Colloques en ligne

Patrick Maurus

Populations fictionnelles, populations fictives : les Nord-Coréens

Fictional populations, fictive populations: North Koreans

1La sociocritique insiste fermement sur la distinction entre le fictif et le fictionnel1. Pour être clair, entre le Yonville et le Rouen de Madame Bovary. Si l’on parvient à s’affranchir des aimants du Vrai et de l’Identification – ce qui est très difficile – ni Yonville, ni Rouen ne sont vrais. Mais les deux existent, selon deux statuts littéraires différents. Informations et indices nous disent en dehors du texte que Rouen est une grande ville et aussi que l’introuvable Yonville a le nom, la topographie et la mentalité – et l’onomastique – d’une « petite ville normande ». Les valeurs2 nous disent que les deux servent à ancrer la cohérence du texte. Paradoxe apparent, Madame Bovary ne s’attarde guère sur les Rouennais, mais nous offre un large panorama de la société (du texte) de Yonville, grâce à la fictionnelle ville de Rouen qui donne son statut à la fictive Yonville.

2Les Nord-Coréens n’ont même pas cette chance, puisqu’ils n’existent que sous deux instances : ou bien l’injonction, « on » sait tout d’eux (dictature, atome, zombies, danger) et on se doit de les dénoncer, ou bien l’impossibilité, « on » ne sait absolument rien d’eux puisque « on ne peut pas y aller ». Peuvent-ils être autre chose qu’une population fictionnelle et/ou fictive ? Car il faut bien appuyer tout récit les concernant sur une réalité quelconque.

3Faite de représentations partielles, la représentation globale de la République Populaire Démocratique de Corée butte d’emblée et comme par nature sur l’irreprésentable affirmé. Comme de juste, la nature littéraire ayant horreur du vide, on aura recours aux représentations présumées les plus proches pour fonder son discours. Le sociogramme Asie/Orient fonctionne d’autant mieux qu’il est plus vague. Le sociogramme est un ensemble flou de représentations partielles organisées autour d’un noyau conflictuel3. Celui d’Asie/Orient (voir Maurus, 2001) charrie, par exemple, Civilisation, barbarie, différence, Est, despotisme, sagesse, fanatisme, foule, pluriel, danger, copie, jeunesse. Mais, comme il n’existe pas de représentations spécifiques pour la RPDC, elle est traitée comme tout pays d’Asie/Orient. Sa population fictionnelle est « non contrainte », puisqu’il est possible d’en dire n’importe quoi. C’est donc une population fictive disposant des justifications réalistes d’une population fictionnelle.

4La population nord-coréenne est d’abord déterminée par le fait qu’elle n’a jamais existé que sous le registre du pluriel, une représentation partielle qu’on retrouve de façon prégnante dès qu’on évoque l’Asie, mais aussi et depuis fort longtemps les extraterrestres et les communistes. Les islamistes aujourd’hui.

5La RPDC n’est donc pas seule. Sa spécificité est d’être à la fois un peuple réel traité comme un peuple imaginaire, et un peuple imaginaire traité comme un peuple réel. Son paradoxe est que cette liberté potentielle (on devrait pouvoir tout en dire) ne donne accès qu’à une bien courte liste de caractéristiques. En d’autres termes, la société du texte4 est réduite au discours des présupposés sur cette société. Convaincu avec André Markowicz que le lieu commun a toujours raison, du moment qu’il ne passe pas pour un savoir. Mais est-ce possible ? Textes et films complotent pour se confirmer les uns les autres et répéter ce qu’un original inexistant a déjà dit. N’est-ce pas la définition même du lieu commun ?

6Ainsi de La Vie volée de Jun Do (Adam Johnson), L’Évangile des ténèbres, ou Les Larmes des ténèbres (Jean-Luc Bizien) d’un côté, des Rescapés du camp 14 (Blaine Harden) ou Le Pays du grand mensonge (Philippe Grangereau) de l’autre, qui n’offrent que deux voies : le roman d’espionnage ou le récit de fuite, s’autorisant toutes les deux à décrire un pays où les auteurs n’ont jamais été et dont ils ne parlent pas la langue.

