Traces de confessions dans les Mémoires de Saint-Simon
1Le retour sur soi est un phénomène rare dans les Mémoires de Saint-Simon, et les parties programmatiques du texte semblent l’exclure complètement. La « préface » ou « introduction » de l’œuvre, le texte écrit en 1743 intitulé Savoir s’il est permis d’écrire et de lire l’histoire, singulièrement celle de son temps, ne consacre pas une ligne à ce qu’on pourrait appeler sa dimension autobiographique. Les Mémoires n’y sont à aucun moment présentés comme un témoignage de l’auteur sur lui-même, qui pourrait (notamment) intégrer un examen de conscience, mais comme une chronique des événements contemporains de sa vie. La catégorie qui semble pertinente à Saint-Simon pour rendre compte de son projet est celle d’histoire particulière − qu’il oppose comme certains de ses contemporains, mais pas forcément dans le même sens, à celle d’histoire générale − qui se rapproche assez de ce qu’on appellerait aujourd’hui histoire du temps présent ou du passé récent. Le critère qui permet de distinguer l’histoire particulière de l’histoire générale est en effet pour lui, il faut le rappeler, que les événements racontés se sont déroulés pendant le temps de vie de l’historien. Voici le passage principal, très connu : « J’appelle histoire particulière celle du temps et du pays où on vit1 » (I, 6), le « on » renvoyant à celui qui écrit l’histoire, comme le montre un autre passage un peu plus loin qui souligne le fait que l’histoire particulière se passe « sous les yeux de l’auteur » (I, 6), qui en est donc le spectateur avant d’en devenir le témoin. Cela ne fait pas de la personne de l’auteur le sujet de l’œuvre et, de ce point de vue, on est aux antipodes du préambule des Essais de Montaigne qui affirme qu’il est lui-même la matière de son livre, aussi bien que de celui des Confessions de Rousseau qui écrit fièrement : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi » (Rousseau, [1782] 1959, p. 5). Même si l’on compare le texte de Saint-Simon à la première page des Mémoires de Retz, il saute aux yeux que la dimension autobiographique de l’œuvre est beaucoup moins affirmée, puisque Retz utilise dès la première phrase l’expression d’ « histoire de ma vie2 » pour rendre compte de l’unité de son œuvre, et met un peu plus loin son récit sous le signe, sinon de la confession au sens chrétien, il y a toutefois chez lui des passages qui seraient très intéressants à observer de ce point de vue3, du moins de l’aveu, puisqu’il admet qu’écrire sa vie avec vérité va l’amener à « lever le voile » (Cardinal de Retz, [1717] 1998, p. 219) sur un certain nombre de fautes qu’il a pu commettre, quitte à mettre en danger sa réputation – tout cela pour être digne de la confiance de sa destinataire. Dans le corps des Mémoires, Saint-Simon confirme à plusieurs reprises que l’introspection n’y a guère sa place, et un des passages les plus significatifs se trouve dans la chronique de l’année 1712, dans un moment particulièrement dramatique, puisqu’il est question de la mort du duc de Bourgogne en qui le duc et pair avait placé comme on sait tous ses espoirs douloureusement déçus de régénération du royaume. « Ces Mémoires, rappelle-t-il, ne sont pas faits pour y rendre compte de mes sentiments ; en les lisant, on ne les sentira que trop » (IV, 412). C’est suggérer que si la vie émotionnelle de Saint-Simon n’est pas censée être un sujet pour les Mémoires en termes de représentation, elle n’en anime pas moins le style, et s’inscrit dans leur énonciation. En l’occurrence, le lecteur comprend que Saint-Simon, non seulement a été autrefois, dévasté par cette perte traumatisante, mais qu’il est encore ébranlé plusieurs dizaines d’années plus tard, au moment où il la relate comme un événement qui n’est pas purement historique puisqu’il l’atteint dans son présent et fait trembler l’écriture. Enfin, le passage cité relève de la prétérition, puisque Saint-Simon écrit ensuite quelques lignes qui disent avec concision, délicatesse et discrétion son état émotionnel après la mort du prince :
