Colloques en ligne

Jessy Neau

Des sociétés secrètes aux organisations fantastiques : de quelques collaborations mystérieuses dans les séries néo-victoriennes

Between secret societies and supernatural organizations: a few mysterious collaborations in neo-Victorian television series

1Du pacte criminel dans The Sign of the Four d’Arthur Conan Doyle (1890) à l’alliance qui combat Dracula dans le roman homonyme de Bram Stoker (1897), la littérature victorienne se passionne pour les sociétés secrètes et les groupes clandestins, qu’ils soient d’obédience criminelle ou, à l’inverse, justicière. D’un côté, la fin de l’époque victorienne renouvelle les thèmes associés à l’omniprésence inquiétante des associations à la fois tentaculaires et mystérieuses, typiques du roman gothique. De l’autre, les héros victoriens recourent souvent, pour faire triompher le Bien ou la vérité, à des modes d’organisation plus ou moins licites et opaques.

2Les séries télévisées dites « néo-victoriennes »1 héritent d’un imaginaire dix-neuviémiste de la société secrète, mais le reconfigurent en lui conférant une dimension surnaturelle. Ainsi, l’intrigue de la série The Irregulars (Tom Bidwell, Netflix, 2021) s’inspire d’un groupe d’enfants des rues apparaissant dans certaines enquêtes de Sherlock Holmes, mais qui devient dans la série une association d’adolescents possédant divers pouvoirs extra-sensoriels. Le surnaturel serait, en ce sens, une trace du mystère qui prévalait dans la littérature victorienne. De fait, les séries néo-victoriennes semblent plutôt favoriser l’affrontement que la démystification.

3L’imaginaire victorien des sociétés secrètes est également renouvelé par le format sériel de ces fictions. Rappelons que les séries télévisées, en général, abondent en personnel. Songeons aux familles élargies de Downton Abbey (Julian Fellowes, ITV, 2010-2015), aux bandes de lycéens de Buffy the Vampire Slayer (Joss Whedon, The WB/UPN, 1997-2003), aux voisins d’un même quartier (Coronation Street, Tony Wareen, ITV, 1960-), ou aux compagnons de fortune après une catastrophe (Lost, Jeffrey Lieber, J. J. Abrams et Damon Lindelof, ABC, 2004-2010) : il y a beaucoup de monde dans les séries télévisées, quel que soit le genre dans lequel elles s’inscrivent – notamment parce que la « distribution d’ensemble2 » fait partie intégrante de l’ouverture fondamentale du genre sériel.

4Se construisant aussi sur des héritages télévisuels (en particulier ceux des séries télévisées dites « supernatural teen drama »3), les séries néo-victoriennes se caractérisent ainsi par leur dimension collective marquée. De Penny Dreadful (John Logan, ITV-Showtime, 2014-2017) qui met en scène un clan de chasseurs de démons dans le Londres des années 1890 à The Irregulars, qui nous présente une bande d’adolescents marginaux aidant Sherlock Holmes à résoudre des enquêtes sur des phénomènes mystérieux, le néo-victorianisme télévisuel place au cœur de ses développements narratifs un groupe aussi soudé qu’il est composé de personnages différents et complémentaires, tous œuvrant pour le triomphe du Bien face à un ennemi lui aussi protéiforme.

5Or, les dimensions hybride, anachronique et métafictionnelle de ces séries néo-victoriennes permettent tout particulièrement d’étudier certains modes d’organisation sociale caractéristiques des séries contemporaines. À ce titre, la dimension surnaturelle des organisations dans ces séries correspond à des modèles véritablement ouverts, tant aux niveaux des motivations que des modalités d’action des groupes. Partant de l’idée que la fiction télévisée, puisqu’elle met en scène de nombreux points de vue et des intrigues multipliées, est à même de dire le fait organisationnel, je propose d’identifier quelques analogies collaboratives dans les séries néo-victoriennes – l’alliance militaire transatlantique, la famille queer, la cellule terroriste de style Daech, et le réseau care. Je me fonderai en particulier sur les métaphores répondant aux « images organisationnelles » identifiées et décrites par Gareth Morgan dans Images of Organizations (1986) qui parcourent les séries Ripper Street (Richard Warlow, BBC One, 2012-2016), Penny Dreadful, The Irregulars et The Nevers (Joss Whedon, HBO, 2021). L’examen de ces catégories à l’œuvre dans la fiction implique d’envisager l’aspect anachronique d’une mouvance comme le néo-victorianisme, qui s’inscrit en partie dans une esthétique postmoderne4 : ces séries intègrent un métadiscours sur la perception imaginaire des organisations, notamment celles qui se situent en deçà de la légalité et de la notoriété.