7Penchons-nous sur quelques-unes de ces œuvres littéraires. Il ne s’agit pas de partir à la recherche de chefs-d’œuvre, mais de traits spécifiques.

8L’Anniversaire de Kim Jong Il, une bande-dessinée d’Aurélien Ducoudray, nous raconte l’histoire d’un enfant nord-coréen dont l’anniversaire tombe le même jour que celui de Kim Jong Il, le Leader, et qui pour cela n’a pas le droit de le fêter (Ducoudray et Allag, 2016). Du moment qu’on dit que c’est interdit en Corée du Nord, ça ne peut être que vrai... La famille est ensuite enfermée à Yodok5 pour avoir voulu passer en Chine. Fuite et famine sont des thèmes prégnants. Quel est le problème ? Celui du point de vue. Tout se passe comme si les Coréens n’avaient rien d’autre à faire que de s’adresser aux Français. On nous informe ainsi : « Chez nous en Corée du Nord, on ne fête pas les anniversaires ». Non seulement c’est ridicule – pourquoi un Coréen du Nord dirait-il cela à un de ses compatriotes ? –, mais ce que tout le monde sait dans la péninsule, c’est que personne n’emploie jamais l’expression « Corée du Nord » ! Dans les feuilletons sud-coréens, c’est souvent cette erreur sur le nom du pays qui permet de détecter les espions.

9Le petit sans anniversaire dit plus loin : « Chez nous en Corée du nord [encore !], quand on achète une télé, on doit l’apporter au contrôle. Là, un technicien la règle sur la chaîne unique et bloque l’émetteur / chercher d’autres chaines, c’est illégal et dangereux ». Marque systématique de ce genre de texte : c’est à nous que les personnages parlent. Donc ils parlent comme nous : « On se casse », « Chopez-moi ces connards ».

10Dans DPRK (le titre en anglais est d’origine, cela s’appelle « la voix de son maître »), Alain Gardinier invente un Stéphane Jeong, agent de la DGSE, envoyé en RPDC pour exfiltrer Robert Germain, un ingénieur français séquestré et astreint à des tâches stratégiques sur le site nucléaire de Yongbyon (Gardinier, 2014). La mission s’avère difficile, voire impossible : comment faire sortir discrètement un Européen du site le plus fermé du monde avec une tête particulièrement reconnaissable ? L’espion est caché dans un groupe de touristes (puisqu’on ne peut pas y aller autrement, nous dit-on), dont tous les autres voyageurs sont staliniens (puisqu’ils vont en Corée du Nord), alors que lui connait toute la vérité historique du pays ! Il peut donc évoquer « le petit dernier de la dynastie ce crétin de Kim Jong Un ». Le logocentrisme absolu éclate encore, et notre espion dit dans sa fuite, au cas où l’autre l’aurait oublié : « Je vous rappelle que nous sommes en Corée du Nord, la dernière dictature de la planète ; un pays où entre autres, les habitants n’ont pas le droit de se déplacer librement non plus, vous le savez, que les étrangers ». Il est en train de parler à un ingénieur qui s’y trouvait en prison… Cela n’interdit pas les petites notes exotico-réalistes de celui qui voit tout : les bols pour la soupe sont « sales », bien sûr, et les gens se tutoient. Deuxième marque systématique des récits sur la RPDC et du maniement des représentations : comme la nature représentative a horreur du vide, on comble le vide avec les représentations toutes prêtes (pléonasme) du « communisme ». Et les communistes se tutoient… Justement pas en Corée du Nord. Autre exemple : « Il ne va pas s’abaisser à parler avec un capitaliste occidental puant comme moi ». Plus le discours cherche la connivence avec son lectorat réel ou espéré, plus il a recours aux traits les plus communs. Qu’y a-t-il de plus éloigné de la notion même d’écriture ?

