Colloques en ligne

Florence Orwat

De l’armée au foyer ou le récit d’« une espèce de confession générale » : les Mémoires de Henri de Campion (1613-1663)

From the army to home or the narration of “a sort Of general confession” : Henri de Campion’s Memoirs (1613-1663)

1Les Mémoires de Campion, gentilhomme de la petite noblesse, demeurent aujourd’hui encore peu fréquentés ou peu connus, exception faite d’amateurs éclairés et de quelques historiens (de la Fronde, de la Normandie au xviie siècle, de l’intime, de la littérature). Jalon dans l’histoire de la sensibilité et l’écriture du for intérieur, rédigés entre 1654 et 1660, ils occupent en effet leur place dans le mouvement général de la civilisation occidentale vers l’autonomisation des individus (Gourevitch, 1997). Jean-Marie Constant, dans son article « Langue de bois et lutte pour le pouvoir : la Cabale des Importants de 1643 », revient sur le rôle de notre auteur, domestique du duc de Beaufort, lequel s’était mis en tête d’exécuter (ou de faire exécuter) le cardinal Mazarin. L’historien y souligne la singularité de notre mémorialiste :

Cette irruption de la conscience individuelle chez La Châtre, Montrésor, Campion, quelquefois La Rochefoucauld et peut-être Beaufort, détonne dans la société de cette époque. Ces hommes sont considérés comme des originaux, orgueilleux et hautains, pleins de suffisance, voire des fous, parce qu’ils dédaignent de se soumettre aux jeux des clientèles, le fameux faux honneur dont ils sont les dispensateurs. (Constant, 2005, p. 643-644)

2Et c’est bien cette valeur aristocratique qui pouvait le faire passer pour outrecuidant ou détraqué que finit par condamner Campion, né en 1613 : « Il m’est arrivé avant et depuis plusieurs de ces affaires dont je ne parlerai plus, ayant présentement trop d’aversion pour ce faux point d’honneur pour en vouloir raconter les succès » (Campion, [1806] 1990, p. 85). Ce repentir apparaît dans les pages qu’il consacre à l’année 1637 (année de la première représentation du Cid et de l’anoblissement du dramaturge, protégé par Richelieu1). Pourquoi cet aveu intervient-il à ce moment précis des Mémoires ? Hasard de la narration, logique associative des idées, reconstruction du souvenir (voire reconstruction du souvenir au prisme du fait littéraire), arrière-pensée politique et apologétique ? Le lecteur est en droit de s’interroger, d’autant que le narrateur sollicite, au seuil du récit, une expression pour le moins ambiguë : « je fais ici une espèce de confession générale 2 ». Qu’entendait-il au juste par-là ? Dans quelle mesure ces Mémoires se distingueraient-ils du genre de la confession dont saint Augustin a proposé pour l’Occident le modèle canonique ? Mais dans quelle mesure aussi épouseraient-ils les codes du genre puisque leur rédacteur lui-même parle de « confession » (un terme entendu dans toutes ses acceptions) ? Avec et selon quel dessein ? L’expression ne relèverait-elle pas (et peut-être avant tout) de l’entreprise d’autojustification indissociable du contexte politique et des « choix » embrassés par l’auteur ?

3Surgit néanmoins un écueil. Marc Fumaroli, dont nous suivons l’édition, souligne la difficulté à laquelle se heurte toute enquête relative aux questions religieuses : si le texte des Mémoires est considéré comme authentique, on n’en possède toutefois pas le manuscrit original malgré des recherches répétées. Toujours selon Marc Fumaroli, la version dont nous disposons a vraisemblablement été amputée de ses « capucinades » par le premier éditeur de l’ouvrage, le général de Grimoard, en 1806 (Campion [1806] 1990, p. 11). Les éléments feraient en conséquence cruellement défaut pour reconstituer la courbe exacte de l’évolution spirituelle de notre auteur qui fait partie de la ribambelle des militaires disgraciés. Pour autant, il ne m’a pas semblé inutile de revenir sur un texte présenté comme une confession singulière :d’abord parce que l’hypothèse avancée par l’éditeur de Campion au xxe siècle ne vaut pas force de loi ; ensuite parce que les historiens et les spécialistes de l’intime ont tous souligné l’intérêt et l’importance de l’œuvre ; enfin parce que l’expurgation à laquelle se serait livré son premier éditeur livre, in fine, un témoignage sur l’état d’esprit d’une époque postrévolutionnaire, les normes et les représentations de l’homme de guerre qu’elle érige ou met en place.

