À la recherche du réseau des réseaux. Pour une approche comparatiste des fictions de sociétés secrètes au xixe siècle
Parce qu’il est impossible de le dissimuler, il est inutile de nier le fait qu’une grande partie de l’Europe... est recouverte par le réseau de ces sociétés secrètes, tout comme la superficie de la terre se trouve maintenant recouverte par les chemins de fer. [It is useless to deny, because it is impossible to conceal, that a grand part of Europe … is covered with a network of these secret societies, just as the superficies of the earth are now being covered with railroads.] (Umberto Eco, Il Pendolo di Foucault, 1988, p. 392, ma traduction)
1Suivre la trajectoire d’une seule citation peut conduire le lecteur à s’aventurer dans des territoires discursifs pour le moins inattendus. C’est ce qui arrive en tout cas à celui qui entame la lecture du Pendule de Foucault. Dans ce roman, Umberto Eco raconte la fabrication d’un canular de philologues, un complot mondial fictif, baptisé le « Plan », que les membres d’une secte d’illuminés finissent par prendre au sérieux. Cette somme romanesque érudite accorde une place centrale aux fichiers numériques écrits et sauvegardés sur son ordinateur par l’éditeur Jacopo Belbo. À la fin du roman, le personnage sera lui-même sacrifié lors d’une scène rituelle spectaculaire qui se tiendra au musée des Arts et Métiers, à Paris, les initiés de la loge mystérieuse du Tres lui reprochant de ne pas avoir voulu leur livrer un secret qui finalement n’existait pas. Belbo aura ainsi eu le temps de léguer au narrateur les fragments de son journal intime, qui prend parfois les allures d’un « collage furibond [furibondo collage] » (Eco, 1988, p. 390, trad. p. 667) mélange de citations, de références ésotériques et de souvenirs personnels.
2Dans ses fichiers numérisés, Belbo choisit d’entremêler les mondes et les ontologies : les personnages fictionnels y cohabitent parfois avec des figures historiques bien réelles. Certaines citations sont données dans leur langue originale comme c’est le cas avec la fameuse déclaration citée en exergue et prononcée par Benjamin Disraeli devant la chambre basse du Parlement d’Angleterre. Dans ce passage, Disraeli rend visite au célèbre comte de Saint-Germain. Doté d’une mémoire prodigieuse due à son extraordinaire longévité, cet aventurier s’avère prompt à reconnaître l’intertexte mis en jeu : « Tu l’as déjà dit aux Communes, le 14 juillet 1856, rien ne m’échappe. [Lo hai già detto ai Comuni, 14 luglio 1856, nulla mi sfugge.] » (Eco, 1988, p. 392, trad. p. 673) Dans son discours lié à l’actualité du Risorgimento, le premier ministre britannique tenait en effet à dénoncer les voies mystérieuses de la politique européenne, faite selon lui d’intrigues et de complots. À la suite des lectures conspirationnistes de l’histoire initiées en Europe par l’abbé Barruel, l’essayiste antisémite Nesta Webster mettra cette citation à l’honneur en la choisissant comme épigraphe de son ouvrage à succès Secret Societies and Subversive Movements (1924), cette autrice cherchant à démontrer la responsabilité conjointe des sociétés secrètes maçonniques et des kabbalistes juifs dans le déchaînement de la révolution bolchévique.
