« Je négligeai d’en parler » : toutes les confessions de Jeanne des Anges
1L’épisode est connu : il concerne, au cœur de la « plus célèbre des possessions » (de Certeau, 2005a, p. 32) qui sévit en France au xviie siècle, « la plus célèbre des possédées » (p. 21). Entre 1632 et 1638, Jeanne de Belcier, dite Jeanne des Anges, prieure du couvent des ursulines de Loudun, est possédée par plusieurs démons et devient ainsi l’un des personnages centraux, séduisant et inquiétant, de l’affaire des possédées de Loudun – affaire théologique, mais tout aussi bien juridique, politique et sociale. En 1644, plus de dix ans après les premiers signes démoniaques, Jeanne des Anges écrit un texte, publié aujourd’hui sous le titre d’Autobiographie (Jeanne des Anges, 1990), qu’elle imaginait comme la continuation ou le complément d’un autre récit des événements : celui, alors inachevé, du père Jean-Joseph Surin qui fut son exorciste entre 1634 et 1637 et qui raconta sa propre impression de ces années terribles1 dans le Triomphe de l’amour divin sur les puissances de l’Enfer et la Science expérimentale des choses de l’autre vie (Surin, 1990). Le témoignage de Jeanne des Anges est d’abord inséré au sein d’un ensemble de pièces relatant l’épisode sous le titre Relation de ce qui s’est passé dans la possession des religieuses ursulines de Loudun tiré d’un manuscrit de la Mère Jeanne-des-Anges spre de laditte Comté 2. Le texte n’est publié qu’au xixe siècle par Gabriel Legué, historien de la médecine, et Gilles de la Tourette, médecin neurologue, qui y voient, selon les mots de Charcot qui préface l’édition, un cas incontestable de « passion hystérique » et ses fascinants « cortèges d’accidents nerveux » (Jeanne des Anges, 1990, p. 7-8).
2L’histoire de Jeanne des Anges, celle des possessions de Loudun ou du jésuite Jean-Joseph Surin ont fait l’objet de plusieurs lectures, historique (Mandrou, 1968 ; de Certeau, 2005a, 2005b), littéraire et culturelle (Goldsmith 2001 ; Houdard, 2008), sociologique ou psychanalytique (Castel, 2011). Il s’agit d’une affaire compliquée, aux protagonistes nombreux et parfois troubles : Urbain Grandier, prêtre ensorceleur condamné à être brûlé vif ; Richelieu, d’abord fort sceptique puis, selon Jeanne des Anges, convaincu de ce fait « admirable » (Jeanne des Anges, 1990, p. 26) ; le jésuite Surin, sollicité pour l’exorcisme de la prieure puis écarté par ses supérieurs, qui sombre ensuite, et pour longtemps, dans le silence et la folie ; les sœurs du couvent de Loudun, possédées elles aussi, puis libres ; les juges et les autorités ecclésiastiques aux intérêts parfois concordants, parfois contraires, qui tentent de reprendre le dessus sur une crise qui leur échappe. Très vite, les incidents se réverbèrent, s’amplifient et se transforment au fil des témoignages, des pièces de procès, des pamphlets (de Certeau, 2005)3.
3Les études qui se sont intéressées plus particulièrement au texte de Jeanne des Anges y ont souvent vu un « triomphe » du « je » (Verciani, 2001), la « reconquête » d’un sujet défait, ausculté et désarticulé par le regard et la parole de l’autre, qu’il soit démon, exorciste, juge ou médecin (Gasparini, 2021, p. 139-232), une « possession de soi » paradoxale (Gimaret, 2011, § 17), une façon, enfin, de reprendre la main sur un drame qui se joue sans elle. L’écriture autobiographique, que Gimaret rapproche de celle des mémorialistes (§ 7), permettrait à l’ursuline de (re)constituer son propre théâtre, voire sa spiritualité, une « manière de parler » (de Certeau, 1982, p. 156) 4 et de se mettre en scène à l’envers d’un dogme qui lui laisse par ailleurs peu de place – comme religieuse, comme femme5.
