Colloques en ligne

Stefano Ercolino et Massimo Fusillo

Le personnage négatif : empathie et caractérisation

The Negative Character: Empathy and Characterization

1Au cours de cet article1, nous parlerons de personnages à connotation négative, mais capables de susciter une empathie plus ou moins marquée chez les utilisateurs. Il s’agit d’un phénomène qui concerne notamment les arts narratifs et qui s’inscrit dans une expérience esthétique plus large – l’empathie négative2 – que nous définissons en ces termes : une syntonisation cathartique avec des personnages, des symboles, des performances, des objets, des compositions musicales, des bâtiments et des espaces à connotation négative et séductrice, ou qui évoquent une violence primaire déstabilisatrice, capable d’engendrer une profonde angoisse empathique chez le spectateur de l’œuvre d’art, qui l’amène à entamer une réflexion morale.

2Commençons par deux exemples. Deuxième partie des Misérables de Victor Hugo (1862) (livre iii, chapitre iii) : c’est la nuit de Noël 1823. La cruelle madame Thénardier envoie la petite Cosette puiser un seau d’eau à la source dans les bois, à l’extérieur de Montfermeil. Cosette a tout juste huit ans, et le seau qu’elle doit porter est plus grand qu’elle, à tel point qu’on aurait pu très facilement s’asseoir à l’intérieur et disposer d’assez de place pour s’y sentir à l’aise. Il fait très froid ; la fillette est déguenillée. Laissant derrière elle les dernières lumières du village tandis qu’elle s’aventure à l’orée du bois, elle se retrouve alors dans une obscurité absolument totale. Malgré l’obscurité et la peur de se retrouver toute seule dans le bois la nuit, elle parvient quand même à atteindre la source et à remplir le seau. Mais celui-ci est bien trop lourd pour être soulevé et transporté par une fillette si petite et frêle. Craignant madame Thénardier bien plus que la fatigue, le froid et la nuit, Cosette reprend ses forces et se met en chemin :

Elle fit ainsi une douzaine de pas, mais le seau était plein, il était lourd, elle fut forcée de le reposer à terre. Elle respira un instant, puis elle enleva l’anse de nouveau, et se remit à marcher, cette fois un peu plus longtemps. Mais il fallut s’arrêter encore. Après quelques secondes de repos, elle repartit. Elle marchait penchée en avant, la tête baissée, comme une vieille ; le poids du seau tendait et raidissait ses bras maigres ; l’anse de fer achevait d’engourdir et de geler ses petites mains mouillées ; de temps en temps elle était forcée de s’arrêter, et chaque fois qu’elle s’arrêtait l’eau froide qui débordait du seau tombait sur ses jambes nues. Cela se passait au fond d’un bois, la nuit, en hiver, loin de tout regard humain ; c’était un enfant de huit ans. (Hugo, [1862] 1995, p. 509)

3Comme c’est souvent le cas dans les Misérables, toute la séquence est conçue par Hugo pour déclencher une profonde souffrance empathique3 à l’égard d’un personnage qui vit en marge de la société et qui subit une pression constante exercée par cette dernière. Les informations que nous connaissons tous sur la triste histoire de Cosette et sur celle encore plus atroce de sa mère, Fantine, la cruauté de la tâche qui a été confiée à la fillette par la sordide madame Thénardier, l’exploration psychologique par le narrateur des sentiments de la fillette quand cette dernière s’apprête à se rendre à la source, le déroulement de la scène dans le bois la nuit de Noël – une nuit au cours de laquelle les enfants heureux connaissent un sort bien différent – et la terrible fatigue physique dont souffre Cosette en portant le seau rempli d’eau ne peuvent que faire ressentir au lecteur une participation émotionnelle face à son sort, ce qui le pousse à s’identifier à Cosette et à faire preuve d’empathie à son égard malgré la souffrance émotionnelle que cela implique.

4Nous avons bien dit souffrance émotionnelle et souffrance empathique. Faisons maintenant un bond en avant de près d’un siècle et voyons ce qui se passe dans un roman complètement différent des Misérables : Lolita de Vladimir Nabokov (1955). Dans les dernières pages du roman, après avoir tué Clare Quilty, célèbre dramaturge et producteur amateur de pédopornographie, et en attendant d’être rattrapé et arrêté par la police, Humbert Humbert se remémore un épisode qui remonte aux semaines qui ont immédiatement suivi la fuite de Lolita. Un jour, bouleversé par la disparition de la jeune fille et soudainement pris de nausées, ce dernier dut s’arrêter en urgence sur une vieille route de montagne. Penché au-dessus du parapet qui séparait la route du ravin en contrebas, il avait entrevu dans la vallée une petite ville minière aux couleurs vives et harmonieuses d’où il pouvant entendre des sons venant au loin :