4Pourquoi Campion sollicite-t-il dès les premières pages le terme « confession », conscient de l’écart ou de l’inflexion opérée par rapport à une tradition, une pratique (catholique), des normes génériques et poétiques ? L’ouvrage s’inscrit d’emblée dans une logique d’amendement où les égarements d’une vie sont donnés en exemple afin d’édifier le lecteur. Les Mémoires obéiraient en première intention à une finalité pédagogique et morale. Leur auteur souhaite transmettre à ses enfants les « fruits » de son « expérience », confiant avoir « ressenti » lui-même le « déplaisir » « de ne pouvoir être instruit des principales actions de « ses « ancêtres », sur lesquelles il aurait pu, dans sa jeunesse, régler ses mœurs et sa conduite (Campion [1806] 1990, p. 40-41). L’entreprise repose, on le voit, sur un geste réparateur, fruit de la frustration et de l’attente déçue. Les erreurs (et non les fautes) résulteraient d’une éducation négligée. Les lacunes de son instruction l’engagent en effet « à donner aujourd’hui » à ses enfants « cette satisfaction qu’il a souhaitée inutilement ». Ces mots soulignent une disposition naturelle à laquelle il n’a pas été répondu. Si Campion avoue ses torts, il n’en demande nul pardon et il en rejette la responsabilité sur autrui. Nous sommes donc assez loin de l’autoflagellation, caractéristique des autobiographies spirituelles, et au plus près du plaidoyer en faveur de ce que l’on appelait jadis « l’institution ». La suite de l’incipit est à l’avenant, délestée de tout sentiment de culpabilité mortifère :

Je crois que je ne puis rien faire de plus agréable pour eux et de plus commode pour moi que de leur raconter naïvement les divers événements qui me sont arrivés, en y joignant […] les choses dont j’ai été le témoin, tant par rapport aux affaires publiques qu’à celles des particuliers, et qui me sembleront dignes de mémoire3. (Campion [1806] 1990, p. 40)

5Le plaisir de la remémoration le dispute à celui de l’écriture, loin de tout esprit chagrin (« agréable », « plus commode », « naïvement »)4. On perçoit même, me semble-t-il, une once de satisfaction – celle d’avoir vécu une existence intéressante, riche en péripéties et en hauts faits, de celle en somme qui promeut l’auteur acteur et témoin précieux de son temps. D’où le retournement paradoxal : la logique inaugurale de l’amendement fait place à celle de l’affirmation de soi. On sera ainsi sensible à la multiplication des marqueurs de première personne, ainsi qu’à l’emploi du verbe « sembler » qui implique une sélection des souvenirs et partant, leur reconfiguration. L’ouvrage ne déroge pas à l’assignation générique commandée par le titre, Campion rapportant les événements marquants de son existence qui font de lui le point trop indigne héritier d’ancêtres illustres – bon sang ne saurait mentir. Par ordre chronologique et sans souci d’exhaustivité : son entrée au service du roi, comme enseigne, dans le régiment des Gardes en 1632 ; le soutien à Gaston d’Orleans qui négocie alors son retour en France (1634) ; les nombreuses campagnes menées pendant la guerre de Trente ans – en particulier en Franche-Comté et en Languedoc ; son rôle dans la Cabale des Importants  (1643) ; sa fuite et l’exil à Jersey qui en résulte (1644) – sans doute l’un des épisodes les plus fameux ; son attachement aux Vendôme notamment pendant la Fronde ; son entrée au service du duc de Longueville, lui-même rallié au roi, jusqu’à la retraite définitive et le repli sur sa terre du Boscferei après la mort de son épouse en 1659.

