Colloques en ligne

Jean-Louis Jeannelle

Coming out : faut-il être fier d’avoir (eu) honte ?

Coming out : Should we be proud of feeling (or having felt) ashamed?

1Partons de l’idée très simple que, dans les sociétés occidentales, le coming out n’est pas, depuis Stonewall, un simple geste d’affirmation d’une orientation sexuelle ni même une étape importante dans la vie de tout·e homosexuel·le, mais qu’il est de manière plus fondamentale un constituant de l’identité gay en ce qu’il structure la conception que le sujet homosexuel et ceux qui l’entourent se fait/se font de lui(-même). Autrement dit, le coming out est devenu le cadre dans lequel certains individus, qui s’identifient eux-mêmes comme désirant des personnes de même sexe, se construisent peu à peu en tant que sujets sexués. Il faudrait bien entendu tenir compte des particularités culturelles, sociales et linguistiques : une étude menée au début des années 2010 avait par exemple souligné une relative réticence chez les homosexuels en France à user du terme « coming out », perçu comme une importation américaine réservée aux personnalités médiatiques ou contraire à l’universalisme républicain (Michael Stambolis-Ruhstorfe et Abigail Saguy, 2014). Sa première occurrence remonte à 1982 dans un article du sociologue Michael Pollak et il n’est apparu dans Le Monde qu’au début des années 1990, ne se diffusant réellement que dans les années 2000. Néanmoins les témoignages réunis par Libération à l’occasion de la cérémonie des Out d’or 2017 sous le titre : « Le jour où j’ai fait mon coming out », montrent que le terme s’est depuis rapidement banalisé.

2Cette dimension sociolinguistique n’est toutefois pas ici notre objet. Il s’agira plutôt de réfléchir à l’étonnant besoin d’avouer que traduit le geste nommé coming out – Theodor Reik avait traduit en anglais le concept de Geständniszwang appliqué à la criminologie par Compulsion to confess afin d’expliquer à la fois l’importance que l’institution judiciaire accorde à l’aveu (alors même qu’elle suppose chez tout fautif la volonté de masquer son crime) et les indices que les coupables laissent de leur acte, jamais tout à fait malgré eux aux yeux du psychanalyste. Reik allait jusqu’à voir dans le fait de rougir ou de bégayer une sorte de confession symptomatique trahissant chez le sujet une forme d’autopunition.

3On peut dire que le coming out est devenu l’une des formes sécularisées les plus originales et les plus spectaculaires de la confession – l’expression la plus révélatrice d’un besoin qui se donne pour objet privilégié la sexualité comme facteur totalisant. Car si le sujet occidental est devenu une « bête d’aveu » ou un « animal confessant » selon les formules de Foucault (La Volonté de savoir, 1976), c’est en ce que la vérité sur laquelle il se fonde est d’autant plus authentique qu’elle se donne pour cachée ou réprimée.

4Reste que sur bien des points, le coming out ne relève que partiellement de ce que nous appelons confession, sous sa double acception religieuse et judiciaire. En effet, se dire homosexuel est une affirmation qui n’appelle pas de pardon ou de contrition, du moins pas sous une forme ritualisée par une institution. Aussi cette déclaration n’est-elle pas dotée de la dimension performative d’un aveu confié à un prêtre ou à un juge, autrement dit à des instances autorisées à le recevoir en raison des fonctions qu’ils exercent (en sorte que ce sont le prêtre et le juge qui constituent l’aveu en tant que tel en le certifiant et en en déployant les conséquences). À l’inverse, l’auteur du coming out se voit contraint de réitérer son aveu devant toute personne qu’il juge en situation d’ignorer son statut, que cette ignorance soit réelle, présupposée pour des raisons de civilité ou due à une violence homophobe. C’est une faute précise que l’on confesse à l’église ou au tribunal, là où le coming out ne peut être circonscrit à une intention, une action ni même une inclination. De quelle culpabilité parle-t-on alors en ce qui concerne le coming out ? celle qui a trait au désir homosexuel lui-même ? ou au fait de l’avoir dissimulé durant tant d’années ? Autrement dit à la honte d’avoir eu honte, qui fait du coming out une sorte de honte au carré ? Ou encore peut-être à l’effet de contagion de la honte à ceux (les proches en particulier) auxquels on se déclare homosexuel, en sorte que la culpabilité tiendrait plus à la circulation de la honte, à la fois éprouvée par les autres et rejetée sur l’individu se déclarant homosexuel ? Toutes ses dimensions s’imbriquent, mais n’épuisent pas cette étrange compulsion dont les manifestations et les effets subsistent même dans un contexte aussi tolérant que celui que nous connaissons. On opposera certes la persistance de violences homophobes dans le parcours de tout individu gay, mais cela ne suffit pas à expliquer la valeur et la portée accordées à cet acte déclaratif.

