Arthur Conan Doyle et la création de Sherlock Holmes
Préambule
1De manière étonnante, les lecteurs francophones ont, plus rapidement que les anglophones1, bénéficié d’une biographie sérieuse d’Arthur Conan Doyle, contenant une analyse pertinente de sa production littéraire2, puis d’une édition savante de ses œuvres complètes, enrichie d’un appareil critique3. De plus, c’est à Lucens, en Suisse d’expression française, que se trouve depuis 1965 le seul musée consacré à Conan Doyle tout autant qu’à Sherlock Holmes. En effet, outre le contexte de la création de ce personnage littéraire, le musée présente aussi la démarche de l’auteur, avec une exposition permanente d’objets authentiques provenant de son patrimoine familial. La Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne (BCU) conserve par ailleurs un fonds remarquable, issu de l’héritage d’Adrian Conan Doyle, fils de l’écrivain résidant en Suisse et décédé en 1970.
2En outre, les volumes érudits que Régis Messac4, déjà du vivant de Conan Doyle, puis François Fosca5 ont consacré au roman policier ont largement contribué à mettre Conan Doyle en perspective dans l’histoire littéraire et l’histoire des sciences, ici fortement entremêlées.
3Quant aux sources littéraires et biographiques sur Arthur Conan Doyle, cet auteur était lui‑même un excellent archiviste, qui avait soigneusement conservé les documents provenant de sa famille et les siens propres. Il puisa notamment dans ce matériau pour donner de la précision et de l’authenticité à son autobiographie, Souvenirs et aventures 6. Après sa mort, en 1930, puis après celle de sa veuve, en 1940, leurs héritiers ont, au fil des années, partiellement vendu par pièces ou par lots les documents ou objets constituant les archives biographiques et littéraires de Sir Arthur Conan Doyle. On considère que John Dickson Carr, jusqu’en 1949, puis Pierre Nordon, jusqu’en 1964, ont été les derniers chercheurs ayant pu accéder, auprès de la famille, à un fonds cohérent et pratiquement complet.
4Cela dit, environ 900 documents intéressant la carrière de l’écrivain avaient été légués à la British Library par Dame Jean Conan Doyle, fille de Sir Arthur, décédée en 19977. Parmi ce fonds se trouvent en principe8 les lettres écrites par Conan Doyle à sa mère, source biographique la plus riche concernant l’écrivain9.
5De même, Richard Lancelyn Green, disparu en mars 2004, a légué à la bibliothèque de Portsmouth sa remarquable collection d’environ 20’000 pièces consacrées à Conan Doyle10.
6Enfin, plusieurs institutions conservent, outre‑Atlantique, des manuscrits, livres et documents précieux concernant Conan Doyle11.
Conan Doyle avant Sherlock Holmes
7Les ancêtres d’Arthur Conan Doyle sont irlandais et catholiques. Son grand-père, John Doyle, émigrera à Londres où il deviendra un caricaturiste célèbre. Les fils de John Doyle, Francis, James, Henry, Richard et Charles, se révèleront être également de talentueux dessinateurs. Le plus connu d’entre eux, Richard Doyle, fut un ami de Charles Dickens et collabora au magazine « Punch ». Quant au père d’Arthur Conan Doyle, Charles Doyle, il illustra de nombreux ouvrages de toute sorte et a laissé de remarquables aquarelles dans le genre fantastique, mêlant des animaux ou des plantes réalistes avec des fées, gobelins et autres créatures ou objets anthropomorphes. Charles Doyle fut aussi un collaborateur estimé du bureau d’urbanisme d’Edimbourg, ville où il s’était établi. Il y rencontra Mary Foley, également d’origine irlandaise, francophile, férue d’histoire et de légendes, avec qui il se maria. Arthur Conan Doyle est donc né à Edimbourg, en Ecosse, le 22 mai 1859. Cette ville l’inspirera durablement, quand bien même aucune histoire de Sherlock Holmes ne sera située en Ecosse.
