Jésuites et science dans trois romans du tournant du xxie siècle
1Il s’agira dans cette étude d’analyser la place qui est dévolue aux personnages de jésuites, dans un corpus de romans de la fin du xxe siècle et du début du xxie siècle. Ce travail s’inscrira en grande partie dans une perspective imagologique. Il est évident que les jésuites ont nourri, pour de multiples raisons, des images qui leur sont souvent défavorables. Cependant, mon propos fera un pas de côté – au moins partiellement – par rapport à l’habituel tableau « complotiste », en abordant à ce titre quelques reconfigurations récentes du « mythe jésuite » pour reprendre la formulation de Michel Leroy (1992). La société de Jésus, fondée au milieu du xvie siècle par Ignace de Loyola est rapidement devenue un ordre incontournable dans la chrétienté, au point qu’elle est presque indissociable de la Réforme Catholique et du mouvement de diffusion du baroque. Dans la plupart des romans historiques qui traitent du grand xviie siècle, on retrouve des jésuites, et même si ce n’est que de passage, ils semblent faire partie du décor fictionnel.
2Plus rarement, les jésuites occupent un rôle de premier plan et qui me paraît particulièrement intéressant dans des romans qui jouent avec l’Histoire du xviie siècle mais sans être complètement des romans historiques pour autant. Je m’attarderai plus particulièrement sur un corpus de trois romans. Si L’Isola del giorno prima d’Umberto Eco (1994) peut être presque considéré comme un roman historique (avec néanmoins des anachronismes volontaires et une propension à briser l’illusion fictionnelle historique), les deux autres, non. Là où les tigres sont chez eux de Jean-Marie Blas de Roblès (2008) contient, à l’intérieur d’une trame narrative se passant à la fin du xxe siècle, un récit censé être écrit et se dérouler au xviie siècle. Enfin, le troisième roman se déroule au xxie siècle, il s’agit d’un roman de science-fiction, intitulé The Sparrow et écrit par Mary Doria Russell (1996). Reste à savoir s’il faut donner raison au jésuite Agustín Udías quand il écrit que « [l]es personnages de jésuites sont le reflet de ce que les auteurs croient que les jésuites sont, avec parfois une image populaire déformée [The Jesuit characters express what the authors think Jesuits are, sometimes with a distorted popular image] » (Udías, 2019, p. 139, ma traduction). Peut-être les écrivains vont-ils au-delà de cette imagerie populaire en général négative, souvent associée à la figure d’une société secrète autant cosmopolite que néfaste (voir Leroy, 1992) ? Malgré la distinction générique importante entre les trois romans choisis, il est assez remarquable que certaines caractéristiques communes soient présentes dans les trois fictions, notamment le lien qui associe les jésuites au savoir et à la pratique scientifique1, que ce lien soit traité sur un mode sérieux ou bien au contraire, sur un mode totalement ironique.
Des jésuites scientifiques
3Les trois écrivains partent un peu de la même idée, à savoir la volonté impérieuse des jésuites de mettre la science au service de la religion pour prouver l’existence de Dieu, mais ils en tirent des conclusions différentes. Là où Eco et Blas de Roblès montrent que leurs savants jésuites se trompent, pratiquent une argumentation vide et passent à côté de la modernité scientifique, Russell fait de leur opiniâtreté à prouver l’existence de Dieu et à porter la bonne nouvelle le moteur même de la recherche et de l’exploration.
4Dans L’Isola del giorno prima, Umberto Eco propose de suivre un jeune noble du nord de l’Italie, Roberto de la Grive, qui se retrouve contre son gré recruté comme espion au service de la France et embarqué dans un navire qui vogue vers le Pacifique en quête du méridien 180 et du « punto fijo ». Ce « point fixe » doit permettre d’établir facilement la longitude et donnera à l’époque un avantage sérieux en matière de navigation à l’État qui en aura la maîtrise. Durant son voyage, son navire fait naufrage et Roberto échoue sur un navire lui-même déjà échoué sur des hauts-fonds. Il y rencontrera un jésuite, un certain Caspar Wanderdrossel, inspiré de Caspar Schott, jésuite historique du xviie siècle connu pour ses travaux scientifiques. Le bateau se trouve tout près de l’île qui donne son titre au roman, de l’autre côté du méridien de changement de jour par rapport au bateau. Aucun des deux personnages ne sachant nager, le père Caspar et Roberto sont donc coincés sur le bateau et ce sera l’occasion pour le père Caspar d’exposer à son camarade des « démonstrations » purement rhétoriques, spécieuses et complètement aberrantes sur le plan scientifique.