6Une fois posé l’enjeu didactique du récit, Campion en vient à décliner les éléments obligés de tout récit de vie : « Je laisse reposer maintenant les cendres de nos ancêtres pour parler des vivants ». Tôt orphelin de père, second d’une fratrie de cinq (il a deux frères et deux sœurs), il est élevé parmi les livres, auprès de son oncle Edme de Pilliers du Parc. Le retour sur les jeunes années demeure l’occasion de brosser son autoportrait : « J’étois, au reste, d’un naturel assez réfléchi mais impatient, mécontent d’être repris ou obligé de demander ce que je ne savois point, m’imaginant qu’il y a de la honte à convenir qu’on ignore beaucoup de choses. » Plus loin : « […] J’avois en outre l’humeur plus altière qu’il ne convenait ; je paroissois suffisant et présomptueux ». Et de rectifier : « A dire la vérité, je n’étois pas plus satisfait de moi que des autres ». Son arrogance contribue à sa solitude relative : « Je n’étois point aimé de ceux de mon âge, à moins que je n’eusse demeuré quelque temps avec eux ; car alors la fréquentation faisant connaître que ma suffisance n’étoit qu’extérieure, […], on ne pouvoit guère s’empêcher de m’accorder de l’amitié » (Campion [1806] 1990, p. 43). On conviendra que le mérite de cette présentation de soi est d’échapper à la fausse modestie dans un souci louable de « vérité », un terme répété trois fois et renforcé par l’emploi du verbe « avouer ».

7La remémoration et la peinture de soi à laquelle elle donne lieu postule par définition la sincérité ; elle implique naturellement l’introspection et pour l’époque, l’examen de conscience, associé peu ou prou à la pratique de la confession catholique. Mais l’auteur en respecte-t-il les exigences ? À première vue, la réponse est non, ne serait-ce que par la modalisation de l’expression : une « espèce de [confession générale] ». Ni attrition ni contrition explicites dans l’aveu des dévoiements mais bien plutôt le récit d’un long combat contre soi-même gagné de haute main à l’âge de quarante ans, sans que jamais ne soit mentionnée l’œuvre de Dieu dont la première occurrence du mot apparaît trente et une pages plus loin. Le début de la narration ne fait état d’aucune expression de confiance en Dieu, d’aucune honte excessive ; il n’est pas commandé par la quête du salut et ne nous est pas donné comme écrit sous le regard de Dieu. Les paragraphes qui précèdent l’aveu des vices (l’ambition démesurée, la recherche de la gloire, les pensées licencieuses, la timidité avec les femmes vue comme une tare sans doute toute féminine) mettent l’accent sur les lectures nourricières du futur mémorialiste. Il n’y est aucunement question de la Bible ni même des Confessions d’Augustin, non plus que d’ouvrages pieux ou d’auteurs chrétiens mais bel et bien d’une seule et unique triade profane : Plutarque, Montaigne et Sénèque. De Montaigne dont il se dit lecteur assidu et passionné, Campion a assurément retenu la leçon de vie, à savoir « apprendre à nous bien connaître » (Campion [1806] 1990, p. 42).

8En outre, l’aveu des vices et des faiblesses est encadré par l’évocation de l’oncle. Oncle « casanier » (sic), qui, loin du monde et du bruit, cultive le loisir lettré, et de qui il hériterait le goût de l’indépendance farouche : « c’était néanmoins un homme rempli d’excellentes qualités, et très capable d’être admis aux affaires publiques, mais qui, pour n’avoir jamais voulu de supérieur, est demeuré inutile à lui-même et à sa patrie ». Campion réaffirme ici l’importance accordée à l’exemplarité, imputant à Edme certains défauts de son propre caractère, eux-mêmes à l’origine d’une bonne partie de ses disgrâces :

Je me plaindrois cependant, s’il m’étoit permis, de ce qu’ayant presque toujours demeuré avec lui jusqu’à l’âge de dix-huit ans, il m’a, pour ainsi dire, si bien imprimé dans l’esprit cette aversion qu’il a toujours eue d’obéir, que ce n’a été qu’avec une peine infinie que je l’ai surmontée. (Campion [1806] 1990, p. 45)

