Colloques en ligne

Alice Jacquelin

Quand les dirigeants conspirent… Complot et capitalisme dans les séries criminelles françaises de Pierre Lemaître (2020) et Nicolas Mathieu (2018)

When Leaders Conspire… Conspiracy and Capitalism in Crime French Series by Pierre Lemaître (2020) and Nicolas Mathieu (2018)

1Les deux mini séries criminelles françaises Aux animaux la guerre (Tasma, Mathieu, 2018) et Dérapages (Doueiri, Lemaître, 2020) diffusées respectivement sur France 3 et sur Arte relèvent toutes les deux de fictions du travail, et sont toutes les deux inscrites dans l’ère contemporaine, capitaliste et post-industrielle. La série Aux animaux la guerre suit la trajectoire criminelle du personnage de Martel (joué par Roschdy Zem), représentant du personnel dans une usine des Vosges, Vélocia, visée par un plan social. La série Dérapages relate la descente aux enfers d’un cadre au chômage, Alain Delambre (incarné par Éric Cantona), pris au piège de la stratégie de recrutement malsaine d’une multinationale de l’aéronautique, Exxya. Ces deux fictions télévisuelles en six épisodes proposent, en prime time et sur des chaînes publiques, des intrigues qui reposent sur la logique de la dissimulation et de la conspiration. Elles relaient donc un discours du soupçon généralisé et entrent ainsi dans la catégorie des fictions du complot, tout en infléchissant le sens habituellement donné à cette expression et en étant distinctes d’une forme de « complotisme »1.

2En effet, les comploteurs ne sont pas ici représentés comme des membres de sociétés occultes révolutionnaires ou de méga-complots maçonniques transnationaux mais sont incarnés par les dirigeants de sociétés cotées ou les managers d’entreprises transnationales, la meilleure incarnation en étant le personnage d’Alexandre Dorfmann, patron cruel et machiavélique d’Exxya, finement interprété par Alex Lutz dans Dérapages. Pour autant, si l’on définit, à la suite de Chloé Chaudet, le complot comme « un dessein secret concerté entre plusieurs individus, ayant pour cible un personnage public, une institution, voire toute une société ou une population, et s’inscrivant dans une volonté de domination » (Chaudet, 2018), ces fictions télévisuelles représentent effectivement les tractations secrètes des actionnaires de grandes entreprises, conspirant dans le but de fermer des usines et de nuire aux ouvriers en élaborant des plans sociaux dissimulés. Les « populations fictives » (Lavocat, 2020) constituées de cadres supérieurs et des dirigeants de ces multinationales complotent ici au détriment des travailleurs. Ils constituent dans ces fictions du travail le pendant institutionnel des criminels de romans d’espionnage.

3Dérapages et Aux animaux la guerre sont des fictions criminelles adaptées de deux romans policiers : la série Dérapages est tirée du roman de Pierre Lemaître, Cadres noirs (2010) et la série Aux animaux la guerre l’est du roman du même nom de Nicolas Mathieu (2014). Ces deux auteurs ayant également participé à l’écriture scénaristique des deux séries, ils peuvent en assumer l’auctorialité. La « forme complot », qui est intrinsèquement liée au développement du genre du roman policier comme le remarque Luc Boltanski2, procède comme lui d’une logique du dévoilement. Dans nos fictions télévisuelles, il s’agit de faire la lumière sur les manigances à l’œuvre de la classe dirigeante et de dénoncer, du même coup, un ordre social défaillant. Dès lors, comment expliquer que la « forme complot » tant décriée puisse servir une critique acerbe de la société capitaliste ? Par quels ressorts le retournement narratif et axiologique selon lequel le complot devient un outil légitime de dévoilement est-il rendu possible ? Nous verrons d’abord comment ces deux séries télévisuelles représentent un méga-complot capitaliste, puis comment ces représentations divergent des représentations traditionnelles de la conspiration et enfin comment l’utilisation de la forme complot au sein de fictions criminelles médiatiques sert une portée argumentative voire militante.