Je me contenterai de dire qu’à peine parûmes-nous les premiers jours un instant chacun [il parle de Mme de Saint-Simon et de lui-même], que je voulus tout quitter, et me retirer de la cour et du monde, et que ce fut tout l’ouvrage de la sagesse, de la conduite, du pouvoir de Mme de Saint-Simon sur moi, que de m’en empêcher avec bien de la peine. (IV, p. 413)
2Mais revenons à la déclaration principale, qui présente les sentiments de l’auteur comme un élément hors sujet : elle acte le fait que les Mémoires ne sont pas construits comme le récit d’un itinéraire personnel mais comme une chronique des événements principaux de la période envisagée qui court, on le rappelle, de 1691 à 1723. Les passages où Saint-Simon intervient comme personnage sont relatés le plus souvent parce qu’il considère qu’il a alors été mêlé personnellement à des événements qui méritent de figurer dans une histoire de son époque. Cela explique que le lecteur peut bien souvent lire des dizaines, voire des centaines de pages sans entendre parler du duc de Saint-Simon, ou de manière très incidente et occasionnelle. Au fil de l’œuvre, il devient certes le personnage principal de séquences narratives de plus en plus importantes, mais elles sont le plus souvent liées à des « affaires » publiques auxquelles il a eu part, qu’il s’agisse de sa participation aux intrigues qui ont mené au mariage du duc de Berry ou au Lit de Justice de 1718, de son rôle dans les décisions politiques de la Régence, ou encore de son ambassade extraordinaire en Espagne.
3La deuxième raison pour laquelle il est difficile de trouver dans les Mémoires beaucoup de d’éléments relevant de la confession, est que cette dernière repose sur la construction d’un écart entre celui qui se confesse et les actes qu’il a commis autrefois, et qui justifient l’acte de se confesser. Dans la tradition chrétienne d’un saint Augustin, la confession apparaît topiquement comme le récit d’un itinéraire allant de l’erreur à la vérité, ce qui suppose de la part de celui qui parle de ses erreurs passées l’instauration d’un écart entre l’énonciateur présent, censé avoir rejoint la vérité dont il était autrefois éloigné, et son personnage passé, qui a par exemple commis l’erreur d’errer dans le domaine de ses croyances religieuses ou de ses mœurs. Dans la tradition moderne représentée par Rousseau, la dimension religieuse de l’acte de se confesser est moins présente, même si officiellement le récit de Rousseau est adressé à celui qu’il appelle « être éternel » (Rousseau, [1782] 1959, p. 5), mais les remords de l’écrivain racontant les fautes qui ont jalonné son existence témoignent d’une conscience morale douloureuse, et d’une prise de distance, qui reposent également sur une dissociation des deux « moi » mis en scène, celui qui agit comme personnage dans le récit et celui de l’écriture. Dans le cas de Saint-Simon, c’est précisément cette prise de distance qui est rarissime, et la critique spécialisée a souvent manifesté son étonnement face à la manière dont Saint-Simon fait presque totalement se confondre le « moi » présent en train d’écrire et le « moi » passé du personnage en action. Une sorte de Saint-Simon éternel, « immuable comme Dieu et d’une suite enragée4 », pour reprendre une célèbre formule du duc d’Orléans à son sujet, est mis en scène par les Mémoires, le duc de Saint-Simon du passé et du présent communiant dans les mêmes convictions, les mêmes valeurs, les mêmes certitudes, les mêmes sentiments , et il est extrêmement rare que Saint-Simon manifeste le moindre remords au sujet des actions qu’il s’attribue dans le récit ou des émotions qu’il dit avoir éprouvées, beaucoup plus fréquent qu’il affirme qu’il ferait ou