« Si une tête est coupée, deux autres prendront sa place ! ». Organisations criminelles secrètes et sérialité narrative dans la culture médiatique
1Si l’on suit la généalogie qu’en propose Chloé Chaudet (2019), les fictions « méga-complotistes » ont émergé au début du xixe siècle et n’ont dès lors pas cessé de proliférer. La culture médiatique contemporaine ne fait pas exception : les organisations criminelles secrètes (telles que le SMERSH puis SPECTRE dans la série de romans James Bond, HYDRA dans les comics et films Marvel, la Confrérie du Mal dans les comics DC Comics) sont des composantes courantes des univers fictionnels sériels et franchisés. Mon analyse constituera un pas de côté par rapport à l’une des propositions de Chloé Chaudet, qui met en regard ces fictions avec les « discours complotistes typiques de leur époque » (2019, § 2). Prenons l’exemple d’HYDRA, organisation secrète nazie créée dans les comics Marvel, qui est ensuite reprise dans les films et séries de l’Univers Cinématographique Marvel (MCU). La première apparition d’HYDRA date d’août 1965, dans le numéro 135 de Strange Tales (Marvel Comics, août 1965). Ce numéro marque également la première apparition de son organisation symétrique, le SHIELD1, une agence de renseignement fondée pour lutter contre HYDRA. De façon intéressante, alors qu’au même moment, en pleine guerre froide, d’autres fictions médiatiques se concentrent sur le conflit entre le bloc de l’Ouest et le bloc de l’Est (dans les romans James Bond, SPECTRE est une organisation soviétique), la référence au nazisme privilégiée par Stan Lee et Jack Kirby ne correspond pas tant à une obsession de l’époque qu’à une représentation du Mal qui s’est figée. Qu’il s’agisse des comics ou des films Marvel, les allusions à l’idéologie du Troisième Reich sont d’ailleurs très vagues, HYDRA récupère essentiellement une imagerie2. Dans le même sens, Ian Fleming abandonne peu à peu dans ses romans le SMERSH3, qui était directement inspiré de l’organisation de contre-espionnage soviétique du même nom, pour privilégier à partir des années 1960 SPECTRE, dont les connotations politiques sont plus neutres4. L’imaginaire nazi ou soviétique dont les organisations criminelles sont plus ou moins parées peut donc être conçu comme un prétexte narratif, un accessoire qui habille la « structure axiologique »5 du récit pour la rendre immédiatement reconnaissable, en offrant une contextualisation historique plus ou moins élaborée à un projet de domination mondiale.
2J’étudierai donc le complotisme en tant que mécanisme narratif, et j’envisagerai ce que Richard Hofstadter désigne comme un « style paranoïaque » ([1964] 1966) dans sa dimension fonctionnelle davantage que comme reflet des considérations d’une époque. Pour le formuler autrement, dans la perspective qui est la mienne, je ne m’intéresse pas tant à un « imaginaire anxiogène » (Chaudet, 2019, § 27) qu’à une dynamique narrative anxiogène, dont le but est essentiellement de créer ou de relancer l’intérêt des récepteur·rice·s en multipliant les effets de surprise. En jouant sur les doubles sens des termes « plot » et « intrigue », les organisations criminelles secrètes peuvent être conçues comme une thématisation et une amplification de la dynamique générale de l’intrigue. Je m’intéresserai ensuite à la nature de la relation spectatorielle aux membres de ces organisations fictionnelles en interrogeant la manière dont l’appartenance des personnages à une organisation criminelle secrète structure l’antipathie et la défiance des récepteur·rice·s à leur égard.
Fonctions narratives des organisations criminelles secrètes
3Les organisations criminelles secrètes constituent un dispositif narratif particulièrement adapté à la dynamique sérielle, dans la mesure où elles permettent de déployer un réservoir indéfini d’antagonistes et fournissent une formule narrative renouvelable à merci.
