Colloques en ligne

Marianne Closson

L’Histoire de Magdelaine Bavent (1652) : une « confession de sorcière » entre vérité et fiction

The Story of Magdelaine Bavent (1652): a “witch’s confession” between truth and fiction

1LHistoire de Magdelaine Bavent. Religieuse du Monastere de Saint-Loüis de Louviers. Avec sa Confession generale & testamentaire, où elle declare les abominations, impietez et sacrileges qu’elle a pratiqué & veu pratiquer, tant dans ledit Monastere qu’au Sabat, & les personnes qu’elle y a remarquées, parue à Paris en 1652 et que nous venons d’éditer avec Nicole Jacques-Lefèvre1, se présente comme la confession publique d’une religieuse d’abord possédée puis accusée d’avoir ensorcelé son couvent. Jetée en 1643 dans la basse-fosse de l’évêché d’Évreux, Magdelaine Bavent reconnut avoir été au sabbat et y avoir commis mille horreurs – hosties profanées dans les rapports sexuels, enfants crucifiés avant d’être mangés –, confirmant ainsi les accusations lancées par les autres religieuses possédées, ou plutôt par les diables, lors des exorcismes. Convaincue d’être un suppôt de Satan, elle échappa néanmoins à la mort, son jugement ayant été reporté dans l’attente d’une confrontation avec la fondatrice de l’ordre, Simone Gaugain dite la petite mère Françoise, qu’elle disait avoir vue au sabbat. Après l’exécution le 21 août 1647 à Rouen du vicaire Boullé, brûlé en même temps que le cadavre de Mathurin Picard, ancien directeur spirituel du couvent, elle entreprit le « bref narré de [s]a malheureuse histoire, en forme de Confession dernière et testamentaire » (p. 211) auprès du père oratorien Charles Desmarets.

2Dicté à un prêtre, ce texte, avec ses révélations sur les pratiques obscènes et blasphématoires régnant non seulement au sabbat mais dans l’enceinte du couvent – un prêtre y est sodomisé par un diable en forme de chat alors qu’il viole la religieuse –, est publié à Paris en 1652 pendant la Fronde. Le fait d’être présenté comme une « confession » a certainement favorisé sa publication : le libraire Pierre le Gentil écrit ainsi dans sa dédicace à la Duchesse d’Orléans2 que le texte pourrait certes blesser la « pureté de ses oreilles », comme sa « piété », mais qu’il a été écrit par une « fille repentante, qui à l’imitation du grand S. Augustin fait une Confession publique des desordres de sa vie, pour inciter les autres à les abhorrer, & suivre la vertu » (p. 205). L’Histoire de Magdelaine Bavent serait donc un récit exemplaire de conversion, ponctué par l’expression du repentir et les appels à la miséricorde divine.

3Mais le mot « confession » peut aussi être pris dans son sens judiciaire3 : le texte est en effet explicitement adressé à la « Cour », c’est-à-dire aux juges du Parlement de Rouen appelés à se prononcer sur la culpabilité d’une femme qui n’a été maintenue en vie que dans l’attente d’un nouveau procès. L’Histoire s’inscrit alors dans une stratégie de défense, construite conjointement par Magdelaine et son confesseur : même si elle reconnaît s’être donnée au diable, elle se présente comme une victime, coupable seulement de n’avoir pas eu la force de résister à de mauvais prêtres.

4On peut dès lors s’interroger sur les véritables enjeux et même sur la nature de ce texte, d’autant plus qu’acte de contrition devant Dieu et les hommes, la confession est aussi un engagement à dire la vérité ; or il est bien difficile aujourd’hui de lire ces révélations sur les cérémonies orgiaques et cannibales du sabbat comme véritables, ce qui invite à douter de l’ensemble de ces extraordinaires aveux. Faut-il néanmoins complètement exclure la sincérité de la religieuse ? Ne pourrait-on pas supposer que cette confession soit le masque d’une vérité qui ne pouvait être dite autrement ?

Confession religieuse ou judiciaire ?

