« Twenty thousand such as you » : Prolifération et poétisation de la population fictionnelle anonyme dans le théâtre de William Shakespeare
1Lorsqu’un Seigneur anonyme appartenant au clan d’Henry iv met au défi celui qui défend toujours le roi Richard ii, Aumerle, ce dernier lui répond par la surenchère : « J’ai mille cœurs dans une seule poitrine / Pour répondre à vingt mille comme vous. [I have a thousand spirits in one breast, / To answer twenty thousand such as you.] » (Shakespeare, Richard ii, iv, 1, 58-591) En démultipliant l’identité du Seigneur anonyme, comme s’il était un objet fabriqué en série, Aumerle plonge le monde dans une sorte de mise en abyme du miroir qui se décline à l’infini. Sur la scène de théâtre, la population fictionnelle semble soudainement se propager jusqu’à saturation. Ce phénomène d’amplification que Shakespeare nous donne à voir – « mille cœurs » affrontant « vingt mille » anonymes – s’inscrit dans une esthétique propre au théâtre élisabéthain, dont François Laroque et Jean-Marie Maguin retiennent : « une exubérance et une énergie singulières qui se manifestent dans la prolifération » (Laroque et Maguin, 2009, p. xlvi-xlvii). Ils situent cette surabondance à tous les niveaux de la dramaturgie : multiplicité de l’action, des espace-temps, mélange des genres, etc. François Laroque et Jean-Marie Maguin trouvent une explication à cette variété dans le fait que le public lui-même présente une diversité sociale : « La présence simultanée de publics qui diffèrent par leur origine sociale comme par leur culture engendre variété et imbrication de styles » (p. xlvii). En effet, Shakespeare et ses contemporains cherchaient aussi bien à toucher les spectateurs des classes sociales supérieures que ceux des classes sociales inférieures, comme le confirme Linda Anderson : « Shakespeare écrivait pour une audience englobant presque la totalité du spectre social de son temps. Bien qu’il ne pût pas écrire des pièces qui auraient offensé la classe dominante, il ne pouvait pas non plus avoir du succès sans séduire les classes inférieures. [Shakespeare wrote for an audience encompassing almost the entire social spectrum of his time. […] Although he could not write plays that offended the ruling class, he could not be successful without appealing to the lower classes as well.] » (Anderson, 2005, p. 28, ma traduction). Par conséquent, cette esthétique de la « prolifération » a un impact sur la représentation des personnages dans le théâtre élisabéthain : la population fictionnelle imite la population réelle qui investit le lieu théâtral, une population variée, mais ordonnée selon un système hiérarchisé.
2La société dans laquelle Shakespeare évolue classifie les personnes suivant des appellations codifiées qui permettent de les inscrire dans des groupes. Ainsi, la façon dont les personnages sont désignés dans les didascalies et dans les dialogues reproduit cette structure hiérarchique. Que les personnages aient un nom propre ou qu’ils demeurent anonymes, tous ont une désignation qui permet de les situer socialement, qu’ils soient rois ou serviteurs. Au demeurant, Robert Ellrodt explique, dans son ouvrage Montaigne et Shakespeare. L’émergence de la conscience moderne, que si l’identité d’une personne est davantage pensée de façon individuelle à partir de la Renaissance, il ne faut pas oublier que les individus demeuraient avant tout les membres d’une collectivité :
On s’accorde, certes, à reconnaître l’apparition en Angleterre comme sur le Continent d’une « conscience plus aiguë de l’identité individuelle ». Cela ne doit pas masque [sic] le fait que pour les contemporains, en particulier d’un point de vue religieux, cette « identité » restait constituée essentiellement par un ensemble de contraintes liées à un rôle social. Le prédicateur William Perkins le rappelle : « tu es une personne [mes italiques] par rapport à une autre. Tu es époux, père ou mère […], et doit agir selon tes fonctions. » (Ellrodt, 2011, p. 90)
3L’identité d’une personne est donc envisagée de façon interactive, ce qui explique que Shakespeare favorise des désignations génériques qui identifient les personnages selon leur fonction sociale. Toutefois, il faut distinguer les personnages qui disposent également d’un nom propre, comme Aumerle – signe d’individualisation, comme le rappelle Laurie Maguire dans son ouvrage Shakespeare’s Names : « Les noms marquent un individu comme étant unique, comme étant indiv‑id‑uel [Names […] mark an individual as unique, as indiv‑id‑ual] » (Maguire, 2007, p. 9, ma traduction) – des personnages dont l’identité est strictement cantonnée à la sphère de la généricité par leur anonymat, comme le Seigneur anonyme. Si l’identité d’Aumerle est indivisible, ou plutôt ne se divise que de l’intérieur – « mille cœurs » se propageant dans une seule poitrine – le Seigneur anonyme se divise au-delà des frontières de son corps – « vingt mille » anonymes formant une armée de clones.