ressentirait la même chose s’il se trouvait à nouveau dans une situation comparable. Parfois même, il semble « revivre » au moment de l’écriture, tels quels, les sentiments du passé. L’analyse la plus poussée de cet élément des Mémoires se trouve chez Damien Crelier (2021), qui montre l’absence presque totale de double registre dans l’œuvre, qu’il se présente sous la forme d’une condamnation morale de soi-même ou d’une autodérision qui est effectivement un fait exceptionnellement rare, même si l’on peut trouver des exceptions. C’est que le monde de Saint-Simon est profondément manichéen. Dans la préface, il affirme qu’une des fonctions de l’histoire est de donner des armes aux bons pour se défendre contre les méchants ; il écrit notamment ceci :
Les mauvais, qui dans ce monde ont déjà tant d’avantages sur les bons, en auraient un autre bien étrange contre eux s’il n’était pas permis aux bons de les discerner, de les connaître, par conséquent de s’en garer […] Et d’autre part, quant à ce monde, les bons seraient bien maltraités de demeurer comme bêtes brutes exposés aux mauvais sans connaissance, par conséquent sans défense, et leur vertu enterrée avec eux. (I, p. 12)
4L’opposition entre bons et mauvais est absolue et sans nuances, et elle n’est certainement pas remise en question par le texte des Mémoires qui montre que Saint-Simon est censé avoir toujours fait partie des premiers, et qu’en tant qu’historien de son époque il continue à en faire partie en appliquant le programme de dénoncer les méchants pour aider les bons à se défendre et à ne pas être, donc, ce qu’il appelle des « bêtes brutes ». Certes, Saint-Simon est croyant, mais il ne semble pas avoir besoin d’attendre le jugement de Dieu pour faire partie des élus, et ne semble guère rongé par le doute au sujet du salut de son âme. Pourquoi donc se confesser, et de quoi, quand on est convaincu qu’on a toujours été dans le vrai et le bon, qu’on n’a jamais commis d’erreur grave, et qu’on referait tout ce qu’on a fait autrefois si on se trouvait dans la même situation ? Le texte d’appel à contribution du colloque à l’origine de ces actes remarquait que, si tout aveu n’est pas confession, toute confession suppose cependant une pratique de l’aveu, relativement à une autorité religieuse ou morale qui en est le dépositaire réel ou imaginaire.
5Il y a pourtant bien des moments où l’on attendrait, dans les Mémoires, l’expression d’un repentir qui brille par son absence. La critique spécialisée s’est souvent extasiée sur la profondeur de la foi de Saint-Simon, associée à des attachements humains profonds pour des figures comme celles de Rancé, Beauvillier ou Mme de Saint-Simon, mais n’a peut-être pas assez remarqué que les sentiments chrétiens les plus élémentaires, à commencer par le principe de charité et la capacité à se représenter soi-même comme pécheur, conditions d’un acte sincère de confession, sont parfaitement étrangers à de nombreux passages où, dans ses Mémoires, Saint-Simon parle de lui-même : certains figurent parmi les plus connus de l’œuvre, dont je parlerai un peu plus loin. D’autres en revanche ont beaucoup moins été remarqués, et je voudrais en donner un exemple. Dans la chronique de 1715, Saint-Simon, juste avant de relater l’agonie et la mort de Louis XIV, évoque les préparatifs de la Régence du duc d’Orléans qui s’annonce, dont il s’occupe avec lui dans d’interminables entretiens secrets. C’est l’occasion pour les deux hommes de régler certains comptes, et la décision est prise notamment de chasser de sa place, après la mort du roi, Pontchartrain-fils, secrétaire d’État à la maison du roi et de la marine, que Saint-Simon déteste pour des raisons sur lesquelles on ne pourra pas revenir ici : ce projet sera mis à exécution, et brutalement, dès la fin de l’année. L’épisode qui m’intéresse a lieu cependant juste avant la mort de Louis XIV : Saint-Simon, qui