4J’aimerais examiner la place que tient alors la confession dans cette écriture du sujet, écriture perçue sinon comme une tentative de se dire (la possession comme l’expérience mystique constituant deux trajectoires de diffraction ou de disparition de soi), du moins comme la possibilité d’un récit de soi, dont Jeanne des Anges est l’origine et l’objet équivoques6. La question se pose d’abord d’un point de vue énonciatif et pragmatique. En effet, le « petit cahier » dans lequel la prieure propose à son directeur, le père Saint Jure, de raconter « les choses passées », prolongement des écrits de Surin, doit être pour lui une manière de mieux la connaître (Jeanne des Anges, 1990, p. 295 et p. 298). La question se pose également sur le plan générique, Jeanne des Anges ne cachant pas son admiration pour les Confessions de saint Augustin et la Vie de Thérèse d’Avila (p. 65, p. 312-313), intertextes sans doute incontournables des autobiographies spirituelles. Enfin, sur un plan historique, la confession est, pour le Concile de Trente (1545-1563), l’un des points importants de la réforme disciplinaire de l’Église et le catéchisme du Concile prend soin d’en préciser et réglementer les contours. À sa suite, l’Introduction à la vie dévote de François de Sales, autre figure essentielle de l’Autobiographie, ménage une place singulière à la pratique de la « sainte confession » (François de Sales, [1609] 1962, p. 101). Lorsque Jeanne des Anges subit les assauts démoniaques, la confession peut donc apparaître comme un modèle idéal de récit mais aussi comme une démarche individuelle lestée d’une forte dimension démonstrative (le geste et la parole confessionnels restant marqués par les engagements de la Contre-Réforme) dans le contexte lui-même très polémique de l’affaire des possédées.
5L’Autobiographie mobilise ces différents aspects de la confession, comme genre discursif, narratif et comme pratique spirituelle. Elle convoque aussi, on le verra, plusieurs sens et fins de celle-ci qu’elle peut faire jouer l’un à côté de l’autre ou l’un contre l’autre. Surtout, Jeanne des Anges narratrice fait de la confession un moment attendu de l’histoire qu’elle raconte, un objet désiré – par elle, par son confesseur, par le lecteur. Si la confession est l’aveu nécessaire avant la pénitence, le pardon et la réconciliation, elle devient également un ressort narratif et un élément qui permet d’introduire, dans une histoire déjà bien connue au moment où la prieure la relate, du délai, de l’attente et de la surprise. Elle assure une tension que, du reste, la narratrice ne cherche pas à résoudre.
Lire l’Autobiographie comme confessions
6C’est par la question du genre ou, plus exactement, par la façon dont la scène énonciative détermine un genre que je commencerai. L’Autobiographie s’apparente à une confession, sans tout à fait se confondre avec elle, d’au moins quatre façons. La genèse du récit de la prieure en est un premier aspect. Pour conduire Jeanne des Anges, le père Saint Jure s’appuie sur le récit qu’a fait Jean-Joseph Surin des années qu’il a passées à Loudun. Mais le témoignage du jésuite, comme le lui rappelle Jeanne des Anges, est encore à l’état d’ébauche : « Si Dieu lui donne à quelque heure la liberté de son esprit, il porte dessein de parachever son œuvre et aller jusqu’à ma délivrance » (p. 294). Elle lui fait donc cette proposition :
Je ne manquerai à l’avenir, autant que ma mémoire me le fournira, de vous mander ce que je pourrai des choses passées, ou, si vous jugez à propos, sans les insérer dans mes lettres, je vous en ferai un petit cahier à loisir où je travaillerai peu à peu. (p. 295)
7L’histoire qu’écrit Jeanne des Anges s’inscrit donc dans un échange avec son directeur qui en lit les cahiers au fur et à mesure qu’il les reçoit et qui en guide l’écriture comme un confesseur guide le travail d’introspection des fidèles : « Appliquez-vous-y avec soin », lui dit-il, « suivant l’ordre que je vous ai écrit et n’oubliez rien, marquant jusqu’aux plus petites circonstances, parce que cela est nécessaire » (p. 297). Il ajoute plus tard :