Figures de dirigeants de grandes entreprises en « méga-comploteurs »3 (Chaudet, 2021)

4Ces deux séries se concentrent sur deux personnages masculins sur la sellette : Alain Delambre, ancien DRH au chômage longue durée dans Dérapages et Martel, un ouvrier représentant du Comité d’entreprise de Vélocia dans Aux animaux la guerre. Ces fictions se situent donc d’emblée du côté de travailleurs, en entreprise pour l’un et à l’usine pour l’autre. Les deux hommes, acculés par des difficultés financières, s’impliquent dans deux projets criminels d’enlèvement et de séquestration : Delambre prend en otage la direction et des cadres d’Exxya tandis que Martel kidnappe une prostituée, Victoria, pour faire chanter ses souteneurs. Ces deux personnages principaux – dont l’un est même le narrateur du récit dans le cas de Dérapages –, sont des criminels et des anti-héros. Cette non-fiabilité et cette mise à distance morale des personnages principaux pourraient aller dans le sens de l’analyse de Stéphane Ledien pour qui le roman noir contemporain – et par extension les fictions criminelles – serait essentiellement « nihiliste » (Ledien, 2020)4. Cependant, les crimes de ces deux personnages sont immédiatement mis en perspective par la nécessité économique qu’ils subissent : Delambre et Martel, tout antipathiques qu’ils sont, sont dépeints comme des victimes tentant de s’en sortir face à une immense violence sociale exercée par la direction des deux entreprises sur leurs employés – ou futur employé dans le cas de Delambre. Inscrites dans la tradition du roman noir, ces fictions criminelles dépeignent une violence qui « n’est plus avant tout criminelle et individuelle, ni exceptionnelle, comme dans le roman d’espionnage » mais une violence « institutionnelle » et systémique « à laquelle s’oppose l’insignifiante mini-violence des laissés-pour-compte », comme l’écrit le critique marxiste Ernest Mandel (1986, p. 167).

5Dérapages et Aux animaux la guerre se situent dans un contexte de plans sociaux et de licenciements massifs au sein des usines : l’usine Vélocia dans les Vosges d’Aux animaux la guerre est en instance de fermeture, prévoyant le licenciement de tous les ouvriers, et le patron d’Exxya prépare un plan social impliquant le départ de 1250 salariés à l’usine de Beauvais dans Dérapages. Le cynisme des décideurs est montré de deux manières différentes dans les deux séries télévisées. Dans Aux animaux la guerre, les décisions se prennent dans des arrière-salles, dans des bureaux cachés. La direction est très peu représentée. Nicolas Mathieu remarque d’ailleurs que cette démographie mystérieuse, incarnée par les dirigeants de l’ombre, constitue le point aveugle de sa fresque sociale : « D’ailleurs, dans Aux animaux, il manque le point de vue du management et de la direction de l’usine que j’aurais dû intégrer » (Jacquelin, 2023, § 21). D’après Mathieu, le rôle de l’écrivain est de rendre compte de tous les points de vue du drame social à l’œuvre mais, significativement, il s’est d’abord placé du point de vue des ouvriers, de Martel et ses camarades. Mathieu rectifie le tir dans ses romans suivants : si son roman Leurs enfants après eux (2018), lauréat du prix Goncourt, s’intéresse davantage au point de vue des adolescents, déjà présenté en filigrane dans Aux animaux la guerre, son dernier roman Connemara (2022) remplit effectivement la mission qu’il s’était donnée en analysant le parcours d’Hélène, consultante en politiques publiques dans un cabinet d’expertise. Mathieu y décrit notamment les manigances des dirigeants de la région Grand Est au moment de la restructuration administrative et les plans d’économie d’échelle – de masse salariale principalement – élaborés par Hélène et les collègues de son cabinet, moyennant des rémunérations faramineuses. Dans Dérapages, adapté pour rappel du roman Cadres noirs de Pierre Lemaître, la direction est beaucoup plus incarnée : le patron d’Exxya, Alexandre Dorfmann, incarne le cynisme et la lucidité totale des dirigeants de grandes entreprises. Il est pleinement conscient de la violence sociale qu’il inflige à ses employés, qu’il nomme d’ailleurs « la vraie violence » (E02, 23’).

