Colloques en ligne

Nadine Kuperty-Tsur

Interaction générique : testament, confession et Mémoires chez Charlotte Duplessis-Mornay

The interaction of genres in Charlotte Duplessis-Mornay’s writings (Will, Confession and Memoirs)

1Charlotte Arbaleste de La Borde est née le 1er février 1548 et décède le 15 mai 1606. Protestante, elle est issue de la noblesse de robe et, se trouvant par hasard à Paris au moment du massacre de la saint Barthélemy, elle fera le récit de son sauvetage dans ses Mémoires. Réfugiée à Sedan sur les terres de Henri de Turenne, duc de Bouillon, lieu d’exil pour les protestants persécutés, elle y rencontre et épousera en secondes noces l’ardent protestant qu’est Philippe Duplessis-Mornay, lui aussi rescapé du massacre et qui deviendra secrétaire d’État de Henri de Navarre et l’un de ses plus fidèles serviteurs. Auteur lui-même de nombreux écrits, c’est un des plus éminents théologiens du protestantisme, mais ce sont des écrits de Charlotte Duplessis-Mornay dont il sera ici question. Ils offrent, en effet, un cas de figure particulièrement pertinent pour la problématique de ce volume puisqu’à l’occasion d’une plainte que Charlotte dépose devant le synode de Bordeaux, le 19 décembre 1584, elle y inscrit sa profession de foi ainsi que son testament, textes qui ont fait l’objet d’une rédaction antérieure en 1583 suite à un évènement dramatique au cours duquel Charlotte a pensé mourir. C’est en 1585 qu’elle commence la rédaction de ses Mémoires, troisième texte dont il sera ici question, auquel elle ajoute, dix ans plus tard, en 1595, une lettre dédicatoire.

2Confession ou profession de foi (les termes sont interchangeables sous la plume de Charlotte), testament et Mémoires, c’est à partir de ces trois textes qui représentent, hormis la correspondance, l’essentiel des écrits de Charlotte Duplessis-Mornay, qu’on observera l’articulation de l’écriture religieuse à l’écriture profane. L’auteure représente le pivot commun à ces trois textes ou plus précisément l’image remarquablement homogène qu’elle construit d’elle-même dans chacun de ces textes, sachant que sa représentation est tributaire à la fois des genres qu’elle choisit d’utiliser mais aussi des codes de l’époque qui régissent le discours qu’une femme peut tenir sur elle-même. Charlotte en a bien conscience et élabore son image à partir d’un triple ethos : celui de protestante, d’épouse et de mère, dont elle tire la légitimité de ses écrits, comme de son implication active en faveur de la cause protestante. Ainsi que l’écrit Caroline Trotot, « l’individu ne se conçoit cependant pas en dehors du réseau de relations familiales et c’est comme mère que Charlotte s’affirme, ce qui lui donne un rôle propre dans l’économie familiale et dans la vie spirituelle » (Trotot, 2020, p. 236-237).

3Sur le plan historique, l’année 1585, année du début de la rédaction des Mémoires, suit celle du décès de François d’Alençon (1584), héritier du trône, qui plonge la France dans une crise monarchique exploitée par la Ligue, car si Henri III venait à mourir, ce décès marquerait la fin de la branche des Valois et Henri de Navarre, protestant, lui succéderait. Scénario qui se réalise en effet, avec l’assassinat d’Henri III en 1589 : Henri de Navarre devient roi de France et entreprend la reconquête du royaume des mains des Ligueurs. En 1593, Henri IV se convertit au catholicisme et en 1595, date de la rédaction de la lettre préfacielle de ses Mémoires, Charlotte sent que le vent tourne et qu’il est urgent d’appeler leur fils à épouser la cause des parents qu’ils jugent menacée par la conversion de leur ancien chef.