sait que Pontchartrain est un homme perdu, et qui a tout fait pour sa perte, lui rend visite pour avoir le plaisir de jouer avec lui au chat et à la souris, de jouir à l’avance de la catastrophe qui l’attend, et de l’affoler tout en faisant mine de manière ambiguë de lui promettre sa protection. Il raconte qu’il tombe chez lui « comme une bombe » (V, p. 422) et met en scène avec délectation sa propre duplicité et son sentiment de supériorité. Comme il a trouvé sa victime en compagnie, il attend que ses compagnons de causerie soient sortis pour commencer la séance de torture par l’espérance qu’il a prévu de lui offrir, et introduit leur tête-à-tête de cette manière : « Dès qu’ils furent sortis, j’eus la malice de lui dire que je croyais les avoir interrompus, et que j’aurais mieux fait de les laisser » (V, p. 422-423). Mais Pontchartrain, qui apparemment croit ou veut croire, bien à tort, que Saint-Simon est toujours son ami, tente de l’apitoyer sur son sort : « il s’enfila de lui-même, me conta ses peines, ses inquiétudes, son embarras, son apologie ; […] lardant par-ci par-là des demi-mots qui marquaient combien il désirait ma protection » (V, p. 423). La suite mérite d’être citée un peu longuement :
Après m’être longtemps réjoui à l’entendre ramper de la sorte, je lui dis que je m’étonnais qu’un homme d’esprit comme lui, qui avait tant d’usage de la cour et du monde, pût s’inquiéter de ce qu’il deviendrait après le Roi, qui en effet (le regardant bien fixement) n’en avait pas, à ce qu’il paraissait, pour longtemps ; qu’avec sa capacité et son expérience dans la marine, dans laquelle il pouvait compter qu’il n’était personne qui approchât de lui, M. le duc d’Orléans serait trop heureux de le continuer dans une charge si nécessaire et si principale, et dans laquelle un homme comme lui ne pouvait être succédé par personne qui en eût la moindre notion. Il me parut que je lui rendais la vie ; mais comme il était fort prolixe, il ne laissait pas de revenir à ses craintes, que je me plus diverses fois à appuyer à demi, à voir pâlir mon homme, puis à le rassurer par ces mêmes discours […] Cette savoureuse comédie que je me donnais dura bien trois bons quarts d’heure […] et je m’applaudissais ainsi de ma secrète dérision en face. (V, p. 423-424)
6Il est inutile de commenter très longuement un texte qui parle de lui-même : la tactique de Saint-Simon est de souffler le chaud et le froid et de mettre sa victime sur le gril en entretenant de manière ambiguë ses espoirs dans la secrète conscience de sa prochaine destruction sociale. Dans cette scène, Saint-Simon exhibe donc sa propre hypocrisie, son plaisir cruel à entretenir sa victime dans de faux espoirs ranimés et déçus en alternance avec ce qu’il faut bien appeler une forme de sadisme, un sentiment de toute-puissance de pouvoir manipuler ainsi à sa guise les sentiments de Pontchartrain et en jouer à volonté. Le rôle de Saint-Simon dans de cette scène est donc parfaitement odieux, et le moindre sentiment de charité chrétienne devrait empêcher le mémorialiste de la relater , sauf pour porter sur lui-même un jugement sévère et se repentir. Or, il est flagrant que le texte suggère une parfaite complicité entre le mémorialiste des années 1740 et le duc et pair de 1715 : on n’y trouve pas un seul indice de réprobation morale de Saint-Simon vis-à-vis du rôle dans lequel il se décrit, et quand il évoque la « savoureuse comédie » qu’il a jouée, il la juge de toute évidence encore telle au moment où il la relate. L’idée de transformer un tel moment de sa vie en objet d’aveu et de confession semble ne même pas l’effleurer. On imagine cependant les réactions de Rancé, boussole officielle de Saint-Simon en matière de foi chrétienne, ou de Mme de Saint-Simon, présentée constamment comme un parangon de dévotion et de vertu, à la lecture d’un tel texte : ils auraient été horrifiés.