6Dorfmann, malgré sa posture de grand méchant comploteur, n’est qu’un rouage dans la machine capitaliste au service des actionnaires d’Exxya. Les deux séries mettent d’ailleurs en scène tous les relais de la violence économique et notamment le chaînon intermédiaire des sous-fifres et des contremaîtres. Dans Dérapages, ces avatars sont nombreux : le contremaître Mehmet, l’huissier de justice, le beau-frère banquier ou encore le chasseur de tête d’Exxya participent tous à faire chuter Delambre dans sa détermination à retrouver un travail décent. Ils constituent une population fictionnelle secondaire de cadres qui relaient les structures de domination car, dans ces fictions noires, la « violence n’est pas seulement institutionnelle, elle est aussi inhérente à l’idéologie capitaliste qui privilégie avant tout le profit et conçoit donc l’individu comme un simple rouage dans cette mécanique de production » (Desnain, 2015). Visuellement, cette population de cols blancs est représentée par des personnages secondaires ou en arrière-plan : par exemple des figurants en costumes-cravates arpentant les couloirs d’Exxya lorsqu’Alain Delambre vient passer ses épreuves de recrutement. Cette population est à la fois omniprésente et jamais véritablement caractérisée dans Dérapages. Elle est bien moins visible dans Aux animaux la guerre. Seule la DRH, qui fait le lien entre la direction et les ouvriers, peut entrer dans la catégorie des fameux « cadres noirs » : coiffée d’un chignon tiré au cordeau et vêtue d’un costume qui la distingue des bleus de travail des ouvriers, elle détonne dans ce monde masculin et prolétaire. Ces populations fictionnelles sont là pour répondre en partie à l’inquiétude qui sous-tend ces fictions criminelles contemporaines : « Où se trouve réellement le pouvoir et qui le détient, en réalité ? Les autorités étatiques, qui sont censées en assumer la charge, ou d’autres instances, agissant dans l’ombre, banquiers, anarchistes, sociétés secrètes, classe dominante, etc. ? » (Boltanski, 2012, p.15). Ces fictions télévisuelles, par l’inscription dans le genre noir et par l’usage de la forme complot, mettent au jour le méga-complot « par le haut »5 qui organise la société : la conspiration d’un petit groupe, la classe dirigeante, qui complote dans le secret des bureaux pour asseoir sa domination sur la classe ouvrière dans un contexte de guerre sociale généralisée.

Transparence et dissimulation en contexte de guerre sociale

7Ce qui différencie sans doute la représentation du complot capitaliste, tel qu’il est montré dans Dérapages et Aux animaux la guerre, des représentations traditionnelles du complot, concerne tout ce qui relève des « figures du secret et de la dissimulation » (Chaudet, 2021). En effet, les sociétés anonymes et entreprises cotées comme Exxya et Vélocia ne peuvent pas être associées à des organisations occultes qui conspireraient dans des lieux cachés, comme c’était le cas dans les représentations de conjurations au xixe siècle. Au contraire d’ailleurs, les conseils d’administration fomentent leurs plans sociaux bien installés dans d’imposants buildings au cœur des mégalopoles. L’espace est immaculé et lumineux : la criminalité en col blanc se dissimule sous les apparences de la transparence. C’est particulièrement évident dans Dérapages : le bureau d’Alexandre Dorfmann se situe au dernier étage de la tour Exxya, entièrement vitrée et offerte aux regards scrutateurs. Alexandre Dorfmann et son conseiller en communication n’y élaborent pas moins le plan de recrutement d’un nouveau DRH qui prend la forme d’une épreuve inhumaine, proche du bizutage et de la torture psychologique6, et auquel participe Alain Delambre. Cachotterie supplémentaire, ce DRH aura pour mission de nommer le cadre qui jouera le rôle de fusible au moment du plan social de l’usine de Beauvais. Le cynisme de la machination du patron d’Exxya n’a d’égal que la violence de la réponse d’Alain Delambre, qui décide de partir armé (littéralement et métaphoriquement) dans cette croisade pour l’emploi, dans un contexte de guerre qui ne dit pas son nom. Les protagonistes prolétaires n’en ont pas moins parfaitement conscience. Delambre s’insurge contre cette guerre des pauvres : « C’est une guerre entre tous ceux qui cherchent du travail. Les vainqueurs survivent et les autres crèvent » (E02, 13’). La guerre à l’œuvre ici, ce n’est pas la guerre froide, toile de fond du roman d’espionnage des années 1950-1960, mais bien la guerre sociale où l’accès à l’information devient un enjeu de pouvoir primordial.

