Colloques en ligne

Alexandre Tarrête

Rousseau juge de Montaigne, ou pourquoi les Essais ne sont pas des Confessions 

Rousseau Judge of Montaigne, or why the “Essays” are no “Confessions”

1Rousseau doit beaucoup à Montaigne (Fleuret, 2006, p. 602-605). Les Essais furent une de ses premières lectures, et ils ont contribué notablement à sa formation intellectuelle en lui procurant une synthèse des savoirs humanistes. Ils lui offraient en outre le prototype d’un discours sincère sur soi qui l'a durablement influencé. Cette écriture de soi qui prétend à la vérité prend chez Montaigne la forme de l’« essai », tandis qu’elle adopte chez Rousseau celle de la « confession » (Rousseau se rapprochera davantage de la forme de l’essai montaignien dans les Rêveries).

2L’influence fertile de Montaigne est en même temps un poids dont Rousseau cherche à s’affranchir. Sur le chemin de l’écriture de soi, dont il prétend inventer une forme nouvelle, Rousseau voit dans l’auteur des Essais un précurseur encombrant dont il lui faut à tout prix se démarquer. C’est ce qu’il cherche à faire dans le préambule du « manuscrit de Neuchâtel » (1764) :

Les plus sincères sont vrais tout au plus dans ce qu’ils disent, mais ils mentent par leurs réticences, et ce qu’ils taisent change tellement ce qu’ils feignent d’avouer, qu’en ne disant qu’une partie de la vérité ils ne disent rien. Je mets Montaigne à la tête de ces faux sincères qui veulent tromper en disant vrai. Il se montre avec des défauts, mais il ne s’en donne que d’aimables ; il n’y a point d’homme qui n’en aient d’odieux. Montaigne se peint ressemblant mais de profil. Qui sait si quelque balafre à la joue ou un œil crevé du côté qu’il nous a caché, n’eût pas totalement changé sa physionomie. (Rousseau, 1959, t. I, p. 1149-1150)

3Ce passage commence sur un ton très général puis se focalise sur Montaigne, qui essuie un feu nourri de critiques. On comprend alors qu’il était déjà visé par la première périphrase (« les plus sincères… »). La charge accuse le trait à mesure que les phrases se succèdent. Montaigne, d’abord loué pour avoir pris la tête des partisans de la vérité, est bientôt accusé d’avoir menti par omission et même d’avoir cherché sciemment à tromper (« ces faux sincères qui veulent tromper »). Montaigne se reconnaîtrait bien certains défauts, mais seulement bénins ou excusables, voire « aimables »… Les images violentes et inquiétantes de la « balafre » et de « l’œil crevé » dans l’ombre viennent enfin noircir le tableau, et ruiner la confiance que l’on pensait pouvoir accorder à celui qui proclamait sa volonté d’écrire un « livre de bonne foi » (Montaigne, 2012, t. I, p. 117).

4Rousseau reconnaît donc tout l’intérêt du programme de Montaigne, mais il lui reproche de ne pas l’avoir appliqué, et d’avoir finalement menti par omission. Il aurait dit seulement une partie de la vérité, et non « toute la vérité ». En partant de ce reproche, en partie fondé et en partie excessif, je chercherai ici non à éclairer le projet de Rousseau1, mais à mieux apercevoir comparativement la singularité du projet de Montaigne.

Rousseau juge de Montaigne

5Le reproche de Rousseau touche au cœur le projet même de Montaigne. L’auteur des Essais s’était réclamé, bien avant Rousseau, du service de la vérité. Dans l’avertissement au lecteur, il se disait résolu à se dévoiler entièrement, défauts compris, et sans fausse pudeur :

Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif. Et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l’a permis.  (Montaigne, 2012, t. I, p. 117)

6Or c’est ici, selon Rousseau, que le lecteur des Essais se trouverait floué : Montaigne se serait peint certes « ressemblant », mais seulement « de profil » et, plus précisément encore, sous son profil le plus avantageux. Dans les Rêveries, Rousseau prétendra qu’il est le premier à avoir vraiment appliqué, dans ses Confessions, le programme de sincérité tracé par Montaigne :

j’ai porté dans cet écrit la bonne foi, la véracité, la franchise aussi loin, plus loin même, au moins je le crois, que ne fit jamais aucun autre homme ; sentant que le bien surpassait le mal j’avais mon intérêt à tout dire, et j’ai tout dit.  (Rousseau, 1959, t. I, p. 1035)

7Rousseau accuse donc Montaigne de n’être pas allé assez loin dans le dévoilement de soi, et de n’avoir choisi que des défauts « aimables » à montrer, comme s’il avait composé un portrait factice, et qu’il avait joué dans ses Essais un rôle de composition. Il faut noter comment, dans sa critique, Rousseau réutilise les mots mêmes de Montaigne. Il témoigne par là de sa connaissance intime des Essais. Dans le chapitre « De la physionomie » (III, 12), Montaigne prétend avoir été doté par la nature d’une apparence transparente, qui laisse deviner la franchise et la noblesse de son âme : « J’ai un port favorable et en forme et en interprétation » (Montaigne, 2012, III, 12, p. 396). Or c’est précisément cette transparence que Rousseau lui conteste, en lui reprochant une forme de dissimulation.

