Déhiérarchisation des personnages et mise à égalité de leurs voix : la composition chorale d’un « paysage humain » dans le cycle Soifs de Marie-Claire Blais
1En 1995, l’écrivaine québécoise Marie-Claire Blais inaugure avec Soifs un cycle romanesque. C’est sous ce premier titre qu’a par la suite été désigné l’ensemble d’une décalogie achevée en 2018 avec Une réunion près de la mer et publiée d’abord aux Éditions du Boréal au Québec, puis rééditée par les Éditions du Seuil en France1. La suite de dix romans, pensée comme une trilogie qui s’est finalement poursuivie peu à peu, s’est prolongée avec Petites Cendres ou la capture (2020) puis avec Augustino ou l’illumination, texte inachevé publié à titre posthume en 2022. À plusieurs reprises, jusqu’au décès de l’écrivaine en 2021, le cycle aura donc continué à s’étendre, repoussant l’idée de clôture2.
2Résumer cet ensemble monumental est difficile, car l’intrigue est en partie évacuée au profit de la mise en scène de voix et de pensées d’une vaste population fictionnelle, saisie dans une écriture dépourvue de chapitres, de sections et de paragraphes, et caractérisée par de longues périodes séparées par une ponctuation forte très rare. De livre en livre, Marie-Claire Blais déploie, sur une île de la mer des Caraïbes qui ressemble fort à Key West, en Floride – lieu où l’écrivaine s’est elle-même établie –, tout un « paysage humain » (Blais et Gauvin, 2020, p. 129) qui se rassemble à l’occasion d’événements festifs, de tragédies et de faits ordinaires.
3C’est en m’appuyant sur cette expression que je voudrais proposer une réflexion sur le traitement et la distribution des personnages dans le cycle Soifs. Je souhaiterais montrer comment la composition de ce « paysage humain » est pensée à travers la figure du chœur, d’un chœur qui n’est pas uni et dénué de conflits mais pluriel et dissonant, ce qui contribue à faire tendre la décalogie vers la déhiérarchisation des personnages et la mise à égalité de leurs voix.
Contours et vocalisation d’un « paysage humain »
4Les personnages du cycle Soifs sont si nombreux que malgré leur retour régulier au cours d’un cycle de plus de 3 000 pages, leurs apparitions sont parfois relativement espacées, ce qui a pu amener l’éditeur français de Marie-Claire Blais au Seuil, René de Ceccatty, à demander à l’écrivaine de dresser une liste classée par ordre alphabétique de ces personnages, qui sera suivie d’une autre : la première, intitulée « Les personnages », se trouve à la fin du huitième volet, Le Festin au crépuscule (Blais, [2015] 2016, p. 289-300) ; la seconde, « Principaux personnages du cycle Soifs », est placée à la fin du dernier tome, Une réunion près de la mer (Blais, 2018b, p. 261-283). La première liste recense 80 personnages, mais d’autres figures encore sont parfois citées sans faire l’objet d’une entrée séparée. La seconde liste, beaucoup plus fournie, dénombre 226 personnages – on la trouve à la fois dans l’édition du Seuil et dans l’édition québécoise. René de Ceccatty précise que la demande faite à l’autrice d’ajouter une liste de personnages à la fin du Festin au crépuscule était la seule intervention effectuée pour l’édition française, « l’unique concession à une certaine idée de la lisibilité » (Ceccatty, 2019, p. 55). Ces listes, dont chaque entrée compte une à sept ou huit lignes, permettent en effet de situer les personnages dans leurs relations les uns aux autres et donnent quelques informations biographiques à leur sujet, ce qui fournit aux lecteur·rice·s quelques repères utiles et donne une idée de leur distribution. Leur spécificité est d’être rédigées par l’autrice elle-même : elles se distinguent à la fois des listes de personnages élaborées par la critique pour des sommes romanesques comme La Comédie humaine (Descombes, 1983) ou par les lecteur·rice·s (ou spectateur·rice·s) dans le cas des littératures de genre ou d’autres productions culturelles (films, séries, etc.) sur divers sites internet, pour se rapprocher davantage des dramatis personae en usage au théâtre3.