9Nouvel aveu d’une victoire sur soi-même (après celui de l’ambition terrassée) remportée par la seule force de l’âme. Les mécanismes à l’œuvre dans l’écriture de soi reposent ainsi sur la disculpation (ou l’autojustification), comme sur le rôle dévolu à la discipline personnelle, conformément à la philosophie stoïcienne dont Campion est imprégné. Le mémorialiste, au demeurant, n’épargne pas les Grands (Louis XIII5, Richelieu, le duc de Vendôme, Puylaurens) ; certains chefs de guerre ; ses frères en faiblesse dont il rapporte les lâchetés, la cruauté, la cupidité, brossant une large fresque des misères et vicissitudes humaines en temps de guerre. Aussi s’autorise-t-il à qualifier de « générale » l’espèce de confession à laquelle il se livre. Un tel tableau me semble le dédouaner en partie des torts qu’on serait peut-être tenté de lui attribuer : ni pire ni meilleur, en somme, que la plupart des hommes, pécheur parmi les pécheurs. Certes, l’aveu d’être un « grand pécheur » se glisse sous sa plume (Campion [1806] 1990, p. 115, année 1639). Mais cet aveu suffit-il à faire de lui un pénitent quand on sait, le livre refermé, toutes les belles actions qu’il a accomplies et toutes les fautes qu’il a su éviter ? À titre d’exemple : la résolution de se tenir aux côtés du chevalier de Gout soupçonné d’avoir contracté la peste : « je me croirois répréhensible devant Dieu et souillé d’une lâcheté devant les hommes si je l’abandonnois ». L’alerte est fausse (le chevalier souffre d’une maladie vénérienne) et le mémorialiste d’écrire : « Je rapporte ces faits parce que je ne me suis jamais trouvé à- la- fois si chrétien et si résolu que dans cette occasion » (Campion [1806] 1990, p. 81-82, année 1636). L’homme, du reste, n’est-il pas, pour les théologiens, une créature par essence pécheresse ?

10Une lecture superficielle et rapide des Mémoires, en particulier des trente premières pages, pourrait donc faire douter du christianisme de leur rédacteur qui, de surcroît, n’affiche de son catholicisme aucun des trois grands marqueurs étudiés par Jacques Le Brun dans son article « Une confession religieuse à l’âge classique : le catholicisme » (Le Brun, 2004). Ces marqueurs sont le rapport au texte, l’émergence de l’Église comme institution et la pratique. Les Mémoires se singularisent, on l’a dit, par l’absence de toute référence à la Bible. Sauf erreur, je n’ai repéré aucune citation scripturaire, même infléchie ou indirecte : aucune trace des Psaumes ni du livre des Proverbes qui constituent pourtant à l’époque le fonds commun de la culture religieuse6 ou, si l’on préfère, le bagage (obligé) de tout chrétien7. Mais il n’est pas interdit de penser que le mémorialiste reconfigure des topoï bibliques : la Chute, l’Exode, le Désert, le Paradis perdu8, la Terre promise, le Déluge9. De l’Église il n’est jamais question, même lorsque le mémorialiste évoque son mariage ou la mort de ses enfants, notamment celle de sa fille aînée et celle de son épouse. Pas un mot sur la messe, à l’exception de la ruse imaginée par Gaston d’Orléans pour rentrer en France (Campion [1806] 1990, p. 53). Pas un mot non plus sur le clergé ni sur les sacrements du mariage, de l’Eucharistie ou de l’Extrême-onction. Le texte, jusqu’à son avant-dernier paragraphe, n’évoque en conséquence aucune des pratiques qui rythmaient alors la vie des fidèles et dont maints Mémoires du temps se font alors l’écho.

11De là à conclure à une espèce de confession laïcisée, il n’y a qu’un pas que je me garderai de franchir. Silence ne vaut pas preuve, à supposer même que le texte n’ait pas été amputé des passages qui embarrassèrent Grimoard. Le dernier paragraphe présente un homme terrassé par le chagrin : « je suis revenu chez moi au Boscferei avec mes enfants, et j’y vis dans une grande tristesse ». Veuf, il n’a plus ni mots ni envie de se dire – le pourrait-il d’ailleurs dans la retraite qu’il a élue en attendant la mort ? : « J’ai fait graver l’épitaphe sur les tombes, et il n’y manque plus que le jour et l’année de ma mort, que l’on ajoutera quand elle sera arrivée. » Telle est la fin, laconique, des Mémoires. Alexander Roose, dans un bel article, en déduit que la foi a abandonné l’auteur, lequel renouerait avec le stoïcisme (Roose, 2009)10. Il est vrai que Campion ne cède pas ici aux paroles de circonstance, et que les dernières phrases frappent par leur gravité, leur simplicité et leur force. Mais, à la différence de Roose, j’y vois plutôt l’expression d’un sublime chrétien, exaltant le dépouillement de soi – celui d’un être, en effet, qui, à force d’épreuves et de souffrances, a fini par tuer le vieil homme ; un être mort au monde et au langage malgré la présence de ses cinq enfants (trois fils et deux filles), et qui attend, sans crainte et avec espérance, de retrouver les êtres chers à son cœur. L’auteur s’en était déjà expliqué. À la mort de sa fille Louise-Anne, le 10 mai 1653 (à laquelle il consacre des pages légitimement célèbres), il écrit :