8Une autre image clé est aussi reprise et retournée par Rousseau : celle de la « balafre », qui rappelle une « cicatrice » que Montaigne disait, au contraire, ne pas vouloir dissimuler, bien qu’il lui en coûtât : « Je ne veux donc pas oublier encore cette cicatrice, bien mal propre à produire en public : C’est l’irrésolution : défaut très incommode à la négociation des affaires du monde » (II, 17, p. 470). Rousseau reproche à Montaigne de n’avoir montré que des « cicatrices » sans gravité, supposant qu’il a laissé d’autres « balafres » plus laides dans l’ombre. Très assertif, dans le préambule de ses Confessions, sur sa propre sincérité, Rousseau reprendra du reste dans ses Rêveries l’image du « profil » incomplet mais cette fois pour pointer ses propres manquements à l’exigence de vérité : « Que si quelquefois sans y songer par un mouvement involontaire j’ai caché le côté difforme en me peignant de profil, ces réticences ont été bien compensées par d’autres réticences plus bizarres qui m’ont souvent fait taire le bien plus soigneusement que le mal » (Rousseau, 1959, t. I, p. 1036).

9Ces réflexions croisées de Montaigne et de Rousseau font surgir une question plus générale, qui concerne la poétique de l’autoportrait : quel traitement le peintre doit-il réserver aux défauts de son modèle ?

La représentation des défauts dans un portrait

10Que faire de ses défauts dans un livre sur soi ? Faut-il les taire, les atténuer, les montrer entièrement ? À cette question, Rousseau et Montaigne donnent en fait une réponse différente : Rousseau exhibe ses vices de jeunesse en les dramatisant, tandis que Montaigne peint fidèlement ses défauts, sans les nier, mais sans les prendre au tragique. Il est bien possible qu’en la matière la réflexion des deux écrivains de soi ait été marquée par l’exemple du plus grand portraitiste antique : Plutarque. En effet, l’auteur de la Vie des hommes illustres fut lu de près tant par Montaigne que par Rousseau (Guerrier, 2004, p. 795-798 ; Touchefeu, 2006, p. 729-731.). Il posait déjà, en tant que biographe, la question du traitement à réserver aux défauts et aux vices dans le portrait des grands hommes. Dans la Vie de Cimon (un grand général spartiate), il proposait une solution équilibrée :

Mais tout ainsi comme quand nous faisons peindre et portraire après le vif quelques beaux visages, et qui ont fort bonne grâce, si d’aventure il s’y trouve quelque imperfection et quelque chose de laid, nous ne voulons pas ni qu’on la laisse du tout, ni qu’on s’étudie aussi trop à la représenter – parce que l’un rendrait la portraiture difforme, et l’autre dissemblable ; aussi pour autant qu’il est malaisé ou pour mieux dire, peut-être, impossible de montrer un personnage duquel la vie soit entièrement innocente et irrépréhensible, il se faut arrêter à écrire pleinement les choses, qui auront été vertueusement faites, et en cela tâcher à représenter parfaitement la vérité, ni plus ni moins que le vif. Mais où il se trouve quelques fautes et erreurs parmi leurs actions […], il les faut plutôt estimer défauts ou imperfections de vertu non du tout accomplie, que méchancetés expresses procédant de vice formé, ni de certaine malice, et ne sera déjà besoin de s’amuser à les exprimer trop diligemment et par le menu en notre histoire, mais plutôt les passer légèrement, comme par une révérentiale honte de la pauvre nature humaine, laquelle ne peut produire un homme si parfait ni si bien composé à la vertu, qu’il n’y ait toujours quelque chose à redire.  (Plutarque, 1951, t. I, p. 1079)2

11Pour Plutarque, on ne doit pas passer entièrement sous silence les défauts des grands hommes, mais il faut tout de même les atténuer, par respect et par bienséance. En passant de la biographie à l’écriture de soi, on constate que Montaigne et Rousseau se trouvent confrontés au même problème : que faire des défauts, non plus dans le portrait d’un homme illustre, mais dans la peinture d’un homme ordinaire ?

12Montaigne adopte la solution proposée par Plutarque, avec quelques aménagements : comme il représente une vie ordinaire, il n’a pas de grandes qualités à peindre, mais plutôt des défauts, ordinaires et sans gravité ; de plus, il cherche souvent à excuser ces défauts en les portant au compte des faiblesses de l’humaine nature. Rousseau quant à lui s’oppose à Montaigne (et à travers lui à Plutarque) : non seulement il ne cache pas ses mauvaises actions, mais il les exhibe et il les dramatise. Il met en avant certaines de ses fautes de jeunesse, en espérant gagner en crédibilité lorsqu’il tente de rejeter d’autres accusations plus graves. Il proteste toutefois qu’il est resté foncièrement bon, malgré les fautes ponctuelles qu’il a pu commettre.

13Le « parallèle » entre Montaigne et Rousseau peut ainsi nous permettre de faire saillir certaines différences structurelles entre leurs œuvres, ce qui nous aidera à dégager la spécificité des Essais. Je proposerai donc, en simplifiant, de distinguer deux démarches profondément différentes :

  • peindre son caractère et avouer ses défauts : c’est l’autoportrait (Montaigne)

  • confesser ses fautes et en faire le récit : c’est la confession (Rousseau).