3Or, chez Eco, ce complot mondial reste une affabulation. Devant l’échec historique du projet qui aurait consisté à fédérer les différentes sociétés secrètes du xixe siècle en un seul et même réseau centralisé, cet article envisage d’en retracer les cheminements du côté de l’imaginaire, de la fiction, et plus particulièrement du roman. De fait, la métaphore réticulaire nous paraît occuper une place centrale dans ce que Chloé Chaudet nomme le « grand récit complotiste de la modernité » (Chaudet, 2018). Comme ses équivalents européens (« secret society », « Geheimgesellschaft », « tajnoe obŝestvo »), l’expression « société secrète » apparaît en français à la fin du xviiie siècle pour désigner un ensemble hétérogène de groupes humains, plus ou moins centralisés, qui ont comme point commun de fonder leur existence et leurs modes de structuration interne sur différentes pratiques de dissimulation. De tels usages du secret vont à l’encontre du principe de « Publicité [Öffentlichkeit] », qui selon Jürgen Habermas commence à s’imposer dans l’espace européen comme nouvelle norme politique. Après la dissolution de l’ordre de Loyola décrétée par Rome en 1773, l’expression sert principalement à stigmatiser les membres de la Compagnie de Jésus, soupçonnés de continuer dans l’ombre leur lutte acharnée contre l’esprit des Lumières. À partir des années 1780, jésuites et francs-maçons ne cesseront de se renvoyer mutuellement l’accusation. Lorsqu’en 1785 l’électeur Karl Theodor de Bavière choisit d’interdire l’ordre des Illuminaten d’Ingolstadt, le rapport de forces penche plus nettement en faveur des intérêts catholiques. Le discours complotiste connaît alors une première phase d’expansion qui coïncide avec les bouleversements de la Révolution française.
4Or la nouvelle rhétorique complotiste manie volontiers les figures d’analogie : elle renvoie les agissements des sociétés secrètes tantôt aux motifs architecturaux du labyrinthe, de la pyramide, tantôt aux images bestiales de la pieuvre ou encore de l’araignée… Le réseau en constitue peut-être l’archi-métaphore, même si l’inflation contemporaine de ses emplois nous fait parfois oublier le caractère figuré du mot pris dans ses divers contextes discursifs. Qu’on l’associe à la représentation d’un entrelacs de tissu, à la métaphore médicale classique du « réseau admirable [rete mirabile] » ou à l’essor de nouveaux systèmes d’échanges couvrant un territoire, « ce qui demeure constant dans l’emploi de la notion, c’est qu’elle sert toujours à désigner la structure cachée d’un système complexe dont elle délivre l’ordre intime » (Musso, 2007, p. 83).
Les sociétés secrètes entre fait et fiction
5Avant de dévoiler ces connexions imaginaires, il peut paraître opportun de parcourir à nouveau les débats historiographiques qui concernent l’existence et l’efficience des sociétés secrètes dans l’histoire du xixe siècle. De ces débats se dégagent en effet trois grandes tendances qui recoupent trois configurations de la différence entre fait et fiction telle qu’elle a été théorisée par Françoise Lavocat.
6La première tendance dite réaliste ou panfactualiste s’appuie sur des faits avérés. Au début du xixe siècle, dans l’Europe de la Sainte-Alliance, à dominante monarchique et impériale, l’action politique clandestine devient la règle en l’absence d’une véritable représentation, politique et syndicale, des minorités. À partir du Royaume de Naples s’observe la diffusion du modèle conspiratoire de la charbonnerie italienne qui elle-même emprunte ses rituels à la franc-maçonnerie. En Espagne, en Grèce, en France mais aussi en Russie, les sociétés secrètes jouent un rôle de premier plan dans l’essor du nationalisme politique. Leur diffusion produit des conspirations politiques bien réelles comme celle des Quatre Sergents de La Rochelle déjouée en 1822. Les gouvernements conservateurs répondent à cette menace en développant tout un arsenal législatif et en mettant en place de nouvelles polices politiques (1799 : Unlawful Societies Act ; 1822 : interdiction des loges maçonniques en Russie ; loi du 28 juillet 1848 qui crée en France le délit de société secrète). À la même époque, la presse écrite tente de diffuser la crainte du nouvel ennemi pour délégitimer les revendications de certains groupes sociaux en quête de représentation comme l’a bien montré Albert Pionke pour l’espace victorien. À partir des années 1860, alors même que ce mode d’organisation politique décline à la faveur du processus de démocratisation des États européens, l’attitude panfactualiste progresse dans les imaginaires. Cristallisés autour des thèmes du « complot judéo-maçonnique » ou encore de la « Synarchie », les fantasmes complotistes s’expriment dans une abondante production historiographique qui aboutit en 1912 à la création d’une Revue internationale des sociétés secrètes au service des idées de la droite catholique française.
