Colloques en ligne

Nicolas Aude

Des confessions « presque sans vergogne » : à propos du viol d’une petite fille dans le Dostoïevsky d’André Gide

“Almost shameless” confessions: about the rape of a little girl in André Gide’s Dostoïevsky

1« Nous sommes, par nécessité, spécialistes. Il faut s’y résigner » (Backès, 2005, p. 17). Cet avertissement, qui figure au seuil d’un recueil publié, à la fin de son enseignement universitaire, par l’un des plus grands spécialistes francophones de Fiodor Dostoïevski, m’apparaît comme la confession d’un philologue qui ne s’est jamais résigné à s’occuper d’un seul domaine de recherche, ni d’un seul auteur, refusant ainsi, pour emprunter ses propres termes, de « se tenir en son lieu » (p. 17). Avant d’écrire et d’enseigner sur des objets aussi divers que les mythes, la musique ou encore la rhétorique, avant de traduire en français Nietzsche, Pouchkine, Akhmatova, Hésiode ou Homère, Jean-Louis Backès avait soutenu à la Sorbonne, en 1972, une thèse d’État intitulée Dostoïevski en France 1890-1930, recherche devenue presque légendaire pour la communauté des dostoïevskiens français dans la mesure où elle demeure à la fois incontournable et totalement inédite. Lorsqu’il travaillait sur la réception de l’auteur russe de L’Idiot et notamment sur le rôle d’intermédiaire qu’avait pu jouer André Gide dans la consécration de ce dernier au début années 1920, Backès bénéficiait d’un climat intellectuel formaliste dont on a souvent dit qu’il a eu tendance à neutraliser les questions éthiques. Or ce n’était plus mon cas quand j’ai moi-même débuté, il y a plus de dix ans, une recherche doctorale inspirée par le parallèle Dostoïevski-Gide. Cela l’est encore moins aujourd’hui, alors que de nouvelles exigences, venues du champ culturel, politique et médiatique mais aussi de l’espace éditorial contemporain (pensons au succès récent du récit Triste tigre de Neige Sinno publié chez POL en 2023), remettent directement en cause l’autonomie du champ littéraire tout en nous enjoignant de reconsidérer la référentialité de certains aveux autofictionnels, énoncés « presque sans vergogne » (Gide, [1923] 1999, p. 583), et qui relèvent d’une forme de « cynisme » littéraire1.

2Spécialiste lui aussi de l’œuvre de Dostoïevski, Frédéric Boyer se positionne également, dans le champ littéraire contemporain, comme traducteur et surtout comme éditeur de confessions à caractère soit référentiel, soit le plus souvent autofictionnel2. Dès lors, une de ses interventions publiques m’interpelle. Intitulée « N’est pas Dostoïevski qui veut », elle s’insère dans le cadre d’une chronique hebdomadaire publiée dans le journal La Croix en date du 22 janvier 2020 :

C’est peu de dire que notre histoire récente, encore ces dernières semaines, trahit toujours notre fascination pour l’aveu des crimes des autres. Surtout si un parfum de célébrité, justifiée ou pas, les accompagne. Se succèdent les révélations accablantes sur tel ou tel, cinéaste, écrivain, politique : emprise, séduction, viol… Avec cette fixation particulière pour l’enfance et la jeunesse trompées, abusées. (Boyer, 2020)

3Que vient faire ici Dostoïevski ? L’évocation d’un épisode allusif du roman Crime et châtiment [1866] sert très vite à introduire le récit d’un chapitre censuré plus problématique des Démons [1872] (chapitre retrouvé dans les archives de l’écrivain au début des années 1920). L’auteur de cette chronique finit par mentionner de « troublantes allégations de viol d’une petite fille » (Boyer, 2020) dans la vie de l’auteur lui-même. Ce texte de Frédéric Boyer participe d’une polémique littéraire qu’il convient d’appeler aujourd’hui l’ « affaire Matzneff », événement déclenché par la parution du récit Le Consentement de Vanessa Springora qui se confond désormais, pour nous, dans la chronologie de l’extrême contemporain, avec l’avènement d’un #MeToo littéraire. Dès lors, plusieurs questions se posent. On peut tout d’abord se demander sur quels faits reposent exactement ces allégations censées résonner avec nos espaces publics et nos arènes médiatiques bouleversées par la quatrième vague féministe et le surgissement d’un intérêt croissant pour le thème des violences sexuelles sur mineur·e·s. Loin d’être l’expression d’une curiosité biographique indiscrète, anachronique ou déplacée, cette question revient à savoir si l’auteur du xixe siècle Fiodor Dostoïevski a vraiment « fait “œuvre” » (Sapiro, 2020, 14) d’une conduite privée qui se confond avec la transgression d’un interdit, à se demander aussi si ses textes en ont produit l’apologie et non plus simplement la représentation. Question plus vivifiante à mes yeux, la convocation de Dostoïevski sur la scène des débats démocratiques vient-elle nécessairement réaffirmer l’existence d’un droit au « tout dire » qui serait consubstantiel à la définition moderne de la littérature ? Face au spectre de la « cancellisation3 », le rôle du comparatiste ne serait-il pas de faire jouer autrement, dans l’arène de nos débats publics polarisés, ses savoirs de spécialiste, son rôle de médiateur et son travail de relecture des œuvres du canon ?