4Cette façon de désigner – par la fonction (« Le Messager », « Le Serviteur », « Le Soldat »), donc par un nom commun plutôt qu’un nom propre – est certes conventionnelle, étant donné qu’il s’agit d’une pratique dramaturgique qu’on retrouve aussi bien chez Shakespeare et ses contemporains que dans des formes plus anciennes de théâtre. Toutefois, l’ampleur de l’œuvre de Shakespeare offre un spectre particulièrement large de rôles anonymes parlants : dans ma thèse de doctorat (Littardi, 2019), j’en ai répertorié cinq cent soixante-dix-neuf sur l’ensemble de ses pièces de théâtre2, et j’ai compté cent trente-deux façons différentes de les désigner3, cette variété indiquant déjà une tendance à déborder les conventions théâtrales. Je propose donc de présenter cette population anonyme, qui, si elle ne représente que 9% de la parole sur l’ensemble des pièces de Shakespeare, fait en revanche corps sur la scène de théâtre en incarnant, de façon à la fois spéculaire et spectaculaire, cette vision du monde moderne, en transition et en tension entre le collectif et l’individu.
La population anonyme : fonction et identité
5La population anonyme dans les pièces de Shakespeare est principalement composée de personnages de bas statut social (environ 65% des rôles anonymes), ce qui explique le peu de mots qu’ils prononcent par rapport à leur nombre. La hiérarchie sociale des personnes et la hiérarchie dramatique des personnages tendent en effet à se confondre : les personnages de haut rang social sont les personnages principaux et ils donnent d’ailleurs souvent leurs noms aux titres des pièces de Shakespeare, notamment les pièces historiques et les tragédies (Henry vi, Antoine et Cléopâtre, Macbeth, Le Roi Lear, Jules César, etc.). Les titres des comédies expriment davantage une idée, une dynamique (Comme il vous plaira, Mesure pour mesure, etc.), mais même les comédies mettent le plus souvent en avant la parole des nobles et des puissants. Ceux qui s’expriment le plus dans la sphère publique du monde réel sont également ceux qui s’expriment le plus dans le monde fictionnel, et Shakespeare leur attribue donc plus souvent un nom propre.
6Toutefois, ce monde fictionnel est construit, notamment visuellement, par la corporéité de la population anonyme. Les personnages anonymes étant majoritairement de bas statut social, cela implique que leur occupation principale est de servir les autres. Rôle social et rôle dramatique se rejoignent alors dans la fiction, car se mettre au service de la société, c’est également se mettre au service de la dramaturgie. Leur fonction peut être identificatoire : la simple présence d’un grand nombre de serviteurs en uniformes autour d’un personnage individualisé par un costume singulier permet au spectateur d’identifier le haut rang social du personnage principal. Ils ont également une fonction spatiale – un Geôlier agitant ses clefs localise la scène en prison, crée un espace resserré, tandis que le Marin agrandit l’espace en nous faisant voir la mer – et une fonction temporelle – un Serviteur portant une torche indique qu’il fait nuit. Les personnages anonymes sont souvent des intermédiaires dont la fonction médiative permet de relier l’espace virtuel et l’espace actuel, un personnage hors-scène et un personnage en scène, tels que les Messagers entrant avec une lettre à la main. Par ailleurs, ils ont une fonction dramatique : un Soldat qui entre en scène annonce généralement le début d’une bataille, une victoire ou une défaite, ce qui permet de faire avancer l’action. Enfin, ils peuvent avoir une fonction pathétique : le Serviteur contemplant le spectacle de la douleur ou de la mort de son maître infléchit le regard du spectateur et sert de « guide émotionnel ».