De l’agencement des collaborations fantastiques en régime sériel

6En dégageant certaines images des cultures de la collaboration à partir de la série Les Simpson (Matt Groening, Fox, 1989-), Amaury Grimand souligne la potentielle richesse de la fiction comme matériau empirique pour ce qui relève du management : « par l’infinie variété des genres et procédés narratifs qu’elle utilise (flashbacks, exemplification, multiplication des points de vue, etc.) », la fiction permet selon lui « une lecture de l’action collective qui fasse sens » (2009, p. 171). En effet, il faut rappeler qu’il n’existe pas de définition stable et transcendantale de ce qu’est une « organisation », ensemble de dispositifs permettant l’action collective « en vue d’obtenir des résultats » (Lorino, 2002, cité dans Grimand, 2009, p. 171). Les catégories et modèles d’organisation n’émergent souvent qu’à partir d’une réalité d’abord empirique. Dès lors, la quête de sens que la fiction engage peut constituer un terrain de choix pour appréhender les types d’organisation qui règlent nos modes de vie et nos imaginaires – la fiction apparaissant alors comme un moyen de connaître et comprendre « la complexité, l’ambiguïté et l’insaisissable de la vie organisationnelle » (Piette et Rouleau, 2008, citées dans Grimand, 2009, p.171). S’il est encore rare que la fiction soit convoquée par les sciences de gestion5, force est de constater que les films, séries ou romans mettent souvent en scène des institutions (entreprises, hôpitaux, gouvernements, …) ou des communautés plus informelles (familles, bandes d’amis, voisins), des organisations qui font la loi (cabinets d’avocats ou tribunaux) ou qui la défient (mafias, gangs) et en proposent dans certains cas des visions complexes.

7Les séries, en particulier, sont des objets pertinents pour les théories organisationnelles, puisqu’elles « font monde » (Damour, 2015, p. 82). Comme le souligne un appel à communication de la Revue française de gestion, « existe-t-il ainsi un meilleur document que la série Mad Men pour qui veut comprendre l’agence publicitaire aux États-Unis dans les années 1960 ? » (Julliot, Lenlget et Rouquet, 2020, § 5). De même, les séries sont dotées d’une grande puissance d’affects, qui les rend proches de nos expériences de vie. Cela doit conduire à donner du crédit au matériau organisationnel que constitue une équipe de chasseurs de démons dans une série néo-victorienne comme Penny Dreadful – alors qu’a priori la dimension surnaturelle de cette fiction la disqualifierait davantage que des productions plus ancrées dans notre monde contemporain, à l’instar de Mad Men (Matthew Wiener, AMC, 2007-2015) ou même des Simpson.

8De ce point de vue, la notion de « réalisme émotionnel » est essentielle pour saisir ce qui est en jeu dans les séries : les téléspectateurs s’identifient aux personnages parce que ces derniers ont une « manière spécifique, différente et nouvelle, de s’immiscer dans la vie des spectateurs qui les fréquentent » (Chalvon-Demersay, 2011, p. 181). Les téléspectateurs néerlandais interrogés par Ien Ang (1991, p. 41-46) dans les années 1980 étaient très attachés aux situations auxquelles J-R., Sue Ellen et les autres personnages de Dallas (CBS, 1978-1991) devaient faire face, en se souciant finalement moins des manœuvres politico-financières fondant cet « univers impitoyable ». De même, on peut estimer comme Franck Damour que si les séries contemporaines connaissent un tel succès, c’est que nous pouvons nous « sentir en empathie » avec les personnages, « fussent-ils des serial killer comme Dexter [ou] des dealers comme Walt White dans Breaking Bad » (2015, p. 85). Ce sont grâce aux relations des personnages avec autrui, à la manière dont ils doivent interagir avec leurs collaborateurs (famille, clients, ennemis) qu’il est possible de « se demander comment nous aurions réagi à leur place » (p. 85).  Des séries comme Narcos (Chris Brancato, Carlo Bernard et Doug Miro, Netflix, 2015-2017) illustrent bien ce phénomène : nous pouvons autant nous identifier aux cartels de narcotrafiquants qu’aux agents de la D. E. A. (Drug Enforcement Agency) qui les pourchassent, parce que les deux organisations reposent sur des alliances et des trahisons, des promotions et des exclusions, des amitiés et des rivalités.