Disparité et paradoxe

4Dans ses Mémoires, Charlotte impute la rédaction de sa confession et de son testament à l’accouchement de jumeaux mort-nés, événement tragique qui a lieu en 1583, alors qu’enceinte de 7 mois, elle prend imprudemment le coche de Paris à Orléans pour rejoindre Philippe :

Je le vins trouver alors à Paris, où il ne séjourna qu’un jour et bien que je fusse fort grosse, le conduis en mon coche jusques au delà d’Orléans, d’où il prit son chemin à Limoges. J’eus opinion que le travail de ce voyage sur le pavé avoit nuy à ma grossesse, comme de fait quelques temps après, avec un incroyable danger de ma vie et regret extrême de l’absence de M. du Plessis, je fus délivrée à Rouen de deux filz, que j’avois retenus quelques temps mortz dedans mon ventre, de sorte que je fey mon testament et mon principal but estoit d’y insérer ma Confession de Foy, remettant le surplus à la volonté de Monsieur du Plessis auquel aussy j’escripvis une lettre pour luy dire à Dieu, et luy recommander nos enfans, le tout escrit de ma main et qui est encores en noz papiers ; et ne pensoy pas jamais avoir ce bien de le revoir. (Madame de Mornay, 2010, p. 170)

5Dans ce passage, Charlotte relate les conditions tragiques de la rédaction de son testament en indiquant clairement son intention d’y inscrire sa profession de foi. La chose essentielle que Charlotte entend laisser derrière elle est le témoignage de son adhésion au protestantisme. Pas un mot ici de la plainte dans laquelle sera inscrite la confession de foi. Il y a une logique à cela : les Mémoires visant à l’édification du fils par le modèle exemplaire de la conduite de ses parents, y inscrire la plainte et relater l’affaire qui la sous-tend aurait introduit un élément discordant qui aurait desservi la visée argumentative de Charlotte. Par ailleurs, tous ces textes sont signalés comme écrits de sa main, ce qui cautionne à la fois leur authenticité et leur importance à ses yeux, en y inscrivant un rapport d’autant plus personnel à son écriture qu’à cette époque les nobles dictaient fréquemment leurs textes plutôt que de les écrire eux-mêmes.

6Force est de constater qu’il y a ici une disparité entre les motifs de l’écriture de la confession selon qu’on lise le texte de la plainte ou celui des Mémoires puisque dans le premier Charlotte ne fait aucune allusion à l’accouchement de jumeaux mort-nés. Est-ce que cette différence est importante pour notre propos ? Il me semble que la plainte est rédigée à chaud, au moment où l’affaire de l’altercation entre Charlotte Duplessis-Mornay et le pasteur de Montauban bat son plein et n’a pas encore été jugée : c’est par définition un écrit à caractère public. Un an plus tard, Charlotte commence la rédaction des Mémoires en les adressant à son fils, Philippe, le seigneur des Bauves, pour que l’exemple de son père Philippe Duplessis-Mornay, dont elle relate l’action au service de la cause protestante, lui serve de guide à la veille de son entrée dans le monde ; il s’agit d’un écrit que Charlotte considère comme privé. Or, contrairement à la visée des Mémoires, la plainte n’a rien d’exemplaire, elle relate l’histoire d’une sordide querelle entre Charlotte et le pasteur de Montauban, qui donne une image somme toute assez négative des dissensions au sein de la communauté protestante. Dès lors on comprend que Charlotte ait préféré faire silence sur cette affaire dans ses Mémoires.

7On connait néanmoins les détails de la plainte grâce à un manuscrit conservé aux Archives nationales et intitulé « Mémoires de l’affaire de Montauban ». Sa version imprimée s’intitule : « LXXXVII. De mémoires qui s’est trouvé dans les papiers de M. Duplessis, sans titre ni indication, mais qui, par les faits qu’il contient, semble appartenir à l’année 1584 » (Duplessis-Mornay, 1824, t. II, p. 487-524). La plainte est rédigée à la troisième personne du singulier probablement par David de Licques, secrétaire de Philippe Duplessis-Mornay et se poursuit avec la plainte écrite de la main de Charlotte, rédigée à la première personne, suivie de sa profession de foi qui représente le texte le plus ancien. Du point de vue du style et de l’ethos, on y trouve déjà en condensé le ton assertif et combattant de ses Mémoires, où Charlotte n'hésite pas à s'insurger contre l'autorité du pasteur Bérault qui la persécute : « Je récuse derechef M. Bérault pour mon juge » (Madame de Mornay, 2010, p. 289-295).