8Au commencement de sa carrière littéraire, Conan Doyle connaissait peu Londres et le décor de la capitale où évolue Sherlock Holmes est, dans les premières histoires, fortement imprégné de l’ambiance d’Edimbourg12.
9À Edimbourg avait aussi vécu, au XVIIIe siècle, un personnage devenu célèbre, Deacon Brodie. Il était pendant la journée un citoyen respectable mais, de nuit, menait une vie dissolue, buvait, jouait, ce qui le mena à la faillite. Il en est venu dès lors à commettre des cambriolages, au moyen d’empreintes faites à la cire des clés de maisons dans lesquelles il travaillait comme menuisier. Cette double vie de Deacon Brodie, commerçant estimé le jour et voleur audacieux la nuit, aurait inspiré à Conan Doyle le personnage du professeur Moriarty, officiellement professeur de mathématiques mais en réalité chef d’un dangereux réseau criminel. Elle paraît avoir aussi influencé, de manière évidente, Robert Louis Stevenson, autre écrivain écossais et contemporain de Conan Doyle, pour son roman Dr Jekyll and Mr Hyde.
10Entre 1868 et 1875, Conan Doyle fut élève au collège jésuite de Stonyhurst. Il y reçut une solide éducation classique, dont sa correspondance révèle une parfaite maîtrise. Outre le français, le latin et le grec, il apprendra aussi l’allemand lors d’une année passée à Feldkirch dans le cadre de l’institution.
11En 1876, il entra à l’Université d’Édimbourg pour y suivre des études de médecine. C’est là qu’il rencontra le Professeur Bell, qui devait servir plus tard de modèle à Sherlock Holmes. Dans son autobiographie, Souvenirs et aventures, Conan Doyle fait de Bell un portrait qui rappelle fortement le personnage de Holmes, tout en précisant : « Il était un chirurgien fort habile, et pourtant son point fort était le diagnostic, non seulement de la maladie, mais de la profession et de la personnalité du patient […] » (Souvenirs et aventures, p. 39). Ainsi, lors de ses études en médecine, le futur écrivain assimilera non seulement la méthode hippocratique, mais en étant l’élève, puis l’assistant de Bell, il observera l’efficacité de cette méthode concernant des éléments se rapportant à la vie quotidienne, ce qui débouchera sur son application aux enquêtes de police. Un exemple classique, rapporté par Conan Doyle lui‑même, est celui où Bell infère de l’apparence d’un patient qu’il est un sous-officier récemment démobilisé d’un régiment écossais en garnison aux Barbades. Bell explique :
l’homme était respectueux mais n’a pas retiré son chapeau. Cela ne se fait pas à l’armée, mais il en aurait pris l’habitude s’il avait été démobilisé depuis longtemps. Il a un air d’autorité et est manifestement écossais [Bell était expert dans l’identification des différents dialectes ou accents écossais]. S’agissant des Barbades, sa maladie est l’éléphantiasis, qui provient des Indes occidentales et non de l’Ecosse » (Souvenirs et aventures, p. 40).
Conan Doyle compare l’auditoire des étudiants à autant de Watson émerveillés.
12Durant ces études, Conan Doyle a continué de lire nombre d’auteurs de tous horizons, se constituant peu à peu une bibliothèque éclectique13. En 1879, il publia sa première nouvelle dans une revue littéraire, le « Chamber’s Journal ». Cette étape importante avait cependant été précédée par l’écriture d’autres récits et sera suivie de manière ininterrompue par des parutions de toute nature14.
13En 1882, après avoir travaillé sur des navires15, Conan Doyle, qui était devenu médecin en 1881, s’installa comme généraliste à Southsea, près de Portsmouth. En 1885, il se marie avec Louise Hawkins (1857 – 1906), avec qui il aura deux enfants, Mary (1889 – 1976) et Kingsley (1892 – 1918). Parallèlement à son activité professionnelle, il continuait de publier des nouvelles dans diverses revues.