4Alors qu’il se fonde sur la récurrence d’un même récit confessionnel diffracté dans plusieurs romans, le soupçon d’une transgression pédophile revient régulièrement hanter la réception de Fiodor Dostoïevski. Il ajoute ainsi une charge pénale démesurée au dossier qui alimente régulièrement le procès d’un écrivain dont la critique ne s’est jamais totalement départie du paradigme de « l’homme et l’œuvre ». Je formule ici l’hypothèse qu’en se faisant le relais d’une légende noire, déjà présente sous différentes formes dans l’espace public imprimé russophone, André Gide a délibérément ouvert, pour la réception française de Dostoïevski, une zone d’indécision dont nos lectures ne sont peut-être jamais sorties indemnes. Dans un célèbre essai publié chez Plon en 1923 et, en particulier, dans l’indiscrétion de sa deuxième causerie, il nous faut identifier une étape problématique dans l’héroïsation d’une parole littéraire scandaleuse et transgressive ayant pour projet la remise en cause du tabou sexuel. En effet, si Gide peut apparaître en France, à bon droit, comme un des pionniers des luttes pour la libération de la « parole homosexuelle » (Eribon, [1999] 2012, p. 229), son œuvre semble aujourd’hui tombée dans le piège des analogies qui l’associent aux écrits et à la trajectoire de Gabriel Matzneff. Je me propose de ressaisir la place du Dostoïevsky de 1923 et plus généralement celle du romancier russe tel qu’il a été lu par plusieurs écrivains français dans cet « espace politique de la littérature » que François Bompaire a choisi de substituer à la notion d’« espace autobiographique » (Lejeune, 1975) pour circonscrire un espace de parole et d’échange où se joue une certaine définition de la littérarité et où il reste « des choses à penser » (Bompaire, 2021, p. 94). Face aux apories de l’enquête biographique et au caractère retors de certaines appropriations, c’est précisément cet espace que je tenterai de circonscrire en me penchant, à nouveaux frais, sur la pluralité textuelle radicale d’un épisode de L’Idiot.

Situer le Dostoïevsky de 1923

5En approchant l’auteur de L’Idiot, nous nous trouvons a priori bien loin de la patrie des bergers de Théocrite et de Virgile qui fut si chère à Gide. Le Dostoïevsky n’en constitue pas moins une étape importante non seulement dans la réception française de celui-ci (on a pu comparer certaines de ses intuitions aux thèses d’un grand livre de Bakhtine publiée à la fin de la même décennie en Union soviétique) mais aussi dans la réflexion personnelle de l’écrivain, ce en quoi il a pu être considéré comme son « chef-d’œuvre critique » (Moutote, 1976, p. 768). Ce volume rassemble des « articles et causeries » écrites entre 1908 et 19234. Le texte expose au final, de façon anachronique, des motifs de l’œuvre, des pensées de l’écrivain mais aussi des idées exprimées par ses personnages, chacun ayant pour originalité de « baign[er] dans l’ombre, [de] s’appu[yer] sur son ombre » (Gide, [1923] 1999, p. 599). Si la première des six conférences prononcées en 1922 esquisse une biographie sommaire, la seconde s’attache à l’influence du milieu dans une perspective qui croise la méthode historique de Taine et la psychologie des peuples faisant la part belle à l’irrationnalité de la fameuse « âme russe » (Gide, [1923] 1999, p. 557). La troisième partie, consacrée au travail du romancier, fait surgir deux grands thèmes de l’éthique gidienne : l’inconséquence et la simultanéité. Dans la quatrième causerie, Gide poursuit d’autres thèmes personnels : les enfants, qu’il relie chez Dostoïevski à une attention à « l’informe » (Gide, [1923] 1999, p. 606), plus ou moins ignorée par la littérature française, mais aussi la primauté des amours mystiques sur les amours sensuelles. Enfin, après avoir médité sur la stratification morale du héros dostoïevskien, l’auteur de L’Immoraliste réinterprète le sens de l’œuvre à la lumière de l’épilepsie. Il en déduit une généralisation dont on ne sait plus très bien si elle parle d’une étiologie de cette maladie neurologique, de l’œuvre littéraire elle-même ou de la singularité d’un désir : « À l’origine de chaque grande réforme morale, si nous cherchons bien, nous trouverons toujours un petit mystère physiologique, une insatisfaction de la chair, une inquiétude, une anomalie » (Gide, [1923] 1999, p. 643).