8En effet, cette plainte de vingt-sept pages a été motivée par une altercation assez sérieuse entre Charlotte Duplessis-Mornay et Michel Bérault, pasteur de Montauban où la famille vient juste de s’installer. Elle éclate pendant la tenue de l’assemblée générale des réformés à Montauban le 7 septembre 1584 (Duplessis-Mornay, 1868-1869, t. II, p. 271). Souffrant des absences répétées de Philippe et afin de s’en rapprocher lorsqu’il sert Henri de Navarre à la cour de Nérac, Charlotte vient s’installer avec ses enfants en Gascogne en 1584, pays qui suscite chez elle une grande appréhension, ce dont elle fait part dans ses Mémoires. À peine installés à Montauban, les Duplessis et leur maisonnée se trouvent en butte aux persécutions du pasteur Bérault, homme du tiers état qui, abusant de ses fonctions, leur interdit l’accès au prêche, sous prétexte que Charlotte se présente au temple avec des faux cheveux montés sur un fil d’aréchal. La situation pourrait être cocasse parce que les Duplessis représentent le couple le plus militant pour la cause protestante en France à l’époque des guerres de Religion, mais elle tourne vite au drame lorsque le pasteur décide d’exclure la famille et sa maisonnée du prêche de Montauban. Ces derniers se voient obligés d’aller à un prêche situé à quelque trente kilomètres en dehors de la ville, ce qui est vécu comme une humiliation.

9C’est avec cette insurrection que Charlotte prend conscience des pouvoirs agissants de l’écriture (Kuperty-Tsur, 2017). La plainte dans laquelle Charlotte insère sa confession fonctionne comme une matrice des Mémoires, au sens où elle y fait l’apprentissage de l’écriture au service de sa cause.

10Dans le récit de ses échanges verbaux assez vifs avec le pasteur Bérault qu’elle retrace dans sa plainte, Charlotte affirme qu’aucun texte religieux ne stipule quoi que ce soit sur les coiffures et que par ailleurs, elle est connue pour sa discrétion et sa modestie et que, si autorité elle doit respecter, ce sera avant tout celle de son mari qui n’objecte rien à ses habillements. N’ayant pas réussi à avoir gain de cause lors de ses échanges avec le pasteur, Charlotte décide de porter l’affaire devant le synode de Bordeaux. Elle ne prend pas la parole en son seul nom car, menant l’enquête, elle découvre que le pasteur Bérault harcèle une partie de sa communauté, et elle se fait ainsi porte-parole des opprimés, ce qui confère à sa plainte une légitimité supplémentaire. La profession de foi qui suit la plainte commence ainsi : « Je crois en un seul Dieu en une seule essence, tout sage, tout bon, tout juste et tout puissant [...] » (Duplessis-Mornay, éd. de Wit, 1868-1869, t. II, p. 289).

11Dans sa plainte, Charlotte endosse différentes postures d’énonciation : face aux membres du synode, elle plaide sa cause devant une instance supérieure qui a pouvoir de juridiction ; face à Bérault, plusieurs plans se superposent, celui du genre et celui du rang notamment. Il est clair que les règles du genre interviennent, puisque cette situation met en présence un homme essayant d’imposer à une femme ses vues en matière de modestie vestimentaire, mais le statut social entre aussi en ligne de compte, puisque Charlotte est issue de la noblesse de robe et que le pasteur est un homme du tiers état donc de rang inférieur. En tant qu’épouse du secrétaire d’État du roi de Navarre, Charlotte a voyagé à Sedan, en Angleterre, aux Pays-Bas, dans plusieurs régions de France ; elle est une femme du monde dont l’écriture révèle une solide éducation. Du point de vue religieux cependant, les ancrages sociaux et genrés s’annulent car Bérault, en tant que chef spirituel, se considère comme détenteur de l’autorité en son église. C’est cette autorité que Charlotte conteste en s’appuyant sur l’attitude que préconise le protestantisme devant les textes sacrés, à savoir que chacun peut les interpréter en son âme et conscience (sola scriptura). Il ne saurait y avoir une interprétation canonique qui prévaudrait, contrairement à ce que prétend le pasteur.