9Les séries néo-victoriennes n’en sont pas moins manichéennes, mettant souvent en scène des ennemis protéiformes et secrets. Mais c’est davantage l’organisation de ceux qui les pourchassent qui m’intéresse ici. Pour beaucoup de ces séries, c’est leur caractère fantastique6 qui crée une logique d’affrontement, suscitant des associations de combattants contre les forces du Mal (Penny Dreadful, The Irregulars), des réseaux d’entraide avec ceux qui possèdent un don surnaturel (The Nevers), ou des groupes chassant les criminels mystérieux qui perturbent l’ordre social (Ripper Street7). Dans ce contexte, l’intérêt repose sur les manières dont les personnages collaborent. Ils sont tour à tour dotés ou privés d’agentivité, ce qui restructure perpétuellement les modalités d’action du groupe. En outre, leurs opposants ont eux aussi des modes d’action collectifs particuliers (syndicats de vampires, sociétés secrètes). Dès lors, comment repérer les fonctionnements de ces organisations généralement mystérieuses ?

10Dans son best-seller Images of Organizations, le chercheur en sciences de gestion Gareth Morgan identifie et analyse les principaux modèles imaginaires organisationnels, parmi lesquels la Machine (« Organizations as Machines »), l’organisme vivant (« Organizations as Organisms »), le cerveau (« Organizations as Brains »), la culture (« Organizations as Cultures ») ou le système politique (« Organizations as Political Systems »). Chacun de ces modèles, relevant de la métaphore, fait apparaître des réseaux de discours et de dispositifs juridiques et sociaux, tout en possédant des enjeux philosophiques, managériaux et anthropologiques. Une métaphore permet de qualifier efficacement certains domaines distincts : ainsi, l’image de la Machine est un archi-modèle qui embrasse des éléments comme la division du travail, le management taylorien et la bureaucratie wébérienne.

11Les images organisationnelles sont multiples dans les séries néo-victoriennes, notamment parce qu’il s’agit de productions très hybrides au niveau générique. Les inspirations du néo-victorianisme télévisuel viennent du gothique, de la Fantasy, du crossover8 de personnages bien connus de la littérature victorienne et du récit policier. Ces séries empruntent aussi aux séries de comédies de situation des années 1960 comme The Addams Family (David Levy, ABC, 1964-1966) ou encore aux dessins animés comme Scooby-Doo, Where Are You ! Révélant leur plasticité, ces productions reposent en grande partie sur l’association improbable et ad hoc de personnages hétérogènes aux motivations communes, bien évidemment liées à la lutte contre le Mal. Le mélange entre gothique et urban fantasy que l’on trouve dans les séries The Nevers ou The Irregulars réactive un imaginaire des clans, des ligues et cartels qui s’agitent dans les recoins de Londres, véritable « Babylone noire » où s’affrontent des groupes invisibles et puissants. On verra que les images les plus saillantes sont celle de la Machine et celle de l’organisation comme corps vivant, que ce soit à travers les arcs narratifs, les dialogues ou même le paratexte des séries, qui surdéterminent certains thèmes.