4Par exemple, les films Sherlock Holmes (2009) et Sherlock Holmes : Jeu d’ombres (2011) de Guy Ritchie, qui constituent une variation transfictionnelle6 steampunk des récits de Conan Doyle, vont plus loin dans la logique complotiste que les récits d’origine : l’enquête de Sherlock Holmes vise à remonter un à un les échelons de l’organisation criminelle pour aboutir au cerveau qui la dirige, Moriarty. La dynamique de l’enquête, dont l’enjeu est le dévoilement de l’identité secrète de l’antagoniste principal, se double d’une logique quasi vidéoludique : le héros affronte successivement une multiplication d’adversaires, éliminés un à un, et le récit s’achève sur l’affrontement le plus spectaculaire, avec le Big boss final.
5Dans la série animée Minus et Cortex (Pinky and the Brain, 1995-2000), les stratégies sérielles reposent entièrement sur la dynamique du complot. Chaque épisode est consacré à la mise en œuvre par deux souris de laboratoire d’un nouveau plan de conquête du monde qui échoue invariablement. Le générique s’ouvre sur un court dialogue entre les protagonistes, qui rappelle la formule de la série : « Dis Cortex, qu’est-ce que tu veux faire cette nuit ? La même chose que chaque nuit Minus… Tenter de conquérir le monde ! » Tout l’effet comique vient du fait que l’organisation criminelle est réduite à une version aussi minimaliste que dérisoire : un duo de souris de laboratoire. On pourrait parler de « micro-méga-complotisme » pour décrire ce décalage d’échelle entre le niveau microscopique de l’élaboration du plan et ses ambitions de domination mondiale. Le complot est ici réduit à une pure mécanique narrative, vidée de tout contenu idéologique. Minus et Cortex me parait symptomatique d’une fixation, voire d’une stéréotypie de la dynamique narrative du complot, puisqu’elle suscite des variations parodiques destinées aux enfants, qui sont parfaitement en mesure de saisir l’imaginaire culturel raillé par le dessin animé.
6La série offre ainsi un contraste avec le fonctionnement majoritaire des organisations secrètes dans les fictions médiatiques, dans lesquelles elles se distinguent généralement à l’inverse par leur complexité et par leurs innombrables ramifications. En effet, ces organisations reprennent souvent à leur compte l’imaginaire tentaculaire de la Mafia7 en y ajoutant des traits « méga-complotistes » : les logos de SPECTRE et d’HYDRA reprennent tous deux le motif de la pieuvre – surmontée d’une tête de mort dans le cas d’HYDRA. Le slogan d’HYDRA fait référence à l’Hydre de Lerne mythologique dont elle tire son nom : « si une tête / un membre est coupé [selon les versions], deux autres prendront sa place. »8 Là encore, cette imagerie m’intéresse dans l’usage poétique qui en est fait : elle suppose la capacité à l’auto-régénération de l’organisation, et donc la possibilité de renouveler indéfiniment les antagonistes, ce qui prolonge sans cesse la quête des héro·ïne·s et permet ainsi de relancer l’intérêt des récepteur·rice·s, conformément à la logique de la dynamique narrative sérielle.
7Le fonctionnement rhizomatique des organisations criminelles secrètes permet également de tisser une cohérence entre les différentes séries et épisodes qui composent l’univers. Je vais m’attarder sur l’exemple d’HYDRA dans le MCU. Elle apparaît d’abord dans le premier volet de Captain America (2011), qui se déroule pendant la Seconde Guerre Mondiale, et dans lequel elle est présentée comme l’unité scientifique secrète du Troisième Reich, dirigée par Jonathan Schmidt (Hugo Weaving), surnommé le Crâne Rouge. Le super-soldat Steve Rogers, alias Captain America (Chris Evans), parvient à vaincre le Crâne Rouge et à détruire les bases d’HYDRA. Mais il est contraint de se crasher dans l’Arctique. À la fin du film, il se réveille soixante-dix ans plus tard dans le New York contemporain. La première saison de la série Les Agents du SHIELD (2013-2020) est ensuite diffusée sur ABC en 2013, soit deux ans après la sortie de Captain America: First Avenger. Elle met en scène les aventures d’une équipe d’agents dirigée par Phil Coulson (Clark Gregg), qui lutte contre des envahisseurs extra-terrestres. Le deuxième volet de Captain America, Le Soldat de l’hiver (2014), sort dans les salles américaines le 4 avril 2014, soit dans la semaine qui sépare les épisodes 16 et 17 des Agents du SHIELD. Dans le film, qui lorgne très explicitement du côté du récit d’espionnage, Steve Rogers et Natasha Romanoff (Scarlett Johansson) découvrent qu’HYDRA existe toujours et que ses agents sont infiltrés au sein du SHIELD, jusqu’au plus haut niveau de sa hiérarchie. Le SHIELD s’effondre, ce qui a évidemment une influence immédiate sur l’intrigue des Agents du SHIELD. Ces éléments sont pris en compte dès l’épisode 17, diffusé une semaine après la sortie du film : Coulson et son équipe découvrent que le Projet Centipède, contre lequel ils luttent depuis le début de la saison, dépend en fait d’HYDRA, et que son dirigeant, le « Clairvoyant », est John Garrett (Bill Paxton), qui se faisait passer pour un agent du SHIELD. Mais l’effet de surprise le plus spectaculaire vient de la révélation concernant l’un des personnages principaux, Grant Ward (Brett Dalton), membre de l’équipe de Coulson, qui est en fait à la solde d’HYDRA.