12Au-delà du croisement de la question religieuse avec celle du genre, l’intérêt de cette affaire réside dans la découverte par Charlotte des pouvoirs de l’écriture, à la charnière non pas tant du religieux et du séculaire, qui ne font qu’un à ses yeux comme on le verra, mais plutôt à la charnière du public et du privé : d’où le rôle essentiel que joue ici l’individu, et en particulier l’individu féminin qu’est Charlotte, qui prendra l’initiative de se faire justice verbalement d’abord, puis par écrit. Elle tire sa centralité et autorise son discours à la première personne du fait qu’elle figure comme témoin à la fois au sens religieux et au sens juridique du terme.

13Dans la minutieuse relation de ses altercations avec le pasteur, Charlotte construit d’elle une image complexe : elle se réclame de l’ethos de l’épouse calviniste et soumise mais se montre aussi en femme assertive qui refuse de s’effacer devant les grossières tentatives d’intimidation du pasteur. Dénonçant ses pratiques, elle demande au consistoire qu’on veuille bien lui montrer où il est écrit qu’une femme ne peut « porter ses cheveux » en l’église ? À l’occasion de ce recours en justice, Charlotte fait l’expérience de la défense de sa cause et de la promotion de ses valeurs par le biais de l’écriture. Expérience à mon sens déterminante, en ce qu’elle est une initiation à l’écriture qu’elle mettra ensuite à nouveau en œuvre dans ses Mémoires, dont la rédaction commence en 1585, moins d’un an après « l’affaire des cheveux ».

14Loin d’être futile, l’anecdote retrace la prise de conscience des possibilités de résistance dont Charlotte dispose, qui s’expriment par le développement d’une argumentation adressée aux instances religieuses et juridiques. Le passage à l’écrit marque une amplification de l’affaire, correspondant au moment où elle est portée devant le synode de Bordeaux. Son argumentation, impeccable du point de vue de la rhétorique et de l’érudition religieuse, souligne la détermination et l’habileté d’une femme décidée à braver les décisions arbitraires d’un pasteur qui fait régner la terreur et, plus généralement, nuit au protestantisme qu’il prétendait défendre.

La profession de foi

15Voilà donc le contexte dans lequel s’inscrit la profession de foi, qui présente une similitude frappante avec l’argument de la lettre préfacielle des Mémoires : même message protestant militant, même configuration de l’ethos de l’auteure. Le récit de l’accouchement tragique à l’origine de la rédaction de la confession et du testament est uniquement évoqué dans le testament et dans les Mémoires, ce qui marque le caractère privé de ces textes, qui s’oppose au caractère public de la confession dont voici l’ouverture :

Nous sçavons que nostre vie est fragile, qu’il n’y a rien plus certain que la mort, ne si incertain que l’heure ; nous sçavons aussi que nostre felicité est de servir à Dieu et d’edifier nos prochains ; que nous debvons rechercher tous moyens d’instruire nostre posterité en la crainte et cognoissance de Dieu, tant par admonitions que bon exemple. C’est ce qui me faict desirer de mettre par escrit de ma main, ma profession de foi, afin que par icelui escrit je puisse tesmoigner en quelle foi j’ai vecu depuis que Dieu m’a faict la grace de me donner sa cognoissance, et en laquelle je le prye me faire la grace de continuer jusques au dernier soupir de ma vie. (Duplessis-Mornay, 1824, t. II, p. 257)

16La confession et le testament en date du 30 juin 1583 figurent dans l’édition de 1824 (p. 257-269), ainsi que l’affaire de Montauban (p. 487-514), alors que l’édition des Mémoires par Madame de Witt ne mentionne que le mémoire rédigé par Madame de Mornay sur l’affaire de Montauban, la plainte (1868-1869, p. 276-305) et quelques lettres y ayant trait (p. 270-310).

