Colloques en ligne

Sophie Houdard

Les années parisiennes de Jean-Jacques Bouchard : des confessions mal nommées

The Parisian years of Jean-Jacques Bouchard

1« Les Confessions » de Jean-Jacques Bouchard parisien, suivies de son « Voyage de Paris à Rome en 1630 » publiées pour la première fois sur le Manuscrit de l’auteur paraissent en 1881 à Paris chez Isidore Lisieux, qui en a acquis le manuscrit, avec un Avertissement d’Alcide Bonneau. Depuis cette date, c’est sous le titre de « Confessions » qu’est publié le manuscrit autographe et sans titre que Jean-Jacques Bouchard a laissé avec d’autres écrits au moment de sa mort sous les coups des sbires du maréchal d’Estrées à Rome en août 1641, à l’âge de 34 ans1. Ce court récit consacré aux années de jeunesse du héros appelé Orestès constitue pour ses éditeurs un tissu d’actions si détestables que seul le régime de l’aveu permet de le comprendre. Le nom de « confessions » désigne alors ce récit comme une infâmie sans revendication possible. C’est pourtant une tout autre histoire que Bouchard a écrite avec ce récit, au plus loin, comme on le verra, de toute repentance.

2Seule une Historiette de Tallemant des Réaux permet que Bouchard soit identifié à la fin du xixe siècle : le portrait est négatif, c’est un homme « fort laid et fort noir », arriviste sans talent auprès du cardinal-neveu Francesco Barberini et « grand bugiarron », c’est-à-dire athée et sodomite (Tallemant des Réaux, 1961 [1834], p. 760). Dans l’Avertissement Alcide Bonneau cite une notice de l’éditeur de Tallemant des Réaux Paulin Paris qui change la donne : Bouchard est reconnu comme l’ami et le correspondant du grand érudit provençal Peiresc. Paulin Paris, qui a examiné les lettres de Peiresc, est forcé d’admettre que l’auteur du manuscrit du voyage qu’il appelle l’Itinéraire (de Paris à Rome) et celui des lettres est le même que celui des « préliminaires » (le récit parisien des années de jeunesse), qui précèdent le départ de Bouchard à Rome et que Paulin Paris décrit alors comme un

[…] amas de raffinements d’obscénités qui sembleraient assez à leur place dans les imaginations de l’infâme marquis de Sade. Bouchard, continue Paulin Paris, prend le nom d’Oreste et donne à ses parents les noms d’Agamemnon et de Clytemnestre. La seule réserve dont il se pique est d’employer l’alphabet grec pour tous les noms propres et les sales expressions de son livre. À l’occasion d’une petite vachère qu’il avait débauchée, il revient sur sa vie de collège, sur tous les désordres infâmes auxquels il s’était livré dès lors et sur l’influence que ces désordres eurent sur son caractère et ses habitudes. Il raconte ses étranges amours avec une femme de chambre de sa mère et le soin qu’il prit de lui ôter tout sentiment de religion. (Bouchard, 1881, Avertissement, p. XI)

3La lecture attentive de quelques lettres de Bouchard à Peiresc a permis à Paulin Paris de reconnaître l’écriture de Bouchard comme celle de l’Itinéraire de France à Rome. Ce « monstre » d’impiétés et d’obscénités, qui a raconté ses débauches de jeunesse sous le masque d’un personnage de fiction, justifiait alors complètement le portrait de l’historiette et, chose plus difficile à comprendre pour le philologue, était bien le correspondant de Peiresc, l’auteur de sa Laudatio funèbre prononcée à l’Académie des humoristes de Rome et d’une correspondance importante avec Grotius, Mersenne, Holstenius, les frères Dupuys prouvant son intégration dans le monde savant romain (Bouchard, 1881, Avertissement, p. XII).

Qui est Jean-Jacques Bouchard ?