J’ai lu votre papier qui est bon et nécessaire […]. Ces choses passées sont fort utiles pour bien conduire les présentes et je trouve que de là vous pouvez tirer des sujets très puissants pour vous humilier, pour vous confondre, pour espérer en Dieu et pour l’aimer. Il me semble que vous n’êtes pas, après tout cela, maintenant, ce que vous devriez être. […] L’ordre que vous avez gardé est bon. […] Les choses les plus utiles que vous devez remarquer sont les tromperies dont le diable s’efforce d’abuser les âmes, ses inventions, ses subtilités, les lumières que Dieu vous a communiquées pour les découvrir et les grâces pour les surmonter et le reste. (p. 298-299)
8Donner le détail des « circonstances », c’est précisément ce que sollicite le catéchisme du Concile de Trente pour une confession qui doit être « entière & parfaite » (Catechisme du Concile de Trente, 1673, p. 321)7 :
Mais il ne suffit pas de confesser les pechez mortels, il faut encore marquer les circonstances qui accompagnent chaque peché, & qui en augmentent ou diminuent la malice. (p. 321)
9Contrairement à ce qu’elle avait annoncé, Jeanne des Anges ne se contente pas de compléter le récit de Surin. Elle reprend tout le fil de sa vie, depuis son enfance jusqu’à son pèlerinage à Annecy, dans un souci de réformation dont elle laisse cependant entrevoir les limites :
Le rappel de ces choses me donne une grande confusion devant Dieu, car il me semble que j’avais plus d’ardeur et de ferveur pour son service et pour combattre mes défauts que je n’en ai à présent. (p. 296)
10On le voit, l’Autobiographie se présente avant tout comme un échange personnel qui doit révéler ce qui n’a pas été dit, et comme une parole guidée et normée aux fins d’une connaissance de soi qui doit conduire à « demander grâce » (p. 297). Si la relation de Jeanne des Anges a ensuite été insérée dans un ensemble de documents qui en fait une apologétique et un argument en faveur des Ursulines, l'Autobiographie est peut-être d’abord, ou s’est d’abord voulue, confession, c’est-à-dire récit circonstancié de fautes adressé à un intercesseur en vue du pardon et de la grâce, « à la plus grande gloire de Dieu », dit l’Ursuline. La confession des péchés (confessio peccatorum) est dès lors inséparable de la confession de foi (confessio fidei) et de l’action de grâce (confessio gratiarum) qui fondent la pratique confessionnelle pour Thomas d’Aquin (Ottaviani, 2021, p. 8). L’aveu des fautes opère comme geste de consentement et d’abandon à Dieu (Jeanne des Anges, 1990, p. 110).
11Pourtant, chapitre au sein d’une liasse de documents, le statut du texte change sensiblement. Jeanne des Anges l’annonce dès l’orée du texte : « Je dirais aussi les divers mouvements que sa bonté [de Dieu] me donnait de temps en temps pour me convertir à lui et pour quitter mes attaches aux créatures qui me rendaient leur esclave » (p. 64). Le récit est bien celui d’une faute dont la fidèle attend pénitence et grâce par l’intermédiaire du confesseur (Delumeau, 1990)8. Mais il est également un aveu public, fait au sein de et pour la communauté des Ursulines, dans lequel la logique sacramentelle se double d'une manifestation, voire d’une théâtralisation, de la conversion d’une âme perdue. La prieure parle et reparle de ses péchés, ce qu’elle souligne par la reprise de tournures redondantes comme « j’avoue à la vérité » (p. 78), « il faut que j’avoue » (p. 135), « je dois dire avec vérité » (p. 115). L’insertion de son récit dans une série de documents à valeur historique et apologétique prolonge alors un aspect important du texte, déjà bien étudié : il s’agit de la manière dont les possessions, les exorcismes puis les miracles qui ont parsemé la vie de Jeanne des Anges ont fait de son existence un spectacle à la fois pathétique et exemplaire (de Certeau, 2005a ; Houdard, 2008)9. Elle raconte en effet qu’elle est plusieurs fois, et en divers états, « expos[ée] au public » (p. 203), placée sous le