17La confession compte dix-neuf articles d’adhésion au dogme protestant, elle est plutôt pauvre pour ce qui relève de l’expression individuelle tant elle semble calquée sur un modèle général auquel Charlotte se conforme en le reprenant à son compte. L’inscription du sujet se résume à « je crois en » et ce qui suit est en fait la répétition d’un catéchisme. En dépit du caractère impersonnel de la confession, notons que c’est tout de même là que Charlotte signale qu’elle est née catholique, faisant remonter sa conversion à sa tendre jeunesse, ce qui confère à ce très court passage une dimension autobiographique.

Je remercie Dieu de bon cœur, qui a eu pitié de moi, et qui m’a retiree, dès ma premiere et tendre jeunesse, du milieu de la superstition et ignorance où j’estois plongee, soubs le regne de l’antechrist romain, pour me donner sa cognoissance ; je lui supplie me faire la grace d’y bien vivre et persister en la confession de son sainct nom, jusques au dernier soupir de ma vie. (Duplessis-Mornay, 1824, t. II, p. 261)

18Le fait que Charlotte clôture sa confession en dénonçant les pratiques de Bérault, transgressant les principes du protestantisme, indique bien qu’elle lui sert d’instrument de combat :

Je crois que tous vrais pasteurs, en quelque lieu qu’ils soient, ont une mesme puissance ; que nulle Eglise ne doibt prendre aulcune domination, et qu’ils sont soubs ung seul chef, seul souverain et seul universel evesque, Jesus Christ. (ibid.)

Ainsi que par ce passage auquel sa querelle avec Bérault donne tout son sens :

Je crois que tous ceux qui se présentent en la compagnie des fidelles pour estre instruits et rendre raison de leur foi, ne peuvent estre refusés ; et que, apres avoir rendu raison de leur foi, s’ils n’ont aulcune erreur, et qu’ils n’ayent aussi mauvais tesmoignage de s’estre comportés scandaleusement, au contraire qu’ils continuent de se maintenir en modestie, ne peuvent estre exclus des saincts sacremens. Aultrement cela est faict legerement et par opiniastreté, c’est tyrannie en l’Eglise. (Duplessis-Mornay, 1868-1869, t. II, p. 294).

19Par ailleurs, on appréciera le ton ferme et de mise en demeure où pointe presque la menace que Charlotte ne craint pas d’adopter en adressant ses instructions au synode :

Je vous prye de faire enregistrer et garder pour le presenter où il sera besoing : Premierement, la plaincte et recusation que j’ai faicte en vostre consistoire, contre M. Berault, et le jugement que j’ai requis de vous. Secondement, ma confession de foi. Tiercement, mon appel que j’ai interest de vous reproduire au synode national. Et quartement, ceste mienne requeste et declaration. Toutes lesquelles pieces sont escrites et signees de ma main et desquelles je garde copie, que j’offre faire collationner sur l’original que je vous en ai baille, d’autant que je pretends m’en servir au prochain synode national. 19 avril 1584. (Duplessis-Mornay, 1868-1869, t. II, p. 371)

Le Testament

20Si la profession de foi semble impersonnelle (hormis les derniers articles clairement dirigés contre Bérault), il en va tout autrement du testament qui lui fait suite :

Faict à Buhy, et achevé ce onziesme de juin mil cinq cent octante trois, de mon aage ayant trente quattre ans au mois de mai dernier. (Signé) Charlotte Arbaleste. (Duplessis-Mornay, 1824, t. II, p. 263)

21Charlotte s’y met en scène à la première personne, occupant le centre du cercle familial et s’adressant à tour de rôle à chacun de ses proches, réunis dans cette scène virtuelle comme autour de son lit de mort. En dépit de l’intitulé « testament », il ne s’agit pas pour Charlotte de distribuer des biens matériels, le sujet est expédié en moins d’un court paragraphe qui donne entière procuration à son mari afin qu’il dispose de leurs biens, comme ils l’ont toujours fait. Le peu de place que Charlotte leur accorde dans son testament montre bien que c’est le cadet de ses soucis :