6Or c’est bien ce thème de l’anomalie – ou écart normatif – qui indique le sens d’une démarche ayant tout à voir avec la logique de l’espace autobiographique gidien. Il faut entendre cette dernière expression au sens que lui a prêté Philippe Lejeune, à savoir celui d’une stratégie d’écriture visant à produire un « effet d’ambiguïté » (Lejeune, 1975, p. 166). En l’absence de pacte autobiographique explicite, l’ensemble des écrits de Gide peuvent être lus comme un « jeu de textes » (Lejeune, 1975, p. 165-172) englobant à la fois les écrits diaristes, les fictions et les essais critiques. Aussi l’écrivain peut-il affirmer au seuil de ses six conférences que Dostoïevski « s’est perdu dans chacun des personnages de ses livres ; et c’est pourquoi dans chacun d’eux on le retrouve. » (Gide, [1923] 1999, p. 561). On pourrait s’attarder sur le choix de l’indice générique « causeries » qui renvoie certes au cadre énonciatif de la performance orale mais qui n’est pas sans faire écho à la méthode beuvienne. Dans l’œuvre de Gide, la question biographique prend néanmoins une tout autre dimension que chez l’auteur des Causeries du lundi. On sait que les publications successives des écrits de Gide ont été ordonnées par le souhait de contrôler la diffusion du secret sexuel. Il nous faut donc relire le Dostoïevsky de 1923 dans un contexte auctorial qui l’associe à la réédition du Corydon de 1924, à celle de Si le grain ne meurt la même année et, bien sûr, à la préparation des Faux-monnayeurs de 1925. À l’époque, la droite catholique ne s’y trompe pas comme en témoignent les articles que publie à la même époque Henri Massis dans La Revue universelle. Les textes de ce critique proche de l’Action française préparent le dossier de la fameuse « querelle des mauvais maîtres » qui sévira après la déroute de 1940. Or, dans un compte rendu intitulé « La Confession d’André Gide (à propos du Dostoïevsky) », Massis se dit saisi par l’« effroi de ce que [Gide] avoue sur lui-même » (Massis, [1923] 1924, p. 30). Reprenant un mot cher à l’écrivain-critique, Massis montre que l’œuvre foisonnante de Dostoïevski ne lui sert que de « prétexte pour explorer ses propres abîmes » (p. 35). Dans une lettre du 29 juillet 1923, Paul Claudel semble lui aussi réagir d’une façon qui anticipe la publication des aveux littéraires à venir :

Comme vous l’avez bien remarqué, quand Dostoïevsky parle à son compte, dans son journal, et même un peu dans ses lettres à mon avis, il ne dit que des sottises, mais quand il est sur le trépied, ou sur le chevalet, ses réponses bizarres, sournoises, élusives, fragmentaires, comme celles qu’on extirpait des anciens possédés, ne peuvent absolument pas être prises telles quelles. Elles sont toujours corrigées par une réserve, par quelque chose d’essentiel que Dostoïevsky s’est obstiné à taire et qui a été jusqu’à la fin sa torture. Il n’est jamais sorti de l’état de recherches et de question. (Claudel, Gide, 1949, p. 238)

7Ce « quelque chose d’essentiel que Dostoïevsky s’est obstiné à taire », Gide se propose quant à lui de le dire et de le décrire. Ses essais critiques ont pour but de faire émerger un nouveau tissage des mots et des silences où la complexité des constructions narratives excède le contenu des secrets révélés. Il n’empêche que les aveux imaginaires d’un Dostoïevski n’ont pas tout à fait la même gravité que le secret de l’Armance de Stendhal ou les confidences d’un Montaigne. En effet, le thème de l’enfance abusée y est omniprésent.