11Je pourrais me laisser aller à dire que les phrases et les idées sont stupides, mais je préfère me compliquer théoriquement la tâche en refusant de parler au nom d’une « vraie » Corée du Nord, dont les textes n’auraient plus qu’à être les reflets. Un mauvais écrivain écrit des mauvais livres. Un mauvais écrivain qui parle de la Corée du Nord écrit aussi des mauvais livres. Même si le recours aux lieux communs fabrique de la connivence.

12Il faut bien meubler le temps pendant la fuite, sinon il n’y aurait rien à raconter, alors notre héros continue à se faire guide touristique, et décrit les studios de cinéma, dont il est certainement un grand spécialiste et que fréquentent en priorité les espions. De toute évidence, Jupiter aveugle ceux qu’il envoie en Corée du Nord. « Toujours ces tristes barres de logements décatis ». On le sait, Corée du Nord = communiste = grands ensembles du 93. « Leurs guides qui certainement par simple hasard de l’homonymie se nomment évidemment tous Kim, le nom le plus répandu en Corée. » Il y aurait une étude spécifique à faire de l’usage des adverbes, évidemment, certainement, en tant que producteurs d’évidence, si l’on peut dire, à double effet : conforter la véracité du propos, confirmer que tout est programmé en RPDC.

13Comme attendu dans un livre sur la RPDC, notre espion réussit à fuir avec l’ingénieur, un « masque coréen » collé sur le visage qui lui permet de traverser le pays sans encombre ! Ils sont hébergés par le plus grand des hasards par une fille d’une ONG du Sud, qui met du rock à tue-tête pour « faire chier les militaires nord-coréens », comme elle dit. Une autre caractéristique des auteurs des romans concernant la RPDC le-pays-le-plus-fermé-du-monde est de ne pas pouvoir s’empêcher de redresser les torts. Par procuration.

14Usage du hasard par les romanciers médiocres, les protagonistes sont d’origine nord-coréenne et passent par des lieux de leur enfance, une nommée Sue frappe de nuit à la cabane de son cousin… tandis que le diplomate suisse qui les a aidés est torturé ! Les informations que communique Sue ? « J’ai vu pas mal de reportages à la télé… ». Le cousin dit : « J’ai trouvé plusieurs rations de kimchi, c’est le plat traditionnel coréen… », « J’espère que notre visiteur occidental appréciera ces quelques humbles mets » (je souligne).

15Rapidement, le cousin est tué et la jeune Sue, un peu trafiquante de drogue, aussi, selon un processus sur lequel je vais revenir, et qui consiste à faire le ménage en fin de fiction. Au bout du compte, nos héros s’évadent en forçant la frontière en camion. Ils sont rattrapés par les agents du Sud qui passent par un tunnel et les récupèrent dans la JSA6… Le romancier est naturellement libre d’inventer ce qu’il veut, je ne suis pas certain qu’il soit libre de confondre le fictif et le fictionnel et, comme lecteur, je suis en droit de me demander ce que vaut un livre qui prétend dénoncer et décrire « la dernière dictature de la planète » (la dernière, vraiment ?) et ne sait pas que la zone frontière fait 4 km de large, qu’elle est truffée de mines et de barbelés et longée par un très haut mur installé par les Américains.

16On comprend bien la motivation de l’auteur : sans cette pirouette, l’aventure est impossible. Mais ce faisant, ce classeur classé par ses classements nous avoue qu’il est capable de tordre la réalité au profit de sa fiction. J’ai écrit ailleurs qu’un romancier a parfaitement le droit de faire d’Emmanuel Macron une réincarnation de Fantômas, ce serait de la fiction, mais il ne peut le faire montrer au quatrième étage de la tour Eiffel, ce serait le fictif. Cependant, si le lecteur ne s’en rend pas compte, pourquoi se gêner ?