regard « d’une affluence de peuple » (p. 201). Je ne donne ici qu’un exemple de ces impressionnantes démonstrations. Après le départ du père Surin, le père Ressès prend sa charge, remarque la prieure, « avec grand zèle » : « il faisait les exorcismes avec beaucoup de vigueur, persuadé qu’il était que les peuples qui y assistaient en recevaient beaucoup d'avantages, étant témoins des respects que les démons portaient au Saint-Sacrement » (p. 177). Ces exorcismes, comme plus tard les stigmates que l’ursuline garde d’un combat dont Dieu est sorti vainqueur, servent le « bien spirituel » de tous (p. 178). De fait, la vie de Jeanne des Anges, comme aussi le récit qu’elle en fait et son inscription dans l’histoire du couvent de Loudun, participe de cette presque constante mise en scène de soi (volontaire ou forcée). L’Autobiographie se termine sur cette scène, qui a lieu au moment de Noël :
Il s’assembla une foule incroyable de monde dans notre église pour être les témoins de ma guérison. […] Je chantai toutes ces messes avec une grande joie de ma part, et une grande admiration du peuple qui me voyait en parfaite santé. (p. 234)
12L’hyperbole (« une foule incroyable de monde »), de même que l’accumulation des adjectifs mélioratifs (« grande joie », « grande admiration », « parfaite santé ») font de ce tableau un final grandiose offert au « monde » et au « peuple ». C’est, de ce point de vue, une dimension plus ancienne de la confession qui affleure ici (Aude, 2022 p. 181-2017), celle d’une monstration publique de la faute qui donne lieu à une pénitence inséparable d’une vérification externe – par les représentants de l’Église, mais aussi le pouvoir, la science médicale, enfin par la communauté des fidèles10. Jeanne des Anges l’apprend avec Surin, « tout le mal vient d’[elle] » : « mes ennemis se servaient des matières que je leur fournissais » (p. 126). « Votre ennemi, [lui répète Surin], se sert de votre naturel » (p. 108). La possession est un péché, elle est son signe parce qu’elle manifeste, aux yeux de tous, un consentement au mal dont il faut « faire choix » (p. 118), public lui aussi, de sortir11.
13L’Autobiographie rejoue certaines étapes des Confessions de saint Augustin : les égarements d’une jeune fille qui aime trop la séduction, les tragédies de l’amour-propre, le désir puissant de l’Autre12. Mais peut-être est-ce moins par sa structure que par sa dimension pragmatique que le récit de Jeanne des Anges rappelle celui de saint Augustin. Comme chez l’évêque d’Hippone, l’aveu (comme manifestation du péché, consentement et pénitence en vue du pardon) est offert hors de l’espace privé et secret de l’échange entre fidèle et confesseur et peut alors en appeler directement au pardon de Dieu, sans plus d’intermédiaire (Ottaviani, 2021). Un soir, Jeanne des Anges se trouve devant le Saint-Sacrement, sur la marche de l’autel. Elle raconte :
Après que j’eus pris la discipline suivant ma coutume, je me mis à crier miséricorde à cette infinie bonté, lui demandant avec grande insistance qu’il lui plût me pardonner mes péchés. J’entendis une voix qui me dit : « Ma fille, tes péchés te sont pardonnés, mais il faut que l’amour purifie ton cœur qui est encore plein de rouille […] ». (p. 174)
14Une telle évocation mobilise, me semble-t-il, un troisième ordre de confession, dans lequel la reconnaissance de la faute se situe, comme chez Augustin ou chez Abélard, dans un « intimor meo » (Ottaviani, 2021, p. 6-8 ; Gy, 1986). La contrition (« crier miséricorde », se donner la discipline, demander avec « grande insistance ») rend possible le pardon, expérience avant tout intérieure et qui repose sur un échange direct et privé entre soi et Dieu (« j’entendis une voix qui me dit »). On peut reconnaître là également ce qui fait la singularité d’une expérience mystique – ce secret d’une alliance qui échappe en grande partie aux autorités. Mais, on le voit, une telle expérience télescope et contredit une mise en scène confessionnelle qui nécessite la présence d’un intercesseur.