5Jean-Marie Blas de Roblès, dans Là où les tigres sont chez eux, met en scène, dans une partie du roman, à travers la biographie qu’en laisse Caspar Schott, le jésuite Athanasius Kircher, sommité scientifique de son temps et inventeur. Tout en suivant rigoureusement la trajectoire historique de Kircher, l’auteur mêle à ses travaux authentiques quelques inventions de son cru, et les plus fantaisistes ne sont pas toujours celles que l’on croit.
6Mary Doria Russell imagine dans son roman qu’un signal musical extra-terrestre nous parvient et que les jésuites vont prendre de vitesse l’ONU et mettre sur pied une mission spatiale envoyée vers la planète d’où parvient ce signal. Des années plus tard, en 2059, seul l’un des membres d’équipage, un linguiste jésuite nommé Emilio Sandoz, est revenu de cette planète nommée Rakhat, les mains mutilées et traumatisé par son expérience que le roman racontera par une série d’analepses, en faisant durer le suspense2. On pourrait, à première vue, être un peu surpris par ce choix de prendre des jésuites pour en faire des « héros » de la conquête spatiale (ou tout au moins des acteurs majeurs) mais l’autrice dresse régulièrement des séries de parallèles entre ses jésuites du xxie siècle et les jésuites des premiers temps ; ainsi Emilio est explicitement présenté à la fois en nouvel Ignace de Loyola (Russell, 1996, p. 136) et en nouvel Isaac Jogues. Le parallèle entre Emilio et Jogues nous parvient par la pensée du père Giuliani qui s’occupe de lui en 2059 :
Que de martyrs de la trempe d’Isaac Jogues qui a franchi péniblement à pied plus de mille kilomètres vers l’intérieur du Nouveau Monde – une contrée aussi étrange pour un Européen de 1637 que Rakhat peut l’être pour nous à l’heure actuelle, comprend soudain Giuliani. Craint pour ses pouvoirs de sorcellerie, tourné en ridicule, vilipendé pour sa douceur par les Indiens qu’il espérait amener vers le Christ. Régulièrement rossé, les doigts tranchés, phalange après phalange, avec des lames faites de coquillages – comment s’étonner que son cas soit venu à l’esprit d’Emilio ? [So many martyrs like Isaac Jogues. Trekking eight hundred miles into the interior of the New World – a land as alien to a European in 1637 as Rakhat is to us now, Giuliani suddenly realized. Feared as a witch, ridiculed, reviled for his mildness by the Indians he’d hope to gain for Christ. Beaten regularly, his fingers cut off joint by joint with clamshell blades – no wonder Jogues had come to Emilio’s mind.] (Russell, 1996, p. 170, trad. p. 259)
7Par son sujet et ses personnages, le roman de Mary Doria Russell peut faire penser, entre autres, au roman, un peu plus ancien, de James Blish, A Case of Conscience, publié en 1958, dans lequel un père jésuite biologiste, Ramon Ruiz-Sanchez fait partie d’une commission chargée de statuer sur le sort d’une planète, Lithia, et des suites à donner ou non en termes d’échanges entre les Terriens et les habitants de cette planète, les Lithiens. Dans ce roman également, on retrouve un jésuite scientifique envoyé dans l’espace3 et amené à confronter ses idées théologiques avec la réalité du vivant intelligent ailleurs que sur Terre. Derrière cette quête commune aux deux romans surgit la même question qui vient percuter de plein fouet le dogme chrétien : « sommes-nous le centre du monde ? ».
8Blas de Roblès et Eco, en mettant en scène Kircher et Schott pour l’un, un personnage très inspiré de Schott pour l’autre, s’appuient sur des personnages historiques dont ils conservent en quelque sorte la trajectoire et donc il n’est guère étonnant de trouver dans leur roman un jésuite scientifique. Le cas de Russell pourrait surprendre davantage, mais le sous-genre romanesque dans lequel s’inscrit The Sparrow désamorce là aussi la surprise puisque la science-fiction est, par nature, associée à la science.