17Dans L’Évangile des ténèbres de Jean-Luc Bizien (Bizien, 2010), Seth Ballahan, rédacteur en chef d’un quotidien américain, apprend que Michaël Wong, l’un de ses collaborateurs, est piégé en Corée du Nord (« né en Corée du Nord sans en avoir conservé le moindre souvenir »). Face à l’absence de réaction de sa hiérarchie, Ballahan voit rouge et décide de secourir le jeune Wong. Ce qui va nous valoir une nouvelle traversée clandestine du pays. Une fois de plus, on remarque que tout texte de fiction qui se veut en même temps dénonciateur dans un fauteuil à Paris est pris dans une contradiction absolue : si je pense que la RPDC est une affreuse dictature, c’est que j’en connais quelque chose ; mais comme j’affirme en même temps « qu’ils cachent tout », je reconnais que je n’en connais rien… Il ne reste donc que la clandestinité comme ressort narratif. De préférence la nuit. C’est d’autant plus facile à faire que la structure narrative est en place depuis très longtemps, qui dénonçait la « menace » précédente, la Chine rouge. Un exemple entre mille : dans le film Soldier of fortune (Edward Dmytryck, 19557), un aventurier est séduit par une femme qui recherche son mari « enlevé » (= entré photographier sans visa) en Chine et l’aide à la libérer. Ils finissent par entrer aussi clandestinement en Chine et délivrer le mari. Les scènes en Chine sont peu nombreuses, et pour cause (le film date de 1955), et se passent toutes… dans le brouillard.

18Dans L’Évangile des ténèbres, notre héros traverse donc le pays de Kim Jong Il, qualifié de « gnome ventripotent ». Et il le traverse donc clandestinement, ce qui permet de n’avoir rien à décrire : « La suite n’avait été qu’un long parcours erratique, une succession de sentiers improbables, de courses à travers les bois, de replis soudains, de moments passés, recroquevillés dans un buisson ou à l’abri d’un rocher, le souffle court, le poing enfoncé dans la bouche pour ne pas crier de terreur », tout cela une fois sorti de Pyongyang, « la capitale fantôme où les hommes ne sont que des ombres ». Notre héros traverse surtout des forêts, ce qui devrait être difficile à décrire, mais même dans ce cas, c’est très approximativement : « Il tenta d’accrocher des lianes ». Plus beau encore, quasiment inégalé, la boussole reste bloquée sur l’inepte : « On croisait parfois un ours ou un tigre dans la forêt ». Le « parfois » est fascinant.

19Comment dire davantage quand on fait face au même paradoxe, comment décrire l’indescriptible, comment faire connaitre le méconnaissable ? Jean-Louis de Montesquiou, dans Aller simple pour Pyongyang, se propose de nous raconter l’histoire « vraie » de James Dresnock et trois autres déserteurs américains, ainsi que de Honey (!) « qui travaille pour le cinquième corps » (Montesquiou, 2018).

20Nos soldats, nécessairement dotés d’une intelligence supérieure, discutent du Juche8 et en concluent que c’est du « bullshit ». On devine que les cours de philosophie sont très poussés dans l’armée américaine et on ne peut qu’être d’accord avec eux « car personne au monde ne peut comprendre du premier coup les sentences de Kim Il Sung. Personne, pas même un spécialiste local. Pas même Kim Il Sung lui-même ». Il faut dire que cela a été concocté, nous dit une note, par Hwang Jang-yop, l’idéologue en chef du Parti, « le Joseph Goebbels nord-coréen ». Mais qui parle donc ? Le discours ne peut s’empêcher, à longueur de pages, d’envahir le récit. Dès le chap. 6, on leur fournit des filles. L’appel à une trame d’espionnage ne peut manquer de charrier son matériel habituel. Est-il alors vraiment étonnant que le romancier nous offre un recopiage d’informations dont on peut raisonnablement douter qu’elles soient de première main :

[…] car c’est bien à Kim Il Sung que James doit non seulement la présence de Honey, mais aussi ses fabuleux talents nocturnes. Comme il finit par le découvrir, cette jeune et jolie lycéenne de la ville de Sinuiju, à la frontière chinoise, a été tôt détectée par l’Organisation et dirigée pour son service militaire vers une unité spécialisée : le Cinquième Corps, spécialement consacré au confort domestique et au réconfort nocturne de Kim Il Sung et sa clique. Dans cette unité, apprend James, il existe des sous-unités encore plus spécialisées : le corps spécial des volontaires des résidences (aux compétences ménagères, dans une définition très large) ; le satisfaction corps (pour lequel des talents plus techniques sont requis) ; la cinquième division (en charge de la protection physique rapprochée, très rapprochée même, du dirigeant suprême) ; et d’autres encore9.