Mais il y avait cette incessante vibration vaporeuse de sons superposés, plus éclatante encore que toutes ces couleurs qui menaient douce fête – car il est des couleurs et des ombres qui semblent se plaire en bonne compagnie –, à la fois plus éclatante et plus séduisante à l’oreille que ces couleurs ne l’étaient a l’œil, et elle montait jusqu’à la lèvre de granit où j’essuyais ma bouche dégoûtante. Et bientôt je me rendis compte que tous ces bruits étaient de même nature […]. Lecteur ! Ce que j’entendais là, c’était la mélodie que faisaient des enfants en train de jouer rien d’autre, et l’air était si limpide qu’à l’intérieur de cette vapeur de voix entremêlées, majestueuse et infime, lointaine et magiquement proche, candide et divinement énigmatique – on entendait de temps à autre, comme libéré à dessein, l’éclat presque articulé d’un rire enjoué, le claquement d’une batte, ou encore le cliquetis d’un petit chariot d’enfant […]. Immobile au bord de mon abîme vertigineux, j’écoutais cette vibration musicale, ces brefs éclats de cris distincts sur un arrière-fond de murmures chastes, et soudain je compris que le plus poignant et le plus accablant dans tout cela ce n’était pas l’absence de Lolita à mes côtés, mais l’absence de sa voix au cœur de cette harmonie. [But even brighter than those quietly rejoicing colors […] both brighter and dreamier to the ear than they were to the eye, was that vapory vibration of accumulated sounds that never ceased for a moment, as it rose to the lip of granite where I stood wiping my foul mouth. And soon I realized that all these sounds were of one nature […]. Reader! What I heard was but the melody of children at play, nothing but that, and so limpid was the air that within this vapor of blended voices, majestic and minute, remote and magically near, frank and divinely enigmatic—one could hear now and then, as if released, an almost articulate spurt of vivid laughter, or the crack of a bat, or the clatter of a toy wagon […]. I stood listening to that musical vibration from my lofty slope, to those flashes of separate cries with a kind of demure murmur for background, and then I knew that the hopelessly poignant thing was not Lolita’s absence from my side, but the absence of her voice from that concord.] (Nabokov, [1955] 2006, p. 350-351, trad. chap. 36)

5Ici, peut-être pour la première fois depuis le début du roman, Humbert ne se limite pas à reconnaître pour la énième fois la profondeur et le caractère impardonnable du mal qu’il a causé à Lolita. À l’apogée de sa légendaire absence de fiabilité en tant que narrateur, ce dernier semblerait maintenant blessé par les crimes qu’il a commis et par l’idée de l’avoir anéantie irrémédiablement, de l’avoir privée d’une partie de son enfance et de son adolescence, et de l’avoir empêchée, symboliquement, de joindre sa voix à ce chœur de voix d’enfants qui vient de la petite ville abritée dans la vallée. L’absence de la voix de Lolita dans ce « concert de sons » est, pour Humbert, « désespérément déchirante [hopelessly poignant] » : le protagoniste du roman souffre intensément. Cela provoque une souffrance empathique chez le lecteur, qui serait tolérable s’il n’y avait pas le fait qu’il est parfaitement conscient qu’Humbert est un manipulateur habile – un virtuose du langage – un meurtrier et un pédophile qui a séduit puis réduit en esclavage une gamine pendant des années, abusant sans scrupule de sa position de beau-père et de tuteur. Ne pouvant s’empêcher, selon toute vraisemblance, de se sentir impliqué dans la douleur peut-être finalement sincère d’Humbert, et ne pouvant donc éviter d’avoir une réaction de compassion en étant témoin de la scène, le lecteur se sent, en même temps, mis à mal dans sa réponse empathique par cette barrière de la moralité, dont Adam Morton a parlé dans « Empathy for the Devil » (Morton, 2011, p. 318-330), car il sait qui est Humbert et ce qu’il a fait, et il sait que c’est lui seul qui est responsable du désespoir qu’il éprouve aujourd’hui. Le lecteur réagit donc de manière ambivalente à la scène en oscillant entre allégeance émotionnelle (empathie) et détachement.

6Comme dans le cas de Cosette dans les Misérables, la force de la réponse empathique du lecteur semble être en partie subordonnée à l’intensité de la souffrance psychologique manifestée par le personnage avec lequel nous compatissons. Cependant, avoir de l’empathie à l’égard Cosette et de l’empathie à l’égard Humbert sont deux choses différentes.