Au reste, je declare que je n’ai poinct mis la main à la plume pour ordonner ni donner ; je ne l’eusse entrepris sans le congé de M. Duplessis, qui est maintenant absent. Je desire que toutes choses demeurent en sa disposition ; et si les loix et coustumes me donnent quelque permission, je la remets entre les mains de M. Duplessis, pour en ordonner et disposer à ceulx qu’il cognoistra qui m’auront faict service, et comme il verra bon. (Duplessis-Mornay, 1824, t. II, p. 268).

Philippe en fera de même dans son testament :

Charlotte Arbaleste ne néglige pas de dire la haute estime que Duplessis-Mornay lui porte, la confiance absolue qu’il a dans ses compétences et dans ses capacités en matière domestique, un fait attesté par le testament qu’il rédige en 1584 alors qu’il n’a que trente-cinq ans, dans lequel il lui laisse l’entière responsabilité de ses biens et le soin de ses enfants : « pour la conduite de leurs personnes, et administration des biens, il m’en remettoit toute la charge ». (Broomhall & Winn, 2006, p. 598)

22On signalera le soin particulier que Charlotte apporte aux instructions concernant sa fille, Suzanne du Pas, issue de son premier mariage et élevée par la grand-mère catholique de Charlotte. Elle demande à son mari de continuer à veiller sur elle comme sur leurs autres enfants. À sa fille Suzanne, elle demande « qu’elle se souvienne de moi, et que j’ai rendu diligence à la faire instruire » (Philippe Duplessis-Mornay, 1824, t. II, p. 267), et lui ordonne, si elle devait se marier, de n’épouser qu’un protestant :

que surtout que, si quelques ungs de ses parens ou aultres la veullent marier, elle n’y consente jamais que premierement ce ne soit d’ung qui fasse profession ouverte de nostre relligion, et secondement qu’elle soit asseuree que M. Duplessis le trouve bon, le desire et en soit d’advis, et qu’elle allegue ouvertement que telle est ma derniere volonté ; car je lui commande et l’en prye tres affectionnement. (ibid.)

23Les seuls sujets qui lui importent, en ce moment solennel que représente l’écriture testamentaire, sont liés à la vie religieuse, à l’engagement de ses enfants à la cause, au mariage de ses filles avec un protestant. Dans le paragraphe consacré à sa famille catholique, Charlotte s’adresse « à [son] frère de la Borde, à [sa] sœur de Vaucelas et [à ses] deux aultres Freres », pour leur enjoindre de rester « en bonne amitié » avec son mari et leur recommander leurs enfants, mais elle les appelle surtout à revenir au protestantisme et à abandonner leurs biens matériels, comme s’ils faisaient obstacle à leur conversion :

Mais surtout pour l’amitié que je leur porte, je leur supplie de recognoistre que tous les biens qu’ils ont ils les tiennent de Dieu ; que c’est une trop grande ingratitude que, pour les conserver, de l’abandonner ; que ce monde est plein de misere et calamité, dont nul n’est exempt, et que c’est ung contentement et honneur, que ce qu’aultrement nous souffririons justement pour nos pechés, que nous l’endurions pour confesser le nom de Dieu, aussi bien fault il mourir et quitter nos biens. Je les prye, pour leur salut, d’adviser à prevenir le jugement de Dieu, qui sera beaucoup plus rigoureux sur eulx, qui ont eu sa cognoissance, qui ont esté instruits et en ont faict profession. (Duplessis-Mornay, 1824, t. II, p. 267)

24Le ton déjà bien assertif, devient encore plus ferme lorsqu’elle s’adresse à ses enfants, elle ne leur suggère pas, mais leur intime de rester protestant, d’obéir à leur père et de suppléer à son absence lorsqu’il vieillira :