14En particulier, on notera la parution anonyme, comme c’était souvent l’usage, dans le « Cornhill Magazine » de janvier 1884, de sa nouvelle intitulée J. Habakuk Jephson’s Statement. Conan Doyle y formule une hypothèse sur le sort de l’équipage et des passagers du navire « Mary Celeste » (qu’il orthographie « Marie Celeste »), sous la forme d’une narration à la première personne. S’agissant d’un récit basé sur une affaire réelle remontant à 1872, le texte de Conan Doyle fut considéré comme pouvant mystifier certains lecteurs et provoqua le démenti d’un représentant britannique officiel à Gibraltar. Cherchant à en identifier l’auteur, on l’attribua à Stevenson, ce dont Conan Doyle fut flatté.
Une étude en rouge
15C’est en 1886, que Conan Doyle créa le personnage de Sherlock Holmes, le héros de son premier roman publié. Ayant lu divers récits où seuls le hasard et la chance favorisaient le détective, Conan Doyle voulut doter son protagoniste d’une méthode sérieuse : « […] quand […] je tentai de créer un détective scientifique […] je me souvins de mon vieux maître Joe Bell, de son profil d’aigle, de ses manières bizarres, de sa manie de relever les détails » (Souvenirs et aventures, p. 102).
16Selon un carnet de notes de Conan Doyle, le titre de l’histoire devait, à l’origine, être Un écheveau embrouillé 16. Ce titre fut biffé et remplacé par Une étude en rouge 17. Une autre page de notes manuscrites révèle que Conan Doyle conçut d’abord Sherlock Holmes sous le nom de « Sherrinford Holmes » et le Dr Watson sous le nom d’« Ormond Sacker »18.
17James Payne, fameux critique littéraire, était le rédacteur en chef du « Cornhill Magazine », qui avait publié J. Habakuk Jephson’s Statement. Conan Doyle lui soumit le manuscrit d’Une étude en rouge et James Payne trouva le récit « capital », mais renonça à l’éditer, jugeant qu’il était à la fois trop long, par rapport à une nouvelle (ou « short story »), et trop court, par rapport à un roman anglais de format classique en trois volumes (comme, par exemple, La Pierre de lune, de Wilkie Collins). Le manuscrit fit également des allers et retours chez plusieurs autres éditeurs. Dans une lettre à sa mère remontant à l’été 1886, Conan Doyle écrit : « […] ma pauvre Étude n’a été lue par personne sauf par Payne. La littérature est en vérité une huître difficile à ouvrir. Tout viendra avec le temps, cependant […] » (Catalogue, Chiffre 11).
18Finalement, Conan Doyle allait se résoudre à vendre l’histoire à Ward, Lock and Co. Le 30 octobre 1886, cette maison d’édition lui avait écrit :
[...] Nous avons lu votre récit et il nous a plu. Nous ne pourrons pas le publier cette année, vu que le marché est à présent inondé par de la fiction à bon marché, mais si vous ne voyez aucun inconvénient à ce que cette publication soit retardée jusqu’à l’année prochaine, nous vous donnerons 25 livres pour le copyright [...] (Catalogue, Chiffre 12).
19Devant ce prix qui lui était offert à forfait, et bien qu’il fût relativement substantiel19, Conan Doyle insista pour toucher au moins un pourcentage sur les ventes. Cependant, comme en témoigne une lettre du 2 novembre 1886, Ward, Lock and Co ne revint pas sur sa proposition initiale :
[...] en réponse à votre lettre d’hier, nous sommes au regret de vous dire que nous ne pourrons pas vous concéder un gain sur le pourcentage des ventes, parce que cela pourrait prêter à confusion. L’histoire sera peut-être insérée avec quelques autres dans un de nos livres d’étrennes, raison pour laquelle nous devons maintenir notre offre originelle de 25 livres pour le copyright complet.