7Se référant à Murray Smith (Smith, 1995), Rita Felski parle d’ « alignement [alignment] » et d’ « allégeance [allegiance] » comme deux facteurs qui contribuent de manière cruciale à l’identification à un personnage (voir Felski, 2019, p. 77-126). Par « alignement », Felski se réfère aux « instruments formels par lesquels le texte détermine l’accès au personnage par le lecteur, ou le spectateur » (p. 93-94, notre traduction) ; des instruments tels que le point de vue adopté, le détail des descriptions des personnages, qu’elles soient primaires ou secondaires, plus ou moins insignifiantes ou complexes. Par « allégeance », en revanche, Felski entend une « affiliation ou solidarité perçue avec certains [personnages] » (p. 82, notre traduction), qui peut être partielle, complète ou ambivalente, et qui se manifeste « chaque fois que nous prenons le point de vue d’un personnage et que nous prenons fait et cause pour ce que nous croyons qu’il représente » (p. 96, notre traduction) dans un sens éthique ou politique. Bien qu’ « aligné » à la fois avec Cosette et Humbert – poussé, c’est-à-dire par Hugo et Nabokov et par la mécanique du texte, à s’identifier à eux et les comprendre, – le lecteur n’exprime pas le même genre d’ « allégeance » à l’égard des deux personnages. C’est parce que, fondamentalement, éprouver de l’empathie et souffrir avec Cosette ne pose aucun problème d’ordre moral et, par conséquent, d’allégeance, tandis que le faire avec Humbert, oui, cela pose un problème. Nous sommes en effet confrontés ici à deux formes distinctes de souffrance empathique : celle qui concerne Cosette découle de l’établissement d’un lien compassionnel normal à son égard ; celle qui touche Humbert découle elle de l’intense expérience esthétique de l’empathie négative à laquelle ce personnage nous permet d’accéder, un sentiment toujours partagé entre une allégeance, qui fait trembler de peur, et une distance, empreinte de dédain.

8L’histoire de la littérature est riche en personnages capables de susciter une souffrance empathique du genre de celle que l’on ressent pour Humbert, notamment à partir de la littérature prémoderne et moderne, lorsque la psychologie du personnage qui fait le mal commence à être définie avec plus de soin et à revêtir une certaine complexité, en commençant précisément par celle du villain par excellence, Satan – tel qu’il est déjà présenté dans La Jérusalem délivrée du Tasse (1581), dans Le Massacre des innocents du Cavalier Marin (1632) et, surtout, dans Le Paradis perdu de John Milton (1667). Les dimensions de la profondeur psychologique et de la caractérisation à part entière du personnage négatif semblent être, en effet, des éléments clés, comme le tourment intérieur, pour déclencher l’expérience esthétique de l’empathie négative dans la littérature.