9Le roman de Blas de Roblès est ainsi ponctué de références à la quarantaine d’ouvrages publiés par Kircher, couvrant à peu près tous les domaines du savoir. Umberto Eco conserve le même prénom, Caspar, et fait de son personnage un savant et un expérimentateur. Par ailleurs, Eco a donné le titre de l’un des ouvrages de Caspar Schott, Technica curiosa, au chapitre 25 de son roman4 pour que le parallèle entre le personnage historique et le personnage de fiction soit suffisamment marqué.
10Les trois romans présentent donc des jésuites scientifiques, animés par un goût de la science. Blas de Roblès expose, dès le 2e chapitre de son roman, les talents de Kircher :
Durant trois années, Kircher se perfectionna en d’innombrables disciplines. Sous la direction de Christophe Scheiner, dont la réputation n’est plus à faire, il pratiqua l’astronomie et les mathématiques sans relâche &5, bientôt, y excella autant que son maître. Il fit de même en physiologie, en alchimie & en bien d’autres matières, tout en approfondissant encore sa connaissance des langues. À l’âge de vingt-trois ans, Kircher éclipsait sans peine ses collègues, lesquels s’accordaient à lui reconnaître d’incroyables dons de mémoire en sus d’un génie inventif & d’une habileté mécanique hors du commun. (Blas de Roblès, 2016, p. 47)
11Le père Caspar du roman d’Eco est présenté un peu sur le même mode :
Or donc Roberto se trouvait devant le père Casper Wanderdrossel, e Societate Iesu, olim in Herbipolitano Franconiae Gymnasio, postea in Collegio Romano Matheseos Professor, et non seulement, mais aussi astronome et savant ès tant d’autres disciplines près la Curie du Général de la Compagnie. [Dunque, Roberto si trovava di fronte a padre Caspar Wanderdrossel, e Societate Iesu, olim in Herbipolitano Franconiae Gymnasio, postea in Collegio Romano Matheseos Professor, e non solo, ma anche astronomo, e studioso di tant’altre discipline, presso la Curia Generalizia della Compagnia.]. (Eco, [1994] 1996, p. 225, trad. p. 240)
12En revanche, comme les personnages de Russell sont totalement inventés, celle-ci a plus de libertés pour dresser le portrait, en compétences, de ses jésuites. La mission qui part pour Rakhat se compose de « quatre civils [four civilians] » (Russell, 1996, p. 190, trad. p. 291) et de quatre jésuites recrutés pour leurs compétences scientifiques : un naturaliste, Marc Robichaux, un musicologue, Alan Pace, Yarbrough, un ancien pilote de chasse devenu jésuite et enfin Emilio Sandoz, le personnage principal, qui est linguiste6. C’est la formation de ce dernier qui est la plus détaillée. Natif de Porto-Rico, il parle l’espagnol et l’anglais, a étudié pour sa formation le latin, le grec et l’hébreu, mais aussi le français, l’italien et le portugais. Par ailleurs, la Compagnie lui a fait étudier un certain nombre de langues, sur le terrain, en le déplaçant sans cesse d’une mission à l’autre, mais sans lui dire le but de ces travaux : en Micronésie, il apprend le chuuk, puis il aide un père polonais dans le Grand Nord, ce qui lui permet d’apprendre l’inuitinupik et le polonais, puis au Soudan, auprès d’un père érythréen, il vient en aide à des réfugiés kenyans, ce qui lui permet de parler l’arabe, l’amharique et le kikuyu. Le but final élaboré par la Compagnie étant d’utiliser ses compétences d’apprentissage de langue pour participer à l’élaboration d’un programme d’IA « afin que les futurs missionnaires pussent bénéficier de sa vaste expérience, pour la plus grande gloire de Dieu [in the field so that future missionaries would benefit from his wide experience, for the greater glory of God] » (Russell, 1996, p. 30, trad. p. 41).