J’avoue que je jouerois le personnage d’une femme si j’importunois le monde de mes plaintes ; mais chérir toujours ce que j’ai le plus aimé, y penser continuellement en éprouvant le désir de l’y rejoindre, je crois que c’est le sentiment d’un homme qui sait aimer, et qui, ayant une ferme croyance de l’immortalité de l’âme, pense que l’éloignement de sa chère fille est une absence pour un temps, et non une séparation éternelle. (Campion [1806] 1990, p. 212)

12Le récit dessine en conséquence un itinéraire spirituel, de l’armée au foyer, dont témoigneraient le paragraphe conclusif et les références à Dieu (une vingtaine). Pour preuve supplémentaire la célébration de l’annuel de sa femme – devenue son unique « consolation ». Pour la première fois, l’auteur mentionne la chapelle qui lui appartient et son église paroissiale, laquelle accueillera « à la principale place du chœur » les deux tombes des époux. Le mémorialiste, au soir d’une vie finalement assez brève (il meurt en 1663, à l’âge de 50 ans), assiste désormais aux offices sur le « banc » qui lui est attribué. Au fil des pages et des années s’affirmerait donc une foi sincère, incarnée dans une morale que les notations singulières et les formules topiques qui traversent le texte nous permettent de ressaisir. La déclaration suivante en donne un aperçu synthétique : « C’est la règle de ma vie, ainsi que la volonté que j’ai toujours eue et exécutée d’être bon fils, bon mari, bon père, bon frère, bon parent, bon ami, bon serviteur et bon maître. Je ne crois avoir jusqu’ici manqué à aucun de ces devoirs, et j’espère achever de même » (Campion [1806] 1990, p. 202, années 1651-1652). Le narrateur, soutenu par l’espérance, y fait état de son expérience personnelle : l’expérience, quatrième et dernier marqueur du catholicisme selon Jacques Le Brun. Cette expérience souligne la relation étroite qui l’unit à Dieu au travers de signes subtils et ténus qui relèveraient du merveilleux chrétien : songes, intuitions, pressentiments (Campion [1806] 1990, p. 179), avertissements matérialisés sous des formes diverses. Telle la belette qu’il croise sur son chemin par quatre fois (Campion [1806] 1990, p. 211)11 et dont l’apparition récurrente est interprétée comme un « présage funeste » :

Je n’ai nulle superstition, mais je crois que Dieu a tant de bonté qu’il veut bien quelquefois avertir les hommes des malheurs qui leur doivent arriver, soit afin qu’ils les évitent, soit pour leur faire connoître, après qu’ils sont arrivés, que ce sont des effets de sa volonté immuable, résolus de toute éternité, pour que, s’y soumettant plus facilement, ils ne murmurent point contre sa providence. (Campion [1806] 1990, p. 211, année 1653)

13Campion fait état de sa croyance en une justice divine, punitive et rétributive. Les fléaux qui frappent les hommes (peste, pluies torrentielles, famine, souffrances) – et ils sont nombreux dans les Mémoires 12 – sont une réponse envoyée à leurs crimes. En rédigeant une « espèce de confession générale », Campion n’apportait-il pas finalement les preuves de sa loyauté à l’égard du roi très chrétien à un moment où ses contemporains avaient des raisons légitimes d’en douter ?

14J’envisagerai donc, au terme de cette étude, les mobiles qui purent conduire Campion à rédiger ses Mémoires par-delà leur dessein affiché en m’inspirant des travaux de Ruth Amossy relatifs à la présentation de soi. L’autoportrait construit au long du récit et les justifications avancées pour rendre compte d’une conduite somme toute assez libre et irrégulière méritent en effet l’attention. Dès l’incipit on l’a vu, Campion déplore une éducation négligée et des vices de caractère imputables au contre-modèle qu’il eut sous les yeux (son oncle). Mais d’autres traits nuisirent à son établissement, en particulier le goût du jeu – indissociable de l’éthique aristocratique (ne soyons pas dupes) :