La peinture des défauts dans les Essais

14Comme on l’a souvent remarqué, Montaigne n’est pas tendre envers lui-même, et il se reconnaît volontiers certains défauts (manque de mémoire, lenteur d’esprit, indécision, etc.). Dans une anecdote qui peut se lire comme une mise en abyme de la démarche suivie dans l’ensemble des Essais, Montaigne se représente esquissant son autoportrait devant les jurats de Bordeaux, lors de sa prise de fonctions de maire : « A mon arrivée, je me déchiffrai fidèlement, et consciencieusement, tout tel que je me sens être : Sans mémoire, sans vigilance, sans expérience, et sans vigueur ; Sans haine aussi, sans ambition, sans avarice, et sans violence : à ce qu’ils fussent informés et instruits de ce qu’ils avaient à attendre de mon service » (Montaigne, 2012, III, 10, p. 319). Ce déchiffrement de soi est un inventaire purement négatif dans lequel les manques sont en fait, selon les cas, soit de vrais défauts, soit des qualités déguisées. Plus généralement, dans les Essais, Montaigne confesse de nombreuses insuffisances. Il avoue inlassablement ses « défauts », ses « imperfections » ou ses « vices »3. Hugo Friedrich souligne chez Montaigne cette insistance particulière sur les défauts et, tout autant qu’une forme d’humilité, il y voit une manière de se peindre de manière pleinement réaliste : Montaigne « a besoin de l’imparfait pour cerner irréfutablement le concret » (Friedrich, 1949, p. 24). C’est en intégrant des défauts au portrait que le peintre peut espérer coller à la vérité du modèle : « […] quelles que soient ces inepties, je n’ai pas délibéré de les cacher, non plus qu’un mien portrait chauve et grisonnant, où le peintre aurait mis non un visage parfait, mais le mien » (Montaigne, 2012, I, 26, p. 316). Chez les portraitistes de la Renaissance, les menus défauts du visage sont des gages de réalisme : ils inscrivent la contingence dans la représentation et produisent ce qu’on pourrait appeler, en reprenant l’expression de Roland Barthes, des « effets de réel » (Barthes, 1968, p. 84-89).

15Il faut toutefois ajouter que la franchise incontestable de Montaigne sur ses défauts de caractère ne s’accompagne pas de l’aveu de fautes précises et concrètes. Or, comme le souligne précisément Rousseau : « il n’y a point de vice de caractère dont l’aveu ne soit plus facile à faire que celui d’une action noire ou basse » (Rousseau, 1959, p. 1153). Il est bien possible d’ailleurs que cette remarque, qui vient à la suite du passage cité plus haut, vise encore Montaigne en particulier. Dans les Confessions, Rousseau narre par le menu certaines mauvaises actions (vol de ruban ou mensonge). Ces aveux sont mis en avant comme la pierre de touche de l’honnêteté de sa confession (« voilà la dure mais sûre preuve de ma sincérité », ibid.). À la différence de Montaigne, Rousseau confesse non seulement ses défauts de caractère, mais certaines de ses fautes qu’il relate de manière circonstanciée. Tandis que Montaigne étale ses défauts sans raconter ses fautes, Rousseau exhibe ses fautes pour mieux s’exonérer de ses défauts.

16Comment comprendre alors que Montaigne compare parfois malgré tout le discours de ses Essais à une « confession4 » ? À l’évidence, il ne donne pas à ce mot le même sens que Rousseau. La matière des « aveux » de Montaigne, pour courageux et sincères qu’ils soient, est bien différente : ce que Montaigne accepte de « confesser », ce sont des vices de nature et des défauts de caractère, plutôt que des fautes qu’il aurait commises.

L’absence du récit de faute chez Montaigne

17L’absence de narration des fautes chez Montaigne s’adosse au choix plus général de ne recourir que très rarement au récit autobiographique proprement dit, pour développer davantage l’analyse de soi et l’expression de ses opinions sur toutes sortes de sujets. Le « genre » de l’autoportrait fut précisément proposé par Michel Beaujour pour accueillir les œuvres que la définition très stricte de l’autobiographie par Philippe Lejeune (comme « récit rétrospectif en prose ») ne pouvait accueillir5. Il s’applique fort bien aux Essais, qui sont en effet la peinture d’un caractère, avec ses défauts et ses qualités, et non le récit d’une vie, avec ses fautes et ses réussites. Montaigne a explicitement distingué ses Essais des mémoires ou des chroniques, en annonçant qu’il dirait librement ce qu’il pense sur toute sorte de sujets, mais qu’il ne raconterait pas ce qu’il a fait : « Je ne puis tenir registre de ma vie, par mes actions, fortune les met trop bas. Je le tiens par mes fantaisies » (Montaigne, 2012, III, 9, p. 235).