Identité et collectivité : de la monstruosité surnaturelle à la cohorte improbable

12Penny Dreadful, qui a connu trois saisons et un spin-off9, met en scène une équipe hétérogène de chasseurs de démons. Autour de Miss Ives (Eva Green), Sir Malcolm Murray (Timothy Dalton) et Ethan Chandler (Josh Harnett) gravitent des personnages issus de la littérature victorienne : le docteur Frankenstein (Harry Treadaway) et sa créature (Rory Kinnear), le docteur Jekyll (Shazad Latif), Van Helsing (David Warner) et Dorian Gray (Reeve Carney) sont tour à tour recrutés pour aider les personnages principaux à lutter contre les créatures maléfiques qui menacent Londres.

13Le mode d’organisation des personnages repose d’abord sur deux éléments structuraux : la monstruosité et une communauté dont la mission est sans cesse interrogée. Cette double dimension est particulièrement visible dans un élément qui se situe aux abords de la série : les Recap sequences10, qui ouvrent chacun de ses épisodes. Ces séquences sélectionnent des bribes de dialogues qui convoquent à outrance les pronoms « we [nous] », « us [nous] », « ourselves [nous-mêmes] » et un lexique de la réunion (« join me [rejoins (rejoignez)-moi] », « we are in this together [nous sommes tous embarqués] »11), tout en questionnant le sens et les valeurs de la communauté figurée dans la série (« I believe we make ourselves who we are [Je crois que nous nous créons nous-mêmes] », « It is who we are [C’est ce que nous sommes] »). Cet élément double du « péritexte »12 de la série est révélateur : il constitue à la fois une invitation des récepteurs à entrer dans l’épisode, un rappel de l’aspect choral du feuilleton, ainsi qu’une image de la manière qu’a cette série de reconfigurer en permanence l’identité de chaque personnage (puisque chacun se métamorphose souvent en une autre créature, ou possède une double nature) et le sens collectif de leurs actions à tous. Ces Recap condensent une interrogation logée au cœur de la série : la lutte entre les forces du Bien et celles du Mal est aussi une lutte interne, à la fois individuelle et collective, dotée d’une quête de sens permanente.

14Cette caractéristique rappelle la définition des organisations selon Philippe Lorino, lesquelles comportent « une double dimension d’action et de signification par laquelle les acteurs s’efforcent de donner un sens à leurs expériences, au flux d’événements dont ils sont partie prenante, leur relation à autrui et l’organisation » (cité dans Grimand, 2009, p. 171). Tout cela rejoint la dimension de « forum transfictionnel » (Saint-Gelais, 2007, p. 222) qui caractérise la fiction néo-victorienne, rappelant à ce titre la série de bandes dessinées The League of Extraordinary Gentlemen (1999-2019) d’Alan Moore et de Kevin O’Neill (qui fait se croiser, entre autres, le capitaine Nemo de Vingt mille lieues sous les mers, Mina Murray de Dracula et Tom Sawyer). L’association improbable – inscrite dans une logique de transgression des frontières ontologiques entre différentes œuvres – est donc au cœur du néo-victorianisme. Dans Penny Dreadful, les personnages sont des figures éminemment solitaires, que l’on pense aux docteurs Frankenstein et Jekyll dont la quête prométhéenne est individuelle, ou à Ethan Chandler qui cherche à fuir la compagnie des humains à cause de son identité secrète de loup-garou ; mais ils s’agglomèrent de manière transitoire, dans le but d’infiltrer un syndicat de vampires.

15D’autres séries mettent en scène des alliances hétéroclites. Dans The Nevers, plusieurs personnes commencent à développer des dons ou des particularités physiques étranges : appelées les Touchées, elles sont perçues comme des menaces à l’ordre social victorien. Amalia True (Laura Donnelly) et Penance Adair (Ann Skelluy) arpentent Londres pour recueillir d’autres Touchées dans un refuge. Ces femmes finissent par former une communauté dont les membres sont dissemblables, cette diversité tenant à leurs capacités variables – des qualités vocales particulières, un talent hors du commun pour créer des artefacts technologiques, un don de prophétie, ou celui de parler des centaines de langues.