Surtout je prye mon fils Philippe et aultres fils, si Dieu nous en donne (ce que je dis, me doubtant d’estre grosse, et que je pourrois mourir en accouchant), que M. Duplessis leur pere ait ce contentement, en son vieil aage, de se voir par eulx imité et suivi ; c’est le plus bel exemple et le plus agreable que je leur puisse donner ; Dieu leur fasse la grace de suivre sa vertu. (Duplessis-Mornay, 1824, t. II, p. 266)

Les Mémoires

25Une même posture religieuse et un même ethos maternel, protestant et militant informent la lettre dédicatoire des Mémoires à son fils, Philippe, seigneur des Bauves. Elle entend qu’ils lui servent de guide dans la vie en lui représentant l’exemple de son père, qu’elle pense touchée par la grâce, mais aussi son propre exemple au service de la cause. Si de son point de vue, Charlotte envisage son récit comme une suite d’exempla, ses Mémoires sont aussi une chronique très documentée de la période des guerres de Religion en France, et ce bien que l’ancrage religieux des Mémoires soit annoncé dès la lettre dédicatoire au fils. Elle use de l’impératif pour ordonner à son fils : « Adorez-moi derechef », « pensez, pensez », etc. Les mentions d’« apostasie universelle », de « piété », de « doctrine », d’« ardentes prières », de « restauration de l’église » fonctionnent comme autant de marqueurs du caractère profondément religieux et presque incantatoire de ce texte :

Adorez moy de rechef, ceste miséricorde, ce soin spécial que Dieu a eu de vous, de vous exempter de cette apostasie universelle qui a usurpé et tant de nations et tant de temps. Mais il vous a faict naistre, d’un Père, duquel en ses jours il s’est voulu servir et servira encore pour sa gloire, qui vous a, dès votre enfance, dédié à son service, qui en cest espoir vous a faict eslever selon votre aage en piété et en doctrine, qui en somme n’a rien obmis par ardentes prières envers Dieu, par un soin exquis en votre instruction, pour vous rendre un jour capable de son œuvre. Pensez que par tels chemins, Dieu vous veut amener à grandes choses ; pensés à estre instrument, en vostre temps, de la restauration, qui ne peut plus tarder, de son Eglize. (Madame de Mornay, 2010, p. 63-64)

26Au-delà de la similitude d’ethos d’un genre à l’autre, l’analyse de ces trois textes permet de constater une certaine porosité des genres quant à l’articulation du profane et du religieux. Ce ne sont donc pas pour ces textes, en vertu de la vision du monde de l’auteure, des catégories très opératoires. En revanche, il apparaît clairement que l’assertivité de Charlotte et son inscription dans le texte ne sont nulle part aussi fortes que dans ses Mémoires comme si la sécularité du genre autorisait un déploiement plus manifeste du moi. On ne peut que souscrire à l’analyse de Caroline Trotot, qui définit ses Mémoires comme :

un écrit testamentaire, un contrat adressé à des héritiers, qui propose au lecteur d’être le témoin de son inscription dans une relation avec la transcendance divine. L’incipit détermine un projet clair ; l’écriture mémorielle est une méditation sur la grâce divine : « Certes, une des plus belles louanges que nous en puissions donner à Dieu, c’est de méditer souvent le fil de nostre vie [...]. » (Mémoires, 2010, p. 68). Elle permet de transmettre aux enfants l’exemple de la puissance divine qui se révèle dans la vie du juste, afin qu’ils deviennent à leur tour des élus. Le texte tisse la vie comme un « fil » qui relie l’univers mondain à l’univers spirituel. Il montre l’action de Dieu dans des humains « exilez » dans le monde naturel soumis au temps de l’histoire. L’histoire de Philippe Duplessis-Mornay est ainsi une histoire exemplaire. Le texte révèle sa vie comme une manifestation de la présence de la grâce (Trotot, 2020, p. 236-237).