18Dans les Essais, l’anecdote vécue n’est certes pas absente, mais elle reste plutôt rare, et la place prédominante est laissée aux conceptions, aux idées, aux jugements plutôt qu’aux actions et aux faits. Montaigne se peint davantage par ce qu’il pense, par ce qu’il aime ou déteste, que par ce qu’il a fait ou vécu. Le voyage vers l’Italie est raconté en détail dans le Journal, et non dans les Essais ; les deux mandats de maire de Bordeaux ne donnent pas lieu à une chronique détaillée, mais à une réflexion globale (III, 10). Cette règle admet toutefois quelques exceptions notables, comme les anecdotes de la chute de cheval (II, 6), de l’attaque du château et de l’embuscade en forêt (III, 12). Mais globalement, Montaigne veut peindre son caractère plutôt que raconter ses actions : « Ce ne sont mes gestes [i. e. choses accomplies] que j’écris, c’est moi, c’est mon essence » (II, 6, p. 77). Il lui arrive bien de dire : « je me suis ordonné d’oser dire tout ce que j’ose faire », mais c’est pour ajouter tout aussitôt, en faisant dévier le propos : « Et me déplais des pensées mêmes impubliables » (III, 5, p. 92), et en remettant ainsi au plus vite l’accent sur la confession des pensées plutôt que sur l’aveu des fautes commises. Et de fait, à bien lire les Essais, on constate que Montaigne écrit bien davantage ce qu’il ose penser, que ce qu’il a osé faire ou non.

19Montaigne est ici bien différent de saint Augustin ou de Rousseau, qui dramatisent le récit des « fautes » de leur jeunesse, en avouant certaines actions restées jusque-là secrètes. Lorsque Montaigne confesse des fautes, c’est en passant, sans s’y attarder et du bout des lèvres. Il accepte bien de reconnaître allusivement quelques errements (les « erreurs de ma jeunesse », III, 3, p. 66 ; les « déportements de ma jeunesse », III, 2, p. 47), mais il ne se livre à aucune confidence. Dans un autre registre, il admet aussi les « erreurs » stratégiques qu’il a pu faire dans sa carrière politique : « J’ai encouru quelques lourdes erreurs en ma vie et importantes : non par faute de bon avis, mais par faute de bon heur » (III, 2, p. 48). Cette allusion, qui reste à dessein fort vague, n’a pu qu’aiguiser la curiosité des critiques, et elle a stimulé leurs conjectures (Desan, 2015).

20Ainsi, autant Montaigne est prolixe sur ses défauts, autant il reste discret sur ses « erreurs », et muet sur ses fautes… Il évite l’aveu circonstancié de ses péchés, et il rejette une autre partie importante de la confession religieuse : la contrition.

Le refus du repentir dans les Essais

21Le refus principiel du repentir est une autre manière de distinguer l’essai montaignien de la confession rousseauiste. Rousseau adulte regrette encore les mauvaises actions qu’il a commises enfant. Le vol du ruban, et le mensonge qui suivit, sont pour lui causes de tourments inextinguibles : il évoque « l’insupportable poids des remords dont au bout de quarante ans [s]a conscience est encore chargée » (Rousseau, 1959, p. 84). Toutefois, par une forme de renversement apologétique, ces remords sont en fait donnés comme la preuve que Jean-Jacques est doté d’une conscience morale intransigeante et d’un véritable amour du bien.

22On ne trouvera pas chez Montaigne de tels sujets d’inquiétude morale. Il refuse en effet, par principe, tout regret et tout remords. C’est le sens de la déclaration provocante du chapitre « Du repentir » (III, 2) : « Excusons ici, ce que je dis souvent, que je me repens rarement et que ma conscience se contente de soi » (Montaigne, 2012, III, 2, p. 36). Par cette formule paradoxale, Montaigne affecte ironiquement de s’excuser… de ne jamais s’excuser. Mais quel sens au juste faut-il donner à ce refus du « repentir » ? Montaigne se sait pécheur, et il accepte bien de reconnaître en lui l’infirmité générale de la nature humaine, corrompue par le péché originel, mais il n’y voit pas une raison de se repentir personnellement :

Quant à moi, je puis désirer en général être autre : je puis condamner et me déplaire de ma forme universelle : et supplier Dieu pour mon entière réformation : et pour l’excuse de ma faiblesse naturelle. Mais cela : je ne le dois nommer repentir ce me semble : non plus que le déplaisir de n’être, ni Ange ni Caton. Mes actions sont réglées, et conformes à ce que je suis, et à ma condition. Je ne puis faire mieux. (III, 2, p. 47)

23Se « repentir » reviendrait selon Montaigne à se renier, à regretter indûment ses actes. Ce serait introduire une forme de contradiction entre soi et soi, et pour finir se « démentir » (le chapitre II, 18 est consacré à la critique de ce genre de désaveu). L’éthique nobiliaire dont Montaigne se réclame le conduit à pleinement assumer ses actes, qu’ils soient louables ou regrettables, du moment qu’ils expriment sa nature profonde (Eichel-Lojkine, 1987, p. 35-48). Montaigne reconnaît bien volontiers qu’il est marqué par la nature humaine, universellement pécheresse, mais il n’entend pas se déjuger ni regretter ses actions. Les Essais se présentent ainsi comme un discours paradoxal : une confession sans repentir. Terence Cave caractérise ainsi le « récit montaignien » comme un « voyage sans repentir » (Cave, 1999, p. 164-176).