8Ce rebondissement entraîne ce que Jean-Pierre Esquenazi désigne comme une « reformulation » (2014) : avec la réorientation de la quête des protagonistes, qui devient désormais la lutte contre HYDRA, Les Agents du SHIELD passe d’un format sériel, dans lequel les épisodes sont relativement autonomes les uns des autres (sur le modèle dit du « monster of the week »), à un format feuilletonnant. On assiste initialement dans la série à une répercussion locale du complot à grande échelle décrit dans Le Soldat de l’hiver. Chloé Chaudet utilise la notion de « ramification » pour analyser à un niveau formel les phénomènes de circulation géographique qu’implique le complot, en tant que « maillage entre le local et le global » (2019, § 24) ; elle en montre notamment l’intérêt pour des complots transnationaux qui s’ancrent dans des contextes locaux. Ces remarques me paraissent transposables à un niveau fonctionnel : le complot offre le cadre d’une intrigue surplombante qui permet de générer des multitudes de sous-intrigues locales. Cette dimension est d’ailleurs explicitement conceptualisée par les créateurs de la série, ainsi qu’en témoignent ces propos du producteur Jed Whedon :
Puisqu’il s’agit d’une infiltration à une échelle massive, nous voulions la répliquer à une petite échelle, et qu’elle soit vécue comme un véritable coup de poignard personnel. [[S]ince this is an infiltration based on betrayal on a massive scale, we wanted to have it on the small scale, and have it be a really personal dagger to the heart.] (cité dans Wiesselman, 2014, ma traduction)
9De ce point de vue, le motif de la pieuvre peut bien être interprété comme une métaphore méta-narrative. L’un des possibles inconvénients de ce type de narration, qui repose sur le tissage de ramifications entre le récit principal et les récits périphériques, est qu’il peut supposer un calendrier de réception très contraignant : les spectateur·rice·s de la série devaient avoir vu le film dans sa semaine d’ouverture pour respecter l’ordre de visionnage qui permet de saisir les événements sans se faire spoiler l’un ou l’autre (épisode 16, film, épisode 17)…
10Mais on observe dans Les Agents du SHIELD un changement d’échelle à partir de la troisième saison, dans laquelle on apprend qu’HYDRA existe en fait depuis 5 000 ans. Elle était initialement une société secrète dont le but était de faire revenir un Inhumain capable de posséder les humains morts, Hive. Hive est l’antagoniste principal de la saison : il parvient à revenir et à prendre possession du corps de Grant Ward. Ainsi, les scénaristes du MCU ne se privent pas de faire évoluer le canon concernant HYDRA, suivant le modèle des comics. À l’instar d’autres organisations criminelles, HYDRA se caractérise donc par sa plasticité : les références au nazisme sont délaissées dans la série au profit d’éléments lovecraftiens, l’apparence d’Hive, comme le culte qu’il suscite, rappelant nettement Cthulhu. Différents aspects d’HYDRA sont ainsi privilégiés selon les intérêts fictionnels, avec une mise en avant tantôt de la dimension politique du complot (comme dans le deuxième volet de Captain America), tantôt de sa dimension religieuse (dans la troisième saison des Agents du SHIELD).