16The Irregulars réalise une expansion de l’univers de Sherlock Holmes en racontant, comme énoncé auparavant, les aventures d’un groupe d’adolescents des bas-fonds de Londres qui aident Sherlock Holmes à protéger la ville des forces occultes qui la menacent. À la diversité des tempéraments, typique de la série adolescente (Spike, le comique de service ; Jessie la vulnérable ; Bea la téméraire, etc.) et des origines (plusieurs ethnicités sont représentées à l’écran) s’ajoute la disparité des traumas vécus : Leopold (Harrison Osterfield) est hémophile, Jessie (Darci Shaw) a des visions depuis la mort de sa mère… Pour ce qui concerne la complémentarité des caractères, on pourrait d’ailleurs citer bien d’autres séries – par exemple Ripper Street, qui relève davantage du genre policier : l’inspecteur Reid (Matthieu MacFayden) et son adjuvant le sergent Drake (Jerome Flynn), en compagnie d’autres personnages plus insolites – comme Homer Jackson (Adam Rothenberg), un fugitif américain, et une tenancière de maison close (MyAnna Buring) –, résolvent des enquêtes dans le quartier de Whitechapel, durant l’année suivant les meurtres de Jack l’Éventreur.

17L’une des particularités de toutes ces séries tient à la recréation de groupes en lutte avec un pouvoir destructeur, via des modalités qui sont par essence métahistoriques. L’on peut ainsi noter une surdétermination des lieux perçus aujourd’hui comme étant à l’époque en voie d’institutionnalisation (les workhouses, les asiles, les commissariats de police). Plusieurs niveaux sont alors imbriqués : les quartiers pauvres de The Irregulars ou The Nevers, ou encore l’asile – le terrifiant « Bedlam » qu’on retrouve systématiquement dans ces productions –, s’insèrent dans un Londres désigné par des métaphores technologiques ou organiques. Dans Penny Dreadful, le monstre de Frankenstein évoque ainsi « une ville au cœur d’acier [a steel-hearted city] » (S1E08, « Grand Guignol »13). Dans Ripper Street (S1E03, « The King Came Calling »), l’inspecteur Reid effectue des analogies entre la criminalité et la contamination virologique, le thème de l’épisode étant l’empoisonnement délibéré de toute la population. Plus généralement, les motifs de la corruption et du crime sont souvent associés à la capitale.

18Londres est une ville-récit et une ville-palimpseste, mais également une ville-monde, chaque quartier permettant de déployer le récit de diverses communautés. Nombreux sont les épisodes de Ripper Street qui se déroulent sur les docks, dans le Chinatown (S2E01, « Pure as the Driven »), ou encore dans les quartiers juifs et russes de l’East End (S2E06, « A Stronger Loving World »), selon des esthétiques parfois assez « orientalistes » (voir Chemmachery, 2020). Et parce que toutes ces séries se passent à l’époque victorienne, elles représentent des gentlemen’s clubs et des maisons closes, et relancent inlassablement la dichotomie entre le Londres phare de la civilisation et l’underworld victorien.

19Les séries néo-victoriennes sont ainsi très riches en « images organisationnelles ». De façon peu surprenante, les séries néo-victoriennes nous en disent davantage sur nos modes de collaboration que, sans doute, ceux de l’époque victorienne. Elles se livrent du moins à une forme de fétichisation de ce moment d’émergence de divers problèmes contemporains.

Résistances collectives à la Machine victorienne

20Comme l’a montré Cameron Dodworth (2019, p. 87) au sujet de Penny Dreadful, toutes ces séries critiquent implicitement l’isolationnisme, qu’il soit social ou philosophique. Dans Penny Dreadful, le docteur Frankenstein est un personnage pathétique, qui connaît un destin tragique par sa propre faute, parce qu’il est reclus dans son laboratoire secret et qu’il garde ses projets prométhéens inconnus d’autrui. À l’inverse, c’est l’intertexte stokérien qui est érigé en modèle : ce que Christopher Craft (1997, p. 445) a appelé l’ « équipage de lumière [the crew of light] » combat le solitaire Dracula, auquel s’oppose ainsi l’alliance ad hoc entre Abraham Van Helsing, le docteur Seward, Quincey Morris et le couple formé par Jonathan Harker et Mina Murray. Mais cette opposition entre collaboration et isolement est, dans les séries, perturbée par des réseaux assez complexes, puisque le Mal est lui aussi en perpétuel réagencement.