7La deuxième tendance dite sceptique ou panfictionnaliste se pense elle-même, par rapport à la première tendance, comme une entreprise de démystification. L’historien John Morris Roberts en est l’un des grands représentants. Paru en 1972, l’ouvrage The Mythology of Secret Societies dénonce la foi de certains hommes éclairés du xixe siècle, Disraeli en tête, en une action effective et coordonnée des sociétés secrètes à travers l’histoire. L’impact réel de ces groupes d’action politique n’intéresse plus l’historien en tant que tel. Roberts tente plutôt de retracer les logiques de prolifération de la vision conspirationniste à travers des discours qui trament leur récit dans les coulisses de l’histoire officielle. Il pointe le rôle de la littérature et plus particulièrement du roman (gothic novels, mystères urbains et autres romans-feuilletons) dans la diffusion de ces représentations. De l’autre côté de la Manche, Raoul Girardet place lui aussi le « mythe » de la « Conspiration » aux côtés des grandes mythologies politiques de la France moderne (« l’Unité », « le Sauveur », « l’Âge d’or »). S’il conçoit le xixe siècle comme un « âge d’or de la conjuration » (Girardet, 1986, p. 59), l’historien ne parle plus d’aucune conspiration réelle ; son étude s’appuie au contraire sur l’analyse comparée de trois romans : Joseph Balsamo d’Alexandre Dumas (1846), Le Juif errant d’Eugène Sue (1844) et Biarritz de l’écrivain prussien Hermann Goedsche (1898). De son côté, l’historien des idées Pierre-André Taguieff s’est plus récemment appliqué à reconstituer la généalogie de ce « nouvel invisible » (Taguieff, 2005, p. 77) engendré par la tentative rationaliste d’abolir le mystère. Depuis le siècle des Lumières jusqu’aux succès populaires des bestsellers de Dan Brown au seuil du xxie siècle, la mythologie des sociétés secrètes témoigne selon l’auteur de la pérennité d’un même imaginaire politique.
8L’approche socio-sémiotique des fictions de sociétés secrètes relève quant à elle d’un différentialisme modéré. Devant certaines impasses de la tendance panfictionnaliste, cette approche se revendique de plusieurs travaux qui ont pris acte des analyses pionnières de Georg Simmel sur le rôle du secret dans la socialisation empirique. L’historien Jean-Noël Tardy voit ainsi dans l’irruption des sociétés secrètes sur la scène de l’histoire l’indice d’une crise de la représentation politique propre au xixe siècle. Selon lui, l’existence factuelle de ces groupes clandestins repose toujours sur une fiction, c’est-à-dire sur une construction imaginaire partagée par des initiés qui se représentent le nouveau pouvoir politique à établir. Luc Boltanski choisit lui aussi de s’appuyer sur un corpus documentaire de fictions pour aborder les rivages de la critique sociale. Selon le sociologue, la narrativité transversale du complot relève toujours d’un questionnement concernant la « réalité de la réalité » (Boltanski, 2012, p. 41) qui tend, à terme, à remettre en cause la stabilité épistémologique du socle de l’État-Nation. Selon ces auteurs, il ne s’agit plus de repousser l’intégralité de ces fictions dans les ténèbres de la superstition, ni dans les brumes du complotisme, mais bien plutôt de décrire leurs modes d’intervention sur la semiosis sociale d’une époque, cette expression devant être entendue comme « l’ensemble des façons et des moyens langagiers par lesquels une société se représente ce qu’elle est, ce qu’elle a été et ce qu’elle peut devenir » (Popovic, 2014, § 10).