20On rapporte que, quelques années plus tard, Conan Doyle aurait racheté le copyright de ce roman pour 5000 livres20. Une étude en rouge fut publiée dans les Etrennes de Beeton (“Beeton’s Christmas Annual”) pour l’année 1887 et vendue au prix d’un shilling l’exemplaire. Cette première publication originale, devenue rarissime du vivant même de Conan Doyle21, a régulièrement atteint des prix très élevés dans le cadre de ventes aux enchères, ce qui en fait un des livres modernes les plus recherchés22.
Le Signe des quatre
21En 1889 parut le premier roman historique de Conan Doyle, Micah Clarke, ayant pour cadre la rébellion de Monmouth en 1685. Ce livre connut d’emblée un succès honorable. Dès lors, l’écrivain sera présenté pendant longtemps comme « l’auteur de Micah Clarke », même quand le personnage de Holmes sera devenu célèbre. Il ne faut ainsi pas négliger l’importance de la carrière littéraire de Conan Doyle hors du cycle holmésien. On peut légitimement penser qu’au début, la relative popularité de ses romans historiques, comme Micah Clarke, allait d’autant plus encourager des éditeurs à faire appel à lui et à publier les récits consacrés au Grand détective.
22Pendant ce temps, Une étude en rouge fut rééditée plusieurs fois officiellement en Grande‑Bretagne par Ward, Lock and Co, et officieusement outre-Atlantique par divers éditeurs, car aucun accord ne liait encore, à l’époque, les États‑Unis à la Grande‑Bretagne pour le versement de droits d’auteur à des écrivains anglais. En 1889, l’éditeur américain James Stoddart se rendit en Angleterre. Il avait l’intention de commissionner deux écrivains britanniques pour des textes destinés à sa revue, le « Lippincott’s Magazine ». À cet effet, il invita à souper Oscar Wilde et Conan Doyle, dans le cadre prestigieux du Langham Hotel. Ce choix démontre que Conan Doyle avait alors déjà atteint une certaine renommée, à la fois grâce à Micah Clarke et à Une étude en rouge. Les deux auteurs acceptèrent d’écrire chacun un roman, destiné à être intégralement publié dans « Lippincott’s Magazine ». Wilde fournira Le Portrait de Dorian Gray et Conan Doyle Le Signe des quatre, seconde histoire mettant en scène Sherlock Holmes.
23Il est à relever que Conan Doyle a été fortement impressionné par sa rencontre avec Oscar Wilde, précisant fièrement que celui-ci avait lu et apprécié Micah Clarke. Certains traits caricaturaux d’Oscar Wilde se retrouvent dans le personnage de Thaddeus Sholto, qui fait son apparition dans Le Signe des quatre, et Holmes lui‑même devra désormais au fameux écrivain un côté « esthète fin‑de‑siècle », un peu décadent, accentué dans cette nouvelle aventure. À juste titre, Graham Greene23 a estimé que Le Signe des quatre est un des meilleurs romans consacrés à Holmes, meilleur en tout cas qu’Une étude en rouge. En effet, la description étendue des événements passés où le crime trouve sa source, héritée de Gaboriau, occupait une place excessive dans Une étude en rouge. Elle constituait en quelque sorte un corps étranger au texte holmésien. Dans Le Signe des quatre, au contraire, cette évocation est ramenée à de plus justes proportions et ne coupe pas le rythme du récit. Par ailleurs, la description des personnages y gagne en profondeur et l’évocation de la ville de Londres, de sa banlieue et de ses docks est remarquable.
Le « Strand Magazine » et les Aventures de Sherlock Holmes
24En 1891, après un séjour d’études à Vienne, Conan Doyle s’installe à Londres pour y devenir ophtalmologue et publie son roman historique le plus célèbre : La Compagnie Blanche, dont l’action se situe au XIVe siècle.