27Les Mémoires débutent par l’évocation sélective de la génération des parents : en effet, tous n’ont pas droit de cité dans le texte, seuls sont évoqués ceux qui se sont convertis au protestantisme. Leur choix, leur mode de vie sont décrits avec tant de détails qu’on se rend à peine compte que Charlotte occulte les portraits de sa propre mère, de sa grand-mère et de sa fratrie. Si elle évoque son père, c’est parce qu’une fois converti mais obligé de se rétracter pour garder sa charge, il a tenu sur son lit de mort à revenir au protestantisme. Cet ultime revirement lui vaudra de figurer dans la galerie des portraits qui ouvrent les Mémoires de sa fille. Or en suivant scrupuleusement la trame chronologique, et afin de rendre les exemples choisis intelligibles, elle en restitue le contexte. Dès lors son récit devient séculaire au sens où le lecteur a le sentiment de voir se dérouler l’histoire faite par les hommes, pour les hommes. La dimension religieuse, si présente, tonitruante même dans la lettre dédicatoire des Mémoires, sans disparaître complètement, se fait néanmoins beaucoup plus discrète. De façon générale, bien sûr, Charlotte impute tout ce qui arrive à Dieu, mais son récit met en scène des hommes et des femmes, présentés à la fois comme protagonistes et responsables des évènements.

*

28L’ancrage protestant omniprésent dans la confession et dans le testament est aussi sensible dans les Mémoires qui pourtant, pour nous, relèvent d’une écriture profane. Ces trois textes, tous genres confondus, relèvent d’un même ethos et délivrent un même message. L’un s’adresse aux autorités synodales et en tant que tel tient un discours qu’il serait juste de qualifier de public, les deux autres textes – testament et Mémoires – s’adressent au cercle familial et tiennent un discours que je préfère qualifier de particulier ou de privé, plutôt que de laïc. Mais que l’on ne s’y trompe pas, l’ultime message que Charlotte entend laisser d’elle est d’ordre spirituel et religieux : c’est celui de son engagement pour la cause protestante. Pour elle, Dieu est au monde, il régit un monde dans lequel religieux et séculaire sont confondus et le rôle qu’elle s’assigne est de témoigner de la volonté divine. Charlotte est convaincue que son époux Philippe est l’élu de Dieu, touché par la grâce, selon la doctrine protestante, parce que comme elle, il s’est converti au protestantisme, a survécu au massacre de la Saint-Barthélemy et exerce une charge qui lui permet de se dévouer à la cause protestante. Ainsi ses Mémoires sont le témoignage et la chronique de l’action du couple au service de la cause. L’action politique qu’on pourrait qualifier de séculaire s’inscrit pour Charlotte dans la geste divine dont elle s’attache à rendre compte, en restant au plus près de la vérité. De fait, ses Mémoires sont considérés de nos jours encore par les historiens (Crouzet, 1994 ; Daussy, 2002) comme un des documents les plus riches et les plus fiables sur les guerres de Religion en France, de 1561 jusqu’à sa mort en 1606, un an après l’annonce tragique de la mort de son fils, Philippe, seigneur des Bauves, au siège de Gueldres, au service de Guillaume d’Orange, luttant pour repousser le joug espagnol et catholique des Pays-Bas. C’est aussi, avec le testament, le texte dans lequel la dimension autobiographique et l’inscription du sujet sont les plus marquées.

29En ce qui concerne la dimension autobiographique de chacun des trois textes évoqués, il apparaît que la confession de Charlotte reste très protocolaire, et en dépit de la rédaction à la première personne, elle ne permet qu’une faible présence du sujet, se conformant aux articles consacrés du dogme. Son testament d’ordre spirituel témoigne, en revanche, d’un ancrage militant et très marqué du moi. Enfin, ses Mémoires, qui se veulent un témoignage de la grâce, représentent aussi en réalité une historiographie séculaire parmi les plus détaillées des guerres de Religion. Ils donnent lieu à une inscription forte de l’auteure : les faits relatés tout en servant un agenda politique et religieux bien déterminé, ne laissent pas d’être d’une exactitude dans l’ensemble, sans faille.