5Quelle qu’en soit la singularité, le coming out s’inscrit bien dans une logique de confession du fait d’unir le sujet avouant à ceux auxquels il s’adresse sur la scène d’un petit théâtre : une certaine solennité, des formules plus ou moins consacrées, toute une gamme d’émotions très vives (peur, gêne, colère…), l’imprévisibilité relative de la manière dont réagira l’interlocuteur, et enfin la réponse faite au porteur de l’aveu ayant pour conséquence soit de le soulager soit de le condamner moralement ou socialement. Bref il existe bien un ordonnancement de gestes formant une chaîne ainsi qu’une dramatisation qui confèrent à l’événement quelque chose de ritualisé, animé d’une tension psychique et d’une gravité de nature à faire du coming out un avatar contemporain de la confession en dépit de ce qui le distingue de ses équivalents institutionnels.

6Sur un point toutefois, le coming out est unique : il s’agit d’un pur déclaratif destiné non à réformer le sujet afin de le libérer de sa « faute » ou au contraire de l’y assigner de manière définitive, mais à confirmer son identité comme si l’assertion suffisait à instaurer le sujet homosexuel en vérité. Il y a là une (supposée) efficience qui mérite d’être analysée plus avant.

Gaydar et coming out

7Peut-être le coming out se saisit-il mieux envisagé d’abord en fonction de ce qui en constitue l’envers, à savoir le gaydar, sa face cachée et un peu honteuse – plus précisément dont la honte ne peut être allégée par un acte de confession comme dans le cas du coming out.

8À première vue, tout laisse à penser que le gaydar, cette espèce de sixième sens que partagent (ou partageraient) les homosexuels, n’a plus de fonction dans les sociétés occidentales post-Stonewall. Autrefois en effet, les choses semblaient assez claires : le gaydar était ce sens particulier permettant de repérer d’autres individus liés par les mêmes intérêts (sexuels, affectifs, culturels), cela en toute discrétion, dans un contexte de répression qui interdisait d’être explicite sur son désir ou sur son identité. Or le basculement dans un régime de l’affirmation de soi, le développement dans toutes les capitales ou les grandes villes de quartiers identifiés comme gays, l’acquisition rapide de toute une série de droits n’ont étrangement pas fait disparaître le besoin de se repérer entre soi, de s’identifier de manière discrète, comme si la société était toujours bardée d’interdits et de menaces, obligeant les homosexuels à se réunir sur la base d’affinités inavouées. Mais quel besoin a-t-on de se reconnaître par-delà les apparences soit par curiosité, soit par affinités, soit surtout par désir de contacts sexuels ? Pourquoi cette sorte d’herméneutique en actes dont la méthode reste parfaitement empirique, sans règles établies ?

9Le besoin d’identifier ceux qui en sont est tel qu’il est devenu un enjeu scientifique aux États-Unis en particulier, où l’on se montre furieusement intéressé par la possibilité de déterminer scientifiquement l’orientation sexuelle des gens. On trouve sur Internet quantité d’études et de contre-études de ce type, dont certaines déterminent les proportions dans lesquelles un cerveau humain ou un ordinateur identifient correctement les préférences de chacun. On peut consulter à ce sujet le très intéressant projet artistique d’Élodie Grethen, intitulé « Straight Nose, Queer Mouth » : de l’étude menée en 2017 par Wang et Kosinski qui avaient élaboré à partir de 35 000 images de profils de sites de rencontres américains une intelligence artificielle de reconnaissance faciale capable de déduire l’orientation sexuelle avec une précision de plus de 90 %, Élodie Grethen a tiré un projet photographique, selon un modèle emprunté aux études physiognomoniques du xixe siècle. Elle montre ainsi le lien entre ces pseudosciences racialisantes et leur renouveau actuel à travers de semblables programmes de reconnaissance faciale (Élodie Grethen, 2019). Les contre-études concluent bien entendu qu’il s’agit d’un mythe, voire d’une démarche homophobe qui consiste à relever une série de marqueurs physiologiques, comportementaux, vestimentaires ou culturels, caractéristiques relevant en réalité de simples stéréotypes. Il n’en reste pas moins que dans la vie quotidienne, nous nous appuyons, que nous soyons hétéro- ou homosexuels, sur les mêmes stéréotypes pour déterminer de manière empirique les préférences de ceux que nous fréquentons ou que nous croisons, que nous agissions par curiosité ou par intérêt.