21Les personnages sont souvent des marginaux, échappant à la grande Machine victorienne, métaphore dominante pour évoquer à la fois les modes d’organisation sociale qui règnent à l’époque concernée et ses impératifs de production14. Alors que le monstre de Frankenstein apprend à lire et parler dans Penny Dreadful (à travers sa découverte de Wordsworth et Keats), il en déduit que ce savoir lui est inutile et désuet, car la société a abandonné toute poésie et n’est plus qu’industrie : « Nous sommes des moteurs à vapeur et turbines [We are steam engines and turbines] » (S1E03, « Resurrection »). Dans le même épisode, alors qu’il explore pour la première fois les rues sombres de Londres, rejeté par tous, il rencontre un ivrogne qui lui demande s’il a eu un accident, dû à des « leviers et pistons [gears and cogs] ». Le monstre va alors se lancer dans sa quête de vengeance en rejoignant une troupe de théâtre, où il se fait d’ailleurs … machiniste.

22La grande Machine impériale est certes omnipotente, mais elle peut parfois être déjouée. Ripper Street met en scène une communauté d’hommes par le biais de l’inattendue collaboration entre Reid, le fugitif américain Homer Jackson et le sergent Drake. Les différences entre ces hommes – Jackson est l’archétype de l’Américain viril et hors-la-loi, alors que l’Anglais Reid est marié, au service des institutions (Mustafa, 2018, p. 42) – sont nivelées par leur mission commune : traquer des criminels dangereux. Cependant, Ripper Street expose une alliance beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord : le sens de cette communauté est sans cesse réinterrogé, notamment par une critique de la conquête et de la domination. J’ai précédemment évoqué la dimension d’autocommentaire qui transparaît des Recap sequences de Penny Dreadful. L’on peut constater, au sujet de Ripper Street, un phénomène similaire dans un autre élément du péritexte, celui des titres des épisodes. Ces derniers insistent sur la dimension collective et masculine de l’univers de la série (« A Man of My Company », S1E07 ou « Become Men », S2E03), sur le rapport entre l’individu et ses affidés (« In my Protection », S1E02), ou encore sur la force et le Bien à échelle macroscopique (« The Good of this City », S1E04, « A Stronger Loving World », S2E06). La quête de sens est également mise en avant : « What Use our Work » (S1E08)15.

23Plus la série progresse, plus les passés troubles des différents personnages sont dévoilés sous forme de flashbacks qui montrent l’inspecteur Reid luttant pour faire le deuil de sa fille, ou Drake et Jackson enrôlés, dans leur jeunesse, dans des guerres violentes. Ces séquences récurrentes suggèrent une critique implicite des guerres coloniales (l’Afrique pour Drake, puisqu’il a participé à la campagne du Soudan, et les « Indian Wars » aux États-Unis pour Jackson ou pour Ethan Chandler dans Penny Dreadful). Lors d’un épisode de Ripper Street (S1E08, « The Weight of One Man’s Heart »), les alliances précédemment formées sont sur le point d’être défaites et recomposées par un affrontement avec un gang criminel, dont certains des membres ont eux aussi combattu dans les colonies. Drake, qui a été traumatisé par la guerre, est sur le point de changer de camp et de commettre des crimes. Au dernier moment, il fait dérailler un rouage dans un dispositif mécanique censé faire exploser une banque, alors que son ancien compagnon d’armes devenu criminel se suicide, juste après avoir invoqué « la Reine et la patrie ». La grande Machine victorienne est donc remise en question, mais finalement sauvée in extremis.