Spectres de Disraeli
9En reprenant ici une expression de John Morris Roberts, j’appellerais volontiers « spectre » la résurgence à la fois transhistorique et interdiscursive d’un même motif. Le patriote italien Giuseppe Mazzini aura beau tenter, vers 1834, de fédérer depuis la Suisse l’ensemble des différentes sociétés secrètes européennes dans un unique réseau, une sorte d’internationale libérale ayant vocation à renverser les monarchies européennes, son initiative se soldera par un échec. Quant à l’A.I.T., l’Association Internationale des Travailleurs, fondée à Londres en 1864, elle rejette très vite le modèle d’action clandestine défendu par Bakounine pour se constituer en société publique. C’est donc uniquement dans des textes de fiction que se confirment les craintes et les « spectres de Disraeli » (Roberts, [1972] 1979, p. 11).
10Le cas de l’homme d’État britannique s’avère particulièrement intéressant. Benjamin Disraeli doit en effet une partie de sa notoriété non seulement à son activité de politicien mais aussi à la publication d’une quinzaine de romans entre 1826 et 1880. Après avoir exercé une première fois les fonctions de premier ministre, il choisit de donner corps à l’un de ses principaux fantasmes politiques. Avec son roman Lothair, Disraeli imagine les mésaventures d’un jeune lord britannique immensément riche qui se retrouverait tiraillé entre plusieurs femmes, chacune incarnant des tendances politiques et religieuses opposées. Dans ce texte chargé d’allusions politiques à l’actualité, l’auteur projette l’existence d’une foule de sociétés secrètes. La conspiration des Jésuites s’y affronte d’abord à la campagne d’athéisme menée par les partisans du Risorgimento italien, ce qui fait dire à l’un des personnages du roman : « Après tout, c’est l’Église contre les sociétés secrètes. Ce sont les deux seules choses fortes en Europe, et elles survivront aux rois, aux empereurs ou aux parlements. [After all, it is the Church against the secret societies. They are the only two strong things in Europe, and will survive kings, emperors, or parliaments.] » (Disraeli, [1870] 1975, p. 212, ma traduction)
11Dans le chapitre 11, Disraeli donne également vie au grand rêve historique de Giuseppe Mazzini en imaginant l’existence d’un réseau des réseaux qu’il baptise le Comité permanent de la Sainte Alliance des Peuples. Chargés de coordonner l’action des différentes sociétés secrètes nationales, les membres de cette organisation occulte communient dans le culte de Mary-Anne, allégorie républicaine féminisée dont l’adoration transcende la cacophonie des langues et les différents orgueils nationaux. Une dernière société secrète semble occuper une place quelque peu à part dans ce paysage fictionnel des pouvoirs occultes. En voici la description :
La « Madre Natura » est la plus ancienne, la plus puissante et la plus occulte des sociétés secrètes d’Italie. Son origine mythique remonte à l’ère du paganisme, et il n’est pas impossible qu’elle ait été fondée par quelques-uns des adeptes spoliés de l’ancienne foi. À mesure que le temps a avancé, la confrérie a pris de nombreuses formes extérieures, selon l’esprit variable de l’époque : tantôt ce furent des francs-maçons, tantôt des soldats, des artistes, des hommes de lettres. Mais que leur représentation extérieure fût une loge, une commanderie, un atelier ou une académie, leur but secret a toujours été le même : chérir la mémoire et, si possible, assurer la restauration de la République romaine, tout en expulsant de la colonie aryenne de Romulus les croyances et la souveraineté de ce qu’ils ont appelé l’invasion sémitique. [The “Madre Natura” is the oldest, the