11L’organisation criminelle permet donc une multiplication non seulement des antagonistes, mais également des sous-organisations. Face à cette prolifération, les fans cherchent à créer des schémas compréhensifs du fonctionnement d’HYDRA, qui rassemblent des éléments épars entre les différents fragments narratifs9.
12Les organisations criminelles secrètes ont donc, avant tout, une fonction intrigante. Mais on peut dépasser cette approche fonctionnelle pour s’intéresser à la nature de la relation spectatorielle aux membres de ces organisations fictionnelles.
Nature de la relation spectatorielle aux membres des organisations criminelles
13Si la question de l’empathie narrative a souvent été abordée – entre autres dans les travaux de Suzanne Keen –, je vais chercher ici à explorer des affects inverses en interrogeant la manière dont l’appartenance des personnages à une organisation criminelle secrète structure l’antipathie et la défiance des récepteur·rice·s à leur égard, dans des contextes dans lesquels la dimension axiologique est particulièrement marquée.
14Suzanne Keen définit l’empathie comme une forme de contagion émotionnelle, qui résulte de processus aussi bien cognitifs qu’affectifs. Elle consiste à ressentir ce que nous pensons être les émotions d’autres personnes et se distingue de la sympathie, qui se caractérise par la sensation d’émotions pour autrui (Keen, 2006, p. 208). Dans le domaine du récit de fiction, l’empathie narrative se laisse difficilement saisir par une approche narratologique dans la mesure où elle dépend d’un grand nombre de variables contextuelles et subjectives et ne semble pas garantie par les techniques narratives utilisées par les auteurs :
L’étude de l’empathie narrative m’a convaincue qu’il n’existe ni une hiérarchie de valeurs inhérente aux techniques narratives, ni un ensemble correct ou prévisible de réactions à ces techniques. La situation est kaléidoscopique. Une théorie du personnage tempéramental ne simplifie pas les choses ; elle valide les expériences variables, fluctuantes et irrégulières que font les lecteurs réels à partir de leur rencontre avec les personnages. (Keen, 2013, p. 222)
15Elle montre ainsi que l’empathie narrative (ou plus exactement l’empathie narrative fictionnelle) n’est pas nécessairement suscitée par la complexité ou la profondeur psychologique du personnage (Keen, 2006, p. 218). Le niveau mimétique semble selon elle plus déterminant que le niveau poétique : les réactions d’empathie sont davantage liées aux actions des personnages plutôt qu’à des techniques narratives telles que l’usage de la première personne, le monologue intérieur, etc. Ce serait dès lors la piste ontologique, qui envisage les personnages comme des quasi-personnes, qui serait la plus à même de permettre de comprendre le lien affectif qui nous unit aux personnages.
16On peut émettre l’hypothèse que ses conclusions seraient symétriques en ce qui concerne l’antipathie : il est dès lors possible de faire l’inventaire de stratégies narratives communément employées pour susciter l’antipathie vis-à-vis des personnages, mais, à nouveau, sans assurance que celles-ci soient efficaces. Il me semble que la structure axiologique des fictions complotistes peut justement être envisagée comme une stratégie permettant de réduire la diversité des réactions émotionnelles des récepteur·rice·s face aux antagonistes. Ainsi, à mon sens, l’affiliation des organisations secrètes à des régimes honnis (nazisme, stalinisme) ne vise pas tant à dénoncer les régimes en question qu’à mettre les récepteur·rice·s dans une situation d’obligation morale, celle de détester par défaut les personnages qui y appartiennent. Dans le cas d’HYDRA, le recours à l’imagerie et aux éléments de langage nazis (« Hail HYDRA ») vise à provoquer un réflexe émotionnel quasi-pavlovien de rejet.