5Avant d’aborder l’Histoire de Magdelaine Bavent, nous nous proposons d’interroger la place de la « confession » dans la procédure inquisitoriale de l’Ancien Régime, qui fait de l’aveu la preuve essentielle de la culpabilité. Pour ce faire nous nous pencherons sur le procès-verbal des interrogatoires de Magdelaine, « accusée des crimes de magie et sorcellerie », menés en 1644 et 1645 par le procureur de Pont-de-l’Arche, Antoine Routier, et qui porte justement le titre : « Interrogations et confessions »4. Le texte débute ainsi :

Sur l’advis à nous donné que Magdeleine Bavent, prisonniere pour crime de magie et sortilege, estant de present au monastere des filles de Sainct Louis, desiroit passer quelques confessions en justice, nous ayant à cette fin mandé, nous nous sommes transportés aud. monastere en l’une des chambres d’iceluy, où avons trouvé lad. Magdeleine Bavent, à laquelle aiant faict entendre le sujet de nostre arrivée, elle nous a dict d’abord, se jettant à genoux, qu’elle desiroit, en suitte d’une confession generalle qu’elle a faicte de ses fautes, les advouer encore en justice pour plus grande humilité et contrition, ne prenant plus aucun soing de conserver sa vie, et l’abandonne entierement à justice, pour en disposer à sa volonté, recognoissant que les crimes qu’elle a commis meritent beaucoup plus que la mort. Dont a esté dressé le present proces verbal, et cela faict, avons lad. Bavent solannellement jurée de dire verité, ce qu’elle a promis faire. (p. 73)

6La religieuse se livre donc à la justice afin de renouveler la « confession generalle » faite à un prêtre. Le 21 juin 1644, date du début des interrogatoires, voilà plus d’un an qu’elle est prisonnière à Évreux dans des conditions épouvantables, ne sortant de sa basse-fosse que pour être confrontée à ses accusatrices, les filles possédées de Louviers. Elle n’ignore donc pas qu’elle se condamne, en avouant, à une mort atroce. Aussi peut-on douter qu’elle ait pris elle-même l’initiative de se dénoncer, et le précédent en ce domaine de l’affaire Gaufridy, remarquablement analysée par Thibaut Maus de Rolley5, nous éclaire.

7La « confession » du prêtre-sorcier, texte largement diffusé – le canard publié à Aix en 1611 a été repris dans le Mercure français – a d’abord été faite devant deux capucins, censés « assister » l’accusé dans sa prison, autrement dit le convaincre d’avouer ses crimes. Cette confession extra-judiciaire, avec sa litanie de « J’advoue », a été transmise au tribunal pour être confirmée par l’accusé, à qui l’on avait promis l’indulgence. Après avoir vainement tenté de se rétracter, Gaufridy, abominablement torturé, périra sur le bûcher.

8L’Église livrait donc ses membres à la justice laïque après les avoir forcés à avouer. Le premier confesseur de Magdelaine, le Pénitencier d’Évreux Delangle, qu’elle désigne avec clairvoyance comme son « ennemy », se fait ainsi fort d’obtenir ses aveux en multipliant les mauvais traitements :

Il m’avoit fait visiter à Evreux deux fois au corps à cause que les filles de Louviers disoient que j’étois grosse, bien qu’en ce temps-là je ne voyois personne. Il avoit esté présent à Louviers, pour voir visiter ma teste : & luy-mesme, qui me confessoit, prenoit la peine de leur marquer divers endroits à piquer, dequoy je le tançay âprement. Sur le rapport des filles il étoit venu autre fois me demander froidement ce que j’avois fait de mes enfans venus à terme, & je le frapay de colere, le renvoyant consulter ses Oracles de Louviers. (p. 270)

9Le rôle actif du prêtre dans les sévices subis par la prisonnière, comme sa complicité avec les médecins à la recherche de signes de grossesse ou de la marque diabolique6, déclenchent l’indignation de Magdelaine qui lui reproche de ne pas jouer son rôle ni de chrétien ni de directeur de conscience. Prêt à tout pour la faire condamner, il aurait même donné « six sols » à un certain Bellard pour qu’il témoigne l’avoir rencontrée au sabbat (p. 271). Pire encore, il aurait forcé la prisonnière à dénoncer un innocent, le vieux Duval :