13Même si Umberto Eco ironise à propos de son père Caspar à qui il fait parler un italien fautif et fortement germanisé parce que « [c]e Teuton vivait à Rome, parlant latin avec ses frères de cent pays mais il n’avait pas grande pratique de l’italien [[Q]uel teutone viveva a Roma parlando latino coi confratelli di cento paesi, ma dell’italiano non aveva gran pratica] » (Eco, [1994] 1996, p. 228, trad. p. 243), on constate que le polyglottisme – et de manière plus large, l’intérêt pour les langues – est un trait commun à tous ces jésuites de fiction puisque, comme le rappelle Mary Doria Russell dans son roman, « [l]es jésuites ont une tradition d’études linguistiques [The Jesuits have a tradition of linguistic study] » (Russell, 1996, p. 28, trad. p. 38). Kircher (le fictionnel comme l’historique) est fasciné par les langues, notamment par les hiéroglyphes égyptiens et la langue chinoise, et Blas de Roblès fait de son obsession pour le mythe de Babel et la langue adamique perdue, mère de toutes les langues, une véritable clé du personnage.
14Un autre point commun saillant entre ces différents jésuites est le goût pour l’exploration de l’ailleurs et par conséquent, pour toutes les disciplines scientifiques qui aident dans cette exploration : l’astronomie en premier en lieu, mais aussi l’optique. Les jésuites du Moineau de Dieu ne sont pas très versés dans les questions d’astronomie (à l’exception de Yarbrough qui est plus avancé peut-être), mais ils sont formés pour leur mission. En revanche, les deux jésuites de Blas de Roblès et d’Eco s’intéressent fortement à ce domaine. C’est ainsi que le Caspar de L’Isola del giorno prima, qui a apporté avec lui un « attirail astronomique [armamentario astronomico] » (Eco, [1994] 1996, p. 234, trad. p. 303) explique qu’il réfléchit depuis longtemps à la construction d’un navire assez lourd pour descendre sous la surface des eaux et que, pour diriger le bateau, il conçoit ce que nous nommons périscope :
Et pour voir où l’on se dirigeait, on faisait sortir à l’extérieur un tubospicillum, une lunette qui, par un jeu de miroirs internes, aurait permis d’explorer de l’intérieur ce qui se passait en plein air. [E per vedere dove si stesse andando si faceva uscir fuori un tubospicillum, un’occhiale che, per un gioco di specchi interni, avrebbe permesso di esplorare da dentro quelle che avveniva all’aria aperta.] (Eco, [1994] 1996, p. 302, trad. p. 323)
15Le Kircher de Blas de Roblès, quant à lui, fait une démonstration de sa camera obscura (chapitres ix à xi). Tous deux sont ainsi présentés au premier abord comme des savants ayant des compétences aussi bien dans le domaine de la théorie que dans l’ingénierie optique.
16Tous les personnages de jésuites, quel que soit le roman, semblent animés par une boulimie de savoir : Kircher se passionne pour tous les domaines de la science, le Caspar d’Eco en cela lui ressemble beaucoup, et dans le roman de Russell, tout le monde est très excité à l’idée de voir une grande ville de la planète Rakhat pour découvrir les savoirs et les techniques des habitants :
Il n’y avait pas de mots en ruanja pour une grande partie de ce qui les intéressait, à savoir à peu près tout. Ils voulaient découvrir à quoi ressemblaient les édifices, voir d’où venait la nourriture, où s’en allaient les égouts, comment étaient gérés les universités, le gouvernement, les hôpitaux, à quoi ressemblaient les transports, comment l’électricité était produite, stockée et utilisée. Ils voulaient parler aux chimistes, aux physiciens, aux astronomes, aux mathématiciens. Voir comment on se servait sur cette planète des principes de la roue, du levier, et du plan incliné. Tout. Ils voulaient tout savoir. [They had no Ruanja words for much of what interested them, which was everything. They wanted to find out what the buildings looked like, see where the food came from, where the sewage went, how the universities and government and hospitals were run, what transportation was like, how electricity was generated and stored and used. They wanted to talk to chemist, physicists, astronomers, mathematicians. See how the principles of the wheel, the lever and the inclined plane played out on this planet. Everything. They wanted to know everything.] (Russell, 1996, p. 441, trad. p. 673)
Ad majorem Dei gloriam ?