7Un texte beaucoup plus célèbre des Mémoires fonctionne de manière similaire, qui ne porte pas sur des actes de Saint-Simon, mais sur la peinture de ses sentiments. Il s’agit des passages où Saint-Simon décrit, dans la chronique de 1718, les sentiments qui l’envahissent à la lecture, au Parlement de Paris, d’un texte qui acte l’abaissement des bâtards de Louis XIV et de Mme de Montespan, le duc du Maine et le comte de Toulouse, pour lequel il a œuvré avec acharnement, ainsi que l’humiliation des parlementaires eux-mêmes, que Saint-Simon poursuit de sa haine depuis toujours, mais avec une violence encore renforcée depuis l’affaire du bonnet. Quelques pages plus haut, Saint-Simon, qui a rencontré le duc du Maine, lui a servi un chef-d’œuvre d’hypocrisie d’une nature assez proche de ce qu’on a trouvé à propos de Pontchartrain : « Je lui tirai la plus riante révérence que je lui eusse faite de ma vie, avec la plus sensible volupté » (VII, p. 224), volupté qui vient évidemment du fait que le destinataire de son salut est sur le point d’être publiquement humilié. Pour le reste, le moment de la déclaration publique, je ne vais lire que quelques lignes très connues, qui donnent une idée du « reste », qui est à l’avenant :
Je triomphais, je me vengeais, je nageais dans ma vengeance ; je jouissais du plein accomplissement des désirs les plus véhéments et les plus continus de toute ma vie. J’étais tenté de ne me plus soucier de rien. Toutefois je ne laissais pas d’entendre cette vivifiante lecture, dont tous les mots résonnaient sur mon cœur comme l’archet sur un instrument, et d’examiner en même temps les impressions différentes qu’elle faisait sur chacun. (VII, p. 264)
8Dans son « Mémoire sur la Régence du duc d’Orléans » publié en 1788, qui témoigne d’une lecture très attentive des parties des Mémoires de Saint-Simon qui étaient venues à sa connaissance, Marmontel se montre justement interloqué par un autre passage du même genre, toujours dans les scènes du Lit de Justice, qui concerne cette fois le Premier Président. Voici le passage qu’il cite, avec ses fautes de copie secondaires pour le sens :
Je l’accablais, à cent reprises, de mes regards assénés et prolongés avec persévérance ; l’insulte, le mépris, le dédain, le triomphe lui passèrent de mes yeux jusque dans ses moëlles. Une fois ou deux il fixa les siens sur mon visage, et je me plus à l’outrager par des sourires dérobés, mais noirs, qui achevèrent de le confondre. Je me baignais dans sa rage, et je me délectais à le lui faire sentir. (Marmontel, 1805, p. 91)5
9Marmontel ne commente pas longuement ces lignes mais introduit, juste après, cette parenthèse laconique, qui dit beaucoup en très peu de mots : « (C’est ainsi, ce me semble, qu’un démon nous peindrait sa joie » [VII, p. 267-268]). On admettra que « nager » dans sa propre « vengeance » et se « baigner » dans la rage d’autrui ne sont pas, de fait, des sentiments très avouables, et qu’un chrétien comme se targue de l’être Saint-Simon devrait en avoir conscience. Comme il s’agit, dans le premier cas de sentiments intérieurs invisibles, dans le second de signes très ténus dont la cruauté n’a pu être décryptée sur le moment, et très hypothétiquement, que par la victime de cette espèce de pantomime sadique, Saint-Simon pourrait d’ailleurs passer tout cela sous silence, mais il éprouve au contraire une jubilation perceptible à en parler longuement, sans exprimer la moindre réserve au sujet de sa propre attitude. Le texte sur Pontchartrain, celui sur le premier président, et celui beaucoup plus connu que les deux autres de l’extase du Lit de Justice, reposent au fond sur un même principe sous-jacent : si le monde est divisé en bons et en méchants comme le clame la préface, alors ces essences sont indépendantes des actes et des sentiments : les mauvais peuvent commettre les actes les plus généreux, leur « essence » reste démoniaque, les bons peuvent à l’inverse entasser les pires turpitudes, se vautrer dans plusieurs péchés capitaux, être menteurs, cruels, hypocrites et lâches, jouir de la souffrance et de l’humiliation de leurs semblables, leur « essence » reste immaculée et rien ne vient altérer leur caractère angélique. Ces « bons » peuvent donc raconter ce qu’ils ont fait de plus détestable sans le moindre remords, sans la moindre culpabilité, et sans donc se « confesser », ni même en éprouver le besoin.