Monsieur le Penitencier me vint confesser. Il me tourmenta deux heures la teste, me fit une infinité de signes de croix, afin que je disse que cela étoit. Toute ennuyée & lasse que j’étois, je luy dis à la fin, pour demeurer en repos : Et bien puis que vous le voulez, cela est. Il me dit : Ce n’est pas tout, il le faut témoigner en public ; on vous l’amenera l’apresdinée, c’est un vieillard. (p. 260)

10Le père Delangle transforme un aveu obtenu sous la contrainte – et lors d’une confession auriculaire censée rester secrète – en dénonciation publique avec confrontation immédiate avec le malheureux ainsi mis en cause. Le confesseur se métamorphose en inquisiteur aux méthodes brutales. Au fil des interrogatoires, Magdelaine cède progressivement à ses injonctions et ses menaces : elle « confesse » avoir vu au sabbat Thomas Boullé, vicaire de Mathurin Picard, puis la fondatrice de l’ordre qu’elle n’a pourtant jamais rencontrée, ou encore le vieillard Duval. La confession religieuse se met au service de la procédure judicaire : ainsi, lorsque Magdeleine demande de son propre chef à se confesser pour son « plus grand crime » – avoir été violée par le père Picard dans la chapelle –, l’évêque d’Évreux lui donne pour pénitence de le dire à la justice (p. 261), et on s’empresse de lui faire signer un papier où tout a déjà été consigné, sans lui apporter le moindre réconfort spirituel.

11Le dispositif des interrogatoires devant les juges laïcs montre encore plus clairement la collusion des prêtres et des juges. Madgelaine a en effet obtenu que soit présent son nouveau confesseur, le curé de Vernon, qu’elle évoque en des termes élogieux :

Monsieur le Curé de Vernon vint à Evreux, & desira me voir. […] Je n’avois beu ni mangé depuis six jours, quand il arriva. Il me parle de Dieu & de mes devoirs, & je l’écoute de grand cœur, car je proteste que tout ce qui m’a manqué n’a esté qu’un homme de bien, qui me mist dans le bon chemin. Nôtre Seigneur m’envoya celuy-cy. (p. 253)

12L’arrivée de ce nouveau confesseur s’est accompagnée d’un traitement plus humain : il lui fait apporter de la nourriture, évoque son salut, l’appelle à se repentir. Elle reconnaît alors, dans une « confession générale » qui dure plusieurs jours, avoir été corrompue par différents prêtres et s’être donnée par des cédules au diable. Le bon curé a donc réussi là où les violences de Delangle avaient échoué : la convaincre de réitérer cette confession devant le tribunal des hommes. Peut-être avait-il promis à Magdelaine, comme les capucins à Gaufridy, l’indulgence des juges… Quoi qu’il en soit, il est pendant les interrogatoires un collaborateur zélé de la justice :

Elle nous a instamment supplié de permettre que le sieur curé de Vernon son confesseur soit present au reste du present interrogatoire, affin que plus facillement elle puisse descharger sa conscience, et luy rafraischir la memoire de ce qu’elle pourroit oublier, voire mesme representer le Sainct Sacrement en cas de necessité, d’autant qu’elle se trouve empeschée quelques fois de passer ses confessions qu’elle désire faire. (p. 253)

13La présence du saint sacrement assimile l’interrogatoire à une confession mais aussi à un exorcisme. Le prêtre a ainsi le pouvoir de chasser les diables qui lui fermeraient la bouche :