5La longueur même des listes laisse présager les conséquences de la multiplication des personnages sur leur traitement. Comme l’écrit Michel Biron, « les personnages sont si nombreux qu’ils perdent leur épaisseur individuelle » (Biron, 2010a, p. 167), d’autant plus que les textes ne se focalisent pas seulement sur quelques protagonistes au détriment d’autres figures réduites au statut de figurant·e·s. Ces listes permettent d’entrevoir aisément l’étendue et la diversité du « paysage humain » convoqué. La plupart des personnages évoluent en marge de la société (américaine, majoritairement), qu’il s’agisse d’enfants ou d’adolescent·e·s mis·e·s à l’écart d’une manière ou d’une autre ou désigné·e·s comme des victimes (du sida notamment), de minorités sexuelles et de genre souvent en partie liées au monde de la nuit ou de la prostitution, de figures racisées, d’étranger·ère·s, ou de pauvres parfois itinérant·e·s. Divers milieux sociaux cohabitent cependant dans l’espace du texte, des artistes plus privilégié·e·s aux personnages les plus précaires et vulnérabilisés, qui se croisent et parfois s’opposent pour des raisons économiques, idéologiques ou politiques. Le point de jonction entre les différentes classes sociales représentées s’opère souvent par l’engagement de personnages d’artistes, d’avocat·e·s, de médecins ou encore de représentant·e·s religieux·se·s auprès de figures marginalisées pour des raisons sociales, raciales, politiques et/ou économiques. Les liens se tissent également lors des rencontres entre les personnages, qu’ils partagent un même lieu de vie, fréquentent les mêmes endroits ou se croisent dans l’espace public, dont la structuration politique est thématisée. Une cartographie des personnages se dessine ainsi, au sein de laquelle se répartissent les multiples figures d’un « paysage humain ».
6Pour faire entrer les lecteur·rice·s dans ce vaste ensemble, le texte glisse sans cesse d’un point de vue à un autre en usant de la focalisation interne variable et des différentes formes du discours rapporté. Cette architecture des pensées et des voix est rendue plus complexe encore par la typographie très réduite, par l’extrême longueur des phrases qui peuvent s’étendre sur des dizaines de pages et par la multiplication des personnages. La focalisation est ainsi susceptible de varier à plusieurs reprises au sein d’une même phrase, sans que ce changement soit toujours signalé.
Figure du chœur et composition chorale
7Il n’est donc pas étonnant, au vu du nombre important de personnages et de l’esthétique mise en œuvre, que la figure du chœur ait souvent été convoquée à la fois par Marie-Claire Blais elle-même et par les critiques. Sous la plume de l’écrivaine, le chœur est tantôt employé pour désigner des formations chorales concrètes, en particulier lorsqu’il est thématisé dans le cycle, tantôt utilisé comme une métaphore de l’articulation des voix entre elles.
8Le cycle met en scène à plusieurs reprises des chœurs, souvent religieux, de celui qui entonne les « hymnes de l’église baptiste, un chœur de voix d’hommes et de femmes » (Blais, 2014, p. 139), présent dans Aux Jardins des Acacias, au « Chœur ancestral noir » (Blais, 2017, p. 233) qui rend hommage à Angel, jeune garçon victime du sida, dans Des chants pour Angel. Tout au long de la décalogie, l’autrice évoque autant une multiplicité de chœurs que des conflits entre des formations chorales adverses. Le « Chœur ancestral noir » est par exemple inquiété par un chœur ennemi, vu à travers les yeux de Petites Cendres, personnage de travesti qui participe, avec d’autres danseuses, danseurs et prostitué·e·s, à l’hommage rendu à Angel ainsi qu’à un mariage qui a lieu au même endroit :
Petites Cendres remarquait que descendait avec eux vers la plage des Pélicans le personnage dont la tête était un ballon rouge se gonflant et se dégonflant sous son chapeau de paille à mesure qu’il insultait et injuriait Petites Cendres et ses amis, et avec lui tout un groupe de personnages similaires, dans leur procession vers la plage, dont les visages étaient masqués sous leurs casquettes rabattues sur leurs yeux, eux aussi clamaient et discouraient dans un discours hostile dont Petites Cendres ne pouvait entendre les mots dans le bruit des vagues, mais dont le choral assourdissant de haine l’inquiétait, peut-être ces hommes, ces femmes s’attaqueraient-ils au Chœur ancestral noir, à Eureka qui chantait pour Angel ses chants les plus émouvants, soudain ce bel enchantement des voix serait-il suspendu par des voix monstrueuses et haineuses dont faisait partie le second chœur, pensait Petites Cendres, pourquoi le révérend Stone ne les condamnait-il pas, quel homme crédule s’il ignorait l’existence de la haine dans cette assemblée, quelle impardonnable ingénuité, pensait Petites Cendres […]. (Blais, 2017, p. 232-233)
9Là où les chœurs athéniens s’opposaient lors de compétitions festives, comme le rappellent les historiens Vincent Azoulay et Paulin Ismard dans Athènes 403 (2020, p. 9-38), les chœurs adverses du monde contemporain décrit par Blais se heurtent les uns aux autres d’une façon plus violente et plus grave, guidée par la haine de l’autre. À travers les pensées de Petites Cendres, c’est une vision lénifiante d’un chœur uni qui semble mise à mal : l’idée d’une « assemblée » qui irait tout entière dans le même sens, sans conflits – croyance qui peut se loger dans certaines pensées religieuses (celle prêtée ici au révérend Stone) aussi bien que dans des pensées politiques potentiellement antidémocratiques, valorisant l’idée d’un ensemble choral unitaire et homophonique4.