7Les personnages anonymes structurent donc la fiction par leurs gestuelles, leurs regards, leurs costumes, leurs accessoires. Et si les personnages nommés se déguisent (Rosalinde dans Comme il vous plaira), portent des masques hypocrites (comme le dit Hamlet au sujet de son oncle, le roi Claudius : « Qu’on peut sourire, et sourire, et être un traître [That one may smile, and smile, and be a villain] » [Hamlet, i, 5, 108]), perdent soudainement leur statut royal (Périclès, le roi Lear), les personnages anonymes, quant à eux, sont là pour rappeler la norme sociale. Par exemple, dans Périclès, le héros éponyme arrive aux joutes organisées par le roi Simonide en armure rouillée, sans écu et sans page, tandis que les Chevaliers anonymes portent une armure luxueuse, en accord avec leur statut. Le roi Simonide, qui semble voir au-delà des apparences, estime que : « Sotte est la fatuité, qui nous fait juger / De l’homme par son habit. [Opinion’s but a fool that makes us scan / The outward habit by the inward man.] » (Périclès, ii, 2, 55-56) Pourtant, si l’habit de Périclès est effectivement trompeur et masque sa noblesse, dans le cas des anonymes, l’habit fait le moine. Par contraste, la population anonyme rappelle au spectateur la norme, quand les personnages nommés vivent des situations hors norme, représentant ainsi un monde stable au milieu de l’instabilité. À l’image des Comédiens, qui jouent la pièce dans la pièce dans Hamlet, les anonymes « ne savent pas garder un secret, il faut qu’ils disent tout [[The players] cannot keep counsel, they’ll tell all] » (Hamlet, iii, 2, 129), ainsi que l’explique Hamlet – l’anonymat conférant une neutralité par rapport à l’action principale – à l’inverse du roi Claudius, qui peut sourire et être un criminel. Au demeurant, les Meurtriers, lorsqu’ils sont anonymes, ne dissimulent pas leurs activités criminelles derrière un masque : dans Richard iii, Clarence les identifie immédiatement comme étant des meurtriers lorsqu’ils entrent dans sa cellule (i, 4), tandis que le héros éponyme joue des rôles trompeurs : « Et j’ai l’air d’un saint au moment même où je joue le plus le diable. [And seem a saint when most I play the devil.] » (Richard iii, i, 3, 338)4 Les anonymes sont ce qu’ils paraissent.
8Cette convergence de tous les éléments identificatoires des rôles anonymes autour de leur désignation est au contraire une quête chez les personnages nommés, comme le montre Marjorie Garber dans son ouvrage Coming of Age in Shakespeare :
L’hypothèse que sous-tend la quête d’un nom est d’une réciprocité naturelle entre le nom et la chose – un concept qui est souvent exprimé à travers l’expression nomen-omen. Le nom est censé incarner les qualités de la personne qui le porte, et devient comme une sorte de talisman. Chez Shakespeare, cette magie du nom représente en général un idéal perdu, un monde passé où les choses étaient plus simples, dans lequel la correspondance entre les noms et les choses existait, et dans lequel, par conséquent, le nom n’avait pas à être recherché ou gagné. [One assumption which lies behind the quest for a name is that of a natural reciprocity between the name and the thing—a concept that is often expressed in the tag phrase nomen-omen. The name is thought to embody the qualities of its bearer, and becomes a sort of talisman. In Shakespeare this kind of name magic usually represents a lost ideal, an earlier and simpler world in which one-to-one correspondences between names and things existed, and in which, therefore, the name did not have to be sought or earned.] (Garber, [1981] 1997, p. 57, ma traduction)
9Cette correspondance idéale entre l’être et le paraître, entre le nom et la chose, est alors incarnée sur la scène de théâtre par les personnages anonymes : ils sont leur fonction.