9Le mystère de l’esprit d’Iago dans l’Othello est l’un des éléments les plus fascinants de l’œuvre de Shakespeare – « I am not what I am » (Shakespeare, [1603-1604] 2005, acte 1, scène 1, v. 65), dit Iago dans un vers célébrissime – que nous ne voulons surtout pas discuter ici. Une chose, cependant, sur la psychologie d’Iago, que nous pouvons dire avec une certaine certitude : en aucune occasion, Iago ne semble souffrir du mal dont il est responsable. Cela conditionne inévitablement la réponse empathique du lecteur/spectateur à son égard. L’admiration perverse pour son habileté et sa capacité à manipuler, et le fait qu’il ait des motivations, même si celles-ci ne sont pas entièrement décryptables, pour mener à bien un plan de vengeance contre Othello ne sont pas des éléments suffisants pour qu’une véritable relation empathique soit établie entre Iago et le lecteur/spectateur. Iago apparaît comme un destructeur insaisissable, et c’est sans aucun doute l’une des raisons de son charme. Or, la fascination pour le personnage qui commet le mal et l’empathie négative envers lui sont deux choses distinctes. Iago est un villain machiavélique incapable de nous impliquer réellement d’un point de vue empathique, d’autant plus que sa psychologie n’est pas définie de manière détaillée ; comme s’il était une personnification intrigante et insaisissable du personnage Vice des morality plays – quelque chose que Richard, un autre personnage négatif shakespearien mémorable, dit explicitement de lui-même4 dans Richard iii, même si ce cas est légèrement différent, à cause de sa difformité, qui fait naître un sentiment d’exclusion des plaisirs et des joies auxquels les autres hommes ont normalement accès. En établissant un lien mortifère entre difformité physique et aberration morale, Richard parvient d’abord à créer un lien empathique avec le lecteur/spectateur ; un lien qui, cependant, dans la continuité du drame, ne se consolidera pas, essentiellement à cause de la perfidie de Richard et de l’absence presque totale en lui de conflit intérieur face aux crimes dont il est responsable. Shakespeare sera en mesure de donner une profondeur psychologique au personnage qui fait le mal, en particulier dans Macbeth. Il s’agit d’un cas frappant de tragédie centrée sur des personnages négatifs (les personnages positifs jouent un rôle assez marginal), dans lequel l’empathie négative entrecroise une série de thèmes connexes : le rêve, le surnaturel, l’hallucination et la nuit. Comme le résume Jan Kott, cet ensemble de thèmes est unifié par l’hypothèse interprétative selon laquelle la pièce est un cauchemar (Kott, 1966). L’identification latente, alimentée par la distance esthétique, s’est surtout faite vis-à-vis du protagoniste : la pression exercée sur lui par les sorcières et la prédiction de son avenir, sa fragilité, son conflit intérieur, sa dépendance vis-à-vis de sa femme, sont autant de facteurs qui activent une empathie négative troublante, surtout dans la première phase avant que la transformation du personnage en tyran sanguinaire ne soit complète. Il en va autrement de Lady Macbeth, qui prend plutôt la forme d’un démon androgyne et n’acquiert une profondeur empathique que dans son dernier moment de délire et de somnambulisme ; cela dit, comme toujours au théâtre, il y a eu de grandes actrices, comme Adelaide Ristori et Sarah Bernhardt, qui ont mis leur interprétation au service de l’empathie et de l’humanisme.

10La décision de Richard de s’abandonner au mal, parce qu’il se sent exclu du bien, continue de résonner jusqu’à ce jour, avec une force extraordinaire et chargée d’accents métaphysiques sublimes5 : dans les mots de Satan dans le poème épique Le Paradis perdu de Milton. Dans cette œuvre, le personnage de Satan, contrairement à celui de Richard, est capable de transmettre au lecteur une expérience intense d’empathie négative. Dans le livre iv, Satan poursuit sa route vers l’Éden pour subvertir l’homme et défier à nouveau Dieu, mais il est tourmenté par le doute et les remords de sa rébellion, par le désespoir de ce qu’il a irrémédiablement perdu. Dirigeant son regard dévasté sur l’Éden, tellement agréable à la vue, et le tournant parfois vers le soleil, dans un monologue long et tendu, il se dirige vers ce dernier entre plusieurs soupirs, le maudissant, puisque sa splendeur lui rappelle la gloire d’un temps révolu. Après cela, presque comme un héros tragique, il commence à se parler à lui-même avec une grande tristesse :

N’avais-tu pas la même volonté libre et la même force pour résister ? Tu l’avais ; qui donc et quoi donc pourrais-tu accuser, si ce n’est le libre amour du ciel qui agit également envers tous ? Qu’il soit donc maudit cet amour, puisque l’amour ou la haine, pour moi semblables, m’apportent l’éternel malheur ! Non ! sois maudit toi-même, puisque par ta volonté contraire à celle de Dieu, tu as choisi librement ce dont tu te repens si justement aujourd’hui ! Ah ! moi, misérable ! par quel chemin fuir la colère infinie et l’infini désespoir ? Par quelque chemin que je fuie, il aboutit à l’enfer ; moi-même je suis l’enfer ; dans l’abîme le plus profond est au dedans de moi un plus profond abîme qui, large ouvert, menace sans cesse de me dévorer ; auprès de ce gouffre, l’enfer où je souffre semble le ciel. [Hadst thou the same free will and power to stand? / Thou hadst: whom hast thou then or what to accuse, / But heaven’s free love dealt equally to all? / Be then his love accursed, since love or hate, / To me alike, it deals eternal woe. / Nay cursed be thou ; since against his thy will / Chose freely what it not so justly rues. / Me miserable! which way shall I fly / Infinite wrath, and infinite despair? / Which way I fly is hell ; myself am hell; / And in the lowest deep a lower deep / Still threatening to devour me opens wide, / To which the hell I suffer seems a heaven.] (Milton, [1674] 2005, livre iv, v. 66-78, trad. p. 61.)