25Au mois de janvier de cette même année avait commencé à paraître le « Strand Magazine ». Son rédacteur en chef Greenhough Smith reçut alors d’A.P. Watt, l’agent littéraire auquel Conan Doyle avait confié ses intérêts, une nouvelle intitulée Un scandale en Bohême. Cette histoire sera la première d’une série de six « aventures de Sherlock Holmes », publiées dès le n° 1 du volume 2 du « Strand magazine », sorti en juillet 1891. Greenhough Smith, séduit, avait en effet immédiatement acquis auprès de l’auteur cinq autres de ces histoires. En même temps, Conan Doyle, qui venait d’échapper à une assez grave maladie, décida d’abandonner l’exercice de la médecine, pour lui infructueux, au profit du métier d’écrivain.
26Pourtant, invité par le « Stand Magazine » à fournir une série supplémentaire de six récits holmésiens, Conan Doyle commença par refuser. Ici débute une période durant laquelle Conan Doyle se fera de plus en plus prier pour écrire des histoires mettant en scène Sherlock Holmes. On peut cependant constater que la qualité de ces récits, bien qu’ils soient plus ou moins extorqués à l’auteur, reste constante. Il s’agit même là d’une des raisons invoquées par Conan Doyle pour justifier son rejet du personnage de Holmes : d’une part, il tenait à ce que chaque histoire soit au moins aussi bonne que la précédente, tant au niveau de l’intrigue que de la qualité littéraire ; d’autre part, il désirait se tourner désormais vers une forme de littérature plus « noble », c’est‑à‑dire essentiellement, pour lui, le roman historique. Ainsi, on avait déjà pu voir dans le mariage de Watson, à la fin du Signe des quatre, une première tentative pour mettre un point final au cycle holmésien, la présence de Watson étant indispensable à l’efficacité de l’œuvre24.
27Par la suite, Conan Doyle fera disparaître Holmes, en Suisse, puis le ressuscitera quelques années plus tard, mais ceci est une autre histoire...25
Les modèles et précurseurs de Sherlock Holmes
28On peut identifier de nombreux modèles ou précurseurs de Sherlock Holmes, mais Conan Doyle en cite lui‑même expressément trois : Joseph Bell, le Dupin d’Edgar Allan Poe et les policiers d’Émile Gaboriau.
29On se contentera d’ajouter que dans Zadig, conte oriental (1747), Voltaire expose déjà comment Zadig peut décrire un animal sans l’avoir jamais vu, d’après l’observation de ses empreintes et des autres traces qu’il a laissées, et qu’un auteur de la génération précédente, Wilkie Collins, fut un véritable précurseur du roman policier en langue anglaise, avec notamment La Pierre de Lune (The Moonstone, 1868). Mais Conan Doyle, qui ne cache pourtant jamais ses sources d’inspiration, ne mentionne pas ces auteurs.
Le Dupin d’Edgar Allan Poe
30Dans le Double assassinat dans la rue Morgue, le Mystère de Marie Roget et la Lettre volée, qui ont pour héros le chevalier « C. » Auguste Dupin, Edgar Poe n’aborde pas l’art de relever les traces ou de suivre une piste, mais résout des problèmes policiers pour le plaisir de faire de l’analyse.
Les policiers d’Émile Gaboriau
31À partir du mois de septembre 1865, Émile Gaboriau publia en feuilleton le premier véritable roman policier de l’histoire de la littérature : L’Affaire Lerouge. L’ouvrage obtint d’emblée un vif succès auprès du public et retint l’attention de Moïse Millaud, directeur du quotidien Le Soleil, qui prit Gaboriau sous son aile. Millaud encouragea l’auteur à écrire d’autres « romans judiciaires », comme ils furent qualifiés à l’époque. Ce seront Le Crime d’Orcival et Le Dossier N°113 (1867), puis Monsieur Lecoq (1869). D’autres titres suivirent dans la même veine, jusqu’à la mort prématurée de Gaboriau en 1873.