Concrétiser et poétiser le monde fictionnel
10Les rôles anonymes sont certes avant tout fonctionnels, mais ils peuvent être développés de façon non conventionnelle. Nous pouvons alors peut-être identifier une spécificité de la population shakespearienne à travers cette façon qu’a le dramaturge de jouer avec les conventions théâtrales. Si nous comparons le groupe des messagers dans Edouard ii de Christopher Marlowe et dans Antoine et Cléopâtre de Shakespeare, le traitement est très différent. Dans Edouard ii, trois Messagers entrent et sortent systématiquement selon les mêmes codes : ils tendent une lettre en indiquant sa provenance et peuvent être amenés à répondre à des questions, mais de façon strictement factuelle (Marlowe, 2009, ii, 2, 113 ; iv, 3, 25-26 ; v, 2, 23-25). Dans Antoine et Cléopâtre, on compte onze Messagers anonymes, soit plus du triple, et les messages sont tellement fréquents qu’Anthony Brennan en vient à qualifier la scène de théâtre de « newsroom5 ». Les fonctions des Messagers sont alors démultipliées, y compris pour les plus désindividualisés d’entre eux, comme le Troisième Messager qui annonce à Antoine la mort de Fulvie (i, 2). En effet, Shakespeare utilise son absence d’individualité pour la mettre au service de l’émotion, car la brièveté de sa parole (vingt-deux mots en tout), pour annoncer la mort d’un personnage, amplifie une certaine froideur. Le Messager de Cléopâtre, au contraire, ne peut sortir aussi vite qu’il est entré : il apparaît à deux reprises (ii, 5 ; iii, 3) et prononce deux cent trente-quatre mots, soit dix fois plus que le Troisième Messager. Alors qu’il doit annoncer à Cléopâtre qu’Antoine a épousé Octavie, il se fait battre, son corps polarisant soudainement tous les regards à ses dépens. Il doit alors mentir pour se conformer aux désirs de la reine, comportement particulièrement inhabituel parmi la population anonyme. De même, il faut distinguer le Portier de la Comtesse d’Auvergne dans La Première Partie d’Henry vi et le Portier dans Macbeth. Le premier Portier a pour unique fonction de venir apporter des clefs à sa maîtresse et ne prononce que trois mots qui expriment son obéissance (ii, 3, 3). En revanche, le rôle du Portier de Macbeth ne se limite pas à l’ouverture d’une porte. Son long monologue, où il s’imagine en portier de l’enfer (« Si un homme était portier de l’enfer, il serait tout le temps à tourner la clef [If a man were porter of hellgate he should have old turning the key] » [Macbeth, ii, 3, 1-2]), sert de transition comique entre deux scènes tragiques, tout en maintenant le spectateur dans un climat infernal : « Toc, toc, toc. Qui est là, au nom de Belzebuth ? […] Toc, toc. Qui est là, au nom de l’autre diable ? [Knock, knock, knock. Who’s there, i’th’name of Belzebub? […] Knock, knock. Who’s there, in th’other devil’s name?] » (Macbeth, ii, 3, 3-7). Molly Maureen Mahood explique alors que c’est notamment par une rupture de rythme que le Portier parvient à la fois à sortir le spectateur de l’action et à l’y maintenir : « Avant tout, la double fonction du clown dans les tragédies, nous offrant une respiration par rapport à l’action tout en renforçant son emprise sur nous, est obtenue à travers son altération du tempo de la pièce [Above all, the double function of clowning in tragedy, offering us a respite from the action yet reinforcing its hold over us, is achieved through its alteration of the play’s tempo] » (Mahood, [1992] 1998, p. 84, ma traduction). La désignation du Portier, son état physique entre le sommeil et l’éveil, entre le rêve et la réalité, son discours sur son métier, sa fonction dramatique de transition, tous les éléments qui caractérisent ce rôle anonyme représentent alors la thématique principale de la pièce, cette idée d’entre-deux – identifiée par Yves Peyré comme étant au cœur du « cheminement tragique »6 – cet espace intermédiaire dans lequel Macbeth erre jusqu’à ce qu’il franchisse précisément cette porte de l’enfer imaginée par le Portier, en commettant le régicide.