24Montaigne rejette la contrition et la honte. Rousseau au contraire aime à cultiver l’aveu des fautes et la repentance, par une volonté de pénitence parfois, et aussi par attachement à la vérité : « Et quiconque lira mes Confessions impartialement, si jamais cela arrive, sentira que les aveux que j’y fais sont plus humiliants, plus pénibles à faire, que ceux d’un mal plus grand mais moins honteux à dire, et que je n’ai pas dit parce que je ne l’ai pas fait » (Rousseau, 1959, p. 1038). Pour Rousseau, la honte avouée est la meilleure preuve de sa conscience morale, ainsi qu’un signe incontestable de sa sincérité : « l’on peut être assuré que celui qui ose avouer de telles actions avouera tout » (p. 1153). Montaigne au contraire rejette l’humiliation et la culpabilité :

Je hais un esprit hargneux et triste, qui glisse par-dessus les plaisirs de sa vie, et s’empoigne et paît aux malheurs : Comme les mouches, qui ne peuvent tenir contre un corps bien poli, et bien lissé, et s’attachent et reposent aux lieux scabreux et raboteux : Et comme les ventouses, qui ne hument et appètent que le mauvais sang. (Montaigne, 2012, III, 5, p. 92)

25D’une manière générale, Montaigne préfère ne pas détailler les actions qu’il pourrait regretter, pour assumer sa vie comme un bloc. Il lui arrive toutefois, et comme par exception, de se livrer à quelques aveux choisis.

Les aveux de Montaigne

26On connaît les aveux de Rousseau, placés bien en évidence au début de son autobiographie : le plaisir trouble pris à la fessée donnée par Mademoiselle Lambercier, le vol des peignes et le mensonge qui laisse accuser la servante, l’exhibition sexuelle… Mais quels sont les aveux de Montaigne ? On pense en premier lieu, bien sûr, à la confession sur son anatomie sexuelle qui prend place dans le chapitre « Sur des vers de Virgile » (III, 5). Cet aveu préfigure d’une certaine façon la dynamique rousseauiste de l’exhibition transgressive. Dans cette confidence osée, Montaigne révèle le caractère modeste de ses mensurations intimes :

Certes elle [i. e. la nature] m’a traité illégitimement et incivilement,
Si non longa satis, si non bene mentula crassa :
Nimirum sapiunt videntque parvam
Matronae quoque mentulam illibenter 6.
Et d’une lésion [i. e. préjudice] énormissime. (Montaigne, 2012, III, 5, p. 152)

27Cet aveu inattendu et impudique passe toutefois par le détour de l’allusion et de la périphrase, et Montaigne délègue à des citations latines empruntées au recueil obscène des Priapées le soin de parler pour lui7. Un équilibre subtil est ainsi ménagé entre la bienséance maintenue dans les formes, et le caractère fortement transgressif de la confidence.

28Dans un ajout ultérieur, pour justifier ce qui apparaît tout de même comme une entorse à la pudeur, Montaigne invoque la franchise inhérente à son projet d’écriture : « Chacune de mes pièces me fait également moi que tout autre. Et nulle autre ne me fait plus proprement homme que cette-ci. Je dois au public universellement mon portrait » (III, 5, p. 153). Montaigne s’oblige ainsi à livrer un portrait intégral de lui-même (« universellement » signifie ici « en totalité »). Cette transgression des limites de la bienséance au nom de la transparence peut être rapprochée de la parrêsia, ce « courage de la vérité » analysé par Michel Foucault, et qui consiste, au sens étymologique, à vouloir « tout dire » (Foucault, 2009, p. 11). Dans le même temps, la nécessaire prise en compte de la « révérence publique » (« Au lecteur », p. 117), grâce au recours à l’allusion, permet que la communication avec le lecteur ne soit pas rompue : « Or autant que la bienséance me le permet : je fais ici sentir mes inclinations et affections […]. Tant y a, qu’en ces mémoires, si on y regarde, on trouvera que j’ai tout dit, ou tout désigné. Ce que je ne puis exprimer, je le montre au doigt » (III, 9, p. 288).

29La franchise de cette confidence anatomique, même voilée, n’est pas contestable. Il faut toutefois souligner que Montaigne choisit de mettre ici l’accent, de manière caractéristique, sur un défaut que nature lui a infligé, plutôt que sur une faute morale dont il pourrait avoir été coupable. En s’en prenant à la « nature », qui l’a mal doté, Montaigne détourne ainsi l’attention d’un autre aveu possible, qui l’impliquerait davantage, celui de son inconduite amoureuse. « Quand j’en ai vu quelqu’une s’ennuyer de moi, je n’en ai point incontinent accusé sa légèreté : j’ai mis en doute si je n’avais pas raison de m’en prendre à nature plutôt. Certes elle m’a traité illégitimement et incivilement […] » (III, 5, p. 152). L’aveu de l’adultère n’est pas entièrement éludé, mais il est formulé comme en passant, et vite éclipsé par la confession anatomique, laquelle prête finalement moins à conséquence parce qu’elle n’engage pas la responsabilité morale de celui qui se confie. Montaigne reste muet sur l’identité de ses maîtresses (« quelqu’une »…), pour ne pas compromettre autrui, mais aussi pour ne pas s’accuser lui-même trop précisément. Il n’y a pas de place ici pour le repentir moral ou religieux qui devrait en bonne logique accompagner la mention de ces amours illégitimes. À quand remontent ces aventures érotiques ? Avant, ou après le mariage ? Par égard pour la bienséance, par respect aussi pour son épouse Françoise de la Chassaigne, Montaigne n’en dira pas plus. Il confesse simplement, en restant sur un plan général, qu’il a connu le désir et l’amour, lesquels ont leur vrai lieu, à l’en croire, ailleurs que dans le mariage : c’est l’idée qu’il développe dans le commentaire des « vers de Virgile » proprement dit (III, 5, p. 98).