8Dès sa deuxième causerie, Gide choisit de faire tomber la disjonction entre auteur et personnage à partir d’une réflexion sur la récurrence des scènes de confession. Ce faisant, cet intermédiaire culturel a produit dans la réception française de Dostoïevski un malaise durable dont il nous est, encore aujourd’hui, difficile de nous extirper. Le surgissement de cet intolérable débute par une remarque générale : « L’idée d’une confession non point dans l’oreille d’un prêtre, mais bien d’une confession devant n’importe qui, devant tous, revient comme une obsession dans les romans de Dostoïevsky. » (Gide, [1923] 1999, p. 582) Gide en retient trois exemples : celui de Raskolnikov qui, à la fin de Crime et châtiment, se rend sur la « place publique » (la place du marché aux Foins à Pétersbourg) pour avouer son crime ; celui du « petit jeu » (transcrit du français dans le texte original russe) auquel se livrent les personnages de L’Idiot, au cours de la soirée d’anniversaire de Nastassia Philippovna, la règle de ce jeu d’anecdotes cynique consistant à « confesser l’action la plus vile de sa vie […] presque sans vergogne » (p. 583). La locution adverbiale vient contredire ici les propos d’Eugène-Melchior de Vogüé, l’écrivain-diplomate qui avait introduit le « roman russe » dans le débat critique français au milieu des années 1880 et qui écrivait notamment à propos de l’orgueil blessé de Dostoïevski : « On sent la plaie vive dans ses lettres, on la sent chez les héros de ses romans, en qui son âme est si vivement incarnée ; tous sont torturés par une vergogne ombrageuse » (Vogüé, [1886] 2010, p. 302). Or, c’est bien sur la présence-absence d’une telle émotion, liée au champ sémantique de honte, qu’achoppe le récit gidien à mesure que celui-ci embraye sur la biographie de l’écrivain. Gide parle en effet d’« une anecdote de la vie de Dostoïevsky lui-même » (Gide, [1923] 1999, p. 583) qui lui aurait été transmise par un Russe de son entourage : « certains faits extrêmement troubles » dans la vie de Dostoïevski auraient directement à voir avec le « viol d’une petite fille » (p. 583). Cet événement se présenterait tout d’abord sous une forme romanesque allusive dans la sixième partie de Crime et Châtiment : Gide fait référence à l’épisode du rêve de Svidrigaïlov qui précède de quelques pages son suicide. Il constitue surtout la matière d’un chapitre inédit des Démons (à l’époque Les Possédés selon la première traduction française qu’en a donnée Victor Dérély), chapitre redécouvert sous deux versions différentes dans les archives en 1921 et publié l’année suivante sous le titre « La Confession de Stavroguine »5. À cet endroit du discours gidien, la frontière entre fait et fiction vacille : « Quelle est dans cette sinistre histoire la part de la réalité ? C’est ce qu’il ne m’importe pas ici de savoir. Toujours est-il que Dostoïevsky, après une aventure de ce genre, éprouva ce que l’on est bien forcé d’appeler des remords » (Gide, [1923] 1999, p. 583).

Des confessions cyniques aux enquêtes biographiques

9Gide n’a pas imaginé l’histoire qu’il s’apprête à raconter à son public comme il l’affirmera publiquement, une dernière fois, dans le numéro de La N.R.F. du mois de mai 1931. Il lui faudra alors répondre aux accusations de l’auteur d’une Vie pathétique de Dostoïevsky (Lévinson, 1931) qui lui reproche de se complaire dans l’évocation des « tares » du romancier russe. Or, dans cette « anecdote » présentée par Gide comme factuelle, Dostoïevski semble céder « à une sorte de vertige, à un merveilleux et terrible attrait » (Gide, [1923] 1999, p. 583) qui l’oblige à se rendre chez son rival Tourgueniev pour lui avouer son méfait. Ce dernier, ne sachant comment recevoir ses aveux, lui aurait alors répondu par son silence. Comme les récits qui sont associés à l’épisode du « petit jeu » dans L’Idiot, la scène gidienne peut nous apparaître emblématique d’une nouvelle littérature de l’aveu qui se revendique volontiers du cynisme philosophique6.

10Dans la réception gidienne, l’accusation de cynisme croise d’emblée la question de la transgression sexuelle. Au fil de ses textes publiés, l’écrivain essaie de renverser cette accusation, qui provient avant tout des milieux de la droite catholique : il la retourne contre ses adversaires en la rapportant à une éthique du franc-parler inscrite dans une vérité du corps désirant. C’est ce qui permet à la critique contemporaine de voir encore aujourd’hui en Gide « un descendant des cyniques de l’Antiquité » (Wittmann, 2020, p. 75) et donc de l’inscrire dans une généalogie littéraire. Il en va ainsi des Carnets d’Égypte, texte qui, dans toutes les œuvres complètes de Gide, constitue peut-être sa confession la plus nue :

17 février 1939. Les pages que j’écrivais hier indigneront certains (s’ils viennent à les lire). Ils taxeront de forfanterie ma franchise ; mettons : mon cynisme, pour leur accorder quelques points. Mais je suis bien résolu à ne me laisser imposer par eux non plus hypocrisie que silence. (Gide, [1951] 1997, p. 659)

11L’écrivain choisit de revenir en ces termes sur le récit détaillé de ses rapports sexuels monnayés avec de jeunes jardiniers arabes dans le cadre d’un voyage effectué seul en Égypte à la fin de l’hiver 1939. Édité à quelques exemplaires, ce cahier n’en répond pas moins à un projet esthétique précis qui consiste à dire la sexualité dans ses errances, son scandale, sa potentielle destructivité mais aussi dans sa naturalité sans cesse réaffirmée par Gide – au mépris, sans doute, de l’historicité des rapports de domination (coloniaux en l’occurrence) qui la traversent. Après l’auteur des Carnets d’Égypte, toute une généalogie d’écrivains francophones aura beau jeu d’articuler une parole sexuelle « sans vergogne » à une éthique littéraire du franc-parler pour se poser en alternative aux avant-gardes formalistes7.

