1Le courant Droit et littérature (Law and literature) s’est formalisé aux États-Unis dans les années soixante-dix1. Il a ensuite gagné l’Europe par le biais de multiples publications2. Depuis 2017, la thématique fait notamment l’objet de la revue annuelle Droit et Littérature éditée par la Librairie générale de droit et de jurisprudence (LGDJ). Enfin, elle nourrit différents enseignements académiques, par exemple à l’Université Saint-Louis à Bruxelles et à l’Université de Lausanne (FDCA, séminaire-bloc Droit pénal et littérature conduit par le soussigné).
2On distingue traditionnellement quatre angles d’étude : le droit de la littérature (liberté d’expression, droit d’auteur, etc.) ; le droit comme littérature (le style juridique à l’aune du style littéraire, et vice versa) ; le droit dans la littérature (le texte fictionnel comme reflet des situations juridiques) ; le droit par la littérature, qui vise les hypothèses dans lesquelles un auteur mobilise l’écriture pour influencer la législation.
3Le Laboratoire Droit & Littérature est un projet de recherche interdisciplinaire hébergé à l’Université de Lausanne depuis septembre 2023, créé et co-dirigé par le soussigné et Charlotte Dufour3. Il consiste en une plateforme collaborative d’une part, qui réunit de manière transversale plusieurs institutions et pays autour des disciplines littéraires et juridiques, et un espace de recherche d’autre part.
4En 2023, le Laboratoire a organisé un premier colloque. Co-organisé par Charlotte Dufour (Lettres), Anne Peroz (FDCA) et le soussigné (FDCA), celui-ci visait à décloisonner les deux disciplines – et les deux Facultés de l’Unil – et à resserrer le dialogue, autour de la question du pouvoir notamment. Les actes ont été publiés sur Fabula4.
5En 2024, l’axe principal de recherche a été la puissance instituante de la littérature à l’égard de la loi. Au-delà des activités accessoires de médiation en lien avec cet objet, cette recherche avait pour but de mettre en évidence l’impact d’un corpus de parutions sur le processus législatif, notamment à titre de catalyseur. Ces dernières années, ce phénomène s’est en particulier manifesté à l’occasion de débats sur la protection de l’intégrité sexuelle, comme avec Le Consentement de Vanessa Springora ou La Familia grande de Camille Kouchner. Afin de formaliser le résultat des recherches, un petit groupe de chercheurs a été réuni pour rédiger un article sur la puissance instituante de la loi (« Les livres font-ils la loi ? »). Ce groupe était composé de Charlotte Dufour, le soussigné, Anna Arzoumanov, Peggy Larrieu et Mathilde Zbaeren. L’article sera publié dans la revue Droit et Littérature en 2025.
6Au terme de la première année de fonctionnement, le laboratoire a orienté ses recherches sur l’apport de la littérature indiciaire à la manifestation de la vérité judiciaire.
7La question du détail offre une occasion de conduire une réflexion interdisciplinaire sur un sujet dont les facettes allient théories et pratiques, permettant d’envisager soit des études ponctuelles de cas et de corpus, soit des interrogations méthodologiques et théoriques en réunissant des chercheurs ayant un goût pour l’enquête comme méthode de dévoilement herméneutique. L’importance pratique, théorique, méthodologique, historique, stylistique ou encore thématique du détail diffère en effet selon l’époque, l’objet et le domaine d’étude. Elle est ainsi susceptible de mettre au jour la variété de ses expressions et de ses enjeux (histoire, archéologie, histoire de l’art, photographie, cinéma, littérature, médecine, sciences criminelles, géographie, géologie, anthropologie, etc.).
8Plus spécifiquement, le détail est placé en littérature, depuis le XIXe siècle, au cœur des préoccupations (M. Caraion)5. À la fois outil de décryptage et moteur des entreprises réalistes qui ponctuent le siècle, il se donne comme le moyen privilégié d’un certain déchiffrement social d’une part et d’une démarche poétique et esthétique inédite d’autre part, dès lors qu’il initie une nouvelle manière d’appréhender le réel (par le particulier, et non plus par le général).
9À partir du moment où le détail se présente comme la trace d’une réalité, il devient alors indice, autrement dit le réceptacle d’une signification à (re)construire et la clé pour poser la question essentielle du sens. Ce que l’historien C. Ginzburg identifie sous le terme de « paradigme indiciaire » va ainsi considérablement renseigner sur les productions littéraires du XIXe siècle, du roman réaliste, en raison de la saisie du réel qu’il permet, au roman policier, l’un des seuls genres que la modernité du XIXe siècle ait créé et qui se présente comme le parangon d’un tel paradigme indiciaire (D. Kalifa).
10L’héritage est même antérieur, puisque Zadig, dans le roman éponyme de Voltaire de 1747, est le premier, selon la critique, a posé les jalons du détective, dans la célèbre scène dans laquelle il doit démontrer, sur la base de preuves matérielles, son innocence. Depuis, la littérature policière n’aura de cesse d’exploiter ce traitement exacerbé du détail, des nouvelles de l’américain Edgar Allan Poe aux premiers romans policiers d’Émile Gaboriau en France, un modèle dont héritera notamment Arthur Conan Doyle pour la création de son personnage de fiction Sherlock Holmes.