10Il existe donc une continuité dans les processus à l’œuvre au sein de la communauté homosexuelle avant et après Stonewall : une continuité qu’illustre l’interface formée par le coming out d’un côté et le gaydar de l’autre. Dans Gay New York (1995, traduit en 2003), George Chauncey a décortiqué l’idiolecte en usage durant l’entre-deux-guerres et jusque dans les années 1950 parmi les homosexuels qui empruntaient leurs références à la culture féminine : ainsi du jeu autour du terme chignon, qu’on « défaisait » quand on affichait son homosexualité par une attitude flamboyante, qu’on « gardait » quand on la dissimulait provisoirement, et dont on « semait les épingles » quand on voulait signifier à d’autres gays, dans un contexte hétérosexuel, qu’on en était. Le cas le plus intéressant concerne bien sûr le terme coming out emprunté aux rituels hétérosexuels de la « débutante » faisant son entrée en tant que jeune fille en âge de se marier lors d’un bal : pour les gays, to come out revenait à accéder à un microcosme protégé des regards étrangers à la sous-culture homosexuelle et ainsi à se reconnaître comme gay et entre gays. Ce qui importe dans le fait de se reconnaître (geste qui relève à la fois d’une compétence pratique et d’une compétence énonciative), c’est la superposition de deux dimensions sémantiques dans l’usage du verbe pronominal en emploi réfléchi et en emploi réciproque : à cette époque, l’acte de s’identifier comme homosexuel supposait cet entre-soi susceptible de donner toute sa complexité au processus, à savoir cette conjonction entre le fait de s’afficher soi-même mais dans un cadre semi-public – dans ces conditions, l’acte de reconnaissance impliquait moins de deviner ce qui était indétectable (ou supposé l’être) que d’acquérir une aptitude à déchiffrer les codes partagés, comme dans une société secrète et protectrice. Se reconnaître homosexuel n’avait de sens que si on le faisait avec ses semblables, c’est-à-dire si l’on se reconnaissait soi-même à travers le regard et l’approbation de ceux qui reconnaissaient en retour un individu en l’accueillant parmi eux. Ce point est essentiel parce qu’il touche, au-delà de la question gay, à la manière dont se construisent nos identités, selon deux modalités, à savoir s’identifier comme d’un côté, et s’identifier à ou entre de l’autre… Ces deux modalités sont si étroitement intriquées qu’il s’agit en grande partie de la même chose – ce qui implique dans ce cas que s’identifier soi-même revient à s’aliéner à travers le regard d’autrui, ainsi qu’on l’a souvent montré. Quoi qu’il en soit, nous éprouvons bien l’impression dans le premier cas de faire un geste volontaire d’ouverture de notre intimité à une sphère semi-publique ; dans le second cas, c’est le truchement d’autrui qui compte, qu’il s’agisse de proches ou de figures littéraires, cinématographiques et médiatiques. Toute l’ambiguïté d’une certaine manière tient à la polysémie du verbe pronominal.

11De ce fait, l’entrée dans une ère de visibilité et de droits pour les LGBTQI+ n’a rendu inutile ni le coming out ni le gaydar. Mais bien que maintenues, ces deux pratiques ont subi, avec la bascule des années 1970, une modification en profondeur de leur signification et de leur portée. En particulier en ce qui concerne le gaydar. Considérons son usage le plus courant, celui de la drague qui suppose l’aménagement d’espaces publics ou de contextes favorables à la circulation du désir afin de sécuriser en quelque sorte le travail de repérage et d’interprétation des signaux par lesquels se négocie le rapport sexuel. David Caron a souligné dans Marais gay, Marais juif la similarité des pratiques modernes de déchiffrement des signaux entre individus de même sexe avec les tactiques des personnages de Proust. Charlus et Jupien ne se connaissent pas au début de Sodome et Gomorrhe et Proust écrit néanmoins qu’ils se « reconnaissent instantanément ». Mais comment se « reconnaître » si l’on ne s’est pas connus au préalable ? Et de quel type est la connaissance première sur laquelle repose le processus à l’œuvre ? Pour Caron, celle-ci repose avant tout sur une connaissance instinctive de la communauté. Ce qu’il y a d’éminemment social dans cette rencontre, c’est l’habileté et la rapidité avec laquelle les deux hommes reconnaissent appartenir au même milieu :