17Dans le même sens, les scénaristes recourent souvent à des stratégies de déshumanisation des personnages appartenant aux organisations criminelles. Très classiquement, les membres des sociétés secrètes se caractérisent souvent par une laideur, une difformité physique ou une monstruosité qui reflète leur monstruosité morale. Le fait de montrer des populations fictionnelles indifférenciées et uniformisées sur le modèle des régimes militaires fascistes limite également grandement les possibilités de projection empathique des spectateur·rice·s, voire permet de susciter une aversion immédiate, ce qui offre par contraste une justification du combat des héro·ïne·s, facilitant l’empathie à leur égard. On peut ainsi évoquer les diverses armées d’HYDRA dans les films et les comics10. L’exemple de Star Wars me semble également révélateur, quand bien même les antagonistes n’appartiennent pas à une organisation secrète11. À l’inverse, l’individualisation des personnages vise à susciter l’empathie, comme en témoignent les étapes de l’humanisation progressive de Finn (John Boyega) dans Le Réveil de la Force : d’abord lorsqu’il accompagne l’agonie d’un autre Stormtrooper, puis lorsqu’il enlève son casque, enfin lorsque Poe Dameron (Oscar Isaac) lui donne un nom à la place de son numéro de matricule, ce qui marque son passage dans le camp des protagonistes.
18Mais certains membres des organisations secrètes échappent à ces stratégies de déshumanisation : il s’agit notamment des personnages ambigus, qui passent d’un camp à l’autre, les fictions complotistes offrant souvent leur lot de trahisons. Je vais m’intéresser à la réception d’un personnage en particulier, que j’ai évoqué plus haut, celui de Grant Ward. Il était établi dès la conception de la première saison des Agents du SHIELD qu’un des protagonistes serait un traître, afin de relier la série à l’intrigue du Soldat de l’hiver. Il est intéressant de relever que, d’après un témoignage du scénariste Jeph Loeb12, les dirigeants d’ABC ne voulaient pas que ce soit Grant Ward, parce qu’ils considéraient qu’il était « trop beau » pour que sa traîtrise soit acceptée par le public. Ils auraient préféré une trahison de Jenna Simmons (Elizabeth Henstridge), ce qui aurait constitué selon eux un retournement plus spectaculaire parce que le personnage était « tellement gentil », mais les scénaristes ont choisi de s’en tenir à leur décision. Jusqu’à la fin de l’épisode 17, les stratégies narratives visaient à créer un attachement envers Ward et à écarter toute forme de soupçon à son encontre, afin d’éviter que le retournement de situation soit prévisible. Il était présenté comme un personnage fiable, prêt à se sacrifier pour son équipe, et les épisodes mettaient en scène ses sentiments naissants envers une des héroïnes, Skye (Chloe Bennet), ce qui laissait présager une relation amoureuse que les fans n’ont pas manqué de « shipper13 ».
19L’appartenance de Grant à HYDRA est révélée à la fin de l’épisode 17, intitulé « Turn, turn, turn » et diffusé le 8 avril 2014, dans une scène au sein de laquelle il exécute non pas le traître, John Garrett, mais ses collègues du SHIELD. La scène provoque un choc particulièrement fort : d’une part, parce qu’elle a été précédée par le baiser entre Ward et Skye que les fans attendaient impatiemment ; d’autre part parce que les spectateur·rice·s étaient incité·e·s à croire que c’était une autre membre de l’équipe de Coulson, Melinda May (Ming-Na Wen), qui était un agent double. L’effet de surprise débouche dès lors sur ce que Meir Sternberg désigne comme une « dynamique de récognition » (1992) : les spectateur·rice·s sont amené·e·s à reconsidérer leurs précédentes interprétations.