11Une capacité rhétorique marquée est un trait qui caractérise avec une certaine stabilité les personnages littéraires capables de susciter une empathie négative. Suivant de manière radicale l’intuition des plus grands interprètes de la tragédie élisabéthaine et jacobéenne et, surtout, de Shakespeare, qui avait fortement misé sur le potentiel dramaturgique de l’intériorisation du conflit moral, Milton nous offre un Satan doté d’une grande éloquence, torturé par la conscience de l’absurdité de sa rébellion contre Dieu et par l’impossibilité tragique d’échapper à son destin, puisqu’il est lui-même l’enfer qu’il voudrait fuir.

12Le personnage de Satan semble être doté d’une complexité psychologique entièrement nouvelle et attrayante, à tel point que, tout en parlant, « each passion dimmed his face / Thrice changed with pale, ire, envy and despair […] » (Milton, [1674] 2005, livre iv, v. 114-115). Auparavant, Satan s’était montré profondément affligé par son acte de rébellion, au point que, arrivé au livre iv, son lien empathique avec le lecteur est désormais bien établi. Dans le livre i, Satan glorifie les anges qui l’ont suivi avec une éloquence puissante ; cette éloquence, dans les accents et les thèmes (en particulier l’orgueil en ce qui concerne la révolte), rappelle en partie celle du Pluton/Satan du Tasse lors du concile infernal du quatrième chant de La Jérusalem délivrée, dont il est possible de retracer les origines dans la figure du démagogue séditieux de l’historiographie et de l’épopée latine (on pense par exemple à Catilina de Salluste, ou à Drancès de l’Énéide de Virgile). Tandis qu’il prononce ses mots orgueilleux, l’ « Ange apostat » est visiblement « souffrant [in pain] » et « rongé par un profond désespoir [racked with deep despair] » (Milton, [1674] 2005, livre i, v. 125-127, notre traduction) à cause de l’état dans lequel il se trouve. Sur le chemin déjà tracé par le Satan du Massacre des Innocents du Cavalier Marin, aux yeux duquel « résident le chagrin et la mort [mestizia alberga e morte] » (Marino, [1632] 1962, livre i, 7, v. 1, notre traduction) et qui, « alors qu’il règne, / […] se méprise et déteste et son pouvoir et lui-même [il suo regno e se stesso aborre e sdegna] » (livre i, 9, v. 7-8, notre traduction), le Satan de Milton, tout en restant inflexible dans son orgueil et sa haine, est affligé par la « [...] pensée / du bonheur perdu et en même temps de la douleur sans fin [the thought / Both of lost happiness and lasting pain] » (Milton, [1674] 2005, livre i, v. 54-55, notre traduction), ainsi que du remords d’avoir entraîné avec lui dans la ruine ses disciples, autrefois heureux. Ainsi, lorsque, après avoir rassemblé ses légions, Satan se prépare à parler à nouveau et échoue parce qu’il est étouffé par les larmes, le lecteur se retrouve, comme Schiller l’a déjà noté (Schiller, [1782] 2004, p. 619-635), émotionnellement impliqué, et répond d’une manière fortement empathique. Cette réponse empathique est si efficace et subversive d’un point de vue moral, éthique, politique6 et esthétique, que par la suite, et surtout à partir des dernières décennies du xviiie siècle (voir Newlyn, 1993), elle contribuera au développement d’une riche population de personnages « sataniques » au sens miltonien – tourmentés, souvent éloquents et plus ou moins portés vers le mal, bien que de différentes manières – capables de déclencher des expériences complexes et différenciées d’empathie négative : de Karl Moor dans les Brigands de Friedrich Schiller (1782) à Schedoni dans l’Italien d’Ann Radcliffe (1797) ; de Manfred dans le poème dramatique homonyme de Lord Byron (1817) à Pečorin dans Un héros de notre temps de Mikhail Lermontov (1840) ; de Heathcliff dans Les Hauts de hurle-vent d’Emily Brontë (1847) à Achab dans Moby Dick de Herman Melville (1851) ; de Stavroguine dans les Démons de Fiodor Dostoïevski (1871-1872), à des Esseintes dans À rebours de Joris-Karl Huysmans (1884) ; de Bardamu dans Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline (1932) à Humbert dans Lolita de Vladimir Nabokov (1955) ; de Mizoguchi dans Le Pavillon d’or de Yukio Mishima (1956) à Jean-Claude Romand dans L’Adversaire d’Emmanuel Carrère (2000). Parmi ces personnages « sataniques » d’ascendance miltonienne, Maximilien Aue, protagoniste de Les Bienveillantes de Jonathan Littell (2006), est peut-être celui qui illustre, avec le plus de plasticité, la charge déstabilisatrice de l’empathie négative.