11Si l’identité de ce personnage demeure circonscrite à sa fonction – puisque même dans un monde onirique, il est toujours portier – il sort toutefois de la sphère de la généricité. Paradoxalement, il s’individualise par le biais de sa désignation générique. Il ne représente plus un type de personnages, mais une idée universelle qui traverse toute la pièce, tous les personnages. De même, dans Richard ii, le Jardinier incarne la métaphore du royaume comme jardin (la famille royale portant de plus le nom de Plantagenêt), le Fou, dans Le Roi Lear, complexifie et contrebalance les différentes variations de la folie que la pièce nous donne à voir, et le Pêcheur, dans Périclès, rend non seulement tangible le lieu principal dans lequel le héros évolue, à savoir la mer, mais compare de plus la hiérarchie sociale des humains avec celles des animaux marins, sorte de lutte des classes sous-marine :
Mais comme le font les hommes à terre : les gros mangent les petits. Pour moi, rien ne ressemble plus à nos riches grigous qu’une baleine : elle joue, elle batifole, poussant devant elle le pauvre fretin, et finit par n’en faire qu’une bouchée. Il paraît qu’à terre on croise le même genre de baleines, qui restent à bayer tant qu’elles n’ont pas gobé toute la paroisse, l’église, le clocher, les cloches et tout. [Why, as men do a-land; the great ones eat up the little ones. I can compare our rich misers to nothing so fitly as to a whale: ‘a plays and tumbles, driving the poor fry before him, and at last devours them all at a mouthful. Such whales have I heard on a’th’land, who never leave gaping till they swallowed the whole parish, church, steeple, bells, and all.] (Périclès, ii, 1, 28-34)
12À travers leur métier, ces personnages concrétisent et poétisent, dans un même mouvement, le monde représenté sur la scène de Shakespeare. L’identité personnelle de ce type de personnages est certes effacée et leur rôle est secondaire, mais leur identité sociale est palpable, ostentatoire, voire même envahissante, tant elle peut s’étendre au-delà de son aspect purement fonctionnel. Ainsi, Shakespeare ne contourne pas mais plutôt détourne la convention théâtrale à travers ces personnages anonymes, espace de liberté où il laisse la fonction déborder de son cadre pour rendre tangible l’intangible, et politiser l’esthétique de la prolifération.
La population anonyme féminine : du stéréotype à la figure universelle
13Si toutes les couches de la société trouvent leur place sur la scène et dans la salle du théâtre élisabéthain, on remarque toutefois que le monde représenté par Shakespeare accorde une place prépondérante aux rôles masculins, qui occupent davantage la sphère publique, tandis que les rôles féminins sont majoritairement cantonnés à la sphère privée. Il est d’ailleurs interdit pour une femme de pratiquer le métier d’actrice à l’époque élisabéthaine, ce qui certes explique que les rôles féminins soient en minorité, mais qui montre surtout l’exclusion des femmes de la représentation publique. Les rôles féminins ne représentent que 12% environ de la population shakespearienne et 4,5% seulement de la population anonyme. S’il y a peu de personnages féminins, ils sont en effet majoritairement nommés et individualisés. Nous pouvons alors nous demander ce que représente la population anonyme féminine, notamment à travers l’analyse des désignations de ces rôles.
14Comme les rôles masculins, on retrouve les rôles anonymes féminins dans des fonctions identificatoires et dans les métiers du service. D’abord, les Gentlewomen ou les Ladies accompagnent les personnages principaux féminins pour mettre en valeur leur statut social. Mais elles construisent plus spécifiquement un univers féminin, comme l’explique Mahood dans son ouvrage Playing Bit Parts in Shakespeare : « Les Suivantes, aussi minimes soient leur rôle, aide à établir un monde féminin, avec ses propres valeurs et son propre sens de la loyauté. [Female attendants, however small their parts, help to establish a woman’s world, with its own values and loyalties.] » (Mahood, [1992] 1998, p. 45, ma traduction) Par exemple dans Richard ii, la Reine est entourée de deux Dames qui tentent de la distraire alors qu’elle pressent la chute du roi et par conséquent sa propre chute (iii, 4, 1-23). Les Dames proposent alors à la Reine de jouer aux boules, de danser, de raconter des histoires de douleur ou de joie, de