30Montaigne affecte ainsi de se confesser avec franchise, mais il n’avoue pour finir rien de très précis. Il admet simplement son goût immodéré pour les plaisirs de l’amour. La Boétie le tançait déjà à ce sujet, dans les épigrammes latines qu’il lui dédia8. Mais Montaigne ne se repent toujours pas de ces incartades passées lorsqu’il compose « Sur des vers de Virgile », dont l’orientation générale reste épicurienne et libertine : il ne retient de ses erreurs de jeunesse que le plaisir, sans y chercher des motifs de honte ou de culpabilité. Son écriture de soi n’est pas une écriture du remords ou du regret mais une écriture du souvenir heureux, qui vient se fondre dans le présent avec le plaisir de l’écriture, malgré la nostalgie de la vieillesse.

31Le chapitre « De la vanité » (III, 9) est consacré à un autre vice que Montaigne avoue avec lucidité. La vanité se manifeste chez lui de plusieurs manières, par exemple dans le goût pour les voyages : « […] ce plaisir de voyager, porte témoignage d’inquiétude et d’irrésolution : Aussi sont-ce nos maîtresses qualités, et prédominantes. Oui, je le confesse, je ne vois rien […] où je me puisse tenir : La seule variété me paie, et la possession de la diversité » (III, 9, p. 295-296). Montaigne reconnaît dans cette curiosité et dans ce plaisir du mouvement des preuves de sa propre vanité, mais il y voit aussi, plus largement, le signe d’une inquiétude essentielle, qui caractérise l’humaine condition. La vanité est un vice universellement partagé.

32Le chapitre « De la vanité » s’achève pourtant par un aveu personnel, précis et circonstancié : Montaigne confesse le mouvement d’orgueil bien particulier qu’il éprouva lorsqu’il reçut un titre de bourgeois de la ville éternelle, purement honorifique, qui lui coûta de patientes démarches (Montaigne, 1983, p. 232). Dans les Essais, Montaigne a recopié intégralement le formulaire latin, avec une complaisance avouée : « Parmi ses faveurs vaines [i. e. de la fortune], je n’en ai point qui plaise tant à cette niaise humeur, qui s’en paît [i.e. nourrit] chez moi, qu’une bulle authentique de bourgeoisie Romaine, qui me fut octroyée dernièrement que j’y étais : pompeuse en sceaux, et lettres dorées : et octroyée avec toute gracieuse libéralité » (III, 9, p.  311). Montaigne confesse naïvement sa vanité, mais sans renoncer pour autant à la fierté que ce titre lui procure : « N’étant bourgeois d’aucune ville, je suis bien aise de l’être de la plus noble qui fut et qui sera onques » (III, 9, p. 313). Loin de se repentir de ce mouvement de fatuité, Montaigne retourne alors avec malice le miroir vers le lecteur : « Si les autres se regardaient attentivement, comme je fais, ils se trouveraient comme je fais, pleins d’inanité et de fadaise » (III, 9, p. 313). La « vanité » est un vice essentiel à la condition humaine, et il serait vain de penser pouvoir y échapper : « De m’en défaire je ne puis, sans me défaire moi-même. Nous en sommes tous confits tant les uns que les autres » (ibid.).

33La stratégie de disculpation repose ici non plus sur la substitution d’un aveu à l’autre (comme c’était le cas en III, 5) mais sur l’universalisation de la faute. La vanité est un vice inhérent à notre condition et chacun y est sujet. Cette généralisation dilue la faute individuelle, qui devient simplement la marque d’une nature humaine universellement corrompue par le péché. L’aveu d’une faute personnelle (ce mouvement de vanité éprouvé à Rome) se dissout dans une méditation sur un vice universel : car comme le dit l’Ecclésiaste, « tout est vanité ». Montaigne fait allusion à ce verset au début du chapitre : « Ce que la divinité nous en a si divinement exprimé, devrait être soigneusement et continuellement médité par les gens d’entendement » (III, 9, p. 235). Il renvoie ceux qui lui reprochent son goût des voyages à la sagesse biblique : « Il y a de la vanité, dites-vous, en cet amusement [i. e. le voyage]. Mais où non ? Et ces beaux préceptes, sont vanité, et vanité toute la sagesse » (III, 9, p. 296). Après 1588, Montaigne ajoute une citation biblique en toutes lettres : « Dominus novit cogitationes sapientium quoniam vanae sunt » (I Corinth. III, 20, qui cite Ps. 94, 11).