20L’épisode a été très bien évalué sur IMDb, il fait partie des épisodes les mieux notés de la série avec une moyenne de 9,2/1014. Parmi les arguments avancés par les spectateur·rice·s qui ont posté une évaluation, ce sont en particulier la qualité du twist et les liens avec Le Soldat de l’hiver qui ont été mis en avant. L’attachement envers le personnage de Grant semble être secondaire dans ces évaluations : le « choc » provoqué par la révélation de sa trahison est davantage lié au fait que les spectateur·rice·s n’avaient pas anticipé un tel retournement. Les commentaires signalent plutôt une distance affective vis-à-vis du personnage : le twist est apprécié parce qu’il donne du relief psychologique et une fonction narrative à un personnage considéré comme fade, qui devient dès lors « intéressant » :
L’autre rebondissement est que... Ward est membre d’Hydra ! Cela change complètement la donne car il n’y avait pratiquement aucun indice qui laissait penser qu’il n’était pas loyal envers le Shield. Son personnage est tellement plus intéressant maintenant, comparé au super espion quelconque. Je vais adorer voir ce qui va lui arriver à partir de maintenant. [The other twist is that...Ward is Hydra! This is a complete gamechanger as there was practically no clue that he wasn’t loyal to Shield. His character is so much more interesting now, compared to the plain super spy. I am going to love to see what is going to happen with him from now.] (jhudson-11704, IMDb, 2017)
Ils ont fait de Grant Ward un agent d’HYDRA plutôt qu’un véritable agent du SHIELD, ce qui le rend plus intéressant. [They showed Grant Ward as a HYDRA agent rather than a true SHIELD agent, which makes Ward more interesting.] (cwf97, IMDb, 2014)15
21À l’inverse, un spectateur déplore le manque de réalisme psychologique de l’épisode, et reproche aux scénaristes d’avoir privilégié l’effet de choc au détriment de la vraisemblance :
En ce qui concerne Ward, sa trahison a été un grand choc. Cependant, elle est tellement peu cohérente avec son caractère jusqu’à présent qu’elle a fait perdre à l’histoire tout son réalisme. Ça donne l’impression que les scénaristes n’avaient pas du tout prévu cela, et qu’ils ont décidé juste avant l’épisode qu’ils avaient besoin d’un traître dans l’équipe de Coulson et que ça ne pouvait pas être May à cause du féminisme ou autre. Je veux dire, Ward est le gars qui a toujours fourni un effort supplémentaire pour aider l’équipe. Ce n’est pas comme s’il avait besoin de gagner leur confiance À CE POINT. Il a toujours été un agent respectable du Shield et personne n’avait de raison de le suspecter. [When it comes to Ward, his betrayal was a big shock. However, it was so incongruent with his character up to that point that it shattered the realism of the story. It felt like the writers had not planned this at all, they just decided right before the episode that they need a traitor from Coulson’s team and it can’t be May because feminism or whatever. I mean, Ward is the guy who always went the extra mile to help the team. It’s not like he needed to earn their trust THAT BADLY. He had always been a respectable Shield agent and no one had any reason to suspect him.] (kalat-27974, IMDb, 2016)16
22Les évaluations intègrent donc des critères d’interprétation poétiques aussi bien que mimétiques, et la révélation concernant Grant est analysée en regard de la progression narrative de la série dans son ensemble, davantage qu’en fonction de la relation des spectateur·rice·s avec le personnage.
23Il en va tout autrement sur Twitter : les spectateur·rice·s n’y publient pas des évaluations argumentées, mais des réactions à chaud, souvent marquées par l’expression d’affects :
Ok je refuse de croire que Ward fait partie d’Hydra. JE REFUSE, JE REFUSE !!!! Il s’est fait laver le cerveau… j’ai besoin de #skyeward #AgentsofSHIELD. [Okay I won’t believe Ward is apart of Hydra… I WONT, I WONT!!!! He’s Been brainwashed… something I need #skyeward #AgentsofSHIELD.] (Kimberly@candypie22, Twitter, 2014)
Est-ce que c’est possible que ward ait infiltré hydra juste en tant qu’agent du shield pour préparer une attaque de l’intérieur ??? Je veux plus de moment avec ward et skye :( [Can agent ward be in hydra just to be an agent of shield planning an attack from the inside??? I want more ward/skye moment :(] (Louise Bea Frances@loubalou121, Twitter, 2014)
L’agent Ward fait partie d’Hydra je le savais cet enfoiré. Je le déteste depuis le premier épisode le mec a une tête de connard. [Agent Ward is Hydra I knew it that fuckin cunt. Hated since the first episode dude just looks like a douche.] (Ta’ze@GodQuantaze, Twitter, 2014)17
24Le twist n’y est pas tant envisagé dans ses conséquences narratives que comme une reconfiguration de la relation au personnage. Il provoque la satisfaction des spectateur·rice·s qui n’appréciaient pas Grant, et l’incrédulité de celles et ceux qui lui étaient attaché·e·s. Ces dernier·ère·s expriment parfois l’espoir d’un nouveau rebondissement qui annulerait le précédent, et remettrait Grant dans le camp des protagonistes. Si l’empathie envers les personnages n’est pas nécessaire pour produire un effet de surprise, elle l’est en revanche pour que celui-ci se convertisse en effet de choc, en « coup de poignard », pour reprendre l’expression de Jed Whedon (cité dans Wieselman, 2014).