32Révolutionnaires, les romans policiers de Gaboriau le sont à un double titre, littéraire et scientifique. Sur le plan littéraire, il faut relever qu’avant Gaboriau les policiers étaient décrits sous un jour sinistre, par des auteurs aussi variés que Balzac, Dumas ou Hugo, entre autres. Calqués sur le personnage semi‑véridique de Vidocq et inspirés par la police politique de Fouché, ces policiers ne sont autres que des « espions », au service des gouvernements se succédant en France au rythme des révolutions du XIXe siècle. Quand ils pourchassent des malfaiteurs, à peine moins reluisants qu’eux‑mêmes, leurs méthodes se caractérisent par un caractère aléatoire et ne se haussent pas au‑dessus de ruses parfois grossières. Celui qui est poursuivi par cette police se voit donc souvent, sinon toujours, attribuer le beau rôle par les auteurs de l’ère libérale, privilégiant l’héroïsme de l’individu face aux institutions d’un État despotique.
33Vers la fin du Second empire, cependant, Gaboriau sera le premier à donner une représentation positive de la police, qui a conservé depuis dans la littérature, à de rares exceptions près, l’image d’une institution chargée de protéger la population contre des délinquants de droit commun.
34Sur le plan du retentissement scientifique, Gaboriau est un précurseur de ce qui deviendra, dès les années 1880 avec Hans Gross et Alphonse Bertillon puis, au tournant du XIXe et du XXe siècle, avec Rodolphe Archibald Reiss et Edmond Locard, la police scientifique. Dans Monsieur Lecoq, le policier qui donne son nom au livre procède au moulage d’une empreinte, à des fins d’identification, technique encore employée de nos jours. Il y dresse ensuite un plan des lieux du crime et écrit un rapport qui sera considéré comme un modèle du genre. Le plan des lieux tiré de Monsieur Lecoq et sa légende sont notamment reproduits et cités en exemple dans La Police et l’enquête judiciaire scientifiques d’Alfredo Niceforo, élève de Reiss, avec ce commentaire élogieux :
Le policier Lecoq est un innovateur affranchi de la routine, et sa méthode est plus précise et plus scientifique que celle en usage chez la plupart de ses collègues. […] Il y a un demi‑siècle, faire agir de telle façon un policier, ce policier fût‑il l’adroit M. Lecoq, constituait une des nouveautés les plus hardies et les plus surprenantes qu’on ait jamais rêvées dans semblable matière » (Niceforo, 1907, pp. 6-8)26.
35Dans un article des « Archives d’anthropologie criminelle, de médecine légale et de psychologie normale et pathologique », le Docteur Edmond Locard, fondateur du laboratoire de police technique de Lyon, a également publié une monographie décrivant en détail l’apport de Gaboriau à la police scientifique, au terme de laquelle il conclut :
[…] ce sont les aventures possibles de criminels, qui ne sont ni des monstres romantiques, ni des femmes fatales ; ce sont les travaux de policiers qui ne sont ni des héros impeccables, ni des sorciers : les policiers de Gaboriau se trompent parfois, et c’est leur plus grand mérite, parce qu’ainsi ils touchent à l’humaine réalité. […] ils sont faillibles, mais ils sont très forts. Et ainsi ces policiers ressemblent à des policiers véritables qui auraient une technique excellente, que tous doivent acquérir, et une intelligence supérieure, que l’on doit souhaiter à beaucoup et reconnaître à quelques‑uns. Les policiers de Gaboriau, ce sont les policiers de roman d’il y a un demi‑siècle et les policiers réels de demain (Locard, 1910‑16, p. 271).
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L’héritage de Sherlock Holmes
36Pour sa leçon inaugurale de la chaire de « photographie scientifique avec ses applications aux enquêtes judiciaires et policières (police scientifique) », à l’Université de Lausanne, Reiss a tenu le discours suivant :
Conan Doyle, dans ses fameuses aventures de Sherlock Holmes, indique la valeur, pour la découverte du criminel, de nombre de petits détails relevés sur les lieux. Si aussi une grande quantité de ces observations sont du domaine de la fantaisie, quelques‑unes ont une valeur pratique et ont été, en réalité, déjà appliquées, avec succès, dans des cas difficiles (Reiss, 1907, p. 857).