[…] quand il a esté question de parler dud. Boullé, ça esté avec de grandes difficultés, imaginant avoir incessamment un rideau devant les yeux, qui luy empesche d’ouvrir la bouche. Ce que entendu nous avons faict prier led. sieur curé de Vernon à present son confesseur, se servir du Sainct Sacrement et exorcismes. Ce qu’il a librement accordé, et posé le Sainct Sacrement avec l’estole sur la teste de lad. respondante, laquelle s’est aussytost trouvée plus libre, pourquoy nous avons continué led. examen. (p. 99)

14Prise dans l’engrenage des aveux et des délations, l’accusée a besoin du soutien d’un homme de Dieu, et plus encore de Dieu lui-même présent dans le saint-sacrement, pour dénoncer le vicaire Boullé, désigné par les possédées comme un suppôt de Satan, et qui finira sur le bûcher en clamant jusqu’au bout son innocence.

15Sans aller plus loin, on voit ici combien dans ce procès pour sorcellerie, crime de lèse-majesté divine, la « confession » semble relever tout autant du judiciaire que du religieux, puisqu’elle vise dans les deux cas à faire avouer sa culpabilité à l’accusée. Elle apparaît dès lors comme une construction mensongère obtenue par des confesseurs qui abusent de l’immense pouvoir que leur confère l’absolution, qu’ils n’accordent qu’en échange d’aveux. Magdelaine commentera avec indignation dans l’Histoire « la procedure de ceux qui me confessoient & me donnoient l’absolution à Evreux, & puis me faisoient aller à Louviers, pour y paroître en qualité de Magicienne, & y écouter des crimes dont je n’avois garde de me confesser, n’ayans jamais eu la pensée de les commettre » (p. 272).

16Ce dévoiement de la confession religieuse, qui ne cherche qu’à extorquer des aveux en vue d’un procès dont l’issue est connue d’avance, n’est ni nouvelle ni unique, et ne concerne d’ailleurs pas seulement les affaires de sorcellerie. Mais confrontés à des suppôts de Satan, les confesseurs semblent prêts à tout – par la violence, ou par d’autres moyens de persuasion – pour pousser les accusés dans les bras de la justice laïque qui se chargera de les brûler. Cette confusion entre confession sacramentelle et aveu judiciaire est d’ailleurs aussi à l’œuvre dans l’Histoire parue en 1652, mais dans un dispositif bien différent puisque l’enjeu cette fois-ci n’est plus la condamnation mais la défense de la « sorcière ».

L’Histoire de Magdelaine Bavent : un plaidoyer

17Magdelaine Bavent est conduite à Rouen en mai 1647 pour son procès. Devant les juges elle revient sur une partie de ses déclarations antérieures7 et nie ainsi avoir « infecté le couvent », et donc s’être donnée à Satan avant son entrée en religion ; elle reconnaît néanmoins avoir été au sabbat, et continue à charger Boullé et la petite mère Françoise. Le fait d’échapper au bûcher lui apparaît comme « une conduite spéciale de Dieu », qui l’aurait épargnée pour qu’elle puisse témoigner de ce qui s’est véritablement passé dans la « Maison de Louviers ». Elle entreprend alors avec le Père Desmarets « l’abbregé de l’histoire de [s]a vie criminelle » (p. 212) pour la présenter à ses juges et assurer ainsi sa défense dans un procès qui n'aura finalement pas lieu. L’Histoire de Magdelaine Bavent peut dès lors être assimilée à un « factum » (Fleuriaud, 2011), texte qui en présentant l’affaire du point de vue d’une des parties joue le rôle de l’avocat dans un procès où l’accusé·e affronte seul·e le tribunal.

18Pour travailler à l’écriture de l’Histoire, Desmarets et Magdelaine disposent de deux sources, orale et écrite, religieuse et judiciaire : le prêtre a en effet déjà entendu deux fois Magdelaine en confession générale, mais il dispose aussi d’un document écrit, son « interrogatoire, sur lequel il [l’] avoit examinée », qui renvoie probablement aux déclarations de l’accusée en 1647 devant les juges rouennais. L’Histoire est donc l’objet d’une étroite collaboration entre le prêtre et la prisonnière :

nous prismes resolution d’y travailler tous deux. Il s’est donné la peine de m’interroger de nouveau durant quelques jours, & parce que j’écris avec difficulté fort mal & tres-lentement, il s’est encore rendu à la priere que je luy ay faite de l’écrire selon mes responses, afin de me soulager. (p. 211)