10Tout n’est cependant pas si simple, et Saint-Simon a en réalité, et à juste titre, régulièrement douté de la compatibilité de ses Mémoires avec le principe de charité. Pour aller vite, car j’ai souvent eu l’occasion d’écrire sur ce sujet6, alors qu’il les a commencés quelques années auparavant, il écrit en 1699 une lettre à Rancé, son père spirituel constamment présenté comme sa suprême boussole en matière de religion, pour porter à sa connaissance quelques extraits d’une première version de son œuvre en chantier7. Il a conscience qu’il s’est déjà laissé aller à dire beaucoup de mal de son prochain, et cherche à obtenir la confirmation de Rancé qu’il ne l’a fait que par respect d’un principe de vérité à la légitimité chrétienne selon lui indiscutable. La réponse de Rancé n’a jamais été retrouvée, mais j’ai acquis depuis longtemps la conviction qu’elle a été négative, que Rancé a rappelé Saint-Simon à l’ordre avec toute la vigueur dont il était capable, et que cet interdit explique l’abîme de quarante ans qui sépare ce premier temps de la genèse des Mémoires de la reprise du projet en 1739, quarante ans plus tard, que j’interprète donc comme la transgression d’un interdit majeur et l’effondrement de digues qui avaient tenu des dizaines d’années. Ce qui achève de transformer cette hypothèse en quasi-certitude, c’est qu’en 1743, foudroyé par la mort de Mme de Saint-Simon, le mémorialiste cesse d’écrire pendant plusieurs mois comme s’il était rattrapé par ses vieilles angoisses de chrétien tourmenté : au moment de recommencer sa chronique, il écrit le texte aujourd’hui présenté dans toutes les éditions comme la préface des Mémoires, dont l’unique but est d’apporter une réponse positive à la question qu’il posait à Rancé quarante ans plus tôt, et de s’acharner à démontrer que dire du mal de son prochain à longueur de page est parfaitement chrétien. Il tourne violemment en dérision dans le texte un « scrupuleux » (I, 9 par exemple) apparemment tout théorique qui s’oppose à cette dernière conviction, et il n’est pas difficile de voir que ce « scrupuleux » condense en réalité, malgré les sarcasmes brutaux dont il est accablé, les figures de Rancé, de Mme de Saint-Simon, dont la mort a réactivé les doutes du mémorialiste, et d’amis morts comme Beauvillier, qui auraient, comme je l’ai déjà remarqué, été effarés par plusieurs des textes que j’ai cités, et par exemple par le récit de la visite de Saint-Simon à Pontchartrain ou par le texte dans lequel Marmontel a vu un démon peindre sa propre joie.