L’écran empathique

13Passons à quelques exemples tirés du grand écran. Le caractère onirique et immersif du cinéma, qui privilégie son potentiel empathique, semble être un fait indéniable et est également à l’origine de sa très forte puissance de séduction. Il est aujourd’hui introduit dans de nouveaux dispositifs qui reconfigurent la relation entre image, corps et espace, avec une nouvelle profondeur et plasticité, comme en réalité virtuelle ou encore davantage en réalité augmentée (RV et RA).

14La théorie la plus récente a cependant montré que cette réceptivité du spectateur cinématographique ne signifie pas du tout une passivité pure, mais implique au contraire une activité cognitive et imaginative complexe. Fruit de la collaboration entre un expert du cinéma, Michele Guerra, et un neuroscientifique, Vittorio Gallese, l’essai Lo Schermo empatico décrit l’expérience cinématographique comme un cas spécifique de simulation incarnée, appelée la simulation libérée (voir Gallese et Guerra, 2015). Partant de la distinction du philosophe allemand Robert Vischer entre le processus purement perceptif de la vision et le processus pragmatiquement actif du regard, et de la réflexion phénoménologique sur la perception en tant qu’activité multimodale (voir Vischer, 1873), les deux auteurs en viennent à concevoir un spectateur organisme, qui sait s’orienter dans l’espace virtuel de l’écran. En effet, regarder une action ne signifie pas seulement la reconstruire visuellement, picturalement : cela signifie également la simuler avec son propre système moteur, qui est actif même lorsque nous sommes immobiles. La différence entre les expériences réelles et la vision cinématographique (et en général dans la fiction artistique) est que, dans la seconde, nous sommes libérés des implications personnelles de la vie quotidienne, et nous pouvons « aimer, haïr, ressentir la peur, le plaisir, en le faisant à une distance de sécurité » (Gallese et Guerra, 2015, p. 7, notre traduction) : c’est précisément cela que signifie l’expression « simulation libérée » ; et c’est précisément cette distance de sécurité qui nous donne du plaisir et nous conduit à une mimèsis cathartique.

15Il existe différentes techniques via lesquelles le cinéma nous donne accès à la subjectivité des personnages. Le point de vue restreint, et donc l’équivalence entre le regard de la caméra et le regard d’un personnage, est certainement l’exemple le plus frappant, même s’il n’est pas le seul, et ne suffit pas en soi à susciter l’empathie. Nous devons donc faire la distinction entre technique purement visuelle, que l’on appelle en fait avec plus de précision ocularisation, et un effet plus global de subjectivation, qui peut découler de diverses autres techniques expressives (une proximité continue de la caméra avec le personnage, le premier plan, les plans sur ses réactions émotionnelles, la musique, les flashbacks mémoriels, etc.). La catégorie d’alignement proposée par Murray Smith, à laquelle nous avons déjà fait référence, s’avère donc plus convaincante : le cinéma nous pousse d’abord à construire mentalement des personnages à partir d’indices et de schémas (recognition), nous fait nous aligner sur leurs émotions subjectives (alignment) et nous pousse aussi parfois à partager leurs positions (allegiance). Dans notre cas, nous avons voulu voir comment nous pouvons plonger dans l’esprit et dans la subjectivité de personnages négatifs, en exploitant ainsi l’immense potentiel empathique de cet art. Ce n’est peut-être pas un hasard si la naissance du cinéma et le débat critique sur l’empathie sont contemporains : l’expérience synesthétique et cénesthésique du spectateur cinématographique, son immersion dans un espace kaléidoscopique, la coexistence de la projection et de l’abstraction ont beaucoup contribué à la réflexion esthétique cruciale sur l’empathie.

16Toute l’histoire du cinéma dans tous ses genres et ses diverses zones géographiques nous présente un nombre très élevé de personnages négatifs qui jouent un rôle central et suscitent, de diverses manières, une allégeance émotionnelle. Nous retrouvons les mêmes caractéristiques que celles que nous avons décrites à propos de la littérature, mais avec quelques variations : les personnages qui suscitent une empathie négative au cinéma sont toujours complexes et en proie à des conflits intérieurs, mais ils manient beaucoup moins bien l’art de la rhétorique, ou du moins il ne s’agit pas d’une rhétorique exclusivement verbale.