17Cet attrait pour la science ne remplace pas pour autant la mission de diffusion de l’Évangile et de prosélytisme que se donne l’ordre, même si, sur ce point, les approches entre les trois romanciers commencent à diverger assez nettement. Chacun des auteurs utilise la devise des jésuites dans un contexte différent qui fait émerger soit une part de doute, soit une forme d’ironie. Le roman de Russell explicite d’emblée la tâche que se donnent les jésuites dans un prologue, dont les deux derniers paragraphes sont tout à fait intéressants :
Les scientifiques jésuites partirent apprendre et non convertir. Ils partirent parce qu’ils voulaient connaître les autres enfants de Dieu, parce qu’ils voulaient les aimer. Ils partirent pour la raison qui a toujours poussé les jésuites vers les frontières extrêmes de l’exploration humaine. Ils partirent ad majorem Dei gloriam, pour la plus grande gloire de Dieu. // Ils ne pensaient pas à mal. [The Jesuit scientists went to learn, not to proselytize. They went so that they might come to know and love God’s other children. They went for the reason Jesuits have always gone to the farthest frontiers of human exploration. They went ad majorem Dei gloriam, for the greater glory of God. // They meant no harm.] (Russell, 1996, p. 10, trad. p. 10)
18Il s’agit donc explicitement d’une mission scientifique, mais dès ce prologue7, le lecteur voit surgir au travers de la devise des jésuites, dans l’original latin, une forme d’ambiguïté dans le discours. En inscrivant la mission racontée par le roman (qui semble plus animée par le désir de savoir) dans la continuité de celles du passé où la dimension de prosélytisme était bien établie, ce prologue ménage un espace de doute sur le but véritable de la formule ad majorem Dei gloriam et sur ce qu’elle autorise ou non. Que signifie exactement « love God’s other children » ? Si les explorateurs sont probablement animés d’intentions « pures », les dirigeants de la Compagnie de Jésus, dans le roman, semblent plus cyniques : que penser, dès le début du roman, après le retour d’Emilio, le seul survivant dans un état déplorable, lorsque le Général des jésuites, Giuliani pense : « Et de quel droit décrétons-nous que la mission est un échec ? Peut-être des germes ont-ils été semés ? Dieu seul le sait. [And what right have we to declare the mission a failure? Seeds may have been sown. God knews.] » (Russell, 1996, p. 19, trad. p. 23) On reconnaît ici l’image du germe largement présente dans les Évangiles. Le lecteur cependant en garde l’impression que « la plus grande gloire de Dieu » justifie aisément que certains individus soient broyés ou sacrifiés à la cause.
19Chez Blas de Roblès et Eco, l’ironie se fait davantage sentir ; dans les Tigres, on retrouve la formule latine au titre du chapitre ix « Où se conclut & se termine, ad majorem Dei gloriam, l’histoire de la villa Palagonia ». La villa Palagonia est un repère de libertins et Kircher va mettre la main sur un manuscrit de Flavius Josèphe contenant un témoignage sur Jésus beaucoup moins favorable que celui qu’on connait. Kircher le brûle dès qu’il l’a en main pour éviter que cela ne devienne « une aubaine inestimable pour les ennemis de la cause chrétienne » (Blas de Roblès, 2016, p. 318). Travailler pour la plus grande gloire de Dieu consiste donc, pour Kircher, à brûler un manuscrit et pour son acolyte Caspar Schott à coucher avec l’une des libertines pour laisser le champ libre à Kircher. Ce dernier justifie d’ailleurs cette entorse au vœu de chasteté commis par Schott :
Je ne sais ce que tu as fait avec cette fille du diable, & je ne veux pas le savoir : c’était le prix à payer pour une entreprise dont nous n’avons été tous deux que les instruments aveugles. Ta soumission à mes commandements, loin de t’avoir conduit à la damnation éternelle, t’a permis de gagner le Paradis : par ton péché, Caspar, tu as tout bonnement sauvé l’Église ! (Blas de Roblès, 2016, p. 318)
20On retrouve ici une argumentation tout à fait casuiste à laquelle on associe souvent les jésuites dans la pensée collective : le péché de chair (auquel Schott a pris bien du plaisir !) est ici absous puisqu’il permet de sauver l’Église. En somme, Caspar s’est « prostitué » ad majorem Ecclesiae gloriam si ce n’est ad majorem Dei gloriam… Difficile de ne pas voir de l’ironie dans cette scène.