11L’épisode où toutes ces tensions se trouvent le plus parfaitement concentrées est un des plus prestigieux des Mémoires, dans la chronique de 1711, alors que Saint-Simon raconte la disparition brutale du grand dauphin, atteint par la petite vérole. À titre personnel, il détestait l’homme, et avait tout à craindre du jour où il serait parvenu sur le trône. Il le juge mesquin et médiocre, et pour toute oraison funèbre le présente comme un « prince dont tout le mérite était dans sa naissance, et tout le poids dans son corps » (IV, p. 97), ce dernier trait étant une allusion perfide à son obésité. Un autre passage cinglant donne une bonne idée de l’amabilité de Saint-Simon à son égard : « De ce long et curieux détail, écrit-il, faisant la synthèse du caractère du prince disparu, il résulte que Monseigneur était sans vice ni vertu, sans lumières ni connaissances quelconques, radicalement incapable d’en acquérir, très paresseux, sans imagination ni production, sans goût, sans choix, sans discernement, né pour l’ennui qu’il communiquait aux autres, et pour être une boule roulante au hasard sous l’impulsion d’autrui, opiniâtre et petit en tout à l’excès […], livré aux plus pernicieuses mains, incapable d’en sortir ni de s’en apercevoir, absorbé dans sa graisse et dans ses ténèbres, et que, sans avoir aucune volonté de mal faire, il eût été un roi pernicieux » (IV, p. 96). Ajoutons à tout cela que Saint-Simon voit dans le nouveau dauphin, le duc de Bourgogne, fils aîné de Monseigneur, une figure de prince idéal qui, devenu roi, aurait selon lui régénéré le royaume de France. La mort de Monseigneur peut donc, en théorie, concurrencer le Lit de Justice de 1718 comme le plus heureux moment de la vie de Saint-Simon, mais alors que, dans le texte de la chronique de 1718, la joie de Saint-Simon s’exprime sans la moindre retenue, en 1711, les doutes sont beaucoup plus perceptibles et certains passages expriment ce caractère de confession ou de semi-confession qu’on a vainement cherché ailleurs. Ils s’expriment d’une manière particulièrement nette dans des lignes célèbres qui servent de prélude à l’une des plus vastes scènes d’histoire jamais écrites sous l’Ancien Régime :
Je continuerai à parler de moi avec la même vérité dont [je] traite les autres, et les choses avec toute l’exactitude qui m’est possible. À la situation où j’étais à l’égard de Monseigneur et de son intime cour, on sentira aisément quelle impression je reçus de cette nouvelle : je compris, par ce qui m’était mandé de l’état de Monseigneur, que la chose en bien ou en mal serait promptement décidée. […] Je passai la journée dans un mouvement vague et de flux et de reflux qui gagne et perd du terrain, tenant l’homme et le chrétien en garde contre l’homme et le courtisan, avec cette foule de choses et d’objets qui se présentaient à moi dans une conjoncture si critique, qui me faisait entrevoir une délivrance inespérée, subite, sous les plus agréables apparences pour les suites. (I, p. 57)
12Un des épisodes les plus significatifs, qui penche plus du côté de « l’homme et le courtisan » que de « l’homme et le chrétien » est une scène à trois dont les personnages sont la duchesse d’Orléans, fille bâtarde de Louis XIV et épouse de son neveu, qui a elle aussi toutes sortes de raisons de haïr Monseigneur et de souhaiter sa mort, Mme de Saint-Simon, et Saint-Simon lui-même. Le dauphin est encore vivant (avec un incertain pied dans la tombe) et la conversation de Saint-Simon avec son amie exprime leur crainte qu’il en réchappe devant une Mme de Saint-Simon médusée :
[…] pour parler franchement et en avouer la honte, elle et moi nous lamentâmes ensemble de voir Monseigneur échapper, à son âge et à sa graisse, d’un mal si dangereux. Elle réfléchissait tristement, mais avec ce sel et ces tons à la Mortemart, qu’après une dépuration de cette sorte, il ne restait plus la moindre petite espérance aux apoplexies, que celle des indigestions était ruinée sans ressources depuis la peur que Monseigneur en avait prise, et l’empire qu’il avait donné sur sa santé aux médecins, et nous conclûmes plus que langoureusement qu’il fallait désormais compter que ce prince vivrait et régnerait longtemps […]. En un mot, nous nous lâchâmes, non sans quelque scrupule qui interrompait de fois à autre cette rare conversation, mais qu’avec un tour languissamment plaisant elle ramenait toujours à ce point. Mme de Saint-Simon, tout dévotement, enrayait tant qu’elle pouvait ces propos étranges ; mais l’enrayure cassait, et entretenait ainsi un combat très singulier entre la liberté des sentiments humains pour nous très raisonnables, mais qui ne laissait pas de nous faire sentir qui n’étaient pas selon la religion. Deux heures s’écoulèrent de la sorte entre nous trois, qui nous parurent courtes [...]. (IV, p. 62-63)8