8La dissimulation ne se joue pas au niveau superficiel du visible, mais en sous-main, dans la rétention d’information et dans les non-dits. Dès l’épisode 2 de Dérapages, Delambre mène l’enquête sur les cadres d’Exxya, potentiels concurrents à l’embauche. Le personnage de Charles, ami et collègue d’Alain Delambre, joué par Gustave Kervern, fait figure d’un Lisbeth Salander clochardisant. Hackeur de génie, il permet à Delambre d’accéder à tous les dossiers confidentiels des cadres d’Exxya : « Le meilleur, ça ne sera pas le plus diplômé, ce sera le mieux informé », explique-t-il (E01, 48’). Cette logique de la dissimulation et de la chasse à l’information rappelle la tradition du roman d’espionnage dans l’ère numérique. Comme l’explique Aurélie Ledoux, « la complexité d’une politique mondialisée est en soi source d’opacité, surtout lorsque la communication se taille la part belle de l’art politique » (2015, p. 9). Elle ajoute que « l’ignorance à laquelle est confronté l’individu moderne résulte moins d’une privation de connaissances que de l’accès à des connaissances partielles dont il ne peut tirer un savoir satisfaisant et qui le renvoient en dernier ressort à son impuissance politique »7. Si je souscris aux effets identifiés par Ledoux sur l’opacité des informations et le sentiment d’impuissance politique, mon analyse des conséquences diverge. Pour Ledoux, les causes identifiées ne peuvent déboucher que sur une « interprétation complotiste [qui] a l’avantage de fournir une explication globale et intentionnelle à une réalité politique de plus en plus complexe du fait de sa mondialisation ». Cependant, dans les deux fictions télévisuelles qui nous occupent, si l’interprétation de la criminalité est effectivement intentionnelle – Dorfmann chez Exxya et la direction de Vélocia fomentent des plans sociaux prémédités –, elle n’est cependant pas simpliste puisqu’elle dévoile tous les rouages au travers desquels s’exerce la violence sociale.

9L’esthétique de la transparence vitrée de Dérapages diffère de celle du caché et du dérobé dans Aux animaux la guerre. Les agissements de la direction confinent au complot par des actions concertées et dissimulées. Dans l’épisode 2, les intentions de cette dernière sont interprétées comme opaques et malveillantes par les ouvriers : « la direction veut me balader, je le sens » (E05, 18’) dit Martel, le représentant du CE. Cette intuition s’avère fondée puisque, quelques nuits plus tard, une machine disparaît de l’usine, retirée secrètement pendant la nuit pour tromper la vigilance des ouvriers. Le rapport de force se durcit face à ce que les ouvriers ressentent comme une spoliation et une trahison. Les réunions de la direction ne sont jamais représentées, ou alors en hors-champ : une nuit, la caméra filme de loin quelques têtes réunies dans un bureau, derrière une fenêtre faiblement éclairée (E05, 45’). La caméra pourrait s’approcher pour révéler les visages à travers la vitre, mais il n’en est rien : le regard reste à distance comme si l’accès au secret des bureaux lui était dénié. Le moment crucial de signature du plan social est lui aussi dérobé au regard, coupé par une ellipse temporelle qui donne seulement à voir les ouvriers sortant des bureaux de la direction, accompagnés de la DRH. Un ouvrier déclare alors : « La guerre est finie », ce à quoi la DRH répond : « Arrêtez, c’était pas la guerre quand même », et l’ouvrier de conclure : « Bien sûr que si, et on l’a encore perdue » (E06, 40’). Au contraire d’un Alexandre Dorfmann très lucide, les instances de la direction de Vélocia sous-estiment donc la situation de lutte des classes qui se joue ici localement. Si les criminels de ces fictions noires sont bien incarnés par Delambre et Martel, tout concourt cependant à nous indiquer que la vraie criminalité est ailleurs : du côté des dirigeants qui tirent les ficelles et des patrons qui organisent le démantèlement de la classe ouvrière. Cette critique sociale et anticapitaliste hérite de la tradition du néo-polar des années 1970 et 1980, dont Pierre Lemaître et Nicolas Mathieu se font les relais.

Conspirationnisme « de gauche » ou critique engagée ?