4Les éléments biographiques et historiques étaient encore rares pour ces historiens de la littérature des années 1850 mis devant une série de manuscrits sans titre ni auteur qui avait appartenu à la collection Monmerqué. Parmi ceux-ci, le récit de voyage que Paulin Paris appelle L’Itinéraire de France à Rome, précédé des vingt-six feuillets manuscrits qu’il nomme les « Préliminaires » composés entre 1631 et 1632 et qui racontent la jeunesse parisienne et familiale du jeune Bouchard avant son départ à Rome pour y chercher fortune à l’âge de 24 ans. L’ensemble du récit (la traversée de la Provence, la description de Rome, du carnaval romain à quoi s’ajoutera une autre liasse consacrée à Naples) constitue une description quasi ethnographique d’une incroyable acuité. Le manuscrit situé à Paris partage la même rigueur descriptive : c’est le récit des expériences sexuelles adolescentes avec les garçons du collège de Calvi, puis les « étranges amours » avec une jeune femme de chambre, Allisbée ou Isabelle, l’auteur ayant caché sous les noms des Atrides son nom et ceux de ses parents tyranniques (Oreste ; Agamemnon et Clytemnestre) et sous une graphie grecque les énoncés les moins publiables de l’athéisme et de l’obscénité.

5Paulin Paris ne sait pas comment classer le manuscrit de ces « préliminaires » qu’il n’arrive pas à faire coïncider avec l’érudition de Bouchard connue par d’autres écrits, car la personnalité morale de Bouchard s’accorde difficilement avec la figure de l’érudit et l’intérêt porté à l’écrivain. C’est donc Alcide Bonneau qui publie les deux parties du manuscrit acquis par la Bibliothèque nationale : « La première que nous avons intitulée Confessions, est ce que M. Paulin Paris appelle les préliminaires de L’Itinéraire ; mais ce sont bel et bien des Confessions », affirme Bonneau « et des plus sincères qu’un homme ait jamais faites, fût-ce au tribunal de la pénitence. La seconde qui forme un tout à part est l’Itinéraire ou Voyage de Paris à Rome ». Ces préliminaires ou ces confessions sont selon lui un « document intime » dont la correspondance de Bouchard avec Peiresc permet d’assurer l’authenticité par l’étude de la graphie. Alcide Bonneau, qui a édité et traduit quantité de poésies satyriques italiennes en particulier les Ragionamenti de l’Arétin, les facéties du Pogge et le roman français obscène du xviie siècle de Nicolas Chorier, l’Aloysia Sigea, est beaucoup moins scandalisé que Paulin Paris qui croit déceler chez Bouchard la lubricité de Sade. Bonneau conteste la comparaison et considère les récits de Bouchard comme des « polissonneries de collège » qu’il ne vaut pas la peine de stigmatiser, tout en notant cependant que la « franchise de l’auteur a quelque chose de si singulier et de si extraordinaire, qu’elle étonne et stupéfie » (Bouchard, 1881, Avertissement, p. XVII).

6La surdétermination du prénom de Jean-Jacques ne pouvait manquer d’amener la comparaison attendue : « Lorsque Rousseau écrivait ce célèbre préambule, la plume lui serait tombée des mains si quelqu’un lui avait mis sous les yeux le manuscrit de Bouchard » car le naturel, la franchise naïve et la sincérité nue de l’auteur dépassent de bien loin, selon Bonneau, l’entreprise de Rousseau. D’où l’usage du terme de « Confessions » qui désigne en 1881 un récit autobiographique mais aussi de faux mémoires pornographiques comme il s’en est tant publié à la même époque 2.

7À partir de 1880, l’entreprise de Bouchard est en tout cas emportée dans la définition littéraire du libertin décrit comme un personnage à la fois immoral, cynique et sans envergure philosophique. C’est ce que fait Frédéric Lachèvre qui écrit en 1927 :