25Chez les fans du personnage, l’empathie a persisté, voire s’est renforcée après la révélation de sa trahison, qui a entraîné la création d’un groupe nommé les « Ward Warriors », ainsi que de nombreuses publications sur les réseaux sociaux accompagnées du hashtag « StandWithWard ». Ce groupe fonctionnait suivant des mécanismes faniques bien identifiés par Henry Jenkins ([2006] 2013) ou Richard Saint-Gelais (2011) entre autres : la déception causée par le déroulement de la série a poussé ses membres à tenter de faire pression sur les réseaux pour obtenir un « arc de rédemption » pour le personnage – ce qui a d’ailleurs pu provoquer de vifs débats parmi les spectateur·rice·s, notamment sur la plateforme de micro-bloggage Tumblr. L’ampleur du phénomène a incité les scénaristes à inclure un hommage aux fans dans la série : dans l’épisode 21 de la saison 2, sa compagne prononce la phrase suivante : « [P]eu importe ce qu’il fait, je serai toujours du côté de Ward. [[N]o matter what he does, I will always stand with Ward] » (ma traduction). Cette persistance de l’empathie envers un personnage quelles que soient ses exactions peut s’expliquer par la nature sérielle du lien avec les personnages. Sabine Chalvon-Demersay relève ainsi les conséquences passionnelles d’un lien sur le long terme avec des héros de séries télévisées :
Le fait que le personnage de série ne provienne pas d’une recombinaison d’un matériau imaginaire individuel préexistant, que le référent soit si stable, si dru, si partagé, contribue à l’objectiver. Cette externalité transforme le lien entretenu avec lui, celui-ci devenant clairement une relation avec un autrui doté d’une altérité résistante et non un simple support de projections imaginaires. Ces éléments conduisent à réenvisager le type de lien que génère sa fréquentation, et notamment à juger trop partielle la notion psychologique d’identification. Il serait en effet plus exact, en tout cas moins inexact, de décrire ce lien comme une relation avec un autrui, une personne, une quasi-personne pourrait-on dire si le terme n’existait pas dans une autre acception, que comme une simple expansion de soi-même. C’est bien parce que l’on éprouve à leur égard une gamme de sentiments contrastés (de l’amour, de la colère, de l’amitié, de l’estime, etc.), dont l’identification au sens strict ne couvre qu’une petite surface, que l’on peut partir sur une piste ontologique. (Chalvon-Demersay, 2012, p. 41)
26En l’occurrence, les scénaristes ont également cherché à donner de la complexité à Grant, à mettre en avant ses souffrances personnelles, ce qui offre un terrain à la projection empathique. Je pense qu’il ne faut pas non plus sous-estimer un autre facteur qui a contribué à la mise en place d’un fandom d’un personnage d’antagoniste affilié à une organisation proto-nazie : l’attirance pour l’acteur, Brett Dalton. Par exemple, le compte Twitter Grant Ward Warriors18 se fait ainsi très largement le relais des annonces promotionnelles du compte officiel de Dalton. Même si les fans ne confondent pas l’acteur et le personnage, il y a une porosité des sentiments qu’iels portent aux deux.
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27Il faut donc faire preuve de prudence avant de mettre en regard la structure axiologique complotiste de certaines fictions médiatiques avec des situations politiques dont elles sont contemporaines – ce qui reviendrait à appliquer une théorie du reflet un peu simpliste : dans le contexte de la culture médiatique, les reconfigurations fictionnelles du complot, vidées de leur substance idéologique, obéissent d’abord à un enjeu fonctionnel, celui d’une efficacité narrative de l’intrigue. L’analyse du fonctionnement des organisations criminelles secrètes dans la culture médiatique peut avant tout permettre d’aider à penser l’articulation entre mise en intrigue et personnage, et donc l’articulation entre une approche fonctionnelle et une approche ontologique pour comprendre les affects complexes qui sont provoqués par la réception des récits fictionnels.