21Dans L’Isola del giorno prima, avant l’arrivée de Roberto, le père Caspar se retrouve seul sur son bateau, la Daphne et des indigènes s’apprêtent à attaquer le bateau (après avoir fait un festin des matelots débarqués sur leur île) :
Et ils s’étaient dirigés sur la Daphne. À ce moment-là, notre pacifique jésuite, pour les tenir au large (l’Ordre lui imposait de vivre ad majorem Dei gloriam et pas de mourir pour la satisfaction de quelques païens cujus Deus venter est), avait mis le feu à la mèche d’un canon déjà chargé et pointé sur l’Île. [E si erano diretti verso la Daphne. A quel punto il pacifico gesuita, per tenerli lontani (l’Ordine suo gli imponeva di vivere ad maiorem Dei gloriam e non di morire per la soddisfazione di alcuni pagani cujus Deus venter est) aveva dato fuoco alla miccia di un cannone, già carico e puntato verso l’Isola, e aveva fatto partire una palla.] (Eco, [1994] 1996, p. 233, trad. p. 249)
22Ce ne sont pas les éléments ironiques qui manquent ici : l’adjectif « pacifico » contraste grandement avec le coup de canon, mais aussi la parenthèse contenant le parallèle entre la devise jésuite et son « contraire » (cujus Deus venter est), en latin également, produisent un double discours qui met à mal la revendication d’amour chrétien du prochain que l’on retrouvait explicitement dans le prologue du roman de Russell. La casuistique est toujours présente lorsqu’il s’agit, ad majorem Dei gloriam, d’utiliser les idées d’un hérétique : « À la question s’il n’était pas mauvais d’utiliser les idées d’un homme que l’Église avait réprouvé, le jésuite avait répondu qu’à la plus grande gloire de Dieu peuvent aussi concourir les idées d’un hérétique, si en soi elles ne sont pas hérétiques. [E alla domanda se non era male usare le idee di un uomo che la Chiesa aveva riprovato, il gesuita aveva risposto che alla maggior gloria di Dio possono concorrere anche le idee di un eretico, se eretiche in sé non sono.] » (Eco, [1994] 1996, p. 265, trad. p. 283)
23L’ironie est très présente aussi lorsqu’au cours d’un débat entre Roberto et Caspar, ce dernier demande à Roberto où le philosophe qu’il évoque développe sa théorie, et que Roberto répond : « Je ne sais pas, je crois qu’il a renoncé à l’écrire ou à publier le livre. Il ne voulait pas irriter les jésuites qu’il aimait beaucoup. [Non so, credo che abbia rinunciato a scriverlo, o a pubblicare il libro. Non voleva irritare i gesuiti che lui ama molto.] » (Eco, [1994] 1996, p. 291, trad. p. 312) En effet, il est question tout au long de ce débat de Galilée et le lecteur comprend bien alors que si le philosophe évoqué par Roberto a renoncé à publier sa théorie, c’est qu’il ne voulait pas finir sur le bûcher !
Intégrité éthique et scientifique
24Les activités scientifiques de ces jésuites de fiction ne sont pas toujours dénuées d’erreurs voire d’errements. Chez Eco et Blas de Roblès, il y a très souvent une rupture entre le discours théorique et le passage à la pratique. Caspar Wanderdrossel l’explique ainsi : « [I]l y a des idées qui, sur le papier, paraissent parfaites et puis à l’épreuve de l’expérience elles se révèlent imparfaites, et personne ne sait pour quelle raison. [[C]i sono idee che sulla carta paiono perfette e poi alla prova dell’esperienza si rivelano imperfette, e nessuno sa per quale ragione.] » (Eco, [1994] 1996, p. 202-203, trad. p. 323-324)
25Néanmoins, il s’agit aussi pour nos romanciers de montrer que cette époque est une charnière dans la manière d’appréhender les sciences. Dans le roman de Blas de Roblès comme dans celui d’Eco, ce sont les jésuites qui portent ou tentent de porter un discours scientifique sur la peste qu’ils sont amenés à rencontrer. Le personnage de Kircher construit ce discours autour du « vermicelle » de la peste (Blas de Roblès, 2016, p. 591). C’est assez normal puisque le « Kircher historique » a réellement étudié la peste à l’aide d’un microscope. Mais on sait que son microscope n’était pas assez puissant pour découvrir le bacille de la peste : il a donc observé autre chose que l’agent pathogène. Néanmoins, on peut lui reconnaitre d’avoir conceptualisé la chose et cela constitue une étape dans la rationalisation et l’explication plus scientifique du phénomène qu’est la peste. Blas de Roblès s’inspire des écrits authentiques de Kircher (plus précisément de son Scrutinium Physico-Medicum Contagiosae Luis, Quae Pestis Dicitur, publié en 1656) et ajoute une petite note pour rappeler que le bacille de la peste ne sera découvert que bien plus tard, à la fin du xixe siècle par le docteur Yersin, et ainsi « modérer » la valeur scientifique de Kircher à ce sujet ; le procédé est d’ailleurs assez récurrent dans le roman8.