Notre époque est féconde en réhabilitations, elle ignore les pudeurs de jadis en remettant à leur vraie place les grands hommes méconnus ou ignorés qui ont tant fait honneur à l’animalité humaine [Sade et Casanova]. Le pôle génital de l’homme gagne tous les jours en littérature un peu plus d’importance. Nous ne discuterons pas si c’est un bien ou un mal, affaire de tempéraments. En présence de ces maîtres : le « divin Marquis » et Jacques Casanova, convient-il d’oublier leurs prédécesseurs ? N’y aurait-il pas une injustice criante à ignorer Jean-Jacques Bouchard, le précurseur des Confessions d’un autre Jean-Jacques : Jean-Jacques Rousseau. (Lachèvre, 1927)

8Jean-Jacques, Jacques, Giacomo, ces prénoms font venir à l’esprit des historiens de la littérature toute une généalogie littéraire et morale de libertins que Frédéric Lachèvre édite et fustige en même temps, comme le lui reproche Georges Mongrédien, dénonçant chez le spécialiste de la littérature libertine du xviie siècle son « érudition intéressée » dans la démolition de l’esprit philosophique de l’Ancien Régime (Mongredien, 1921). Même le grand historien du libertinage, René Pintard, ne pourra faire l’épargne de ce portrait moral du libertin du xviie siècle quand il écrit à propos de Bouchard que « ce Jean-Jacques n’allie pas seulement à une sorte d’orgueil stoïcien un mol épicurisme, il est incrédule aussi, athée même, et sans doute goute-t-il lorsque ses curiosités avilissent une créature humaine, le plaisir pervers de bafouer ce que les autres respectent ou ce qu’ils croient » (Pintard, 1983, p. 201). Dans les pages qu’il consacre à « la vie scandaleuse de Bouchard » dans le chapitre intitulé « Les “déniaisés” d’Italie », René Pintard ne reconnaît pas encore le sens du parcours social de ce lettré, grand érudit, ami des frères Dupuys, excellent humaniste et latiniste en quête d’un emploi attractif et rémunéré à Rome dans l’entourage du cardinal neveu Francesco Barberini, et qui au cœur de ce réseau d’académistes et de savants, raconte à ses amis dans des discours libres les pratiques libertines de la sodomie, l’arte sottile, jointe à l’incrédulité.

Les papiers secrets de Jean-Jacques Bouchard

9René Pintard évoque à propos de Bouchard un « homme double », élégant humaniste, curieux et lettré cachant (mal) le garçon vicieux, « acquis aux mystères troubles de sa propre physiologie », cynique et heureux des scandales cultivés avec méthode (Pintard, 1983, p. 201). Les termes employés par Pintard dénoncent chez Bouchard un corps sexué, sexuel même, brutalement saisi par l’historien du libertinage comme « vulgaire », et sans aucune relation possible avec l’exercice de la philosophie, ce goût des choses de l’esprit. Bouchard l’érudit qui examine son corps sexué rend impossible la catégorie étanche des « érudits libertins » distincte des libertins de mœurs3. Pintard reconduit, même si c’est avec moins de dégoût, les termes de Frédéric Lachèvre : le corps « génital », la physiologie disent l’inquiétude de l’historien devant des pratiques qu’il ne sait pas classer dans une histoire de la philosophie où le corps du philosophe dans la philosophie est inexistant. Reste ainsi incompréhensible l’histoire d’une vie entièrement dévolue aux lettres et aux plaisirs.

10La duplicité, la dissimulation, et la distinction entre les comportements et les écrits sont des éléments-clés dans l’histoire des « papiers secrets » de Bouchard, leur publication et leur rôle dans le réseau libertin italien. Loin de toute « perversité », loin de « l’animalité humaine » et du « pôle génital » de l’homme selon le vocabulaire moral de Frédéric Lachèvre, Bouchard est l’auteur d’une autobiographie singulière qui ne doit rien aux confessions chrétiennes, mais au récit de vie libertin et à ses modalités narratives4.