34Face à la vanité, et à son caractère inévitable, Montaigne revendique une pleine lucidité, mais ne manifeste aucun repentir. Il veut même faire de son livre un reflet de l’universelle vanité, en acceptant très logiquement d’écrire à l’unisson, comme il le confesse dès l’attaque du chapitre : « ‘De la Vanité’ : Il n’en est à l’aventure aucune plus expresse, que d’en écrire si vainement » (Montaigne, 2012, III, 9, p. 235). Les Essais se trouvent ainsi placés sous le signe d’une vanité assumée : « Il n’est sujet si vain, qui ne mérite un rang en cette rhapsodie » (I, 13, p. 175). La vanité, personnelle ou universelle, est confessée et reconnue, mais elle ne devient pas pour autant un objet de repentir.

35Montaigne confesse plus volontiers des « défauts » que des « fautes ». Il est toutefois exagéré, comme le fait Rousseau, de l’accuser de ne confesser que des défauts « aimables » : car les défauts de Montaigne sont des imperfections qu’il regrette tout en les constatant, et ils sont parfois difficiles à avouer. Ainsi lorsque Montaigne avoue son « irrésolution », dans le passage cité plus haut (II, 17, p. 470), il sait qu’il dévoile un « défaut très incommode à la négociation des affaires du monde », et il ne le fait pas de gaieté de cœur. Ce défaut est certes véniel d’un point de vue moral, mais il pourrait avoir des conséquences fatales pour les velléités de carrière politique de Montaigne, qui se rêve parfois en confident du roi ou en ambassadeur en Italie (Desan, 2014, chap. V et VII). Il en va de même avec le manque de mémoire, souvent confessé dans les Essais. On a cru parfois qu’il s’agissait d’une forme de fausse modestie. Mais la mémoire n’est pas seulement une faculté intellectuelle, elle est aussi une faculté nécessaire à l’exercice de certaines vertus morales. Elle est indispensable à la vie curiale, et aux devoirs moraux que l’on doit à ses amis. En manquer peut donc avoir de graves conséquences. Mais ici encore, Montaigne rejette la responsabilité de cette tare sur la nature, ce qui l’exonère de toute culpabilité : « On se prend de mon affection à ma mémoire. Et d’un défaut naturel, on en fait un défaut de conscience » (I, 9, p. 155-156). En mettant en avant un vice de nature, il se défend de toute négligence coupable envers ses proches. On doit se repentir d’une faute morale, mais non d’un défaut de nature dont par définition on n’est pas responsable.

36On peut donc dire que Montaigne confesse ses défauts avec un réel effort de franchise (car ils ne lui font pas plaisir), mais il en rejette volontiers la responsabilité soit sur la nature (qui l’a mal doté), soit sur le péché originel (qui nous a tous faits vains), pour ne pas y voir des fautes dont il serait responsable.

Débats sur la notion de « physionomie » : masque ou transparence

37En l’accusant d’avoir dissimulé son mauvais profil, Rousseau fait à Montaigne un mauvais procès. De plus, la conception qu’il se fait de la « physionomie » est très différente de celle qui avait cours à l’époque de Montaigne. Pour Rousseau, la « physionomie » est une apparence trompeuse, un profil incomplet, un masque qui recouvre et cache la personnalité véritable. Pour Montaigne en revanche, la « physionomie » est un signe naturel et donc clair. Dans l’épistémé de la Renaissance, le signe physionomique est vérace, car la nature profonde transparaît à la surface de la chose, et l’intériorité se donne à lire dans l’extériorité (Foucault, 1966, p. 41-42 ; Demonet, 2003, p. 328-333). Montaigne conçoit donc la « physionomie » comme l’expression transparente du caractère. Le cas de Socrate n’est qu’une exception à la règle, puisque son masque de Silène évoque plus le vice que la vertu. Dans son propre cas, Montaigne insiste sur la « franchise » de son visage et de son attitude, et sur la confiance qu’il inspire, même à des inconnus ou à des ennemis :

Si mon visage ne répondait pour moi : si on ne lisait en mes yeux, et en ma voix, la simplicité de mon intention, je n’eusse pas duré sans querelle, et sans offense, si longtemps : avec cette liberté indiscrète de dire à tort et à droit ce qui me vient en fantaisie : et juger témérairement des choses (Montaigne, 2012, III, 12, p. 400).

38Son visage inspire la confiance, parce qu’il exprime la bonté de son naturel : « il m’est souvent advenu, que sur le simple crédit de ma présence et de mon air, des personnes qui n’avaient aucune connaissance de moi, s’y sont grandement fiées » (III, 12, p. 396). Son voisin a essayé de prendre son château, mais il y a renoncé : « mon visage, et ma franchise lui avaient arraché la trahison des poings » (III, 12, p. 398). Le visage de Montaigne exprime fidèlement ses nobles sentiments, et reflète sa nature. C’est pourquoi il considère que peindre un autoportrait littéraire qui reproduit fidèlement ses traits suffira à donner accès à ce qu’il est vraiment.