12Travailler le tabou sexuel d’une société en le confrontant au conformisme et à l’hypocrisie « bourgeoises », tel est le sens de ce cynisme littéraire qui constitue peut-être une des grandes « tentations de la modernité » (Bompaire, 2021, p. 14). Dans l’espace des possibles de la littérature française du xxe siècle, c’est à ce courant que se sont rattachés des auteurs comme Tony Duvert ou Gabriel Matzneff. Ainsi que l’ont montré les travaux du sociologue Pierre Verdrager, ces derniers ont ainsi pu profiter, au tournant des années 1970, d’une brève période d’« homologation de la pédophilie » (Verdrager, [2013] 2021, p. 26-38), confondue avec l’agenda politique des luttes homosexuelles, pour faire résonner dans l’espace public des positions qui nous paraissent aujourd’hui précisément impossibles. Afin de rebondir sur la polémique littéraire mentionnée dès le début de la présente réflexion, le nom de Gide ne figure presque jamais sous la plume de Gabriel Matzneff ; celui de Dostoïevski, par contre, s’avère très présent dans une œuvre qui abonde de références à la « Grande Littérature » russe8. De l’auteur de L’Idiot, qu’il rangeait volontiers parmi ses Maîtres et Complices, Matzneff pouvait notamment écrire au milieu des années 1990 :

[Dostoïevski] s’est confessé dans chacun de ses livres, et c’est une des raisons pour lesquelles il nous touche tant. La littérature d’imagination vieillit vite : seuls résistent à l’usure les livres où l’auteur a mis son cœur à nu. (Matzneff, 1994, p. 209)

13Dans ce mode de lecture, qui n’a plus grand-chose à voir avec l’ambiguïté gidienne, la question d’une éventuelle distinction entre l’œuvre et l’artiste ne se pose visiblement plus. En radicalisant, à la faveur du moment « autofictionnel » de la littérature française, une approche herméneutique qui a pu prédominer dans au moins une partie de la critique dostoïevskienne, l’auteur des Moins de seize ans propose de lire cette œuvre romanesque comme une grande confession où le portrait de Dostoïevski se retrouve, en quelque sorte, diffracté. Les « amateurs de petites filles », Svidrigaïlov et Stavroguine en tête, lui apparaissent ainsi tout aussi proches de la personne réelle de l’écrivain que les « amateurs du Christ » (Matzneff, 1994, p. 210), c’est-à-dire les Mychkine, Chatov et autres Aliocha Karamazov.

14Face à une telle appropriation, la recherche historique ne trouve aucun appui définitif dans ses sources documentaires. Les rumeurs existent, elles ont bel et bien circulé dans l’espace public russophone dès les années d’avant la révolution et Gide s’en est simplement fait l’écho. Elles sont, qui plus est, invérifiables et leurs versions se contredisent dans l’arène de l’inquisition biographique9. Avec ses Souvenirs publiés au milieu des années 1920, la veuve de l’écrivain aura bien tenté d’en produire la réfutation en montrant qu’il serait absurde d’attribuer à l’écrivain tous les crimes commis par ses personnages, à commencer par le meurtre de l’usurière de Crime et Châtiment (Dostoevskaja, [1925] 1987, p. 425). L’affaire a rebondi dans les années 1970 quand la prestigieuse revue soviétique Russkaya Literatura a affirmé avoir retrouvé un témoignage crucial censé innocenter Dostoïevski. Admis dans le cercle de la salonnière Anna Filosofova au cours des années 1870, l’écrivain y aurait rapporté le témoignage d’une agression sexuelle commise par un vagabond sur la fille de neuf ans d’un cuisinier de l’hôpital Marinski, établissement moscovite où son père officiait comme médecin dans les années 1830 : « Toute ma vie, ce souvenir m’a hanté comme le crime le plus terrible, comme le péché le plus effrayant pour lequel il n’y a pas de pardon et il ne peut y avoir de pardon. Et c’est avec ce plus effrayant des crimes que j’ai puni Stavroguine dans Les Démons. » [Всю жизнь это воспоминание меня преследует, как самое ужасное преступление, как самый страшный грех, для которого прощения нет и быть не может, и этим самым страшным преступлением я казнил Ставрогина в « Бесах ».] (Trubeckaja, 1973, p. 117). Bien qu’elle soit souvent mise en avant par les biographes, cette nouvelle version du « crime de Stavroguine », tout de même très indirecte, ne paraît pas plus fiable que les autres témoignages, ceux-là mêmes émis par des contemporains de l’écrivain selon lesquels il se serait incriminé devant divers confesseurs. En vérité, aucune version ne suffit à faire condamner l’écrivain mais aucune preuve ne permet vraiment non plus de le disculper. Et pour cause : on voudrait pouvoir crier le mot de Cicéron (Habemus confitentem reum !) mais l’auteur est mort, ses aveux nous manquent et tous les témoignages sont incertains.