21Contre la méchante Corée du Nord, puisqu’elle est justement la méchante Corée du Nord, tout est permis, y compris la vulgarité, même un nom de bordel à soldats américains. Ce qui ne suffit pourtant pas d’échapper au recopiage et aux lieux communs. Au contraire. Ici, comme ailleurs, le narrateur sait tout, voit tout, et comme c’est toujours la même chose, ce doit être vrai. Ce faisant, il fait fonctionner les représentations les plus anciennes et les mieux ancrées : Asie / femme / danger / sexe. James Bond, SAS10.

22Si on nous a suivi jusqu’ici, on ne pourra pourtant pas ne pas se dire qu’il doit bien exister des textes un peu moins « guerre froide » et peut-être même littérairement défendables. Statistiquement, le constat est terrifiant, bien qu’il ne soit qu’un morne reflet de la presse sur la RPDC. L’obligation d’en passer par les pires des lieux communs fait que se fonder sur les lieux communs ou créer une narration impossible sont les rares possibilités actuelles de traiter de ce peuple donné pour fictionnel, mais totalement fictif. C’est donc en pleine connaissance de cause que Jean Echenoz propose son Envoyée spéciale, en s’évertuant à bâtir une société du texte, donc une population du texte (Echenoz, 2016). C’est-à-dire une population fictionnelle définie par le texte lui-même. Donc cohérente. Echenoz s’arroge le droit littéraire de « dire n’importe quoi », puisqu’il n’a à sa disposition que des lieux communs du roman d’espionnage qui « disent n’importe quoi ». Mais il le dit, le montre et en donne le mode d’emploi : « ce qui peut paraître invraisemblable dans un pays à ce point surveillé, mais je n’y peux rien non plus si les choses se sont passées ainsi » ; « Il serait long, pénible de décrire en détail le parcours des fugitifs vers le sud, parcours lui-même fort pénible et n’en finissant pas ». Sa Corée du Nord est un village Potemkine.

23Echenoz avertit le lecteur attentif : « Même si chacun sait ou croit savoir ce qu’est la Corée du Nord », « Mais vous savez tout cela », « Vous savez aussi … » (p. 187-188), à charge pour ce lecteur de reconnaître qu’il ne sait pas. À charge aussi pour ce lecteur de comprendre que l’auteur se moque : « nous avions même envisagé d’approfondir les sujets qu’elle aborde […] Nous étions sur le point de le faire, mais voici que tinte à la porte, en intervalle de tierce majeure descendante, le double gong de la sonnette » (p. 197). Toute l’histoire de notre chanteuse française chargée de séduire un Nord-Coréen candidat possible à la fuite nous est racontée avec un ton inimitable et immanquable, qui égrène les perles et les lieux communs, qui assure la primauté absolue de l’auteur non seulement sur son texte, mais aussi sur tous les principes du vraisemblable : « car Gang Un-ok, vu son éducation bilingue en Suisse, s’exprimait dans un français parfait, ce qui nous arrange bien car nous évite la présence d’interprètes, personnages secondaires encombrants sinon témoins gênants dont nous ne saurions que faire ensuite » (p. 225). Le choix stylistique principal d’Echenoz est donc celui de l’ironie, doublée d’un paradoxe, parce que l’ironie s’applique au lecteur, en supposant qu’il est capable de comprendre qu’il a déjà lu tout cela ailleurs et qu’alors il l’a pris au pied de la lettre. S’il n’avait pas encore compris, il aurait peut-être pu être aidé par l’épisode du chien de l’espion français, probablement enlevé pour être mangé… Un texte n’existe que lu, certes, mais toutes les lectures ne se valent pas. Et que dire de cette incise : « Là, selon des méthodes connues de lui seul – et auxquelles, peu au fait de ces techniques, nous ne comprenons rien – Paul Objat prend d’abord contact avec […] » (p. 269). Solution du quasi-syllogisme : je parle de l’espionnage, mais je n’y connais rien. Je parle de la Corée du Nord comme je parle de l’espionnage. Donc…