15Le dernier aspect de la confession que mobilise Jeanne des Anges est celui de la purgation et du soin. Le Concile de Trente insiste sur l’idée que, par la confession, le fidèle doit « guerir les plaies de son ame » et que le confesseur, « comme Medecin », « a aussi besoin de beaucoup de prudence pour ordonner au malade les remedes les plus propres pour guérir les maladies de son ame […] » (Catechisme du Concile de Trente, 1673, p. 322). Il ajoute : « Les SS. Peres ont suivi cette definition de la Confession, quoi qu’ils l’aient exprimé en d’autres termes. Ainsi S. Augustin définit la Confession, une accusation que l’on fait d’un peché caché, dans l’esperance d’en obtenir le pardon […] » (p. 316). La métaphore médicale résonne particulièrement dans le cas de Jeanne des Anges car la sortie des sept démons qui la possèdent apparaît comme un long et douloureux effort de purge. Devant un évêque, des médecins et d’autres, elle rend par la bouche « des amas de sang » (p. 104) qu’un démon a laissés dans son corps, un autre la bat avant de sortir (p. 131), elle se châtie pour s’en purifier (p. 133), elle se déchire « jusqu’aux os », « pour l’ordinaire toute en sang », afin de se débarrasser d’un troisième (p. 134). Les exemples sont nombreux, l’expulsion physique du mal redoublant celle, orale, du péché avoué. De ce point de vue, l’Autobiographie est aussi le récit d’une guérison spirituelle et, plus littéralement, d’un corps mal traité, inquiet et inquiété, et finalement purgé, nettoyé – ce corps tout en sang évoquant une épuisante saignée.
16On le voit, si l’on peut lire l’Autobiographie comme une confession, c’est peut-être en trop de sens distincts, la polysémie du terme troublant plus qu’elle n’éclaire un récit de soi qui est un aveu, un consentement, une guérison, publique autant que privée, secrète autant que théâtrale, suspendue au pardon des hommes mais guérie par une alliance mystique. La multiplication des adresses, des scènes et des fins du discours interroge sur la manière dont la narratrice manipule une parole attendue au sein d’une histoire si connue – pamphlet, relations, témoignages, jugements ayant déjà abreuvé les lecteurs des détails les plus piquants et sensationnels de cette affaire. Pour comprendre le rôle que peut jouer un tel foisonnement, je m’arrêterai plus précisément sur les épisodes de confessions rapportés dans le récit.
La scène de confession
17L’Autobiographie se divise en deux parties : la première est consacrée à la vie précédant les possessions, aux possessions qui ont lieu au couvent de Loudun et aux exorcismes ; la seconde raconte la « tournée triomphale » (Houdard, 2023, p. 81) de la prieure qui montre à la foule, aux autorités, à Richelieu et au Roi ses stigmates ainsi qu’une chemise touchée par saint Joseph, témoignage de l’intercession du saint pour la sauver de la mort. Cette chemise devient une relique miraculeuse. Cette seconde partie du texte ne mentionne pas de confession : Jeanne des Anges est constamment sollicitée et exposée, elle est désormais le miracle, la guérisseuse, la preuve. À l’inverse, dans la première partie du récit, la confession intervient à plusieurs reprises, et souvent à des moments stratégiques de l’histoire. Dès son entrée chez les Ursulines, son directeur, raconte-t-elle, « jugea que je devais commencer mes exercices par une confession générale depuis mon entrée dans la religion » (p. 69). Ce devoir de confession est une constante et Surin en fait un élément essentiel de la lutte contre les démons : « Faites effort sur vous et tâchez de m’ouvrir votre cœur », lui demande-t-il, « il n’est plus temps que vous dissimuliez, votre ennemi se sert de votre naturel pour mieux couvrir son jeu » (p. 108) ; et, plus tard encore : « Il me régla de me confesser et communier tous les jours » (p. 146, p. 321-324)13. Jeanne des Anges insiste sur son désir de répondre à cette obligation : « je vouai sur le champ à Notre-Seigneur de faire tous mes efforts pour me disposer à faire une confession de toute ma vie » (p. 108) ; « j’avais toujours un grand désir de faire ma confession générale » (p. 112) ; elle se tourne vers saint Joseph pour « obtenir de Notre-Seigneur la liberté de me disposer à faire une confession générale » (p. 114). Si les demandes, les prières comme les conseils se multiplient, c’est que, précisément, la confession ne vient pas. Avant même sa rencontre avec Surin, la prieure prend la ferme résolution de ne lui donner « aucune connaissance de l’état de [son] âme » (p. 91). Si elle s’entretient volontiers avec lui, elle n’aime pas, dit-elle, « qu’il voulut pénétrer dans [son] intérieur » (p. 92). Et le jésuite, du reste, ne s’y trompe pas : « car il connaissait fort bien que je ne disais pas ce que j’avais sur le cœur, et que je