On ne joue plus : (re)lire L’Idiot après #MeToo

15Pour échapper à cette aporie ou pour conjurer certaines appropriations auxquelles elle a pu donner lieu, il faut sans doute revenir au texte dostoïevskien lui-même – ou plutôt à sa première traduction française qui en constitue déjà une variante. À côté du paradigme critique de l’« homme et l’œuvre », on rappellera ici qu’à la faveur de l’introduction en France de la notion de « roman polyphonique » (Bakhtine, [1929] 1970), au milieu des années 1960, l’œuvre de Dostoïevski a joué un rôle non négligeable dans la promotion théorique du pluralisme textuel. Or, cette conception de l’œuvre, qui peut être également rattachée à la notion d’« intertextualité » (Kristeva, [1967] 1969, p. 85) ainsi qu’au thème de la « mort de l’auteur » (Barthes, 1968), me paraît moins neutraliser les questions éthiques qu’en déplacer les enjeux au niveau de la lecture et des usages des textes. Si L’Idiot et son carrousel de confessions s’insèrent parfaitement dans ce paradigme, la scène du « petit jeu », que je m’apprête à relire, se construit avant tout sur la monstration d’un non-dit, texte possible ou fantôme narratif, dont il importe de déplier les conséquences pour une lecture au présent de l’œuvre dostoïevskienne.

16Certes, dans les romans de Dostoïevski, la parole des bourreaux domine assurément celle des victimes. C’est Stavroguine qui raconte l’abus puis le suicide de la petite Matriocha dans le fameux chapitre censuré des Démons. C’est à travers la vision hallucinée de Svidrigaïlov que le lecteur ou la lectrice reçoivent par bribes des éléments décisifs sur le passé de ce personnage criminel à mesure que le texte dévoile l’image d’une fillette suicidée étendue dans son cercueil. Toutes les victimes dostoïevskiennes de la violence sexuelle sont, en quelque sorte, des spectres qui reviennent hanter la conscience criminelle de ces antihéros. Or, dans L’Idiot, nous pouvons entrevoir une tout autre version de l’histoire. Rappelons quelques lignes de la biographie du personnage de Nastassia Philippovna telle qu’elle se trouve mentionnée dans une longue analepse située au quatrième chapitre de la première partie. À l’époque où se situe l’action principale du roman, la présence de cette jeune femme dans la ville de Saint-Pétersbourg pèse comme un remords sur la conscience de son protecteur, le très riche Afanassi Totski : elle constitue même, selon les termes de ce personnage, un « cas embarrassant » (Dostoïevski, [1868] 1887, 49) [хопотливый « случай »] (Dostoevskij, [1868] 1973, p. 35). Après la mort de ses deux parents, Nastassia a été recueillie enfant par ce voisin de la famille dans une de ses propriétés du centre de la Russie. Celui-ci ne s’est guère préoccupé de son éducation avant de lui découvrir, vers l’âge de douze ans, une beauté prometteuse. Totski place alors sa pupille dans une « petite maison » située dans le bien-nommé village d’Otradnoïe (du mot russe otrada qui peut traduire « jouissance » en russe). Le riche propriétaire meuble celle-ci avec soin :

Il y avait là des instruments de musique, une jolie bibliothèque ad usum puellarum, des tableaux, des estampes, des crayons, des pinceaux, des couleurs, une admirable levrette, et, au bout de quinze jours, Totski lui-même arriva... Dès lors il parut affectionner tout particulièrement ce modeste hameau perdu au milieu des steppes ; chaque été il y venait passer deux ou trois mois. Ainsi s’écoulèrent quatre années d’un bonheur élégant et calme10. (Dostoïevski, [1868] 1887, p. 50)