24Echenoz se sortira aussi du piège narratif bâti par lui-même par son ultime pirouette. Le Nord-Coréen cherchant à fuir avec les espions français sera abattu dans la zone démilitarisée, conformément à la règle du nettoyage final. Quant aux Français, « [d]ès cet instant, nous perdons leur trace » (p. 279).

25Il est amusant de constater que, même dans ce livre brillant, qui ose l’ironie là où les autres se font sérieux redresseurs de torts, on ne peut échapper au nettoyage final. Toute fiction sur la RPDC ne pouvant que virer au fictif, il faut faire place nette avant de finir. Pour cacher le « ce qui ne peut pas avoir lieu » mais qu’on a décrit quand même, il faut en finir par un « cela n’a pas eu lieu ». Qu’importe, puisque le mal est fait.

26Un seul roman, récent, auto-traduit par son auteure qui est aussi française, propose une autre voie, dans l’état actuel de nos recherches, et tout à fait exceptionnelle : Le Grand Leader doit venir nous voir (Minkoff, 2018). Le texte est construit en trois parties : dans la première, la narratrice de treize ans vit à Sofia d’où elle est envoyée en RPDC dans un camp international de pionniers. Deuxième partie : son séjour là-bas. Troisième partie, elle rentre à Sofia, au moment où le régime s’écroule. L’unité entre ces trois segments est très forte, non seulement parce qu’il y a une narratrice unique, mais surtout parce que son regard sur le monde est le même dans les trois cas. La jeune Alexandra croit à tout et nous livre son expérience avec un regard naïf, candide. L’auteure, Velina Minkoff, ne s’autorise aucun discours extérieur, plaqué, aucune voix off. La gamine ne sait pas de quoi elle parle, elle raconte ce qu’elle croit voir. Résultat, ce texte qui ne dit rien de la RPDC est celui qui en dit le plus.

27Originalité sans égale de l’auteure : jeune Bulgare, elle a réellement visité en 1987 à treize ans une Corée qui était « la » Corée pour le camp socialiste, c’est-à-dire la Corée du Nord. Ce qui fait que, contrairement à nos auteurs amateurs d’espionnage qui, en guise de « caché », ne nous montrent que du « déjà vu », un comble, tout ce que Velina Minkoff écrit sort de son expérience et sa première idée du pays, comme ado, n’a jamais été qu’on lui cachait quelque chose. Ce qui l’a donc vaccinée des lieux communs actuels. Sa Corée est « vraie » au sens littéraire, c’est-à-dire vue par une adolescente qu’on ne peut prendre en faute. Elle ne revendique pas l’exactitude, elle assume seulement l’exactitude de son regard d’ado et de ses souvenirs. La petite ne comprend pas les complexités et les contradictions, mais l’auteure les montre, non en dépit de sa naïveté, mais grâce à elle. La distanciation nécessaire à toute analyse de l’Autre fonctionne grâce à la distance entre la jeunesse et l’âge adulte, mais à une condition impérative : ne s’autoriser aucun jugement (sauf sur le contenu des assiettes et les garçons d’à-côté !) et surtout aucun jugement a posteriori. Ce qui nous vaut ce cas sans doute unique en littérature française pour un livre sur la Corée du Nord, l’absence de tout lieu commun. Pour nos auteurs le « déjà vu » n’est qu’un « déjà dit », pour Velina Minkoff, le « déjà vu » est un « vraiment vu ».