L’argent que je perdois aux dez empêcha mon avancement dans le régiment de Normandie, à cause que je ne pouvois passer les hivers à la Cour pour y faire des amis qui fissent valoir mes services ; de sorte que toute l’estime dont je jouissois dans le régiment étoit inutile à ma fortune, les généraux et ceux qui me pouvoient servir parlant pour les présents, et oubliant, faute de me voir, ce qu’ils témoignoient vouloir faire en ma faveur pendant la campagne ; ce qui, joint à ce que j’ai toujours plus cherché à faire de bonnes actions qu’à les faire valoir, pensant […] qu’il y a de la honte à parler de soi, ont été les deux principales causes que je n’ai fait nulle fortune. J’ai mis cette digression tout de suite pour n’être plus obligé de parler de ma façon de vivre dans la guerre, et des motifs de mon peu d’avancement. (Campion [1806] 1990, p. 96-97, année 1638)

15Or ses lecteurs avaient beau jeu de récuser cette version, et le mémorialiste ne l’ignorait pas puisqu’il multiplie à l’envi explications et excuses pro domo. On apprend ainsi, sans en être surpris, qu’il fut par deux fois contraint de fuir la France pour trouver refuge sur l’île de Jersey, ou qu’il dut se résoudre à la clandestinité deux années durant (en 1646-1647), confiant y avoir goûté des charmes sans pareils. Dès son entrée dans la carrière des armes, le jeune homme se trouve en effet enrôlé dans les rangs des adversaires et des ennemis du pouvoir13 : Senantes, Puylaurens, les Vendôme (dont Beaufort). Ses alliances et les réseaux qu’il fréquente ou dont son existence dépend – c’est un gentilhomme de petite noblesse – le compromettent précocement. Aussi est-il contraint, pour se faire oublier du roi et de son ministre Richelieu, d’abdiquer en 1635 « le nom de du Feuguerei » pour celui de Campion (Campion [1806] 1990, p. 60-61). Notre mémorialiste se sait donc en délicatesse avec le pouvoir. Mais cette conscience ne le conduit pas à s’amender pour autant puisqu’il participa, un peu à son corps défendant précise-t-il, à la Cabale des Importants ou qu’il persiste, malgré déboires et ingratitude, à demeurer au service des Vendôme, les champions, dans le clan des Bourbon, de la dissidence et de l’opposition monarchique. La justification alléguée demeure invariablement la même : l’allégeance aux princes, à son frère aîné Alexandre (rendu responsable d’une partie de ses déboires), à ceux qu’il appelle ses amis, est décrite comme la rançon de l’honneur, du devoir et du sacrifice. Campion n’a de cesse de célébrer sa loyauté, exaltant la puissance des liens du sang et celle des affinités électives, en particulier quand il se retrouve dans une situation moralement ou politiquement embarrassante voire compromettante.

16Mais ce plaidoyer pro domo reste insuffisamment convaincant et sent encore le soufre, ainsi que le rappelle Jean-Marie Constant dans l’analyse présentée plus bas. Le mémorialiste se devait de donner à ses enfants (et à ses lecteurs) les gages de son obéissance indéfectible au pouvoir en brossant l’image de soi la moins infamante. Le repli sur les valeurs de la famille nucléaire, fort bien mis en évidence par Yohann Deguin, peut ainsi être lu comme la volonté de rompre avec un temps révolu – celui de la haute noblesse, souvent suspecte en matière de choses spirituelles, luttant contre l’absolutisation du pouvoir 14. Pour l’historien Jean-Marie Constant, la Cabale des Importants, à laquelle participa notre mémorialiste, loin d’être un épisode peu glorieux, « sans importance historique », est « pourtant fort intéressant à étudier, car il correspond à la lutte féroce pour le pouvoir que se livrèrent les divers clans politiques et familiaux qui s’agitaient autour de la reine Anne d’Autriche, après la mort de Richelieu et de Louis XIII15 » (Constant, 2005, p. 631). En effet :

La Cabale des Importants regroupe les anciens opposants à Richelieu sauf la Maison d’Orléans et ses clients, les dévots et de nombreux fidèles d’Anne d’Autriche. Ces cabalistes rassemblés autour du duc de Beaufort sont de sensibilités différentes, mais ils souhaitent la fin du système politique institué par Richelieu et veulent d’autres hommes à la tête de l’État. Ils affichent en politique, une attitude morale teintée de néostoïcisme. Face à la raison d’État, à la dictature de guerre de Richelieu, aux jeux des clientèles, au machiavélisme du temps, ils défendent des valeurs fondées sur la conscience individuelle, l’amitié, l’honneur à l’ancienne et le refus des compromissions, ce qui se traduit par cette attitude hautaine tant moquée. (Constant, 2005, p. 644).