[La rencontre] a lieu dans l’instant présent, mais relève du passé dans la mesure où cette reconnaissance et cette prévisibilité présupposent nécessairement une occurrence antérieure. […] La communauté, semble-t-il, était présente tout au long de la rencontre sexuelle anonyme et fortuite entre deux étrangers, et leur acte sexuel en était l’indice corporel. (David Caron, 2015, p. 174)

12En ce sens, la scène entre Charlus et de Jupien, bien que transgressive, est profondément sociale, puisque les deux hommes s’identifient à l’aide d’une multitude d’indices, de gestes équivoques et de paroles à double sens qui, tout en ne se voulant interprétables que pour eux-mêmes, forment une sorte de langue dont la grammaire est fixée par toute une communauté – une communauté qui se révèle d’ailleurs, au fur et à mesure de la Recherche, de plus en plus large. Mais les marqueurs libidinaux ont beau viser à exclure ceux qui ne font pas partie de cette communauté, ils ne sont pas totalement indéchiffrables. C’est là que réside la singularité de la Recherche : seuls Charlus et Jupien sont supposés saisir ce que masquent leurs agissements, mais leur attitude s’avère si curieuse que le narrateur, sorte d’instance vierge mais fureteuse, y décèle un mystère à traquer et décide d’en interpréter chaque indice, afin d’en saisir la motivation. Dès lors, la question se redouble : de quelle connaissance le narrateur dispose-t-il pour reconnaître que se joue ici quelque chose d’inusuel ? La discrétion accentuée se renverse en spectacle intriguant et même embarrassant (comme dans le cas de la première rencontre du narrateur avec Charlus sur la plage de Balbec, où le comportement du second semble être celui d’un fou ou d’un criminel pour celui qui méconnaît à ce stade les codes de la drague), et ce spectacle appelle à son tour un travail de décryptage. Aussi les dragueurs ont-ils beau vouloir rester discrets, leur comportement chargé de désirs éveille l’attention d’autrui. Et sans être directement concernés, les individus en position latérale deviennent les spectateurs indiscrets d’une sorte de ballet dont ils devinent, plus ou moins clairement, la signification sexuelle.

13Bien qu’anachronique au premier abord, le gaydar reste opératoire hors régime de double identité et le cas des applications de rencontres en offre une illustration parlante. Réservées aux intéressés et véhicules de codes partagés par les membres de la communauté, ces applications soumettent toutefois la drague au fonctionnement limpide et systématique des technologies des réseaux sociaux. Un des sites de drague les plus populaires (en Grande-Bretagne du moins) se nomme précisément Gaydar (https://www.gaydar.net/) et offre pour service : « Find Guys Faster : With thousands of new guys every week and easy to use filters, you can connect with the guys you want, when you want to. » Il s’agit bien ici d’identifier de potentiels partenaires, mais par simple géolocalisation comme sur Grindr ou d’autres sites de rencontres, où chacun en s’inscrivant a nécessairement renseigné à la fois son identité de genre (homme/femme/non binaire) et ses préférences sexuelles (hétéro, gay, bisexuel, trans…). À l’idée de codes partagés permettant de se reconnaître entre soi, les applications ajoutent ce codage des identités rendant inutile le travail de détection du fait même d’imposer des critères de classement contraignants (même si ceux-ci peuvent être détournés) et de plier le processus à des exigences de rapidité, d’efficacité et de rentabilité propres à Internet. Soumis à un régime de visibilité inédit dans l’histoire de la condition homosexuelle et néanmoins dissimulés grâce au recours d’applications ou à la création d’avatars, les individus homosexuels – qu’ils se reconnaissent ou non comme tels – jouent des limites entre ce qui est caché et ce qui est montré, et, tout en disposant de quartiers qui leur sont dédiés, continuent à greffer sur l’espace public réel (parcs, aires d’autoroute, cinémas…) et virtuel des lieux de drague intermittents et furtifs où s’exerce ce sixième sens dont la charge érotique est proportionnelle à la marge de risque que représentent ces pratiques semi-publiques.