28Et pourtant l’auteure s’autorise au milieu de son roman une rencontre parfaitement fictive avec Kim Il Sung, qui est un jeu avec ses souvenirs en même temps qu’un jeu avec les textes sur la Corée qui mettent en scène le Grand Leader. Chez Velina Minkoff, Kim Il Sung ramasse la petite et ses amies au bord de la route pour qu’elles puissent rejoindre leur groupe dans une boite de nuit. Bien sûr, l’auteure s’amuse et joue avec ses lecteurs. Elle répond à la question parfaitement absurde à laquelle tous ceux d’entre nous qui connaissent la RPDC ont eu droit : Avez-vous rencontré Kim Il Sung ? Or, le statut de la narratrice qui raconte un voyage tout autant qu’elle écrit un roman lui permet de confondre le fictif et le fictionnel. Est-il surprenant qu’elle retrouve le même esprit que Jean Echenoz, l’humour ? Ce faisant, elle propose une critique définitive des romans d’espionnage entièrement fictifs et qui prétendent au fictionnel par le seul recours aux lieux communs. Ceux dont Echenoz se moque et que refuse Minkoff.

*

29Pour conclure, on se demandera comment font ceux qui « devraient » pouvoir éviter les écueils, à savoir les Sud-Coréens. C’est un autre sujet, à ceci près que le dilemme qui se pose aux auteurs et cinéastes sud-coréens conditionne aussi largement l’impasse dans laquelle se trouvent la plupart des auteurs de langue française.

30Loin d’être libérés par leur savoir, les Sud-Coréens sont surdéterminés par l’évidence de leur ignorance du Nord, ce à quoi échappent, hélas, les écrivains français. Mais leur situation est différente. Ils doivent dire l’Autre. Pour nous, le Nord-Coréen est un Autre alius, différent et irréductible. Pour un Sud-Coréen, l’Autre est à la fois alius et alter, c’est-à-dire le même, sans quoi la perspective d’une réunification rêvée n’aurait aucun sens. La nécessité de parler du Nord s’oppose à l’impossibilité de le faire. C’est alors le genre convoqué ou la structure de la narration qui seront chargés de lever la contradiction bloquée. Des films comme Swiri (Kang Je-gyu, 1999) coupent mécaniquement la fiction d’espionnage en deux, une partie dans le Nord monstrueux empli de sales gueules, une partie dans le Sud où les espions sont indétectables. Bien plus intelligemment, un film comme JSA (Pak Chan-wook, 2000) ménage un no man’s land à l’intérieur de la zone démilitarisée où soldats du Nord et du Sud peuvent se rencontrer en cachette et être tout simplement tous Coréens. Jusqu’à chaque fois l’explosion finale qui efface les traces de la rencontre comme celles de la narration. La situation finale efface les traces de ce que la situation initiale a mis en place.

31Dernier exemple, le film Welcome to Tongmakkol (Park Kwang-hyun, 2005). Il s’agit toujours d’un film de guerre, troisième et très majoritaire possibilité après l’espionnage et la politique fiction pour traiter de ce problème au Sud. Pendant la guerre de Corée (1950-1953), deux groupes de soldats ennemis se retrouvent dans un village de montagne isolé, coréen sans être du Nord ni du Sud, sur lequel ils attirent la catastrophe. Le parallélisme est cultivé puisque chacun des deux meneurs a combattu contre l’autre camp de la même façon. Ils finiront par se rapprocher au point de se sacrifier ensemble pour détourner le bombardement américain qui va anéantir le village. Une fois de plus, dans la fiction sud-coréenne, être un vrai Coréen (ni du Nord, ni du Sud), c’est disparaître !

32Le noyau de la plupart des textes sur la RPDC est donc la fabrication d’une population fictionnelle qui se révèle strictement fictive. Pour y parvenir, il faut que le discours envahisse complètement le récit impossible. Ce que la fusion quasi complète entre romans, récits de voyage, livres d’analyse annonce et prolonge à la fois.

33On sait maintenant que quand on nous raconte des histoires de RPDC, il s’agit bien de cela : des histoires.