26Chez Eco, Caspar défend une vision ambiguë de la peste qui combine la « nouvelle conception », plus scientifique et moderne à nos yeux (à savoir la contamination par un agent pathogène de type parasite minuscule), et une vision plus ancienne (exhalaison), celle de la corruption de l’air. Quand il fait, lui aussi, référence au vermicelle9, Eco s’inspire des travaux de Kircher. Cependant, le Caspar d’Eco croit également encore à certains « signes » annonciateurs de la peste (taches du soleil, comètes, éclipses, etc., voir chapitre 21) : il combine un discours à la fois scientifique (moderne) et irrationnel, fondé sur la croyance. De la même manière que chez Blas de Roblès, Eco se moque de son personnage par le biais de la « paternité » d’une de ses inventions, l’Instrumentum Arcetricum en utilisant l’indirect libre pour reproduire le discours du père Caspar : « Qu’était l’Instrumentum Arcetricum ? Un engin préfiguré bien des années plus tôt par Galilée – mais attention, préfiguré, raconté, promis, jamais réalisé avant que le père Caspar ne se mît à l’œuvre. [Cos’era l’Instrumentum Arcetricum? Era un arnese prefigurato molti anni prima dal Galilei – ma si badi, prefigurato, raccontato, promesso, mai realizzato, prima che padre Caspar si mettesse all’opera.] » (Eco, [1994] 1996, p. 265, trad. p. 283)
27L’ironie est ici double puisque le père Caspar s’attribue une invention de Galilée, un hérétique, mais en plus, le nom de l’invention fait directement référence à Galilée qui a terminé sa vie reclus dans la ville d’Arcetri. Ainsi le nom de l’invention est une manière, indirecte, pour Eco, de dire au lecteur, malgré les dénégations de Caspar, qui est le véritable inventeur de l’instrument10.
28On retrouve donc, outre l’ironie des romanciers à l’encontre de leurs personnages, la même volonté de « réattribution » des découvertes que chez Blas de Roblès, mais par des procédés différents, plus ou moins explicites.
29Historiquement, le point fort des jésuites est leur réseau d’enseignement. Umberto Eco va jouer sur cet aspect en mettant en scène la faillite pédagogique totale de Caspar lorsqu’il va tenter d’apprendre à nager à Roberto (sachant que Caspar ne sait pas nager lui non plus !). Caspar finit par trouver une raison toute théologique d’interrompre ces leçons, Roberto prend trop de plaisir à être dans l’eau11.
30On comprend ainsi que Caspar interrompt ses leçons de natation parce qu’il a peur que Roberto ne finisse par se damner en étant dans l’eau ! L’ironie va très loin puisque c’est cet échec qui obligera Caspar à utiliser son prototype de sous-marin (en réalité une cloche plaquée sur le fond marin et qui abrite le jésuite) et sonnera la disparition définitive du père Caspar. On comprend bien qu’il s’agit à chaque fois pour Eco et Blas de Roblès d’égratigner l’assise scientifique de leurs personnages de jésuites12.
31Parfois l’attaque se fait plus incisive lorsqu’il est question du sort réservé à Galilée : le débat au sujet de Galilée dans le roman d’Eco est assez long et la position de Caspar assez ambiguë puisqu’il le condamne tout en utilisant ses travaux. Dans les Tigres, le débat au sujet de Galilée oppose Peiresc et Kircher : quand le premier défend ouvertement Galilée, le second reconnaît à son corps défendant que Galilée a raison mais défend le jugement du Saint-Office et l’obéissance au dogme à tout prix (voir Blas de Roblès, 2016, p. 82-83).
