention engage un ensemble de réflexions métafictionnelles et herméneutiques. Émergeant de manière plus ou moins explicite des corpus à l’étude, certaines interrogations concernent tout particulièrement les personnages au cœur de cette section : dans quelle mesure l’entreprise de complot qui les caractérise nous dit-elle quelque chose de la création fictionnelle en tant que telle ? En quoi ces populations secrètes permettent-elles de mettre en relation le complot et l’intrigue, que l’anglais désigne par un seul et même terme (plot) ? Comment appréhender la pluralité ontologique d’un imaginaire dans lequel les personnages n’ont de cesse de traverser, dans les deux sens, la fine frontière censée séparer les faits des fictions ? Quelles affinités existe-t-il entre le « style démographique » (Lavocat, 2020) singulier de ces fictions et le « style paranoïaque » (Hofstadter, [1964] 1966) qui, à en croire certains analystes, domine une partie conséquente des discours socio-politiques de la (post)modernité ? Loin de mener à une réponse définitive dans les analyses que nous avons rassemblées, le traitement de ces questions ne nécessite pas, à l’évidence, de s’appuyer sur des narrations elles-mêmes métafictionnelles. Les fictions n’ont pas besoin d’exhiber, de manière réflexive, les rouages de leur propre mécanique esthétique pour nous donner matière à penser cette mécanique, l’économie du personnage qui la soutient et le répertoire des représentations sociales qu’elle met en mouvement6. Là réside l’un des grands intérêts d’une étude comparatiste transculturelle et transmédiale des figures fictives de comploteurs et sociétés secrètes, dont les contributions ci-après œuvrent à poser quelques jalons.