Connais-toi toi-même

14Le gaydar, cet envers de nos pratiques confessionnelles en matière de préférences sexuelles, n’a pu se maintenir qu’à condition de se subsumer à la culture de la fierté dont le coming out représente l’élément structurel. Notre régime de subjectivation homosexuelle repose sur un alignement entre identité, désirs et pratiques comme garantie de l’authenticité et de la vérité du sujet. Ce qui ne va pas sans une certaine violence pour les personnes que leurs origines, asiatiques, maghrébines ou africaines par exemple, placent en situation de double fidélité au groupe d’appartenance d’un côté et aux normes d’une société individualiste et permissive de l’autre. Impossible autrement dit de se dire homosexuel sans obéir à un processus d’assujettissement dont Judith Butler a décrit les implications en s’appuyant sur Althusser dans Sujets du désir.

15Toutefois la véritable violence tient à l’impasse dans laquelle l’injonction à être nous-mêmes nous enferme tous, homosexuels ou non. Dans Les Tyrannies de l’intimité (1974), dont le titre américain The Fall of Public Man s’avère beaucoup plus explicite, Richard Sennett a défendu l’idée que notre vision intimiste de la société nous conduit à attendre des bénéfices psychologiques dans tous les domaines de notre expérience (faute de quoi le monde extérieur nous semble morne et vide). « Nous ne trouvons un sens à la société qu’en faisant d’elle un vaste système psychique » (David Sennett, 1979, p. 13). Or ce monde de l’intime n’est plus contrebalancé par un domaine public dans lequel les hommes et les femmes pourraient s’engager de manière compensatrice. Sennett prend pour exemple la notion de séduction : dans les sociétés (européennes) d’avant le xixe siècle, il y a séduction, au sens sexuel et moral, lorsqu’une personne éveille chez une autre un sentiment tel qu’il en résulte une violation des codes sociaux susceptible d’entraîner une mise en cause temporaire de tous les autres rapports sociaux (entre conjoints, entre parents et enfants, ou avec autrui, tous étant symboliquement impliqués si l’acte de violation se voit révélé). À l’inverse, le terme moderne de liaison conduit à nier que l’amour physique soit un acte social : il ne s’agit pour nous que d’une affinité émotionnelle située par définition hors de la trame des rapports sociaux, quand bien même elle remet en cause des liens institués comme le mariage – on note que sous l’influence du mouvement #MeToo, les rapports affectifs et sexuels retrouvent une dimension sociale, mais cela en substituant à la notion de séduction celles de harcèlement ou de consentement. Selon Sennett, en nous révoltant contre la répression sexuelle, nous nous sommes en même temps révoltés contre l’idée que la sexualité ait une dimension sociale. À priori, nous aurions tout intérêt à nous en féliciter. Mais les choses ne sont pas si simples : la privatisation de la sexualité a eu pour contrecoup une politisation très forte du sexuel – MeToo précisément en apporte la confirmation –, une politisation dont l’histoire de la « libération homosexuelle » offre une sorte de concentré. Il en résulte en effet une déconnexion entre l’identité et les actes. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’analyse de Sennett ne s’oppose pas frontalement à celle de Foucault dans La Volonté de savoir (paru deux ans après The Fall of Public Man), car l’essentiel tient bien à ce que ces deux dimensions, quels que soient les efforts déployés par les individus, ne coïncident jamais parfaitement : nous sommes invités à ne jamais confondre ce que nous faisons (ou ce qu’autrui fait) concrètement avec ce que nous sommes (ou ce qu’autrui est) en profondeur – à nos yeux, notre identité est forcément plus complexe que nos seules intentions ou nos seuls actes (sexuels en l’occurrence). Comme chez Foucault, c’est bien dans la quête potentiellement sans fin d’une identité profonde, unique, que les individus se voient engagés, poussés de ce fait à s’interroger sans cesse sur la sincérité et l’authenticité de ce qu’ils prétendent ou aimeraient être. Il y a là une source de continuelle angoisse : comment être à la hauteur de ses ambitions ? Comment être sûr de ne jamais (se) mentir ? Comment égaler les modèles que nous ne cessons de nous donner au moment même où nous nous efforçons d’être nous-mêmes, puisqu’il est impossible de circonscrire ce « soi-même » parfaitement autotélique ? En déterminant les places, les apparences et le respect dû à chacun, la société offrait une assurance dont nous ne disposons plus, ce qui nous rend plus exposés et plus vulnérables.