19Desmarets tient la plume, mais c’est pourtant bien, dans ce texte entièrement à la première personne qui est aussi un récit de vie, la voix de Magdelaine que l’on entend. Elle s’oppose ainsi aux réticences de son confesseur, comme lorsqu’elle met en cause Delangle pour avoir tenté d’obtenir, par de l’argent, un faux témoignage contre elle :

Mon Confesseur vouloit absolument que je ne misse point ces choses, & m’en a suppliée. Mais parce que je desire que cette Confession testamentaire soit mise entre les mains de la Cour, plusieurs personnes de condition, à qui je les ay dites, luy ont dit qu’elles étoient de consequence, & qu’il étoit obligé de me laisser libre. (p. 271)

20Ces « personnes de condition » qui interviennent dans l’écriture de l’Histoire signalent que le texte est l’objet d’enjeux religieux et politiques8 qui vont au-delà de la seule personne de Magdelaine, puisqu’il a d’emblée été prévu de diffuser cette « confession » et de lui donner un caractère public. Mais entre les aveux répétés devant la cour et les cédules par lesquelles elle s’est donnée au diable, et qu’elle a rendues lors d’exorcismes, la marge de manœuvre de ses défenseurs est étroite et se résume à la formule : elle a « peché par ignorance, & non par malice » (p. 221). Accusée d’avoir « prostitué son corps aux diables, aux sorciers et autres personnes de la copulation » et « conspiré avec sorciers et magiciens dans leurs assemblées et dans le sabat, au desordre et ruyne générale de tout ledit monastère, perdition des religieuses et de leurs âmes » (Bosroger, 1652, p. 453), elle se présente donc comme la victime du père Picard, le directeur spirituel du couvent, dont la mort avait provoqué les premières manifestations de possession. Tel Gaufridy avec Magdelaine de la Palud à Aix en 1611, il aurait abusé d’elle et l’aurait ensorcelée. Certes, elle a signé les pactes diaboliques qu’il lui présentait, mais elle en ignorait le contenu, et c’est « sans s’être gressée » – à la différence des sorcières qui s’enduisent d’onguents – qu’elle a été « enlevée » au sabbat. Ses « sabats, écrit-elle, ont été plus passifs qu’actifs, & plûtost soufferts que recherchez » (p. 255).

21L’Histoire propose par ailleurs une version complètement nouvelle de l’affaire : Picard, le prêtre-sorcier, serait l’héritier du père David, premier père spirituel du couvent, qui y aurait introduit l’hérésie adamite. Il aurait ainsi tenté de corrompre la jeune religieuse à son arrivée parmi les sœurs en 1623 :

David, lequel pour regle leur faisoit lire un certain livre intitulé, La Volonté de Dieu9, duquel fesant le plus souvent la lecture luy mesme et par un mesme moyen en donnoit l’explication à sa fantaisie, fesoit entendre à touttes les novices qu’il falloit faire mourir le pesché par le pesché. Disant que si elles avoient repugnance de se despouiller, danser à nud, faire des attouchemens sur les parties, mesmes les plus cachées et honteuses, estoit lors qu’il les falloit faire pour satisfaire à la volonté de Dieu. Et de faict il leur avoit faict practiquer contre leur propre sentiment de se despouiller nües, et ainsy danser, non seulement dans le lieu de leur noviciat, mais aussy quelques fois dans le jardin, sans chemise, en plusieurs entreprises où elles s’estoient touchées en plusieurs parties de leur corps sans aucune exception, jusques à l’insensibilité, dont elles ne s’estoient confessées aud. temps, quelques esguillons de la chair qu’elles eussent ressenty, et bien qu’elles y eussent print plaisir. Led. David les avoit asseurées qu’il n’y avoit point de pesché. (p. 78)

22Le diable régnait donc au couvent de Louviers, avec le plein accord de la mère supérieure et de la maîtresse des novices, et la jeune Magdelaine aurait découvert avec horreur ces pratiques obscènes et diaboliques. Ce serait donc pour se débarrasser d’un témoin gênant et cacher leurs turpitudes que les religieuses auraient monté une machination ; simuler la possession pour accuser Magdelaine d’être un suppôt de Satan10.