chanter, puis de pleurer finalement, puisque rien ne peut la consoler. Toutes ces activités s’inscrivent dans une certaine oisiveté, une passivité dans laquelle les rôles féminins sont souvent enfermés. Elles n’ont aucune prise, aucun impact sur l’action, tel un chœur de lamentation, ce qui crée un fort contraste par rapport aux activités politiques et militaires de l’univers masculin. Ensuite, on retrouve quatre autres désignations inscrites dans les métiers du service : Hostess (« La Patronne » d’auberge qui sert à boire et à manger aux clients), Nurse (« La Nourrice »), Bawd (« La Maquerelle ») et Courtesan (« La Courtisane »). À nouveau, on constate une définition de l’univers féminin assez stéréotypé parmi la population anonyme, entre maternité et prostitution, deux fonctions qui sont de plus circonscrites à la sphère de l’intime. Et lorsque leurs désignations les inscrivent dans le cercle familial, les personnages féminins sont situés et définis par rapport à un homme, comme avec les désignations Widow (« La Veuve ») et Daughter (« La Fille »), sachant que dans les cas où « La Fille » est anonyme, seul le père est présent dans la pièce. Par ailleurs, les rôles féminins sont souvent associés à la sorcellerie, qu’il s’agisse de la Courtisane dans La Comédie des erreurs ou de la Reine dans Cymbeline. La Courtisane se fait traiter de « Madame Satan [Mistress Satan] », de « diable [the devil] ; [the devil’s dam] », de « démon [fiend] » et de « sorcière [sorceress] ; [witch] » (La Comédie des erreurs, iv, 3, 45-74), en raison de ses activités. La Reine dans Cymbeline, qui n’est jamais nommée malgré son statut social élevé, incarne quant à elle la marâtre des contes de fées, qui fabrique des poisons telle une sorcière avec son chaudron. Margaret Jones-Davies note en effet la ressemblance entre la pièce de Shakespeare et le conte de Blanche-Neige, « certes beaucoup plus tardif dans sa forme écrite » (Jones-Davies, 2016, p. 1601). Étant donné que la population anonyme représente le plus souvent la norme sociale, ce n’est pas dans ce type de population que le féminin pourra échapper à des constructions archétypales.
15Toutefois, lorsque Shakespeare met en scène d’authentiques sorcières dans un monde surnaturel, le personnage féminin devient figure mythologique dans Macbeth. Les trois Sorcières qui ouvrent la pièce présentent a priori toutes les caractéristiques du stéréotype (leurs traits discursifs, leur laideur, le chaudron, le bestiaire infernal qui imprègne leur parole), mais elles le déjouent en se situant au-delà des frontières de l’humanité, au-delà des notions de bien et de mal, comme le souligne cette célèbre réplique : « Le clair est noir, le noir est clair [Fair is foul, and foul is fair] » (Macbeth, i, 1, 10). Les Sorcières sont en effet tout et leur contraire. Macbeth ne leur demande pas « Who are you? » mais « What are you? » (« Qui êtes-vous ? » [Macbeth, i, 3, 47]) lorsqu’il les rencontre, utilisant le pronom interrogatif quoi au lieu de qui, ne sachant pas si elles sont des choses ou des personnes. Si Banquo constate qu’elles occupent l’espace terrestre, elles ont pourtant l’air extraterrestres : « Quelles sont ces créatures […] / Qui ne ressemblent pas aux habitants de la terre, / Et cependant s’y trouvent ? [What are these […] / That look not like th’inhabitants o’th’earth, / And yet are on’t?] » (Macbeth, i, 3, 39-42). Elles ont des attributs féminins et masculins : « Vous pourriez être femmes, / Et cependant vos barbes m’empêchent de penser / Que vous l’êtes [you should be women, / And yet your beards forbid me to interpret / That you are so] » (Macbeth, i, 3, 45-47). Et enfin, elles sont charnelles et immatérielles à la fois : « Ce qui semblait corporel / A fondu comme un souffle dans le vent. [what seem’d corporal / Melted as breath into the wind.] » (Macbeth, i, 3, 81-82) Elles sont indéfinissables, tout comme leur rôle dans l’action demeure ambigu tout au long de la pièce. Avec les Sorcières de Macbeth, Shakespeare utilise alors un procédé similaire à celui décrit pour les personnages anonymes masculins. Il utilise la convention et la transcende. Il fait se côtoyer, au sein même de la population anonyme, le stéréotype et la figure universelle, la convention et l’exception, le personnage générique et le personnage individualisé, celui qui représente tous les autres et celui qui ne représente que lui-même.