10Les deux séries télévisées Aux animaux la guerre et Dérapages proposent donc, en prime time et sur des chaînes publiques – comme énoncé précédemment – , deux versions d’un méga-complot capitaliste et mondialisé. Ces représentations télévisuelles sont originales parce qu’elles offrent une lecture non délirante et non réactionnaire d’une vaste machination systémique à grande échelle. Sommes-nous au sein de ce qu’Aurélie Ledoux qualifie d’un conspirationnisme « “de gauche” ou anarchiste, qui procède d’une méfiance toute moderne vis-à-vis du pouvoir et de ses représentations, [et qui] résulte plutôt d’une méfiance à l’égard des images et de leur usage médiatique » (2015, p. 10) ? Si Lemaître est plus âgé et entré depuis plus longtemps dans la carrière littéraire, les deux auteurs ont des trajectoires similaires. Tous deux ont écrit des romans policiers mais ont été lauréats du prix Goncourt pour leurs romans publiés dans des collections de littérature générale : le roman historique de Pierre Lemaître Au revoir là-haut primé en 2013 et le roman sociologique de Nicolas Mathieu Leurs enfants après eux primé en 2018. Ces trajectoires sont pertinentes car elles permettent en partie d’expliquer la confiance accordée par les chaînes publiques à ces deux auteurs. On remarque cependant que les chaînes ont choisi d’adapter leurs romans noirs et non leurs romans généralistes, la fiction criminelle se prêtant peut-être davantage à l’adaptation sérielle. La légitimité dont jouissent Lemaître et Mathieu, leur présence sur la scène médiatique8 ainsi que leur posture d’intellectuels de gauche expliquent sans doute la réticence de leurs contemporains à les taxer de « complotistes » quand bien même ils utilisent la forme complot pour dévoiler et dénoncer les déviances du capitalisme. Stéphane Ledien analyse le « discours de transgression » porté par les romans noirs français contemporains comme un héritage du néo-polar mais dans une veine plus « nihiliste » et moins « morale » (Ledien, 2020, § 3).

11La forme complot et la critique politique radicale, que l’on trouve chez Lemaître et Mathieu, sont donc en fait un héritage de la tradition du néo-polar des années 1970-19809. Nicolas Mathieu revendique en partie ce patronage littéraire : « Je suis un indécrottable lecteur de Manchette et de ses Chroniques, j’ai aussi écrit un roman noir pour des questions politiques », précise-t-il (Jacquelin, 2023, § 9). Lison Fleury et Philippe Corcuff, politologue et commentateur du roman noir, remarquent la prégnance de « la logique du complot » au cœur des romans de néo-polar :

Selon cette logique, on donne une double priorité dans les schémas implicites d’explication des désordres du monde : au caché et à l’intentionnel. Ainsi les coups tordus y sont souvent le résultat de connivences cachées entre des policiers, des hommes politiques, des patrons, des truands et/ou l’extrême droite. […] On a là une figure finalement rassurante : une fois dévoilés les mensonges et les manipulations dissimulées, le sens de la vie sociale et politique devient limpide. (Corcuff et Fleury, 2021, p. 31)

12Là où Corcuff et Fleury voient dans cette forme complot une lecture paranoïaque de l’organisation sociale, d’autres comme Stéphane Ledien y lisent une « méfiance radicale » (Ledien, 2020) ou comme Véronique Desnain un « questionnement identitaire et épistémologique irrésoluble » (Desnain, 2014, § 11). J’ai tendance à interpréter ces fictions criminelles, romanesques et sérielles non pas comme des lectures paranoïaques ni comme des visions nihilistes du monde social, mais davantage comme des œuvres engagées et délibérément à charge. Chez Lemaître et Mathieu, la forme complot sert une visée argumentative pour déboulonner, les uns après les autres, les rouages d’un système capitaliste à bout de souffle. Ces fictions du travail relèvent donc d’une fonction tant politique qu’éthique qui vise à dénoncer l’influence de ces sociétés puissantes et supranationales que constituent les grandes entreprises. Par la représentation des trafics d’influence, de l’entre-soi, des codes d’honneur et des méthodes dignes du grand banditisme des sociétés cotées (Dérapages) et des directions de plans sociaux (Aux animaux la guerre), ces récits représentent le capitalisme comme une organisation mafieuse, avec des logiques d’omertà et d’intimidation collective. En ce sens, je me range aux côtés de Véronique Desnain qui lit les héritiers du néo-polar comme produisant du « roman policier engagé » et qui proposent de « mettre en lumière les dysfonctionnements de la société, tels qu’ils sont perçus au prisme de leurs propres positionnements idéologiques » en dévoilant les ressorts de « la corruption systémique » (Desnain, 2014, § 5). Les fictions de Pierre Lemaître et Nicolas Mathieu se situent dans le droit fil de cette analyse de Desnain à propos des héritiers directs du néo-polar.