17L’auteur qui témoigne le plus de fascination tragique et sublime à l’égard du mal, celle qui va de Milton à Littell, a aussi été, et ce n’est pas un hasard, un grand acteur et metteur en scène shakespearien : Orson Welles, bien sûr. Welles a toujours préféré les personnages excessifs, envahissants, titanesques, qui défient le monde et transcendent la morale, à commencer par son chef-d’œuvre absolu, le plus beau film de l’histoire du cinéma selon un grand nombre de critiques, Citizen Kane (1941) ; il a également filmé deux versions des deux tragédies de Shakespeare dont nous avons parlé, Othello, et surtout Macbeth, un chef-d’œuvre qui est presque l’archétype de l’empathie négative, dont Welles s’est inspiré pour mettre sur pied à Harlem une célèbre mise en scène théâtrale, le Voodoo Macbeth (1936)7. Dernier des films hollywoodiens de Welles, fortement remanié par la maison de production avec des coupures et des ajouts au montage, et finalement restauré de nombreuses années plus tard (sous la direction de Walter Murch en 1998), La Soif du mal (Touch of Evil, USA, 1958) représente l’aboutissement de son expressionnisme stylistique : une production néo-baroque fascinante, pleine de plans insolites, de grands angles courts, d’une profondeur de champ excessive, de montages expressifs, de plans de séquence vertigineux, dans un noir et blanc particulièrement dramatique. Toutes ces techniques font ressortir la figure du protagoniste, un commissaire de police qui se sent au-dessus de la loi et de la morale, et qui fabrique de fausses preuves pour étayer ses intuitions, qui sont toujours justes : « [U]n sale flic, mais à sa manière un grand homme », comme le dit la dernière réplique sous fond de plaisanterie confiée à Marlene Dietrich, qui joue le rôle d’une diseuse de bonne aventure. Dans la scène finale, quand Quinlan, sous l’emprise de l’alcool, avoue son complot et ses méfaits, nous assistons au dialogue avec son antagoniste – le policier mexicain rationnel et respectueux de la loi – du point de vue du protagoniste, du bas vers le haut, en ayant recours à un grand angle excessivement déformé ; les gros plans abondent alors sur son visage rugueux et ridé que nous avons vraiment l’impression de pouvoir toucher avec nos mains, avec cette visualité tactile dont nous venons de parler et la même palpabilité que nous percevrons au moment de la mort de Quinlan, lorsque le sang de son meurtrier s’égoutte de haut en bas. Des traits expressifs qui renforcent l’empathie négative pour ce personnage contradictoire, titanesque et démoniaque, éthiquement inacceptable mais d’un grand charme, renforcé par le jeu hallucinatoire de Welles.

18Si le cinéma de Welles montre le mal dans sa puissance tragique, avec une splendeur baroque et une déformation expressionniste, celui d’Hitchcock choisit une voie opposée : il le fait émerger lentement, dans toute son ambiguïté déstabilisante, en faisant appel à des procédures subtiles, dans des interstices du thriller. Son style visuel parvient à créer une tension extrême avec quelques touches d’ingéniosité, un suspense toujours basé sur le comment et jamais sur le quoi, également capable d’aborder des thèmes primaires de la psychologie la plus profonde, comme le lien entre la sexualité et la mort, ou la dissociation de la personnalité. Il y a donc de nombreux personnages négatifs qui revêtent une profondeur expressive dans le cinéma d’Hitchcock, à commencer par son chef-d’œuvre le plus emblématique, Psycho (1960), qui nous fait entrer avec une stratégie très réfléchie dans l’esprit du protagoniste à travers toutes ses hésitations névrotiques, magistralement rendues par le jeu d’acteur d’Anthony Perkins ; ce n’est pas un hasard si c’est aussi l’un des films les plus réécrits et réédités de l’histoire, dans les installations, les séries télévisées, les remakes. Le film peut-être le plus bizarre et expérimental d’Hitchcock, La Corde (Rope, USA, 1948), nous présente un cas particulièrement intéressant d’empathie négative : à travers une série de dix plans de séquences, montés comme s’il s’agissait d’un seul flux, Hitchcock met en scène deux garçons homosexuels qui ont perpétré un assassinat sans aucune motivation, et qui dissimulent le corps dans leur appartement pendant une fête. La concentration dramatique, obtenue grâce à une unité inhabituelle de temps et lieu, nous permet de suivre de l’intérieur toutes les circonvolutions et obsessions des deux meurtriers, jusqu’à l’effondrement émotionnel, provoqué par leur professeur. Le film est tiré d’un drame de Patrick Hamilton, inspiré d’un cas d’actualité qui a secoué le Chicago des années trente, et qui a ensuite été repris en 1956 par Meyer Levin, un journaliste et dramaturge qui avait suivi l’histoire de près (il connaissait en personne les deux garçons issus de la bourgeoisie juive), et qui a écrit un long roman d’investigation passionnant, Compulsion (Levin, 1956), dans lequel l’empathie à l’égard des deux protagonistes est disséquée en détail.