37Quant à Edmond Locard il a dédicacé ainsi une photographie le représentant : « Au père distingué de Sherlock Holmes, Sir Arthur Conan Doyle. Témoignage d’admiration, Edmond Locard ». Il est également l’auteur d’un livre, sous le titre Policiers de romans et de Laboratoire (Paris 1924), dans lequel un chapitre est intitulé La Méthode policière de Sherlock Holmes. Il estimait qu’un expert de police ou un magistrat instructeur ne perdrait pas son temps en lisant les récits de Conan Doyle :
Comment ne pas admirer cette sélection des connaissances qui fait adopter à Sherlock [Holmes] le programme précisément élaboré depuis, dans les instituts de police technique. Les élèves qui ont suivi à l’Université de Lausanne les cours de Reiss recevaient une instruction tellement semblable à celle de Conan Doyle qu’on imaginerait volontiers l’Institut comme une fondation de Sherlock [Holmes] retiré des affaires et occupant ses loisirs à former des disciples (Locard, 1924, pp. 95-96).
38Mais, au‑delà de son influence sur la police scientifique, il convient de se demander quelles sont les raisons pour lesquelles le personnage de Holmes est devenu un classique, qui reste populaire au-delà des générations.
39Une des clés de ce succès réside sans conteste dans la création du couple constitué par le narrateur et son héros. Pierre Nordon a très bien défini en quoi le personnage de Watson contribue à l’attrait présenté, encore aujourd’hui, par les aventures de Holmes :
Il va de soi que le personnage du Docteur Watson joue un rôle technique dont l’importance n’est en rien inférieure à celui de Holmes. Témoin et compagnon de ce dernier, il est aussi son chroniqueur. Point de convergence des représentations et des jugements collectifs, il les exprime et incarne ainsi la vox populi. En tant que narrateur et en tant que personnage autonome, il est d’abord un médiateur entre le lecteur et l’action dramatique de l’œuvre (Nordon, 1964, p. 964).
40Conan Doyle a trouvé ici la technique de narration idéale, par opposition à une narration à la troisième personne, trop impersonnelle, et à celle à la première personne, notamment inadéquate parce que : « un héros ne saurait célébrer ses propres exploits sans faire sourire ses lecteurs » (Nordon, 1964, p. 964).
41En outre, par cette présence humaine de Watson, le lecteur britannique de la fin du XIXe siècle retrouvait un tandem qui lui rappelait fortement des figures littéraires familières : celles de la biographie (authentique) de l’érudit Samuel Johnson, parue un siècle auparavant sous la plume de son proche ami James Boswell. Il est à cet égard significatif que, dans Un scandale en Bohême, Holmes déclare, à propos de Watson : « je suis perdu sans mon Boswell ».
42Enfin, chez Conan Doyle, l’intrigue ou le mystère passent rapidement au second plan, la richesse de l’œuvre résidant plutôt dans une multitude de thèmes connexes à l’énigme proprement dite, qui peuvent eux-mêmes constituer autant de problèmes à résoudre pour le lecteur, source des « études holmésiennes » : quel est le site exact du 221 b Baker Street ? le nombre des mariages du Dr Watson ? la véritable chronologie des aventures de Holmes ? Johan Daisne ne s’y était pas trompé, lui qui écrit :
L’intrigue du roman policier ne m’a jamais semblée poétique ; il y fallait quelque chose de plus, les pantoufles de Sherlock Holmes par exemple, son violon, sa pipe, la petite tasse de thé en compagnie du docteur Watson, l’ami débonnaire, dans la grisaille de Baker Street. Autrement dit, ce n’est pas le mystère qui compte ici mais la tension entre le mystérieux et le familier […] (Daisne, 1964, p. 52).