11Ce corpus pose par conséquent les fondements d’un genre, le polar, non seulement parce que ces textes reconduisent un modèle narratif rétrospectif – l’enquête criminelle –, mais aussi, et surtout, parce qu’ils exploitent un principe de déduction fondé sur l’interprétation des indices, ouvrant le champ à d’autres genres littéraires et à d’autres pratiques herméneutiques. Aujourd’hui, le succès en librairie de ce genre n’est plus à démontrer, ce qui constitue une porte d’entrée idéale pour intéresser les lecteurs à des questions analysées dans le milieu académique autour de la vérité judiciaire.
12En somme, cette perspective de recherche avait pour but l’exploration de la littérature indiciaire comme vecteur de savoir pour les acteurs judiciaires dans leur travail autour d’une vérité éponyme.
13En 2025 a été organisé un colloque intitulé La littérature indiciaire au service de la vérité judicaire ? et consacré à cette littérature en tant qu’elle permet de comprendre la structuration de l’enquête policière, le passage de la trace à la preuve en passant par l’indice, l’herméneutique judiciaire et l’épistémologie de la vérité en procédure pénale. Le colloque s’est déroulé le 2 mai 2025 au Cercle littéraire de Lausanne sous la houlette de Charlotte Dufour et du soussigné avec l’aide de Max Cantillo. Il a été rendu possible par le soutien de l’Université de Lausanne, la Fondation Sir Arthur Conan Doyle et l’association Du Droit À l’Art.
14La journée a été inaugurée par Christophe Champod (École des sciences criminelles – Unil). L’introduction a mis en perspective le travail inévitable d’interprétation du forensicien. Il a été rappelé le lien entre la littérature et la criminalistique, notamment à travers l’œuvre d’Edmond Locard, considéré comme un des pères de la police scientifique, qui s’est même essayé au roman.
15Dominique Meyer‑Bolzinger (Université de Haute-Alsace) a intitulé son intervention « Détails, symptômes, lésions. Les indices dans le modèle clinique holmésien ». Son propos s’est largement inspiré de son travail approfondi sur la dimension clinique de la méthodologie employée par Sherlock Holmes. Ce fut l’occasion de rappeler que Sir Arthur Conan Doyle avait pratiqué en tant que médecin et qu’il s’était largement inspiré de sa formation dans son écriture.
16Dans le prolongement du précédent exposé, Pierre Margot (École des sciences criminelles – Unil) a consacré sa présentation au rapprochement entre le travail sémiotique d’Umberto Eco sur la sémantique et les sciences forensiques. D’ailleurs, le clin d’œil à la littérature policière est évident lorsqu’on se rappelle que le héros du roman Au nom de la Rose est Guillaume de Baskerville. C’est du reste pour cette raison que ce roman faisait partie des lectures recommandées aux étudiants du temps où notre orateur enseignait.
17L’exposé de Sylvie Jeanneret (Université de Fribourg) était intitulé « Traitement des indices dans la production littéraire contemporaine en Suisse romande (du roman à énigme au roman noir) : Joël Dicker et Joseph Incardona ». Le lien entre ces deux auteurs de roman policier a clairement été mis en évidence au moyen de textes sélectionnés. La question des traces y occupe une place assurément prépondérante.
18Magistrat de carrière, Christian Guéry (Cour de cassation) s’est penché sur l’œuvre d’Émile Zola. Son exposé était intitulé « Indices et vérité judiciaire dans La Bête humaine d’Émile Zola ». L’auditoire a été spécialement captivé par les nombreuses réflexions juridiques conduites à partir des thématiques variées ressortant de ce roman. L’enquête menée par le personnage du juge d’instruction Denizet a permis d’aborder les thèmes de l’indice jusqu’à celui du passage à l’acte.
19Laetitia Gonon (Université Rouen Normandie) s’est livrée à un exercice de littérature comparée. Avec son intervention « Dissimulation de l’indice textuel : les "traducteurs-faussaires" des premiers récits policiers anglo-saxons (1888-1897) », le public a été sensibilisé aux errances de certaines traductions. Les conséquences pouvaient être lourdes puisqu’elles pouvaient compromettre la construction de l’intrigue pourtant soigneusement imaginée par l’auteur.
20Alice Jacquelin (Conservatrice des Bibliothèques et directrice de la BiLiPo) a stimulé les échanges avec le public avec sa conférence « Rétablir la vérité, réparer les injustices : quand les femmes journalistes mènent l’enquête ». Nombreux sont les journalistes qui se sont en effet essayés à la littérature. La place des femmes parmi ces auteurs et les combats menés ont été au cœur du propos.
21Intarissable spécialiste de Sherlock Holmes, Vincent Delay (Police cantonale vaudoise) est revenu sur la création du personnage. Le fil conducteur fut la généalogie de Sir Arthur Conan Doyle. Il est fascinant de constater combien son œuvre est lié à son parcours.
22Jacques Gasser (CHUV) a consacré son exposé à l’expertise psychiatrique. A été mis en exergue le travail du psychiatre en tant qu’investigateur de la psyché de l’accusé. Les enjeux actuels de la psychiatrie légale, notamment l’évaluation du risque de récidive, ont été abordés tout en rappelant les limites de l’exercice.
23Enfin, Nicolas Feuz (Ministère public de Neuchâtel) a incarné la confusion du droit et de la littérature. À la fois procureur et écrivain, il est revenu sur le lien entre sa formation et sa créativité. Il a insisté sur le rôle de la preuve dans les deux domaines à l’aide de nombreux exemples.
24Il reste de ce colloque quelques traces, à savoir les présents actes que Fabula a généreusement accepté de publier.