11Les premiers éditeurs ont identifié, on l’a vu, un Bouchard érudit, qui est aussi l’auteur du journal de voyage à Rome et du voyage à Naples5, le traducteur de la Conjuration de Fiesque de Mascardi, le correspondant remarquable des érudits et des savants d’Europe et l’auteur d’un inclassable récit de jeunesse. Ce sont en effet les Confessions, appelées un temps les « Préliminaires » du Journal, manuscrit autographe sans titre, qui appuient le portrait négatif de Tallemant. C’est seulement avec Emanuele Kanceff, l’élève de Franco Simone, qu’un travail sérieux est entrepris grâce à son édition des Œuvres de Bouchard dotées d’une étude critique chez Giapichelli à Turin en 1976 (Kanceff, 1977). Kanceff est le premier à publier toutes les parties du Journal sans coupures et sans altérations, il est aussi le premier à donner des explications importantes et à revenir sur la double image qui caractérise Bouchard depuis l’édition Bonneau : le premier manuscrit « d’une immoralité révoltante » (Revue critique d’histoire et de littérature, 1881) se distingue alors du Voyage dans le royaume de Naples qui soulève l’enthousiasme de Lucien Marcheix percevant dans son auteur un voyageur instruit, libre de préjugés, fin observateur (Kanceff, 1977, p. LXXV). Le premier manuscrit continue de susciter l’indignation, et si Emanuele Kanceff appelle l’ensemble des manuscrits le Journal I et II, il conserve le titre de Confessions pour celui qui traite des années de jeunesse6. Ces écrits sont très importants pour comprendre ce que Jean-Pierre Cavaillé a appelé la culture des esprits forts, l’ensemble de pratiques sociales et sexuelles ordinaires d’un groupe de « libertins » à Rome7. Le récit de jeunesse à Paris est en effet un document exceptionnel de la sociabilité libertine à Paris comme partage de discours et de pratiques libres où le corps sexué joue un rôle central. L’histoire des papiers de Bouchard (leur rédaction, leur diffusion) permet de comprendre le fonctionnement de cette culture : ce qui en fait un document extraordinaire n’est donc pas tant le contenu, qui choque encore Frédéric Lachèvre et René Pintard, mais le fait que Bouchard ait consigné, comme on va le voir, ses « expériences » et en ait prévu la diffusion, même restreinte.

12Le 25 août 1641, quelque temps après avoir été battu à mort par les hommes de l’ambassadeur de France, le maréchal d’Estrées, pour une affaire de nomination au Sacré Consistoire briguée par une créature de l’ambassadeur, Bouchard rédige un testament8 : il fait la part entre des œuvres qu’il veut publier et un ensemble de manuscrits secrets confiés à la discrétion de Cassiano Dal Pozzo9. Les œuvres érudites doivent ainsi rejoindre le fonds de la bibliothèque Barberini (où elles se trouvent encore), tandis que les œuvres dites secrètes par l’historiographie ne portent pas de titre et restent dans les mains de Cassiano Dal Pozzo avec une partie de la correspondance privée de Bouchard. Dans cette histoire des manuscrits qu’a éclaircie Emanuele Kanceff (1977, p. CI et suivantes), le manuscrit autographe appelé Confessions en 1881 a été partagé entre deux bibliothèques ; quant au foliotage il a été réalisé peu après le décès de Jean-Jacques Bouchard.

13Écrites après le départ de France de Bouchard en décembre 1630, ces Confessions racontent l’initiation sexuelle d’un jeune homme. Ce n’est sans doute pas une fiction, comme Emanuele Kanceff le prétend, mais un récit de soi sans première personne, les personnages étant masqués par des noms de personnages, selon un procédé de fictionalisation : Oreste, le personnage principal, Clytemnestre sa mère, Agamemnon le père, Pylade son camarade, etc. Les personnages des Atrides servent à raconter tout en la masquant la vie amoureuse d’un fils de famille en butte à la tyrannie parentale, surtout maternelle, et au pouvoir familial.

Une autobiographie bien mal nommée

14Longtemps le dispositif fera penser que le journal des années françaises (jusqu’en 1630) est une nouvelle, une fiction (c’est l’hypothèse d’Emanuele Kanceff), et non un document autobiographique. Les noms fictifs10 produisent un protocole énonciatif particulier qui dissimule des personnages, et qui, parce qu’ils sont dissimulés, paraissent vrais (Je, sa mère, son frère, les domestiques, etc.). On peut reprendre à René Pintard cette remarque que le nom caché permet à Bouchard de parler de lui objectivement.