dissimulais presque en tout mes entretiens » (p. 93). Elle néglige de parler de ses visions (p. 169) et craint d’ailleurs que sa confession générale ne prenne pas la bonne forme (p. 124) ou sent qu’elle ne peut rien dire (p. 165) : on se moquerait d’elle et, après tout, comment savoir si ce n’est pas le démon qui parle ? Objet d’attente, de préparation et de raté, la confession devient un nœud du récit et une affaire à rebondissements. Après la condamnation de Grandier, Jeanne des Anges reconnait : « mille et mille fois je m’étais livrée au diable par le péché et par les continuelles résistances que j’apportais à la grâce ». Quelle réponse alors sinon celle de se mettre « en devoir de faire une confession extraordinaire » ? Peine perdue car le démon « fortifié par [sa] propre malice » l’en empêche (p. 73). Il en ira de même sous la direction de Surin : « Il [le démon Béhémot] me donnait un si grand serrement de cœur, que je ne pouvais rendre compte de ma disposition à mon Père » (p. 141). La possession, signe et conséquence du péché, c’est-à-dire d’un libre consentement au mal, interfère avec la confession qui apparaît, pourtant, comme le seul moyen de se libérer, c’est-à-dire de se tourner vers Dieu, plutôt que vers soi. Finalement, au cœur même des épisodes de possession, la prieure, retrouvant un instant quelque liberté, décide de « l’employer à faire [sa] confession générale » (p. 116). Elle commence celle-ci en juin 1635. Elle dure six semaines. Elle fait alors revue de sa conscience, ses péchés lui apparaissent en pleine lumière, et cette grâce la maintient deux mois. Mais ça ne dure pas, elle rechute, ne peut plus faire l’oraison, les exorcismes sont inutiles et la parole est à nouveau celée ou dissimulée.
18L’enjeu, spirituel autant que narratif, de la confession est alors moins de savoir ce que va dire la prieure que de savoir si la prieure va parler. Elle le souhaite, ses directeurs l’y encouragent et, finalement, ses lecteurs attendent à leur tour cette ultime confession, celle qui scellera la réconciliation et la conversion. Elle vient, ne vient pas, elle est retardée, elle arrive, et puis non. Dans la seconde partie du récit, la prieure évoque souvent ce qu’elle appelle le « petit narré » ou le « petit crayon » qu’elle fait à une audience curieuse des événements passés, réduplication ou variation de l’autobiographie que nous lisons et de celle qu’elle donne à son directeur, le père Saint Jure. L’on attendait du personnage – possédé, libéré puis miraculé – qu’il raconte et, d’une certaine façon, l’ursuline s’est soumise, encore et encore, à cette demande. Elle l’a fait pour le public mondain, pour la cour, elle l’a fait pour les autorités du couvent, et pour tout le peuple enfin qui pouvait voir ce récit dans ses stigmates et les miracles de la relique de saint Joseph. Mais au cœur d’une histoire qui, à trop d’égards, se présente, on l’a vu, comme une confession, la narratrice constitue précisément la scène même de l’aveu des péchés comme le lieu d’une attente. Elle à qui l’on a si souvent demandé de parler et d’avouer produit une histoire dans laquelle la confession elle-même devient un moment d’expectative et de tension dramatique. L’ursuline nomme, certes, les péchés et toutes les « malices » (p. 64) qui ont marqué sa vie. Elle sait, dès son jeune âge, « dissimuler » et user d’hypocrisie (p. 68), elle a « trop d’estime » d’elle-même (p. 69) et pas assez de « force d’esprit », sa nature étant trop « mole et délicate » pour combattre les ennemis qui la guettent (p. 121). Elle reconnait donner « beaucoup de prise au diable » par ses mauvaises habitudes (p. 77), n’a de cesse d’être infidèle à Dieu (p. 122). Le démon Balaam révèle sa « gaité naturelle » et son « esprit de bouffonnerie » (p. 136). Souvent, cependant, l’évocation des fautes est plus vague et n’en laisse que deviner le contenu sans plus de détail : elle s’abandonne au « péché d’impureté » (p. 89), elle a de « grands dégoûts et diverses tentations » (p. 134), des « égarement[s] d’imagination » (p. 136). De Certeau parle à ce sujet d’une « prudente confession » (2005a, p. 41) ou de « confession de fautes trop communes » (1990, p. 315). En effet, de toutes ces « actions ridicules et extravagantes » (p. 71), ses auditeurs et lecteurs peuvent garder l’impression de savoir peu de choses : « je voudrais que l’obéissance me voulut permettre de dire ici toutes les fautes que j’ai faites et que j’ai fait faire dans des conversations qui n’étaient point nécessaires » (p. 71). Le conditionnel attire le regard sur une omission dont on ne peut pas connaître l’ampleur. Il restera donc, malgré les impressionnantes mises en scène, les performances théâtrales ou les anecdotes effrayantes, un point de fuite, quelque chose qui n’est pas dit.