De la famille queer à Daech : reconfigurations du réseau statique en images organiques dans Penny Dreadful

24Dans Penny Dreadful, la forme d’organisation la plus évidente est celle de la famille, mode de sociabilité le plus commun à toutes les séries en général – à la fois parce qu’elles sont par essence insérées dans la ritualisation domestique du visionnage, et parce qu’elles proposent presque toutes une interrogation sur les liens familiaux. Malcolm Murray est le père de l’amie d’enfance de Vanessa Ives, Mina16, celle que tous deux vont chercher éperdument, et que Vanessa considérait comme sa sœur (S1E05, « Closer than Sisters »). Il faudra toute une saison pour que Murray se rende compte que Vanessa est devenue, de fait, sa fille de cœur, tout comme il va faire figure de père adoptif pour Victor Frankenstein et Ethan Chandler. Mr Lyle, l’égyptologue, ressemble à un oncle excentrique, répondant à ce que Benjamin Poore (2016, p. 66) a analysé au sujet des séries néo-victoriennes – à savoir leurs échos aux comédies télévisuelles des années 1960 et au gothique « familial » comme les Munsters (Allan Burns et Chris Hayward, CBS, 1964-1966) ou The Addams Family. Selon Antonija Primorac (2018, p. 149-158), la série montre bien une famille queer, au sens défini par Sarah Ahmed (2014, p. 3), la famille devenant à ce titre une forme de pratique sociale active. Les personnages de Penny Dreadful manifestent des liens affectifs et généalogiques perturbés, ce que l’on peut rattacher d’une manière générale à la fiction contemporaine d’inspiration gothique : le queer et le gothique sont inter-reliés, en ce que la dimension d’étrangeté (« uncanny ») reconfigure les relations traditionnelles (Palmer, 2012, p. 4).

25Également associée à l’excès gothique, une autre forme d’organisation sociale transparaît dans Penny Dreadful, cette fois au sujet des adversaires : la menace terroriste post-11 septembre, particulièrement imprégnée de tropes scénographiques utilisés par le réseau Daech (ISIS). Selon Cameron Dodworth, qui analyse la présence latente de la menace terroriste dans la fiction populaire contemporaine, les séries néo-victoriennes font une utilisation similaire de l’hypervisualité et de l’hyperviolence technologique grâce au « slick production design » (2019, p. 100)  ̶ visant à intimider l’ennemi mais aussi hypnotiser, attirer les esprits et façonner les perceptions, tout en suggérant la possibilité omniprésente du Mal. Le personnage de Van Helsing, dans Penny Dreadful, fait ainsi de la menace vampirique une association tentaculaire avec déplacements en meutes (« Ils se déplacent en meute, comme des loups. Dès qu’on les approche, ils sont partis [They move in a pack like wolves. Never staying long in the same place for fear of discovery. When we come close, they’re gone] ») et sans autre but apparent que la destruction (« Leur objectif ? Je l’ignore. Quel est l’objectif d’un animal ? La survie, la propagation, la conquête [Their goal? I don’t know. What is any animal’s goal? Survival, propagation, conquest] ») (S1E04, « Demi-monde »).

26Tout comme les vampires de Penny Dreadful, l’objectif de Daech n’est pas simplement la survie ; s’y ajoutent la propagation et la conquête mondiales, ambitions typiquement liées à l’imaginaire du complot. Il faut souligner qu’avec ce type de modèle, l’on bascule vers une dimension beaucoup plus organique, selon la typologie des organisations établie par Gareth Morgan : le but de survie est bien d’essence darwinienne, et Van Helsing prononce ces mots alors qu’il observe la recomposition des cellules du sang au microscope. De même, les virus sont omniprésents comme menace dans les séries néo-victoriennes : l’une des « méchantes » dans The Nevers s’appelle « Maladie » (en français dans la langue originale). Dans Ripper Street (S1E03, « The King Came Calling »), Londres doit lutter ou périr si la ville est conduite à fermer son économie pour cause de virus inconnu (« Si nous fermons, New York gagnera des millions [[…] if we close down, New York will make a million] »). La survie et le combat permanent sont au cœur de Penny Dreadful, puisqu’un personnage peut mourir et se transformer plusieurs fois : « Rien n’est nouveau [Nothing is new] », affirme Dorian Gray (S1E04, « Demi-monde »), réplique éminemment métafictionnelle.