32Le respect absolu de l’autorité, qu’elle soit ecclésiastique ou ancienne (comme Aristote), sert à la fois à montrer une forme d’hypocrisie comme dans le cas de Kircher, et à révéler les limites de la scientificité de la démarche des jésuites de fiction. Caspar s’oppose ainsi à Roberto en invoquant la Bible mais la riposte de ce dernier ne se fait pas attendre : « “La Bible ne parle pas de cela.” / “— La Bible ne parle pas non plus de Jupiter, et pourtant vous la regardiez l’autre soir avec votre maudite lunette d’approche.” [“La Bibbia non parla di questo.” / “La Bibbia non parla neppure di Giove, eppure voi lo guardavate l’altra sera col vostro maledetto cannocchiale.”] » (Eco, [1994] 1996, p. 293, trad. p. 314)
33Caspar, comme Kircher, sont des savants qui mettent l’autorité de la Bible avant toute chose et c’est là, clairement, la principale limite de leur méthodologie. Lorsque Roberto conteste la datation à partir du comput des générations bibliques pour calculer les débuts de l’humanité, en se référant à des listes de monarques Chinois, le père Caspar, à court d’argument, s’emporte et parle alors de « koglioneria », traduit par « kouillonnade » (Eco, [1994] 1996, p. 294, trad. p. 315). Tout cela alors même que quelques pages auparavant, Caspar avait rappelé qu’ « il y avait beau temps que les jésuites ne défaisaient plus leurs adversaires avec des arguties scripturaires, mais avec des arguments imbattables fondés sur l’astronomie, sur le sens, sur les raisons mathématiques et physiques [era da gran tempo che i gesuiti non sconfiggevano più i loro avversari con cavilli scritturali, ma con argomenti imbattibili fondati sull’astronomia, sul senso, sulle ragioni matematiche e fisiche] » (Eco, [1994] 1996, p. 282, trad. p. 301-302). La contradiction entre la théorie et la pratique est assez nette chez Caspar.
34Ces jésuites s’entêtent donc à défendre certaines positions contre une vision plus moderne scientifiquement. Perseverare diabolicum aut scientificum ? – serions-nous tentés de dire. En effet, pour Russell, la persévérance et la constance des jésuites sont plutôt vues comme une qualité. Dans tout son roman, il n’y a jamais véritablement de mise en cause des compétences scientifiques des différents jésuites qui apparaissent au fil de la narration ; au contraire, pourrait-on dire. Le chapitre 23 du roman offre une scène assez technique d’apprentissage linguistique où Emilio tente de faire comprendre à Sofia que le ruanja, l’une des langues de Rakhat, possède ce qu’il nomme une « déclinaison visuelle / non visuelle [visual / non-visual declension] » (Russell, 1996, p. 308-309, trad. p. 470-472 ), qui n’a rien à voir avec les concepts d’abstrait et de concret. Cette scène, même si le jésuite est obligé d’expliquer à plusieurs reprises, démontre les capacités à la fois scientifiques et pédagogiques d’Emilio. Dans le roman de Blish, évoqué rapidement au début de cette étude, les compétences de biologiste du personnage principal ne sont pas remises en cause non plus, excepté par un personnage de scientifique, Cleaver, qui doute de la capacité de Ruiz Sanchez à s’abstraire de la théologie. Cela étant, dans la mesure où le personnage de Cleaver est passablement négatif et plutôt malhonnête, son regard sur les compétences du jésuite est à prendre en compte de manière prudente.
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35On peut ainsi constater que les romanciers qui s’appuient le plus explicitement sur des données historiques sont les plus critiques à l’égard de leurs personnages de jésuites scientifiques, alors que les écrivains de science-fiction montrent des personnages qui doutent de leur foi mais dont le caractère scientifique n’est pas remis en cause. Si l’on retrouve un certain nombre de traits traditionnellement associés aux jésuites (goût pour la science, pratique de la casuistique, poids supérieur de l’organisation centrale), l’ironie qui les caractérise ne les cible pas toujours de la même manière. Eco et Blas de Roblès ironisent volontiers sur les personnages de jésuites à un niveau individuel, en frappant le cœur même de leur éthique scientifique, alors que Russell est plus critique à l’égard de la Société de Jésus en tant que telle, et dans sa manière d’agir comme si elle était dépositaire d’une raison d’État. En tout état de cause, l’articulation anti-jésuite du machiavélisme à l’imaginaire du complot constitue un interdiscours pour le moins ténu – voire résolument dépassé.