most powerful, and the most occult, of the secret societies of Italy. Its mythic origin reaches the era of paganism, and it is not impossible that it may have been founded by some of the despoiled professors of the ancient faith. As time advanced, the brotherhood assumed many outward forms, according to the varying spirit of the age : sometimes they were freemasons, sometimes they were soldiers, sometimes artists, sometimes men of letters. But whether their external representation were a lodge, a commandery, a studio, or an academy, their inward purpose was ever the same ; and that was to cherish the memory, and, if possible, to secure the restoration of the Roman Republic, and to expel from the Aryan settlement of Romulus the creeds and sovereignty of what they styled the Semitic invasion.] (Disraeli, [1870] 1975, p. 223, ma traduction)
12Dans cet extrait, les références au temps long côtoient les catégories racialistes, la montée de l’antisémitisme européen ne laissant nullement indifférent un écrivain comme Disraeli, étant lui-même issu d’une famille de juifs convertis. Le romancier y voit les causes d’une histoire pluriséculaire de l’ésotérisme politique. Un autre modèle d’appréhension du complot se dessine dès lors : celui de l’arborescence généalogique. Mis en concurrence avec l’image du réseau, ce modèle engage une série d’oppositions : temps/espace, diachronie/synchronie…
13En postulant la liaison et la continuité des collectifs occultes à travers l’histoire, certains textes fondateurs de la franc-maçonnerie font remonter l’existence de cette société secrète jusqu’à l’Antiquité, parfois même jusqu’aux temps de la Genèse. L’inventivité généalogique des différentes obédiences du xviiie siècle conduit les francs-maçons à se réclamer tour à tour des cultes à mystères de l’ancienne Égypte, des rites médiévaux de l’Ordre des Templiers ou encore des révélations de la Rose-Croix. Le roman du xixe siècle s’attache lui aussi à explorer ces généalogies. Dans La Comtesse de Rudolstadt (1843), George Sand s’inspire par exemple des thèses de Barruel pour présenter au public la secte des Invisibles, une société secrète d’initiés qu’elle relie tantôt aux Illuminés de Bavière, tantôt à la réforme des Frères moraves du xve siècle. Dans un essai de 1847, Thomas De Quincey peut alors écrire : « Rester caché dans la foule est sublime ; passer de génération en génération, ignoré de la multitude, est doublement sublime. [To be hidden amidst crowds is sublime – to come down hidden amongst crowds from distant generations, is doubly sublime.] » (De Quincey, [1847] 1884, p. 234, trad. p. 15-16) Ce schéma demeure une constante des différentes littératures du complot jusqu’à notre époque. On peut en effet citer l’exemple de l’ufologue britannique David Icke qui, vers la fin des années 1990, postula l’existence d’une variété de reptiles, la « Fraternité babylonienne » (Taguieff, 2005, p. 67) ayant colonisé la Terre en des temps reculés et s’y étant maintenue de façon occulte, au fil des siècles, sous forme d’obédiences et de loges mystérieuses (Taguieff, 2005, p. 67-68).
Du local au mondial
14Le réseau et l’arbre constituent donc l’abscisse et l’ordonnée qui permettent de se repérer au sein des nouveaux territoires du mystère. Or, ce réseau des réseaux, qui n’a sans doute jamais existé dans l’histoire, il appartient au travail comparatiste de le reconstruire. Un peu à la manière de la recherche paranoïaque initiée par Belbo et ses amis dans le roman d’Umberto Eco, il nous faut donc en dévoiler les connexions et en débusquer les ramifications intertextuelles sans pour autant tomber dans le vertige des ressemblances.