15La dissimulation montre, elle invite à regarder l’univers réel décrit : ainsi les noms de lieux, comme Neokrynie (nouvelle fontaine) qui renvoie à Fontenay, lieu de la résidence des Bouchard en dehors de Paris (Alexandrie). Le chiffre, c’est-à-dire l’écriture codée, fait voir plus qu’il ne cache. Il s’agit d’une forme très travaillée qui, à partir d’une matrice fictionnelle, permet de décrire la réalité de la famille Bouchard. Les Confessions sont bien mal nommées, parce qu’il n’y a pas de récit pervers qu’un repenti aurait à confesser, le récit n’était pas, rappelons-le, destiné à être publié, ni à rester secret, mais à être diffusé dans un réseau d’amis. Il s’agit donc d’un texte impubliable, mais parfaitement acceptable, au sens où les sociétés d’Ancien Régime se montraient assez tolérantes, elles supportaient qu’on écrive et qu’on vive des obscénités, à la condition que cela reste privé et que cela n’entre pas explicitement dans le domaine public ; tout devait rester lato sensu (caché)11. On citera à l’appui de cette remarque une lettre du 3 novembre 1641 de Dom Christophe Dupuy, prieur de la chartreuse de Rome, à son frère Jacques Dupuy à Paris, prieur de Saint-Sauveur, animateur du cercle lettré Dupuy, après la mort de Bouchard12: Dom Christophe Dupuy manifeste son indignation devant le testament et la nature des papiers ainsi révélés, en particulier les papiers légués à Cassiano Dal Pozzo : Christophe Dupuy énumère des poésies impies et obscènes, des lettres de « personnes infâmes et débordées » qui constituent un réseau indéniable de sodomites notoires à Rome et Naples et d’esprits forts.

Il y a entre autres choses une relation de sa vie depuis le temps qu’il était au collège jusques à son partement [départ] de Paris pour Rome, qui est la chose la plus honteuse et la plus infame que l’on se puisse imaginer, rapportant en ce bon écrit par le menu tout ce que les plus dissolus auraient vergogne de dire. (Kanceff, 1977, p. CII)

16Ce qui doit surtout retenir notre attention, c’est la différence entre cette indignation et ce qu’écrit le 22 octobre 1641 à l’un de ses oncles, le neveu des Dupuy, Pierre Board, à propos des mêmes papiers : « M. le Chevalier Dal Pozzo m’a fort entretenu du pauvre Bouchard, et j’ai trouvé très étrange sa conduite, et qu’il ait fait connaître par écrit, ce que l’on savait et voyait tous les jours en ses actions. » Comme le propose René Pintard, le frère des Dupuy à Rome reçoit les visites de Bouchard, et ne discerne rien qui ne soit édifiant « seule la vue des papiers du défunt déchirera pour lui le voile arrachant des cris de stupeur et d’horreur », tandis que leur neveu, à peu près de l’âge de Bouchard, connaît les scandales et les « papiers » n’ont rien à lui apprendre. Mais c’est leur poids public qui l’étonne (Pintard, 1980, p. 243). L’écrit pèse lourd, il peut détruire une réputation, et Naudé fera en sorte qu’on ne détruise pas celle de l’érudit et fin lettré Bouchard, en publiant ces papiers qui suscitent, on vient de le voir, l’indignation au moment où, on le voit, ils circulent. Il y a un compartimentage des réseaux, jusque dans la famille : Pierre Dupuy à Paris est un homme érudit mais qui collectionne les pièces curieuses, voire licencieuses, Dom Christophe Dupuy à Rome paraît ignorer ce goût et cette connivence, que parait savoir le neveu qui par contre s’étonne d’une imprudence posthume qui touche à la réputation.