13Les scrupules chrétiens de Saint-Simon s’expriment aussi bien au moment de l’écriture qu’au moment des faits rapportés. Le début du passage que j’ai cité témoigne ainsi d’une conscience présente, au moment de la rédaction du texte, d’une faute morale du passé, mais cette esquisse de confession est contrebalancée par la complaisance évidente, et l’humour assez peu approprié à une confession, avec lesquels Saint-Simon s’étend sur ce moment de médisance et de malignité partagées. Les scrupules mentionnés (« non sans quelque scrupule ») semblent moins un obstacle qu’un carburant paradoxal de cette complicité scandaleuse, et de la même manière les obstacles que Mme de Saint-Simon tente de lui opposer semblent n’exister que pour être aussitôt balayés, ce qui est traduit par la formule saisissante de l’enrayure qui « casse ». Ce qui est décrit est donc précisément un processus transgressif dont le caractère jubilatoire dévaste toute barrière morale et chrétienne sur son passage, mais en même temps, et c’est quelque chose qui est totalement absent des autres passages que j’ai cités, et encore plus de la préface des Mémoires, Saint-Simon admet au moins que ces sentiments qui se déchaînent ne sont « pas selon la religion ». Le texte se situe dans un entre-deux entre la confession d’un chrétien qui admet avoir été dans l’erreur et la jubilation d’un mondain paradoxalement toujours perceptible au moment de cette « confession » qui n’en est donc qu’à moitié une. Reste à dire un mot de la place de Mme de Saint-Simon : il y a peu de doute qu’elle a perçu dans l’activité d’écriture de son mari, au début des années 1740, le défoulement des mêmes tendances qu’elle avait réprouvées chez lui à l’époque de la mort de Monseigneur. Je force peut-être un peu les choses, mais l’interruption de l’écriture des Mémoires me semble de la même nature que « l’enrayure » qui interrompt provisoirement la conversation à bâtons rompus de 1711, et la reprise de l’écriture prouve qu’avec le temps l’enrayure casse à nouveau, puisque Saint-Simon recommence à écrire. Je rappelle qu’enrayer, c’est au sens propre arrêter une roue par les rais, et le dictionnaire de l’Académie de 1762 donne comme exemple d’emploi : « La roue qu’on avait enrayée se rompit ». En ce qui concerne le sens figuré, on trouve ceci : « s’emploie aussi familièrement pour dire Arrêter la trop grande vivacité de quelqu’un ». Mais la roue de la création balaie décidément tout sur son passage dans le processus. Si l’on garde l’image de la roue, on voit que celle de la création saint-simonienne, lancée à pleine vitesse, détruit également tous les scrupules. La confession que Saint-Simon ne se décide jamais à faire, et qui serait pourtant la seule qui vaille, c’est que ses Mémoires ne sont décidément pas l’œuvre d’un chrétien digne de ce nom. C’est pourtant dans ces pages que, s’arrêtant sur ses propres sentiments, Saint-Simon s’en approche le plus, en proférant l’aveu le plus émouvant, le plus grave, le plus incongru aussi par les contradictions dont il est traversé, qu’on puisse trouver dans cette œuvre insolite. Les bruits d’une mort imminente de Monseigneur se précisent et Saint-Simon semble aussi agité par des sentiments contrastés au moment de l’écriture que la nuit de la mort du prince :
Mon premier mouvement fut de m’informer à plus d’une fois, de ne croire qu’à peine au spectacle et aux paroles, ensuite de craindre trop peu de cause pour tant d’alarme, enfin de retour sur moi-même par la considération de la misère commune à tous les hommes, et que moi-même je me trouverais un jour aux portes de la mort. La joie, néanmoins, perçait à travers les réflexions momentanées de religion et d’humanité par lesquelles j’essayais de me rappeler ; ma délivrance particulière me semblait si grande et si inespérée, qu’il me semblait, avec une évidence encore plus parfaite que la vérité, que l’État gagnait tout en une telle perte. Parmi ces pensées, je sentais malgré moi un reste de crainte que le malade en réchappât, et j’en avais une extrême honte 9. (IV, p. 67)