23Cette fiction11 est pourtant sérieusement mise à mal dans les Interrogatoires de 1644 ; Magdelaine y avouait en effet, avec force détails, avoir été débauchée, alors qu’elle était encore apprentie couturière, par un cordelier, le père Bontemps : il l’aurait emmenée au sabbat où ses « descharges » – fausses couches – auraient été utilisées comme maléfices, et il l’aurait même mariée au diable Dagon. Aussi, et cela confortait ses accusatrices, les religieuses possédées, c’était donc bien une créature du diable qui serait entrée au couvent pour y rejoindre son complice, Picard.

24Il fallait donc faire disparaître l’épisode Bontemps pour effacer cette image d’une « fille […] venuë dans [le] monastere déjà Sorcière ou Magicienne », ce à quoi s’emploie habilement le père Desmarets :

De plus, quand le Pere qui entendist ma Confession generale après mon interrogatoire me demanda comme estoit fait Bontemps, de quel âge, de quelle hauteur, de quel poil, de quelle couleur, je ne luy sceus que dire. Ce fut ce qui m’ouvrist les yeux, parce qu’il me representa que c’estoit une chose impossible de hanter un homme quinze ou seize mois (selon le rapport des filles) & de ne le pas bien connoistre. (p. 213)

25Si elle ne se souvient pas de Bontemps – amnésie qui lui est donc suggérée par son confesseur – c’est qu’elle ne l’a pas rencontré ; nombre de témoins de cette période peuvent d’ailleurs attester qu’elle était alors animée alors de « tres-bons sentimens de pieté » et « de grands desirs de la vie Religieuse » (p. 213), avec une dévotion particulière pour saint François. C’est une jeune fille pure et pieuse qui serait entrée pour son malheur dans le couvent satanique. Si elle a déclaré le contraire, ce fut sous la contrainte :

J’ay esté extremement reprise par mon Confesseur d’avoir accordé & signé tant de choses fausses, alleguées contre moy par les pretenduës possedées. En effet je devois davantage respecter Dieu, qui est verité, & par amour vers la verité ne les point accorder & signer, nonobstant toutes les poursuites & violences qu’on me faisoit, & toutes les peines & humiliations dont j’étois accablée. (p. 264)

Une vérité impossible à dire

26Entre les Interrogatoires de 1644-1645 et l’Histoire probablement rédigée en 1647, nous sommes donc confrontés à deux versions des « confessions » de Magdelaine, obtenues dans des conditions presque opposées. Lorsqu’elle est interrogée par ses juges, la religieuse subit une pression insupportable :

On me disoit à tous momens que le Diable me fermoit la bouche, me lioit la langue, m’empéchoit de m’accuser. Si bien que je ressemblois à ce possedé de l’Evangile, qui avoit un Diable muet. Que je n’avois garde de confesser des choses si horribles, craignant d’estre remise dans la basse fosse, d’estre penduë, d’estre brûlée mesme toute vive, mais que je ne lairrois pas de l’estre. Là dessus j’accordois tout, & le desir d’estre hors des peines & des opprobres que je recevois, en suite des accusations de celles qu’on pretendoit possedées & qu’on écoutoit comme l’Evangile de Jesus Christ, par une plus prompte fin, m’en eust fait encorre accorder davantage. (p. 260)

27Terrifiée et désespérée, elle signe donc tout ce qu’on lui demande. Certes, il est possible que l’on soit partiellement face au phénomène dit des « faux aveux » – où l’accusé finit par se croire coupable de ce dont on l’accuse – mais les violences qu’elle subit peuvent aussi expliquer à elles seules ses aveux12. En revanche, quand elle écrit avec Desmarets son Histoire, la situation est tout autre :