17Proposée par Victor Dérély en 1887, la première traduction du texte russe s’attache à restituer, dans un langage à la fois esthète et euphémisant, le point de vue de l’adulte. En effet, bien qu’écrit à la troisième personne par un narrateur-chroniqueur, le récit ne fait entendre ici qu’une seule version. À ce stade du roman, nous ne disposons d’aucune information sur la subjectivité de l’enfant, sur son ressenti par rapport à une situation qui lui est imposée. Or la suite du texte étonne le chroniqueur lui-même. À 25 ans, Nastassia Philippovna a eu vent des projets de Totski qui envisage, de son côté, de faire un mariage honorable : elle est venue par ses propres moyens jusqu’à Saint-Pétersbourg (un voyage de plusieurs centaines de kilomètres au moins) pour atterrir « comme une bombe » (Dostoïevski, [1868] 1887, p. 51) au milieu de son salon. Ajoutée par le traducteur au texte original, cette comparaison hyperbolique est assez intéressante en elle-même puisqu’elle tend à amalgamer l’action privée de Nastassia au terrorisme politique qui commence à sévir en Russie dans ces mêmes années 1860. Or, le texte précise d’emblée que le personnage de Totski n’a rien de sérieux à craindre, Nastassia Philippovna étant elle-même consciente de son « impuissance sur le terrain juridique » (Dostoïevski, [1868] 1887, p. 53) [как безвредна она в смысле юридическом] (Dostoevskij, [1868] 1973, p. 37).

18Ces quelques données de l’intrigue permettront de remettre en perspective l’épisode du « petit jeu » situé dans le cadre d’un dîner d’anniversaire en l’honneur et chez Nastassia Philippovna. Placée à la fin de la première partie de L’Idiot, cette séquence mémorable opère la transposition de la tradition des confessions littéraires dans l’espace de parole d’un jeu de conversation. En voici la règle : « sans sortir de table, chacun raconterait tout haut l’action qu’en son âme et conscience il jugerait la plus mauvaise de toute sa vie ; seulement on devait être sincère ; la première condition c’était la véracité, il ne fallait pas mentir » (Dostoïevski, [1868] 1887, p. 187) [чтобы каждый из нас, не вставая из-за стола, рассказал что-нибудь про себя вслух, но такое, что сам он, по искренней совести, считает самым дурным из всех своих дурных поступков в продолжение всей своей жизни; но с тем, чтоб искренно, главное, чтоб было искренно, не лгать !] (Dostoevskij, [1868] 1973, p. 120). Cette transposition permet à Dostoïevski d’expliciter le fonctionnement des pactes littéraires mais aussi d’en exhiber les impasses et les nombreux paradoxes communicationnels. À peine ont-ils entendu la consigne que plusieurs convives protestent de son impossibilité. Pour Totski, ce « cynique mondain » [светскому цинику] (Dostoevskij, [1868] 1973, p. 38), il s’agit surtout d’« une façon comme une autre de se vanter » (Dostoïevski, [1868] 1887, p. 187) [хвастовство особого рода] (Dostoevskij, [1868] 1973, p. 120). On comprend dès lors la fascination que ce texte a pu exercer sur Gide qui le perçut sans doute, pour emprunter un de ses termes fétiches, comme une influence, c’est-à-dire comme la révélation d’une partie encore inconnue de son projet littéraire et comme une description, ironique et caustique, des impasses de la communication littéraire. En rendant ses confessions plurielles et polyphoniques, Dostoïevski n’a fait pourtant que puiser dans la poétique des cycles de contes oraux hérités de la Renaissance. Les récits qui composent ce Décaméron éhonté s’avèrent, qui plus est, saturés d’emprunts intertextuels à la littérature française. Le récit du premier narrateur ne manque pas de rappeler, par exemple, l’épisode du vol du ruban chez Madame de Vercellis, narré dans le Livre II des Confessions, épisode qui joue un rôle crucial dans l’entreprise autobiographique de Rousseau. Quant au récit de Totski, qui se prêtera lui aussi au jeu, il revendique l’inspiration de La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils dont il reprend la symbolique sexuelle des couleurs (blanc et rouge) dans une banale histoire de galanterie florale, manière pour le gentilhomme de dévoiler son raffinement et sa « haute » culture littéraire francophile plutôt que ses crimes abjects11.