17On comprend mieux, dès lors, la stratégie déployée par Campion quand on la recontextualise, id est son effort pour se dépeindre en bon chrétien et le soin pris à se présenter sous les couleurs de la modération. Cette orthodoxie religieuse, qui masque, minore ou répare les égarements de la jeunesse, ne valait-elle pas ralliement politique16 ? Si les dévots ont été dispersés politiquement et mis hors d’état de nuire après la journée des Dupes (10-11 novembre 1630), ils ont toujours été présents sur le plan religieux et ont continué à développer la réforme catholique avec l’appui de Louis XIII et de Richelieu17.

18La visée de ces Mémoires n’échappe pas, en conséquence, à l’entreprise apologétique, laquelle se laissait deviner dans le geste généalogique inaugural mettant en scène une ascendance factice et fantasmée reposant sur l’homonymie (Deguin, 2020, p. 160-162)18. Une transaction avec la morale chrétienne qui permet à l’auteur de passer sa faute sous le boisseau mérite pareillement d’être relevée : l’échec du mariage avec Mlle de Fontaine attribué à son frère Alexandre pour des motifs bassement matériels, alors que ledit mariage, impossible, relevait, pour le droit canon, de l’inceste19. C’est dire qu’une lecture attentive contrevient à l’aveu professé au seuil de la narration. Loin de « raconter naïvement », c’est-à dire sans art ni artifice, les « divers événements qui lui sont arrivés », Campion sollicite au contraire les ressources de la rhétorique pour lisser les aspérités de son existence et susciter, sinon la compassion, du moins l’indulgence, en n’abdiquant rien de ce qu’il pensa être : un homme, qui pour avoir commis des erreurs dont certaines sont tues, n’en demeure pas moins valeureux, probe et fidèle.

19Les Mémoires, qui n’étaient pas destinés à être publiés, répondraient à la nécessité de racheter une réputation et l’honneur d’un nom transmis à des héritiers que l’on souhaite protéger de la calomnie ou établir dans le monde. La réhabilitation espérée par l’auteur de sauver du naufrage sa vie (et la vie des siens) le conduit à exécuter un numéro d’équilibriste qui fait affleurer les tensions inhérentes à une telle entreprise. Campion, qui sollicite l’expression ambiguë « une espèce de confession générale », ne l’ignore pas. On aurait cependant tort de soupçonner sa foi, sachant du reste que Jacques Le Brun évoque non « le » catholicisme mais « des » catholicismes. Mais rien n’interdit non plus de réfléchir sur ce qui nous est donné à lire comme un itinéraire spirituel, lequel repose sur la construction d’un ethos et sur le filtrage de la matière factuelle. La dimension religieuse du texte apparaîtrait ainsi avec netteté après l’arrestation des Importants et l’exil à Jersey, lieu par excellence de l’introspection et de la méditation. Est-ce fortuit ? Et faut-il voir dans cette inflexion le travail du repentir sincère ? C’est du moins l’interprétation que le mémorialiste s’attache à suggérer, léguant à ses enfants l’image d’un père ou d’un aïeul point trop détestable et, faut-il le dire, une œuvre complexe, paradoxale et parfois contradictoire20. L’obéissance et la fidélité aux normes nouvelles de son époque (le rejet d’un certain clientélisme et celui du faux point d’honneur, la condamnation de Beaufort, le ralliement au duc de Longueville par exemple) rivalisent, à y regarder de près, avec les soubresauts d’une conscience originale qui n’a pas honte d’affirmer sa singularité. Campion s’est affranchi des jugements d’autrui et il sait, à l’occasion, le souligner. Songeons au passage justement fameux où il avoue sans fard son déchirement à la mort de sa fille aînée, faisant fi de la réprobation ou des ricanements qu’il devine. Son chagrin pour une enfant de quatre ans, parée de toutes les qualités et d’une précocité quasi miraculeuse, vouée pourtant à porter le nom de son futur époux, contrevient aux préjugés et aux bienséances du temps. Songeons encore au regard aigu qu’il pose sur les ravages occasionnés par la guerre, témoignant ainsi d’une sensibilité21 qu’on estime peu commune (ou remarquable) pour l’époque. Or cette liberté (de ton, de parole, d’attitude), sur laquelle insiste son frère Nicolas dans les Trois entretiens sur divers sujets qui succèdent aux Mémoires, ne pourrait-elle pas être perçue, et finalement comprise, comme un ultime acte de résistance au pouvoir, le chant du cygne en somme ?