On ne me force & violente pas icy comme à Louviers, pour me faire parler de ce que je sçay, & de ce que je ne sçay pas, & m’obliger à le signer. D’ailleurs cet écrit est comme une confession publique que je fais à toute l’Eglise de Dieu (si on trouve à propos de le faire voir) pour quelque reparation des scandales de ma vie si décriée, & je veux qu’elle ne contienne que verité, & qu’elle approche de celle que je dois faire à Jesus Christ, lors qu’il me jugera & que je luy rendray compte de ma vie. (p. 231)

C’est donc solennellement devant Dieu et les hommes qu’elle s’efforce de dire la vérité :

Mais je suis tres-asseurée que j’y parle le plus sincerement & fidelement qu’il m’est possible, & comme j’ay parlé lors que j’ay fait ma derniere confession, pour me preparer au supplice. (p. 212)

28La formule « le plus sincèrement et fidèlement qu’il m’est possible » semble néanmoins traduire un doute qui s’exprime dans les nombreux « il me semble » ou « je crois » qui émaillent le texte, ou encore lorsqu’elle évoque les défaillances de sa mémoire. Le statut même de la vérité relève donc de la conscience subjective. Elle ne saurait dire si ce qu’elle a vu et fait au sabbat était réel ou illusoire : elle a pu croire qu’elle mangeait de la chair humaine ou qu’elle assistait à des crucifixions diaboliques, mais sans pouvoir l’assurer. Quant aux personnes qu’elle y a rencontrées, elles ne sont peut-être que des « diables déguisés ». Cette incertitude lui fait écrire :

Je ne diray que ce que j’estimeray donc vray, et encore en le disant comme je le voy en mon esprit, je supplie Jesus Christ mon Sauveur, mon Seigneur et mon Dieu, qui est la verité mesme, de ne permettre pas qu’il en arrive dommage à personne, si les choses sont illusoires, et que je porte toute seule la peine deuë à mes fautes. (p. 231)

29L’Histoire de Magdelaine Bavent invite donc à s’interroger sur le lien entre confession et vérité. Certes, il ne fait guère de doute qu’une stratégie a été mise en place, en accord avec son confesseur qui lui suggère de confirmer ou d’infirmer ses aveux antérieurs, afin de construire une fiction cohérente pour sa défense. Mais les protestations de dire la vérité, fût-elle subjective et imparfaite, laissent penser que Magdelaine croit ou finit par croire à son propre récit. Certes, le père Desmarets l’aide à s’en convaincre, mais authentiquement croyante, préoccupée de son salut, on imagine mal qu’elle mente à dessein, et surtout qu’elle mente tout le temps. Aussi, faut-il envisager une autre hypothèse ; celle d’abus sexuels entraînant chez une femme qui s’est donnée à Dieu, une culpabilité qui a pu lui faire penser qu’elle était devenue une créature vouée au diable.

30Pour un lecteur moderne, Magdelaine Bavent apparaît en effet – que l’épisode de Bontemps ait eu lieu ou non – comme une victime des prêtres, comme le montre cette scène dans un confessionnal rapportée dans les Interrogatoires :

De sorte que led. David estant mort le Lundi Sainct, led. Picart, qui estoit desja un des agents de la maison, fut faict directeur en son lieu et place, et entendit de confession lad. parlante le jour et feste de Pasques suivant, lors de laquelle il luy avoit tesmoigné qu’il l’aimoit passionnement, et en ce disant luy avoit pris la main et portée sur sa nature [sexe], à quoy elle n’avoit autrement pris garde pour la premiere fois, croiant que ce fust sans dessein et par mesgarde. Mais comme par continuation aux confessions suivantes, led. Picart prenant pretexte de la pratique introduitte par led. David tenoit sa nature descouverte, ell’avoit eu quelque sorte d’estonnement relevé par led. Picart, qui avoit dit qu’il falloit qu’elle l’aymast de la façon qu’il l’aymoit, et enfin l’avoit tellement poursuivie qu’il l’avoit faict condescendre à sa volonté, et avoit eu sa compagnie charnelle touttes fois et quantes qu’il l’avoit souhaitté dans sa chambre, qui estoit joignante led. monastere, s’estant la plus part de ses confessions passées en discours lubriques et tendant à la charnalité que luy avoit tenus led. Picart. (p. 80)