19Le texte romanesque apparaît donc pour ce qu’il est : à la fois un entrelacs de citations et une « mosaïque d’aveux » (Kristeva, 2005, p. 610). Il n’en demeure pas moins troué par la présence-absence d’un récit qui ne peut advenir. Ramassons ce fil narratif. Comme bon nombre d’institutions sociales, la règle du « petit jeu » se révèle soumise à la loi binaire du genre. Seuls les hommes de la tablée sont invités à parler ; les femmes, quant à elles, « ne sont pas tenues de se confesser » (Dostoïevski, [1868] 1887, p. 189) [Дамы от обязанности рассказывать увольняются] (Dostoevskij, [1868] 1973, p. 121). Dispensées de se plier aux règles du jeu, elles s’en trouvent reléguées dans une position d’auditrices passives, ce qui semble même, pour certains, faire tout le sel de la situation. La binarité du genre n’empêche nullement Nastassia Philippovna de promettre, en guise de conclusion, un récit issu « de sa propre vie » [из моей собственной жизни] (Dostoevskij, [1868] 1973, p. 125), récit sans doute scandaleux et choquant censé venir directement après celui de Totski (l’ordre de passage a été, dit-on, tiré au sort). Une partie de la tension narrative accumulée dans cette scène découle de cette promesse qui s’apparente aussitôt à une menace. Arrivé au point ultime de celle-ci, le roman bifurque : Nastassia Philippovna ne produit pas le récit attendu, elle le met en acte en refusant la nouvelle situation matrimoniale, gage de respectabilité, qui lui a été proposée et qui est censée mettre son abuseur à l’abri de ses représailles. Au personnage de Totski qui lui reproche de finir une « affaire sérieuse » par un jeu, elle rétorque : « Que parlez-vous de “petit jeu” ? Je voulais effectivement raconter une anecdote, eh bien, voilà, je l’ai racontée ; est-ce qu’elle n’est pas jolie ? Et pourquoi dire que ce n’est pas sérieux ? Est-ce que cela ne l’est pas12 ? » (Dostoïevski, [1868] 1887, p. 204). On peut entendre cette protestation comme le refus de produire une confession qui serait encore une manière de plier la vie de cette « mauvaise » femme dans le carcan d’un acte de contrition. Les petites filles ne jouent plus.

20La suite est bien connue des lecteurs et lectrices de L’Idiot qui savent que le titre de ce roman renvoie à un drôle de héros, un innocent ou un prince charmant quelque peu grotesque dont j’ai choisi de ne pas beaucoup parler car ce n’est pas vraiment le personnage principal de ma (re)lecture, d’autant qu’il s’avère finalement impuissant à sauver son héroïne. Avec Mychkine, le modèle judiciaire, qui filigrane la scénographie des confessions dostoïevskiennes, ne parviendra pas non plus à déployer l’espace d’un authentique débat contradictoire. Dans les chapitres ultérieurs de L’Idiot, la confession continuera de primer sur le témoignage. Hors du « petit jeu », il n’y aura pas d’autre tentative de judiciarisation de l’abus. Dès lors, une version du passé du personnage nous manque – sa version. La bombe du récit de Nastassia Philippovna n’a pas explosé ou, si elle a fini par exploser, c’est sous une forme différente de celle à laquelle le récit semblait nous préparer.

21En méditant sur les représentations de l’abus sexuel dans la fiction, Neige Sinno remarque ceci : « L’adulte résultant d’un affront monstrueux est rarement montré comme une personne complexe, insérée dans le tissu social et qui trimballe pour elle son poids d’indicible partout où elle va » (Sinno, p. 261). Je laisse à d’autres le soin de dire si la peinture d’une femme russe des années 1860, vouée malgré tout à une mort violente, peut être encore considérée comme un modèle ou comme une étape dans l’affirmation politique d’une voie qui ne peut plus être celle de la seule résilience individuelle. Une chose est sûre à l’issue de ce parcours interprétatif : avec L’Idiot, Dostoïevski n’a pas écrit d’apologie de l’abus. Cette réflexion qui s’est d’abord affrontée à la lecture ambiguë des confessions dostoïevskiennes proposée par Gide au début des années 1920 a donné lieu par la suite à un travail de relecture d’une œuvre canonique de la littérature mondiale. Ce « roman de l’échec de l’innocence » (Boyer, p. 98) qu’est L’Idiot s’est avéré être pour nous aujourd’hui le roman d’une prise de parole impossible. (Re)lire Dostoïevski en comparatiste avec Gide et après #MeToo, cela revient donc d’abord à tenir compte des déterminations sociales et genrées qui traversent les textes. Sans refouler la question biographique mais sans y enfermer non plus les problèmes soulevés aujourd’hui par la représentation littéraire des violences sexuelles13, ce travail consiste d’abord à retracer des phénomènes d’appropriation, au premier rang desquels se situe la traduction, phénomènes qui déplacent le texte loin de son lieu d’origine et de son auteur. Ce que j’appellerais volontiers ici le « paradoxe de Matzneff » consiste précisément à tordre les enjeux éthiques de l’œuvre fictionnelle de Dostoïevski en prétendant y lire une confession et la ramener au plus près de son auteur (dont il essaie, rappelons-le, de faire un « complice »). Plus subtil, le « prétexte » gidien méritait davantage qu’on s’y attarde et qu’on lui restitue sa place, juste et complexe, dans l’archive littéraire du temps présent. À terme, il s’agit bien de faire entendre, dans le brouhaha des anecdotes, dans le tissage des aveux du roman, indécis et retors, d’autres voix minorées qui existent à l’état de traces, de paroles enfouies. Le paradigme du pluralisme textuel le permet sans neutraliser les enjeux éthiques des œuvres du passé mais sans ouvrir non plus la voie à leur moralisation.