*
16Les personnages de théâtre sont conçus comme des parts, comme le souligne l’anglais, c’est-à-dire à la fois des rôles et des parties d’un tout. Si les personnages anonymes ont le plus souvent peu d’importance individuellement – en dehors des exceptions mentionnées précédemment – ils prennent de l’ampleur en fonctionnant par groupes. Talbot, dans La Première Partie d’Henry vi, explique que son nom ne correspond pas à sa seule enveloppe corporelle, qui n’est qu’une infime partie de lui-même :
Non, non, je ne suis que l’ombre de moi-même :
Vous faites erreur, ma substance n’est pas ici ;
Car ce que vous voyez n’est que la plus petite fraction,
La plus mince portion de l’homme.
[No, no, I am but shadow of myself:
You are deceiv’d, my substance is not here;
For what you see is but the smallest part
And least proportion of humanity.] (La Première Partie d’Henry vi, ii, 3, 49-52)
17Le nom de Talbot ne s’informe pas dans son propre corps, mais à travers la matérialité groupée des Soldats anonymes qui le suivent dans ses combats, et c’est bien cette population anonyme qui donne toute leur théâtralité aux noms des héros. La métaphore du corps social est alors littéralisée, matérialisée, sur la scène de théâtre, notamment dans Coriolan, où Ménénius raconte aux Citoyens en colère une fable dans laquelle chaque partie du corps (il utilise précisément le mot « parts » [i, 1, 98]) représente une fonction sociale. Le Second Citoyen file alors la métaphore :
Si la tête couronnée : le roi, l’œil : vigile,
Le cœur : conseiller, le bras : notre soldat,
La jambe : notre coursier, la langue : notre trompette.
[The kingly crown’d head, the vigilant eye,
The counsellor heart, the arm our soldier,
Our steed the leg, the tongue our trumpeter.] (Coriolan, i, 1, 102-106)
18Si Ménénius identifie le ventre comme étant le Sénat, les Citoyens, quant à eux, sont les orteils, parce qu’ils sont « [l]es plus bas, [l]es plus vils, [l]es plus pauvres [For that being one o’th’lowest, basest, poorest] » (Coriolan, i, 1, 144), selon ses termes. Toutefois, là où le nom de Talbot permet de créer l’unité entre les différentes parties corporelles, dans Coriolan, « le corps éclate », pour reprendre les termes de Caroline Di Miceli (1991, p. 22). La population n’est même plus composée de « parts » dans les paroles de Coriolan, qui méprise encore plus le peuple que Ménénius, mais de « fragments » (« Rentrez chez vous, rognures ! » [Coriolan, i, 1, 209]), injure dont il affuble les Citoyens afin d’anéantir leurs revendications politiques. La fable de Ménénius présente certes d’emblée un corps grotesque, en raison de son hybridité, mais avec une volonté d’unification, de réconciliation entre les classes populaires et les classes supérieures. Les propos de Coriolan, en revanche, fragmentent le corps politique, qui se transforme au fur et à mesure de la pièce en corps monstrueux. « Les Citoyens » (Citizens) deviennent alors « Les Plébéiens » (Plebeians) dans les didascalies et les en-têtes oratoires, signe d’une désindividualisation et surtout d’une dépolitisation de la population anonyme. Mais, paradoxalement, en informant les Citoyens dans le corps d’une « bête à mille têtes [the beast with many heads] » (Coriolan, iv, 1, 1-2), Coriolan leur donne la substance d’une figure mythologique, à l’image des Sorcières, et de façon encore plus ironique, à sa propre image. En effet, comme l’explique Ann Lecercle-Sweet, « à trop viser le renom, on finit sans nom du tout, ou alors avec un nom monstrueux » (1983, p. 54). Coriolan devient lui-même monstrueux, se qualifiant de « dragon solitaire [a lonely dragon] » (Coriolan, iv, 1, 30)7, et rejoint finalement les Citoyens dans l’anonymat : « Au nom de “Coriolan” / Il n’a pas répondu, récusant tous les noms, / Disant qu’il n’était rien et n’avait plus de titre [“Coriolanus” / He would not answer to, forbad all names: / He was a kind of nothing, titleless] » (Coriolan, v, 1, 11-15). Shakespeare transforme alors la généricité des Plébéiens en universalité, en fusionnant le destin tragique du héros nommé avec celui de la population anonyme.