31La religieuse tentera d’atténuer la crudité de son propos dans l’Histoire – Picard aurait eu les parties couvertes, il n’y aurait eu qu’une seule relation sexuelle complète – mais les expressions euphémistiques comme les « passions de cet homme pour moi », les « poursuites de ce malheureux » ne parviennent pas à cacher la violence de cet « attouchement tres-sale » (p. 219), dévoilant un trauma aussi bien psychologique que spirituel. Magdelaine est vouée au péché, puisqu’elle ne peut ni avouer ni dénoncer son « libertinage » à un confesseur qui n’est autre que son persécuteur. Torturée par le remords et la peur de la damnation, elle avait pourtant essayé de se confesser à un autre religieux M. Langlois, ce qui lui avait été accordé, mais Picard, écrit-elle, lui avait alors envoyé un maléfice pour l’empêcher de parler. Elle assimile alors bizarrement son silence à l’impuissance sexuelle :

Il me sembloit que M. Langlois me fermoit la bouche, me faisoit rentrer mes pechez, qu’il estoit environné de Diables. Pour luy, il estoit comme une personne immobile vers moy, abatuë, & toute demeurée ou percluse. On nous comparoit tous deux, pour ce qui regarde le Sacrement de confession, aux personnes mariées qui ont l’eguillette noüée. (p. 227)

32Quoi qu’il en soit, l’impossibilité de parler, de se confesser, a été un des grands tourments de Magdelaine, et il est fort probable que la possession démoniaque, dont elle a montré la première les signes avant qu’elle ne contamine les autres sœurs, a été l’expression d’une culpabilité la faisant basculer dans une forme de folie. Qu’elle ait vu dans les chats du couvent des diables lubriques, manifesté une agitation extraordinaire jusqu’à s’arracher tous ses habits, qu’elle ait été envahie par des hallucinations obscènes – dont celle d’un viol par Picard lui-même sodomisé par un chat avec sa « queüe » – tous ces phénomènes sont très probablement les signes que se jouait derrière les murs du couvent de Louviers un drame13 qui résonne avec l’actualité la plus récente. Prenant la forme phantasmatique d’une possession par les diables se dévoile peut-être ainsi une autre vérité, celle d’une Église remplie de prédateurs protégés par leur statut religieux et de victimes contraintes au silence.

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33En écrivant sa « confession », Magdelaine Bavent semble tenir les promesses du « genre » : récit de vie – puisque ses révélations suivent un fil chronologique qui remonte à l’enfance –, volonté d’exposer publiquement ses fautes, et même révélations sulfureuses dévoilant les abus sexuels dans l’Église. Le texte est néanmoins ancré dans une réalité dramatique : Magdelaine y joue son salut mais aussi sa vie et c’est dans les flammes que les juges auxquels elle s’adresse auraient pu la condamner à expier ses crimes. Mais en 1652, lorsque le livre paraît à Paris, connaissant une certaine diffusion puisqu’on en connaît trois éditions la même année, il semble avoir d’emblée été lu – ce que craignait l’auteur de l’avis Au lecteur – comme un « conte fait à plaisir » (p. 209). Le public parisien ne croit en effet plus guère à la sorcellerie démoniaque et le texte est donc perçu comme obscène et délirant, suscitant curiosité effarée et sarcasmes anticléricaux14. Il est peu dire que la publication de la « confession » de Magdelaine Bavent n’a pas eu l’effet d’exemplarité attendu, mais pouvait-il en être autrement d’un texte dont Michelet écrira dans La Sorcière qu’il était « l’histoire la plus forte en son genre » (Michelet, 1966, p. 209) ?