16Preuve en est que le coming out alimente paradoxalement un fort sentiment de culpabilité. Car la honte ne représente pas uniquement le point d’origine et le moteur de l’aveu homosexuel. Elle en est aussi la formulation publique sous une forme ritualisée impuissante à elle seule à libérer le sujet. De fait, on ne révèle jamais assez tôt son identité secrète et ce retard entérine en l’accentuant la honte passée, cela même lorsque la sortie du placard satisfait à toutes les conditions de félicité. En effet, s’il n’y avait là rien de répréhensible, ainsi que l’assure dans le meilleur des cas le destinataire de l’aveu, rien n’empêchait alors de le faire plus tôt. Aussi le coming out constitue-t-il ipso facto, à quelque étape qu’il survienne, ce passé honteux au moment même où le sujet affirme vouloir se libérer. On pourrait même aller jusqu’à dire que, plus que l’injure (Éribon, 1999), c’est le coming out qui nous institue comme sujet honteux, ou plutôt qui fixe en destin les injures dont on a pu autrefois faire l’objet.

17Mais n’est-il pas excessif de placer ainsi l’accent sur la face honteuse du coming out ? La culture de la fierté qui nous vient des États-Unis s’élève, semble-t-il, contre une telle analyse. L’exemple le plus parlant en est l’inversion complète qu’y connaît le gaydar. Je pense ici à une émission à succès, Gay Eye for a Straight Guy dont voici le teasing version française : « Cinq nouveaux experts au faîte de la mode, avec beaucoup de savoir-faire et de franc-parler, débarquent pour réaliser des relookings émouvants1. » La véritable spécialité de ces cinq experts concerne l’acceptation de soi. Ici, le gaydar renvoie à un savoir-faire (l’habillement, la décoration, la coiffure…) et surtout à un savoir-être (l’un de ces experts fait fonction de coaching existentiel) applicables à n’importe quel individu hétérosexuel, victime d’une culture normative en plein déclin et dont le nerd ou le white trash sont les emblèmes – comme il n’y a aucune raison de ne pas varier les plaisirs, on rencontrera également une lesbienne honteuse, un trans à mi-parcours, un bisexuel hésitant ou bien d’autres perdants de la course au bonheur, considérée comme l’une des grandes promesses de la civilisation américaine. Ainsi le gaydar devient-il un art de vivre élevé au rang de norme sociale, un idéal : le parangon d’une identité résiliente, fondée sur le dépassement d’une honte et d’une souffrance première à l’issue de tout un processus d’auto-acceptation. L’homosexuel – précisons : l’homosexuel proud, dont tout dans l’attitude, la langue ou le look exemplifie la fierté – se situe à l’horizon d’une société inclusive dont il est devenu un symbole. Son style de vie fait d’inversion du stigmate et de fierté revendiquée, s’offre comme une leçon de perfectionnisme appliquée et généralisable. Le gaydar, dont les cinq « experts » illustrent les différentes modalités, y fait l’objet d’une sorte de coming out permanent et flamboyant – à la condition expresse toutefois qu’en soit exclue sa principale modalité, à savoir le sixième sens de la drague, l’homosexuel ne valant comme modèle qu’une fois asexué, ses désirs et ses pratiques sublimés (à la condition aussi, accessoirement, qu’il s’agisse de cinq hommes, à peu près du même âge, valides et dont deux seulement sont d’apparence non caucasienne…)

18Tout se passe comme si le coming out perdait sa signification première à partir du moment où celui-ci devient un spectacle généralisé, dont les larmes versées prouve la valeur du geste du côté du confessant et répondent de manière attendue à l’aveu médiatisé de la part des tiers. En 2010, le journaliste et activiste Dan Savage lançait une campagne, It Gets Better, qui rencontra beaucoup d’écho : toutes les personnes (et plus particulièrement les personnalités) volontaires étaient invitées à témoigner de leur sortie du placard, d’une certaine manière à la mettre au carré sous forme numérique, afin d’encourager les jeunes gays et lesbiennes à ne pas céder à la tentation du suicide. Le cas le plus émouvant est celui d’un conseiller municipal d’une petite ville du Texas, Joel Burns, qui évoqua lors d’une réunion du conseil sa tentative de suicide à l’âge de 13 ans. Sur quoi portait l’aveu : le désespoir auquel le harcèlement de ses camarades l’avait acculé ? ou sur son homosexualité revendiquée dans un cadre très officiel ? Les larmes sont ici un conducteur émotionnel si puissant que la formule « coming out » connaît désormais toutes sortes d’emploi extensif – à la suite de la « Manif pour tous », des catholiques ont ainsi prétendu devoir faire leur coming out en tant que catholiques.