17Les papiers secrets autobiographiques ne sont pas une confession au sens chrétien ni même au sens de faux mémoires pornographiques, mais un texte de réseau, qui permet de reconnaître le groupe libertin par un vocabulaire commun, comme cet « arte sottile » qui signifie la pratique et le goût de la sodomie, expression qui paraît dans la description du Carnaval romain de 1632 derrière le même code que celui des Confessions : les noms y sont cachés derrière les pseudonymes fictifs (Oreste est un véritable « pseudo » de Bouchard) et les scènes sont décrites avec l’alphabet grec. S’il y a aveu, c’est au sens de la reconnaissance d’un groupe et non au sens de la repentance chrétienne.

18Le vocabulaire obscène ou au contraire allégorique est en partage dans le groupe, comme le vocabulaire médical de la syphilis du docteur Trouiller à Naples ou le lexique de la galère que Bouchard donne avec une rare précision durant son séjour à Toulon : le monde de la galère, l’étude de sa propre impuissance, l’expérience des règles féminines et des fausses croyances qui y sont liées, l’anatomie amoureuse, les ruses nécessaires entre hommes et femmes, le « genre » et le sexe, sont chez Bouchard des objets d’analyse, et ne constituent pas un matériau romanesque érotique que pourrait reconnaître Kanceff : le style est plat, neutre, objectif comme un style sociologique avant l’heure. C’est sans doute cet effet qui a rendu le texte à la fois si étrange et si scandaleux aux lecteurs du xixe siècle : Oreste qui s’observe (ainsi que la jeune Allisbée / Isabelle) dans une expérience de sexualité ordinaire, celle de deux jeunes gens qui apprennent ensemble leur corps et leurs désirs. Les désirs des jeunes gens sont, sinon égaux, en tout cas réciproques, tout comme les interdits qui y ont imprimé leurs effets physiologiques (l’impuissance masculine ; l’angoisse féminine du péché et de la grossesse).

19Dans ces Confessions bien mal nommées, Bouchard raconte ses amours avec les autres garçons de son âge au collège de Calvi et cache les notions les plus scandaleuses ou seulement sexuelles sous l’alphabet grec qui n’est pas reproduit ici. L’alphabet grec attire aussi la curiosité du lecteur, comme on peut s’en douter au moment de décrire les pratiques masturbatoires :

[…] où il fut aimé et caressé de plusieurs à cause des belles et rares inventions qu’il avait trouvé en ce métier ; comme des femmes nues ou des cons et des vits de cire lorsque l’on était seul, et que l’ont eu des poches de peau où le poil fût en dedans, ou des cases d’écritoire pour fourrer son vit dedans, et ce toujours devant le feu, s’il y avait moyen, le plaisir y étant double. […] Où il aima plusieurs de ses compagnons pour cela […] mais il devient furieusement amoureux de Bouthillier13 et de Bellièvre. Il vint enfin à bout du premier […] (Bouchard, 1881, p. 7) 14

20Les noms des garçons sont parfaitement lisibles, même ceux des adultes devenus célèbres. Le texte ne protège donc pas l’identité des personnages réels mais seulement la famille de Bouchard et ses amis. Avec Allisbée, la jeune servante qui accepte de « parler de toutes choses » et « laisser toucher toutes les parties de son corps les plus chatouilleuses indifféremment », il entretient une relation sexuelle et expérimentale où l’impuissance masculine née d’un désir irrépressible jamais satisfait et la peur féminine de la grossesse constituent deux empêchements psychosociaux, que les genres distribuent sinon également (c’est Oreste qui conduit le récit et l’expérience et qui est le jeune maître de la maison) en tout cas réciproquement.

21Alisbée ne veut pas se soumettre à la pénétration complète par peur du péché et de la grossesse et ce désir de l’ « enconner » tout à fait crée chez Oreste le trouble intense de l’imagination et de la frustration.