15La fin de cette réflexion se propose donc d’esquisser un rapide parcours des différentes sociétés secrètes d’encre et de papier. On pourrait tout d’abord distinguer, parmi les romans du xixe siècle, la classe des sociétés à caractère nationaliste qui portent alors, dans l’univers de la fiction, les traits d’un imaginaire identitaire en pleine expansion. La Tugenbund allemande, chère à Alexandre Dumas, la carbonaria italienne présente chez Stendhal, George Sand mais aussi chez Wilkie Collins ou encore la fraternité irlandaise des Fenians, représentée par Disraeli dans son Lothair, en constituent autant d’exemples. À l’exception de la tentative d’enlèvement avortée d’Antoinette par les Treize sur l’île espagnole où celle-ci s’est recluse dans La Duchesse de Langeais (1834), les sociétés secrètes balzaciennes ne quittent guère les murs d’enceinte de Paris. Leur action relève toutefois davantage d’un romantisme de la conspiration monarchique que du combat nationaliste. Dans son roman Le Troupeau de Panurge, publié à Saint-Pétersbourg en 1869, l’écrivain russe Vsevolod Krestovski tente de réinterpréter l’histoire récente de la Russie impériale en postulant l’existence d’un gigantesque complot fomenté par des patriotes polonais sur son territoire. Son récit témoigne de l’infiltration de ces agitateurs nationalistes à tous les niveaux de la société russe et notamment au sein de l’armée, reprenant ainsi à son compte l’imaginaire du réseau :
Monsieur le Comte décrivait systématiquement sur une carte, d’un point à l’autre, où, quand et comment les excursions militaires devaient avoir lieu. Il avait calculé exactement jusqu’à quelles distances allaient se répandre des rumeurs si au point A, par exemple, devait avoir lieu un affrontement entre le peuple et les militaires. Un nouveau point B devait être choisi dans la continuité de celui-ci et ainsi de suite. Ces territoires étaient représentés sur la carte par des cercles et la diffusion des ragots et autres rumeurs prenaient la forme de rayons s’éloignant du centre en plusieurs traits rouges. [Пан грабя систематично наметил на маппе, от пункта до пункта, где, как и когда должны происходить воинские экскурции. Он строго и обдуманно расчел, что если в пункте А произошло столкновение между хлопами и быдлом наяздовым, то до каких географических пределов может и должен распространиться в народе слух и молва об этом столкновении. Тогда последовательно избирается новый пункт В, и так далее. Такие округи помечены на маппе особыми кружками, а направление молвы и слухов приблизительно определено в виде радиусов, расходящихся от известного центра особыми красными лучами и линиями.] (Krestovskij, [1869] 1904, t. 3, p. 35, ma traduction)
16Pour Krestovski, ce ne sont pas les officiers russes qui font tirer sur le bon peuple paysan dans les campagnes d’outre-Volga mais bien les nobles polonais qui tissent dans l’ombre la toile maléfique de leurs machinations. Cet imaginaire connexionniste implique la représentation d’un territoire impérial polycentré sur lequel les sociétés secrètes viendraient étendre leur réseau de crimes, de rumeurs et de sang.
17À cette première catégorie s’oppose la classe plus nombreuse des sociétés internationalistes et cosmopolites dont la plus marquante, au sein des fictions du xixe siècle, reste sans doute la Compagnie de Jésus. Au début du Juif errant, Eugène Sue montre l’abbé d’Aigrigny et son secrétaire Rodin en train de contempler l’image d’un globe à grande échelle : « Ses pas l’ayant encore amené auprès de l’énorme sphère, il s’y arrêta. Pendant quelque temps il contempla, dans un profond silence, les innombrables petites croix rouges qui semblaient couvrir d’un immense réseau toutes les contrées de la terre. » (Sue, [1844] 1983, p. 104) Ce passage nous situe d’emblée dans une représentation de la mondialisation. Avec la grande scène d’ouverture du Joseph Balsamo, qui présente l’initiation du personnage de Cagliostro au cœur d’un château mystérieux situé à flanc de montagne, le lecteur retrouve l’idée d’internationalisme chère à George Sand et à ses Invisibles. Dans La Comtesse de Rudolstadt, la romancière crédite en effet ces derniers d’avoir étendu « un réseau de conspiration permanente et universelle pour prendre à la nasse et paralyser l’action des méchants dans le monde. » (Sand, [1843] 1959, p. 322) Enfin, dans son roman-feuilleton Les Mystères de Londres (1844), Paul Féval dévoile les complots d’un réseau cosmopolite de malfaiteurs qui serait entièrement voué à la destruction de l’Angleterre. Leur modèle est d’abord celui de la piraterie comme le montre ce passage où le forçat irlandais Fergus O’Breane s’empare d’un navire avec d’autres mutins : « Nous ne sommes plus d’aucun pays, dit-il en étendant le doigt vers le pavillon rouge dont la brise développait les plis alourdis : ce drapeau est le signal de la guerre contre tous. » (Féval, [1844] 1998, p. 357) Avec Les Démons, Fédor Dostoïevski dépeint lui aussi « la fresque d’une Russie couverte d’un réseau infini de groupes [картину России, покрытой бесконечною сетью узлов] » (Dostoevskij, [1871] 1974, p. 417, trad. p. 757), l’auteur reprenant à son compte la structure bakounienne d’un entrelacs de sociétés secrètes entièrement subordonnées au comité central de l’Internationale. La stratégie satirique du roman de Dostoïevski consiste néanmoins à remettre en cause l’existence de ce « méga-complot » (Chaudet, 2018) pour mieux confondre la crédulité des conjurés et remettre en cause leur logique de terreur.