19À mes yeux toutefois, cette culture de la résilience forcenée dissimule une perpétuation de la honte dont j’aimerais donner une illustration frappante. Colton Underwood est un ancien joueur de football américain qui a connu son heure de célébrité en tant qu’acteur principal de la 23e saison de The Bachelor. À la fin de la saison, il fut accusé d’avoir harcelé sa compagne, Cassie Randolph, lorsque celle-ci décida de rompre. En avril 2023, Underwood fit son coming out dans Good Moring America, coming out qui avait été parallèlement scénarisé sous forme d’une mini-série de six épisodes produits par Netflix, Coming out Colton 2, et scandé par une longue suite d’aveux auprès de chacun des membres de son entourage, le tout combiné à un apprentissage méthodique de la culture gay. Lors du sixième épisode, Colton, tout juste sorti du placard dans Good Morning America, subit un flot de critiques et se rend dans une église inclusive où un prêtre gay lui fait rencontrer Nicole Garcia, une pasteure transgenre. Cette rencontre, une confession dans la confession, donne lieu, de manière très attendue, à des aveux réciproques lors desquels Garcia, marié pendant huit ans et devenu alcoolique et violent, déclare ne toujours pas savoir, vingt ans plus tard, comment se pardonner. « Tous les matins, ajoute-t-elle, je me regarde dans la glace et je me rappelle tout ce que j’ai fait et tout ce que j’ai dit et je me demande comment je pourrais m’améliorer ; j’essaie constamment de me dépasser. » Étrangement, la confession n’apporte aucune libération ; elle renforce à l’inverse la culpabilité au point d’enfermer le sujet dans une contrition généralisée.

Casuistique du coming out

20La rencontre de Charlus et de Jupien le laissait entrevoir : l’homosexualité qu’il s’agit de révéler n’est en réalité qu’un secret de polichinelle. Ainsi traduit-on, maladroitement, la formule « open secret » lancée par David. A. Miller (David A. Miller, 1988, p. 192-220) et reprise par Eve Kosofsky Sedgwick dans Épistemology of the Closet (Eve Kosofsky Sedgwick, 2008) afin de souligner que celui qui en est croit toujours être protégé par l’ignorance de ceux qui n’en sont pas, là où le straightdar déjoue sans cesse cette illusion – des bruits circulent toujours à son insu, donnant barre aux médisants sur celui qui prend soin de se cacher et déterminant les conditions dans lesquelles peut se faire son coming out.

21Tout l’enjeu consiste donc à ne pas s’en tenir à la petite dramaturgie qu’entretiennent les médias ou les militants mais de considérer qu’en-deçà de l’aveu ritualisé de son homosexualité se trouvent toutes sortes de stratégies possibles que l’on jugera peut-être hypocrites au regard de nos normes d’authenticité individuelle, mais qui n’en sont pas moins des manières de vivre sa sexualité vis-à-vis des proches, des cercles amicaux ou professionnels, et de la sphère publique. Beaucoup d’autres stratégies sont pourtant possibles : laisser dans l’implicite (sorte d’accord tacite neutralisant les deux parties : chacun sait à quoi s’en tenir mais le premier ne provoque pas de scandale en échange d’une certaine immunité) ; laisser entendre à certains signes plus ou moins négligemment abandonnés derrière soi ; attendre d’être dénoncé et ne pas dénier ; dire à demi-mot, de manière à accuser l’autre de malveillance au cas où il faudrait se couvrir ; attendre un événement dramatique comme une maladie ou heureux comme le début d’une vie de couple pour se déclarer de manière à déplacer l’objet de l’aveu… L’énumération pourrait aisément se poursuivre, tant les stratégies sont diverses, mais ce qui m’importe, c’est l’existence au sujet du coming out d’une forme de casuistique qui permet de saisir la complexité d’un geste que l’on réduit trop souvent à un effet d’annonce pathétisé. Voici quelques éléments de cette casuistique :

22– Les homosexuels qui préfèrent adopter d’autres stratégies de dévoilement, moins frontales, ainsi que nous venons de le voir, sont-ils de bons homosexuels, capables de répondre aux injonctions d’autonomie et de fierté dont on les entoure ?

23– Avant de faire son coming out, le sujet confessant était-il vraiment, c’est-à-dire pleinement, homosexuel ? Ce qui revient à se demander s’il est nécessaire de se reconnaître soi-même pour être réellement ce que l’on est (ou ce que l’on croit être).