22L’épisode de l’expérience de Noël, scène centrale du récit, conjugue la triade libertine, l’athéisme, l’anatomie expérimentale et le plaisir philosophique du risque intellectuel et physique, où se reconnaissent ceux et celles qui ont l’esprit fort :

À cet effet il se contenta des simples baisers et attouchements accoutumes tout le long de l’avent jusques à la nuit de Noël, qu’étant retournée de la messe de minuit : il la tint dans sa chambre toute seule le reste de la nuit où il obtient la grâce de voir pour la seconde fois con la candela accesa in mano la cappella di Venere. Cette permission donnée avec mille baisers et embrassements plus chauds et plus serrez ce semblait que l’ordinaire, après l’action [de la communion] fit concevoir à Oreste une bonne opinion de la force de l’esprit de cette fille et pour l’éprouver il commença à passer de la physique à la métaphysique et lui montra come tous ses fondements étaient ruineux et fondés sur la fourberie des uns et la niaiserie des autres. (Bouchard, 1881, p. 13)15

23Malgré l’esprit agile et courageux d’Allisbée, son goût pour les discours et les caresses, les doutes et les inquiétudes s’emparent de la jeune fille, de sorte qu’Oreste choisit de la laisser dans sa « première bassesse » (intellectuelle), de peur de l’entraîner dans la ruine de la folie.

24Que dire en conclusion de ces Confessions ? Le manuscrit des années parisiennes est une publication restreinte qui fait exister le réseau dans le partage d’un langage et de pratiques « déniaisés ». On sait, en France, chez les savants frères Dupuy, tout ce que font Bouchard et Naudé à Rome, mais les faits ne sont publiés que sous une forme restreinte que Dal Pozzo récupère dans un ensemble d’écrits qui n’a pas été détruit au moment de la mort de Bouchard. Entre l’agression de mars 1641 et sa mort en août, Bouchard avait pourtant le temps de faire disparaître les traces de pratiques qui sont ordinaires dans le groupe mais peu acceptables par tout le monde.

25Oreste partage un langage avec le groupe des amis qui le reconnaît et l’identifie et le journal de jeunesse est une première ébauche d’une autoanalyse sexuelle tout à fait originale, moins dans le contenu de pratiques et aptitudes sexuelles finalement banales (masturbation, impuissance) que dans le récit qui en est fait et qui est conservé comme une suite d’expériences physiques et anatomiques (étude des règles, du sperme, des moyens contraceptifs).

26Bouchard n’est pas un homme double, hypocrite, mais un homme « dissocié » (Battista, 1998). Ce qui fait le groupe, c’est le réseau de lettres, de textes, de mots, d’expériences qui sont partagés après la mort de Bouchard. Les mots écrits dans l’alphabet grec des Confessions favorisent ce partage dans les deux sens du terme (avoir en commun et diviser, publier et cacher). Si Allisbé, la jeune servante a l’esprit remarquablement fort pour une fille, si elle goûte « les discours » sans étonnement, lit les livres d’anatomie et regarde les descriptions, elle ne peut cependant venir à bout de la honte, de la peur de la grossesse et de ces faiblesses qui pèsent sur les femmes et les séparent de l’expérience libertine qu’elles ne peuvent partager jusqu’au bout. Celle des corps est intense mais ne réussit pas à venir à bout du poids des interdits religieux et sociaux qui pèsent sur la fille.

27Sans pénétration, la pratique sexuelle du récit des amours de jeunesse se conclut sur la frustration et un mot d’esprit ou « pointe » propre au récit comique libertin :

Les amours d’Orestes pourront passer un jour pour les plus extraordinaires et les plus extravagants qui aient jamais été représentés chez les poètes : Allisbée et Orestes ayant l’espace d’un an entier brulé d’une flemme également ardente, ayant souffert toutes les persécutions dont la jalousie et l’envie a accoutumé de traverser l’amour ; et s’étant donné des privautés que les femmes et les maris font difficulté de se permettre, ils se séparèrent alors enfin tous les deux entiers avec leur première virginité […]. (Kanceff, 1977, p. 38)

28On le voit, pas de pornographie ni de perversité ici, encore moins de péché, mais le partage plus ou moins réussi d’ailleurs d’une vie sexuelle sans morale, et sans autre empêchement que celui du corps que l’impuissance due à l’imagination, la violence familiale et la crainte de la grossesse paralysent.