18Ce mouvement comparatiste qui va du national au mondial ne devrait pas non plus négliger la représentation de certaines sociétés secrètes extra-européennes qui contribuent, au sein du discours orientaliste, à la construction d’une altérité culturelle anhistorique et immuable. Deux exemples peuvent retenir ici notre attention. Les nombreuses légendes qui entourent la secte islamique des Assassins inspirent tout d’abord au couple formé par Percy et Mary Shelley un fragment de roman inachevé avant de fournir sa matière au récit plus ample de Vladimir Bartol Alamut (1938) et d’inspirer encore jusqu’à nos jours toute une série de jeux vidéo. Des Étrangleurs du Juif errant d’Eugène Sue au deuxième volet d’Indiana Jones (1984) en passant par le roman policier de Wilkie Collins La Pierre de lune (1868), les Thugs indiens continuent de peupler régulièrement les fictions sérielles occidentales. Plus ou moins lexicalisée en anglais, la référence aux Thugs traverse également l’histoire des représentations sociales internes à la nation en construisant l’image des barbares de l’intérieur (émeutiers, syndicalistes chartistes, classes laborieuses).
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19À l’issue de ce parcours allant du national au mondial, le motif littéraire de la société secrète doit nous interroger plus profondément sur ce qui fonde le lien social, sur ce qui anime l’action collective dans une époque et un contexte donnés. Après la remise en cause des anciens régimes, le xixe siècle voit affleurer le trouble au sein des représentations du processus historique. Les sociétés secrètes viennent alors s’insérer dans des systèmes complexes à la surface desquels émergent diverses entités sociales en voie de reconnaissance et de théorisation (classes, nations, syndicats, partis). La circulation littéraire de ces motifs requiert une véritable socio-sémiotique de l’appartenance occulte. Celle-ci pourrait tenter de répondre aux questions suivantes : qui en est et qui n’en est pas ? À quels indices peut-on lire les identités et comment reconnaitre les affiliations quand l’heure est à l’uniformisation généralisée des apparences sociales ? Rites, emblèmes ésotériques, tatouages secrets, cicatrices, langages chiffrés, mots de passe et autres batteries de coups frappés constituent autant de signes à décoder pour mieux déplier le langage de ces fictions en quête d’intelligibilité. À la suite des sociologues Ève Chiapello et Luc Boltanski dans Le Nouvel Esprit du capitalisme (1999), nous nous proposons de déplacer notre regard vers le temps long en nous demandant comment les représentations sociales ont pu passer, depuis la fin des années 1970, d’une acception essentiellement péjorative du réseau comme association opaque de malfaiteurs, héritée du xixe siècle, vers une analyse résolument euphorique de l’insertion sociale perçue comme multiplication de liens, trajectoire individuelle rhizomatique et fabrication d’une multitude d’appartenances. Le complot, son imaginaire ténébreux et sa population fictionnelle privilégiée constituent-ils l’envers du capitalisme avancé ou sa prophétie ? Umberto Eco ne réprouverait pas une telle hypothèse, lui qui écrivait dans sa somme romanesque de 1988 : « Le feuilleton fait semblant de plaisanter, mais au fond il nous fait voir le monde tel qu’il est, ou du moins tel qu’il sera. [Il feuilleton finge di scherzare, ma poi il mondo ce lo fa vedere così com’è, o almeno così come sarà.] » (Eco, 1988, p. 389, trad. p. 667)