Réseaux du care dans The Nevers et The Irregulars : de l’éthique des sociétés surnaturelles

27Inscrit dans l’organicité, mais répondant cette fois à ces menaces biologiques par le contrepoint du soin et de l’entraide, le dernier type d’organisation qu’il semble important d’évoquer au sujet des séries néo-victoriennes a trait à l’éthique du care. À l’œuvre dans les récents feuilletons The Irregulars et The Nevers, celui-ci s’apparente au « souci des autres, [à] l’attention à la vie humaine et à ce qui fait sa continuité ordinaire » et tient de la « prise en compte à la fois la personne qui aide et celle qui reçoit cette aide, ainsi que [du] contexte social et économique dans lequel se noue cette relation » (Laugier, 2009, p. 80). Dans les premières séquences du pilote de The Nevers, Amalia et Penance se déplacent à travers Londres pour récupérer des jeunes filles « touchées », ces femmes frappées d’anormalité, d’un caractère « stigmatisant » selon le terme mis au jour par Erving Goffman (1963) dans les sciences sociales. Tout de suite après ces scènes de sollicitude, une séquence se déroule lors d’un conseil des ministres, composé de Lords, tous de sexe masculin : ces derniers y évoquent alors le problème des Touchées, décrites comme des entraves à la grande Machine impériale de production. Une dernière scène complète cette exposition, en introduisant le personnage d’Hugo Swann (James Norton), un dandy décadent qui décrit son club de débauche réservé aux initiés. D’un côté, univers du care, compassion et bienveillance, et de l’autre des systèmes basés sur le productivisme ou l’hédonisme.

28Dans The Irregulars, les pouvoirs psychiques de l’une des jeunes filles, Jessie (Darci Shaw), sont utilisés à plusieurs reprises pour guérir les traumas des personnes contaminées par le mal : elle a en effet la capacité, grâce au toucher, de sentir la souffrance et les souvenirs traumatiques d’autrui. Sa sœur Bea (Thaddea Graham) se lie d’amitié avec un prince, Leopold (Harrison Osterfield) et elle finit par en tomber amoureuse lorsqu’elle apprend qu’il est hémophile, en digne petit-fils de Victoria : d’héritier privilégié, il devient à ses yeux une personne nécessitant compassion et soins. Les marques de sollicitude entre les deux adolescents sont cependant réciproques et basées sur l’échange. Là aussi, cela correspond bien à la dimension politique du care selon Joan Tronto (1993), qui suggère qu’une organisation ne soit plus envisagée comme un ensemble d’individus poursuivant des fins rationnelles et un projet de vie, mais comme un ensemble de personnes prises dans des réseaux de care et engagées à répondre aux besoins qui les entourent. 

29En réalité, bien d’autres systèmes d’organisation peuvent être relevés dans ces séries à des échelles diverses. The Irregulars n’est pas sans évoquer la gig economy puisque les enfants sont des tâcherons employés ponctuellement par Mycroft Holmes et le docteur Watson. Et alors que The Nevers se présente comme une série militant pour l’inclusivité et le care, il faut noter la subordination importante des réseaux d’entraide des Touchées à la philanthropie et au mécénat privé.

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30Si les images de la Machine et du corps vivant sont les plus évidentes lorsque l’on se penche sur les cultures collaboratives dans les séries néo-victoriennes, toutes les images qui caractérisent ces séries, que ce soit au niveau des organisations en tant que telles ou de leur fictionnalité, sont partielles et évolutives. Il existe indéniablement une pluralité ontologique et motivationnelle généralisée des organisations surnaturelles dans les séries néo-victoriennes, ce qui invite à les distinguer des organisations secrètes de comploteurs mus par un même projet de domination, souvent ancré dans le domaine du réel.

31Les « images organisationnelles » qui ont été ici étudiées permettent en tout cas de qualifier efficacement les liens entre les différents textes et discours et la façon dont ils sont agencés, c’est-à-dire les manières par lesquelles ces séries construisent des « machines » et des « corps » de fiction17. En effet, le fantastique correspond à un univers générique particulièrement autoréflexif, dont les figures privilégiées (vampirisme, doubles, métamorphoses) fonctionnent comme des métaphores de la reprise. Dans ces productions hybrides et métafictionnelles que sont les séries néo-victoriennes, l’organisation surnaturelle est donc indissociable d’une intertextualité qui s’incarne avec une efficacité particulière dans les images qui la constituent.