24– Est-ce l’acte même de s’avouer homosexuel qui a valeur de coming out ? C’est toute la question du performatif, devenu, sous l’influence de Judith Butler, l’un des principaux cadres de pensée des enjeux de genre et de sexualité, non sans soulever de problème. Interpréter le coming out en tant que performatif soulève différentes questions, comme celles de savoir, par exemple, si un coming out est réversible, ou si un coming out faisant suite d’un outing (ce fut le cas de George Michael et de Kevin Spacey) vaut comme tel et non comme aveu contraint dont la visée ou l’effet n’a plus aucune valeur. Or dire « Je suis homosexuel » n’est pas, sur un strict plan linguistique, un performatif (Deborah A. Chirrey, 2003) – un verbe à la première personne associé à un adverbe signifiant « par la présente »3 – mais plutôt un « constatif » (une énonciation opérant une description de la réalité). Cette énonciation se distingue donc du performatif par le fait qu’elle peut être vraie ou fausse, là où celui-ci se pense en termes de force : de réussite ou d’échec (ce qu’Austin nomme « felicity »). Dans les faits, le constatif a lui aussi des effets et souvent même puissants, comme c’est le cas du coming out qui modifie considérablement la vie de celui qui se déclare et par extension de celles ou de ceux qui l’entourent, conduits à reconnaître ce qu’ils savaient déjà plus ou moins clairement, à revenir sur le passé, à réinterpréter les gestes ou les paroles passés, etc. Toutefois ces effets relèvent bien de ce qu’Austin nomme le perlocutoire (lorsqu’un sujet parle à quelqu’un – et non pas parle de comme dans le constatif ou performe ce qu’il dit). Le problème se redouble : qui est donc vraiment celui qui croit être devenu quelqu’un de nouveau du fait d’avoir fait son coming out ?

25Un dernier point, tout aussi délicat à trancher, concerne les destinataires de l’énonciation : peut-on faire son coming out à un autre homosexuel ? Ou un homosexuel dans le placard fait-il automatiquement son coming out lorsqu’il drague un hétérosexuel (hétérosexuel dans les faits ou en discours) ? Et jusqu’à quel degré d’explicitation doit-on considérer qu’on a bien fait son coming out ? À l’inverse, peut-on considérer qu’on est allé jusqu’au bout de sa démarche lorsque la personne à laquelle on s’adresse refuse d’écouter ? – dans Ma vraie vie à Rouen de Ducastel et Martineau, le jeune Étienne s’apprête à déclarer son amour à son ami Ludovic (1 h 33 min) et commence par une simple prétérition : « écoute, c’est vraiment difficile à dire », à laquelle cet ami répond : « Ben te force pas alors, je crois que j’ai vraiment pas envie d’entendre ce que tu as à me dire. » Bloqué dans son aveu et resté seul, Étienne se filme en long plan fixe et silencieux, avec en arrière-plan une très haute falaise, juste avant de tenter de se suicider.

26Toute cette casuistique ne relève pas d’une pure sophistique. J’y vois au contraire la conséquence inévitable de cette tyrannie de l’intime dont parle Sennett et qui fait que l’on n’a jamais terminé – Sedgwick en défend l’idée dans son Épistémologie du placard – de faire son coming out, parce que le placard est moins une contrainte interne que l’on pourrait décider librement de lever, que la chape de silence imposée par la norme homosociale. Car il s’agit bien de silence plus que d’invisibilité.

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27Le coming out est un rituel vulnérable, contrairement à la confession devant un tribunal ou à un prêtre parce qu’il ne concerne pas seulement l’individu pour lui-même (ce que serait la faute morale ou religieuse) mais plus largement un mode de vie conditionnant une forme de subjectivation liée au sexe. Si sa ritualisation sous l’influence de la culture de la résilience américaine en a fait une sorte de sorte de cogito sexuel – je désire le même sexe, donc je suis (ce que je désire) –, la diversité des manières de vivre sa sexualité et la pluralité des contextes sociaux, culturels ou politiques complexifient considérablement ce que nous recouvrons sous l’idée de sortie du placard. Dans le domaine de la justice et dans celui de la religion, la confession objective l’acte et l’isole en quelque sorte de son agent ; dans le coming out à l’inverse survient un alignement exact entre le sujet d’énonciation et tout ce qu’il confesse. Mais un alignement en grande partie trompeur.