19Les exemples opposés de Welles et Hitchcock auront de nombreux échos dans le cinéma ultérieur : dans le sillage du premier, Abel Ferrara, par exemple, dans Bad Lieutenant (USA, 1992) nous offre un portrait complet d’un policier corrompu et dépravé, toujours sous l’effet de la drogue et endetté, mais qui est ébranlé par la rencontre avec une religieuse victime d’un viol ; le film offre un espace expressif remarquable au tourment intérieur du protagoniste, interprété avec efficacité et virtuosité par Harvey Keitel, jusqu’au rejet de la vengeance et de la mort, qui est toujours une consécration tragique porteuse d’empathie ; un tourment intérieur plein de sentiments de culpabilité de nature catholique le rapproche des grands personnages conflictuels de la littérature.

20Outre le film noir et le thriller, l’empathie négative se développe dans divers autres genres cinématographiques : l’horreur et ses tueurs en série, comme le protagoniste de The House That Jack Built de Lars von Trier (Danemark, Suède, France et Allemagne, 2018), qui voit le crime comme une œuvre d’art, poursuivie de manière obsessionnelle, avec diverses élucidations philosophiques (il s’agit d’un véritable film d’art et d’essai8) incontestablement nietzschéennes (on retrouve ici la tendance rhétorique des personnages littéraires et l’influence de l’acte gratuit gidien) ; ou le film de zombies, comme Le Jour des morts-vivants de George A. Romero (Day of the Dead, USA, 1985), dans lequel un zombie nommé Bub suscite un alignement empathique9. Nous voudrions cependant conclure avec un film issu du cinéma d’art et d’essai européen, l’œuvre d’un réalisateur titanesque et sublime, dans lequel résonne tout le radicalisme du romantisme allemand, y compris la fascination pour les personnages fous et extrêmes. Werner Herzog a vécu beaucoup de ses films comme un défi impossible, une exploration des limites mêmes de la représentabilité et de la faisabilité. Au moment où il planifiait un documentaire sur Bokassa tout en lisant des sources historiques sur la conquête espagnole en Amérique latine, Herzog a réalisé son premier chef-d’œuvre, Aguirre, la colère de Dieu (Aguirre, der Zorn Gottes, Allemagne, 1972), sur l’expédition de 1560 le long du fleuve Amazone à la recherche de l’El Dorado ; une expédition qu’il imagine bloquée par la jungle luxuriante, puis assaillie par les flèches empoisonnées d’Indiens invisibles. Dans un crescendo de folie et de mégalomanie, le protagoniste poursuit l’exploration contre toute raison, jusqu’à ce qu’il reste seul sur le radeau avec un groupe de singes auxquels il adresse son délire d’omnipotence, rappelant de nombreuses scènes shakespeariennes ou verdiennes (de Richard iii à Nabucco). La caméra suit son délire de près et de l’intérieur de manière hypnotique (et ce n’est pas une simple métaphore, puisque l’hypnose est une méthode utilisée par Herzog dans Cœur de verre) : Klaus Kinski avait, par exemple, une façon propre, empreinte de tension animale, d’entrer dans le champ de vision en tordant le corps vers la caméra, ce qu’on appelait la spirale-Kinski (voir Herzog, 1964). Dans ce cas également, comme dans les films de Welles et de Ferrara, l’empathie négative est le résultat de la pleine synergie, même parfois de nature conflictuelle, entre acteur et réalisateur (et cela s’applique également lorsqu’ils sont la même personne) : elle découle d’une stratégie de composition, mais aussi d’une performance corporelle qu’il appartient au spectateur de simuler à son tour.

21Après avoir pris part à l’épopée, au drame, au roman et au cinéma, le personnage négatif capable de susciter l’empathie négative s’impose comme une figure récurrente de la sérialité télévisuelle contemporaine dans tous ses genres, avec un accent particulier mis sur les héros criminels, caractérisés par le tourment intérieur, l’affectivité et le conflit (Tony Soprano ou Walter White dans Breaking Bad), et explorés en profondeur grâce à diverses techniques de subjectivisation et d’alignement. L’extraordinaire variété d’antihéros de séries télévisées de nos jours est la confirmation de la vitalité inépuisable du modèle de personnage que nous avons essayé de définir.