19On pourra objecter que, si l’aveu résiste, c’est bien que le démon est là et qu’il manipule une parole et un corps devenus lieux d’une lutte surnaturelle. Mais, si l’on suit les analyses de Cavallera, Jeanne des Anges propose à Saint Jure de lui envoyer les papiers de Surin relatifs à la possession. Puis, n’ayant plus rien à lui remettre, c’est elle qui lui fait cette suggestion citée plus haut : « si vous jugez à propos, sans les insérer dans mes lettres, je vous en ferai un petit cahier à loisir où je travaillerai peu à peu » (p. 294-295). Foucault s’est demandé ce que la confession, comme régime de vérité, faisait au sujet (2018, p. 245). Il faut se demander ici ce que le sujet, aussi multiple, diffracté soit-il, fait à la confession. De cette obligation institutionnelle, dont la signification politique et théologique est alors si déterminante, non seulement pour les catholiques mais tout particulièrement pour les jésuites, Jeanne des Anges fait un ressort narratif, un point de tension et d’attente qui capte et maintient l’intérêt de l’autre. Ainsi, en 1644, l’affaire passée, bientôt remplacée par d’autres14, ravive-t-elle chez Saint Jure le désir d’en savoir plus et de lire ce qu’elle a à dire sur un épisode si prodigieux. Dans cette histoire de possession et de triomphe divin, la confession est à la fois ce qui motive la parole, ce qui doit la sauver, ce que l’on attend et ce qui nous échappe. En ce sens, la narratrice sait bien qu’il importe moins de dire ou d’avouer que de toujours rappeler que l’on a quelque chose à dire, une confession à faire. La confession n’est une résolution ni pour le sujet ni pour ceux qui l’écoutent ou la lisent. Elle est l’assurance d’un récit qui continue, entée dans la force d’un double désir : celui des « je » que couture l’histoire (personnage, narrateur, possédé, privé de lui-même, évanoui en Dieu) et celui de ses spectateurs toujours curieux des « plus petites circonstances ».
20Il n’est évidemment pas question de faire un procès d’intention à l’autrice. L’Autobiographie témoigne plutôt d’un contexte dans lequel la confession est un enjeu d’autant plus prégnant que ses contours sont flous et sujets à débats. D’une certaine manière, il y a trop et trop peu de confessions dans le récit de Jeanne des Anges. Il est à la fois relation privilégiée à un tiers en vue du pardon et de la réconciliation, théâtre et châtiment publics, alliance mystique. Mais sa répétition ad nauseam (aux juges, aux médecins, aux directeurs, aux curieux), tout comme l’ultime proposition de Jeanne des Anges à son directeur, laissent toujours penser (espérer) que tout n’a pas été dit. De ce point de vue, l’Autobiographie oppose à la « volonté de savoir » des autorités et du public, un curieux miroir : celui de leurs propres travers, de leur curiosité jamais tout à fait assouvie, non seulement de leur complicité dans le scandale (de Certeau, 2005a, p. 42) mais encore, au mieux, d’une libido sciendi, au pire, d’un intérêt morbide qu’il est si facile d’entretenir et de nourrir. Les confessions, comme genre, comme scène narrative ou énonciative, participent alors du « féminisme paradoxal » qu’Antoinette Gimaret appelle à reconnaître dans l’Autobiographie (§ 49) en ce qu’elles racontent le désir des autres, le désir que l’on a eu de l’ursuline et de son histoire. Jeanne des Anges, narratrice et personnage, a opposé un « refus de la parole de la théologie, de la science et de l’Histoire » (§ 49). Elle a également témoigné de la façon dont tout récit de soi, aveu ou confession, est aussi l’histoire du désir que l’autre a de nous – pas seulement de notre besoin de nous dire, mais aussi de cette curiosité qui nous fait toujours redemander « qui es-tu ? ».