13Pierre Lemaître et Nicolas Mathieu sont-ils pour autant des auteurs engagés ? Lucie Amir, analysant la scène du polar contemporain, conclut à « un grand dégagement » (Amir, 2021) des auteurs français actuels de romans noirs, qui mettent volontiers à distance les postures militantes et « enchantées » de la génération néo-polar. Elle observe à cet égard trois manifestations du « dégagement » : d’abord, les objections directes formulées par les auteurs contemporains de polar à l’encontre d’un roman militant et politisé, mais aussi la mise en retrait de la scène médiatique des auteurs actuels par rapport à la génération précédente, et enfin des reconfigurations dans des formes individualistes et thérapeutiques de l’écriture. Or, les exemples que nous venons d’étudier semblent contrevenir à cette idée d’un grand « dégagement » politique. Si les postures politiques et médiatiques de Pierre Lemaître et de Nicolas Mathieu divergent10, en revanche leurs démarches littéraires et télévisuelles participent d’une même dynamique de dévoilement des rouages du système capitaliste et d’une lecture sociologique du monde du travail. Dès lors, c’est peut-être dans les œuvres des auteurs de fictions criminelles contemporains qu’il faut lire une forme d’engagement politique, davantage que dans des déclarations ou des postures qui ne reflètent pas nécessairement la dimension éthique ou éminemment « morale », au sens manchettien, des fictions noires contemporaines.

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14J’ai démontré comment deux auteurs légitimes, Pierre Lemaître et Nicolas Mathieu, utilisent effectivement le motif du complot dans leurs fictions du travail : les dirigeants des usines et grandes entreprises y sont représentés à la fois comme des « méga-comploteurs » qui préparent des plans sociaux en secret (Aux animaux la guerre) et pratiquent des stratégies managériales délictueuses et mafieuses (Dérapages). Cependant, ces complots capitalistes diffèrent des représentations traditionnelles des conspirations fomentées par des sociétés occultes du xixe siècle en ce qu’ils sont manigancés dans des lieux a priori non dissimulés aux yeux du grand public. Ces deux séries télévisées insistent pourtant bien sur le fait que les apparences de la transparence – figurée dans les deux cas par les bureaux vitrés –, constituent la parfaite couverture pour effectuer des tractations en sous-main. Dès lors, la réalité vraie, celle d’un monde du travail en pleine guerre sociale, est dissimulée sous une réalité fictionnelle, celle d’un monde du travail régulé et encadré par des règlementations équitables : nous retrouvons ici la forme complot de Luc Boltanski11.

15Son utilisation correspond par ailleurs au renversement axiologique observé par le sociologue pour ce qui concerne le roman policier : si ce dernier était originellement réactionnaire avec « une orientation nettement antidémocratique » (Boltanski, 2012, p. 50) au début du xxe siècle, il se modifie sous l’influence de la macrosociologie, notamment dans le néo-polar et pour ses héritiers, dont font partie Nicolas Mathieu et Pierre Lemaître. Si ces deux auteurs ne revendiquent pas les mêmes postures politiques dans les médias, l’un comme l’autre entreprennent la même déconstruction, un rouage après l’autre, de l’hypocrisie qui régit le système capitaliste couvert par le fonctionnement étatique. Dès lors, le complot ne désigne plus un crime contre l’État mais c’est l’État lui-même, et ses relais au sein des sphères économiques, qui devient criminel. Les romans noirs et les fictions télévisuelles de Lemaître et Mathieu héritent donc de cette tendance sociologique des fictions criminelles à dévoiler le scandale sur lequel est fondé le monde social.