39Montaigne ne prétend pas révéler au lecteur une autre face de lui-même, qui aurait jusque-là été tenu secrète. À l’inverse, Rousseau voudrait révéler au public le visage véritable de Jean-Jacques, jusque-là déformé par la calomnie et la médisance. On se trouve ici face à une autre différence structurelle entre « confessions » et « essais » : la relation entre le secret et la transparence. La confession dévoile une vérité restée jusque-là secrète. C’est bien ce que propose Rousseau : « C’est l’histoire la plus secrète de mon âme, ce sont mes confessions à toute rigueur » (Rousseau, 1959, p. 1155). Le premier titre complet de l’œuvre annonçait la révélation de ses sentiments véritables : Les Confessions de J.-J. Rousseau, contenant le détail des événements de sa vie, et de ses sentiments secrets dans toutes les situations où il s’est trouvé (p. 1148). La confession est une confidence, la révélation d’une part secrète de soi-même, la mise en lumière d’aspects encore méconnus d’une personnalité.

40Il en va tout autrement de l’autoportrait, qui cherche simplement à être ressemblant à un modèle que l’on connaît déjà par ailleurs. Plutôt que la révélation d’un caractère encore inconnu, ou méconnu, Montaigne propose ainsi à ses premiers lecteurs (ses proches) de le reconnaître dans son livre, et de l’y retrouver plus tard une fois qu'il aura disparu (« Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m’ayant perdu [ce qu’ils ont à faire bientôt] ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs », Montaigne, 2012, t. I, p. 117). Il ne prétend nullement leur révéler un aspect encore inconnu de sa personnalité. À Madame de Duras, dédicataire du chapitre « De la ressemblance des enfants aux pères » (II, 37), il promet qu’elle pourra le retrouver dans son texte tel qu’elle l’a connu et fréquenté : « Vous y reconnaîtrez ce même port, ce même air que vous avez vu en sa conversation » (II, 37, p. 657).

41Au contraire, Rousseau annonce à son lecteur, qui croit à tort le connaître déjà, qu’il va découvrir un homme que la rumeur publique avait défiguré : « Il y avait un Rousseau dans le grand monde, et un autre dans la retraite qui ne lui ressemblait en rien » (Rousseau, 1959, p. 1151). Les Confessions sont une révélation du mal resté caché (les fautes inavouées), comme du bien resté inconnu (les bonnes actions). Rousseau répond à la diffamation, et il veut révéler qui est le « vrai » Jean-Jacques, pour faire la « transparence » sur son cas, malgré « l’obstacle » que représente la rumeur (Starobinski, 1971). Montaigne au contraire n’est nullement en conflit avec le monde, il ne cherche pas à retrouver la vérité au-delà des apparences ni à rétablir une relation authentique avec autrui : et ici l’assimilation proposée par Jean Starobinski entre Montaigne et Rousseau est sans doute un peu trop forcée (Starobinski, 1982, chap. II et III). Car Montaigne pense la « physionomie », la sienne tout au moins, comme fondamentalement vérace, comme le signe transparent de l’excellence de son âme. Il n’y a pas chez lui de divorce entre l’apparence et l’être, entre l’extériorité et l’intériorité : « Je fais coutumièrement entier ce que je fais, et marche tout d’une pièce. Je n’ai guère de mouvement, qui se cache et dérobe à ma raison » (Montaigne, 2012, III, 2, p. 45). Les Essais ne seront donc pas la révélation d’un aspect caché de sa personnalité, mais ils se donnent comme le portrait fidèle et approfondi du Montaigne que ses amis connaissent déjà, et que le lecteur pourra découvrir à son tour, comme s’il faisait connaissance avec un nouvel ami.

42Malgré le caractère parfois excessif de ses critiques, Rousseau a en effet raison lorsqu’il oppose sa démarche à celle de Montaigne. L’autoportrait (montaignien) se distingue de la confession (rousseauiste), comme la peinture des défauts se distingue de l’aveu des fautes. Mais Rousseau va trop loin lorsqu’il accuse Montaigne d’avoir composé un autoportrait flatteur, d’avoir « voulu tromper » son lecteur en cachant le mauvais côté et en choisissant de ne montrer de soi que des « défauts aimables ». Car Montaigne n’aimait pas ses défauts. Certains lecteurs, avant Rousseau, ne les ont pas trouvés « aimables ». Ainsi Pascal :

Les défauts de Montaigne sont grands. Mots lascifs […] Crédule […] Ignorant […] On peut excuser ses sentiments un peu libres et voluptueux en quelques rencontres de la vie […] mais on ne peut excuser ses sentiments tout païens sur la mort. Car il faut renoncer à toute piété si on ne veut au moins mourir chrétiennement. Or il ne songe qu’à mourir lâchement et mollement par tout son livre. (Pascal, [1670] 2011, § 559, p. 434-435)

43Montaigne n’aurait certes pas considéré la recherche de la sérénité face à la mort ni l’acceptation des plaisirs du corps comme des défauts. Mais il se reconnaît bien d’autres faiblesses, qui ne lui font pas plaisir ; il les assume cependant, tout en tenant à en faire l’aveu sincère dans un portrait aussi intégral que possible. Pour autant, il ne se risque pas sur le chemin glissant de la confession dramatique des fautes commises, que saint Augustin avait ouvert, avec la justification chrétienne du repentir et de la conversion, et que Rousseau suivra lui aussi, mais avec une autre stratégie rhétorique, pour s’exonérer, par la révélation de fautes secrètes mais bénignes, d’accusations publiques bien plus graves, mais selon lui diffamatoires.