10Au-delà de l’affrontement entre des chœurs adverses, l’écrivaine, dans les usages plus métaphoriques qu’elle fait du motif choral, s’oppose aussi à la vision exclusivement positive qu’on pourrait en avoir. Dans l’Athènes du ve siècle avant notre ère, le chœur était déjà un lieu de tensions non dépourvu de rapports de pouvoir et d’inégalités5 ; chez Marie-Claire Blais, l’union temporaire des voix est montrée comme fragile, instable, inquiétée. Le chœur en arrive parfois, pour n’en commenter qu’un exemple, à métaphoriser la menace de l’extinction du monde à travers l’image du « chœur invisible de la destruction » (Blais, [2005] 2006, p. 105) inscrite dans le titre même du troisième volet. La métaphore renvoie, dans l’esprit d’Augustino, écrivain en devenir qui écrit ces mots dans un texte en cours de composition, aux missiles stratégiques que l’on cacherait dans l’île, prêts à la détruire. Augustino imagine à travers cette image la peur concrète d’une « fin escarpée, décidée par la projection de ces missiles que tous refusaient de voir » (Blais, [2005] 2006, p. 108) et rejoint par cette vision apocalyptique l’inquiétude profonde de la plupart des personnages du cycle à l’égard de l’état présent du monde et des résurgences de l’Histoire. Très éloignée de la réalité chorale, une telle métaphore ne contribue pas moins, en minant littéralement l’harmonie supposée du chœur par son association à une destruction redoutée, à ébrécher l’idée d’un ensemble choral sans conflit.
11Outre la mise en scène de divers chœurs, métaphoriques ou non, Blais insiste sur la pluralité interne de chacun d’eux. Celle-ci passe notamment par des différences d’intensité parmi les voix des choreutes, ce que souligne l’écrivaine lorsque, dans un entretien, elle dresse un parallèle entre son écriture et cette figure du chœur : « C’est comme un chœur. Dans un chœur, il y a toutes sortes de voix et, dans le chœur de l’humanité, vous avez des voix, des voix réprimées, et tout à coup, si on pouvait les entendre chanter ou parler, on pourrait entendre des choses qu’on ne peut pas entendre quand on n’écoute pas. » (Ricouart, 2008, p. 27)
12L’écrivaine s’attache, par une composition chorale, à faire entendre aussi les voix de faible intensité et à lutter contre l’écoute insuffisante qu’on leur accorde hors du texte. Dans plusieurs entretiens, elle évoque par ailleurs le fait que les voix portent des discours divergents qui les font s’opposer les unes aux autres. Or, c’est ainsi qu’on peut comprendre le geste qu’accomplit l’écrivaine, qui est un geste de rassemblement et d’orchestration, comme elle le dit dans un entretien : « Il faut quand vient l’écriture que toutes ces voix qui s’entrechoquent forment un tissage sonore uni. » (Cliche et Roy, 2011, p. 19) En adjoignant à la métaphore chorale celle du tissage, Blais indique que l’opération en question est ici avant tout d’ordre formel : c’est dans l’écriture, dans le travail d’orchestration qui s’y joue, que s’opère une articulation des voix dans un vaste chœur qui lui-même comprend des ensembles choraux pluriels et dissonants, traversés par des conflits politiques et idéologiques. Il n’est pas question d’unifier les pensées et les paroles, mais bien de produire une forme polyphonique à même de les faire résonner ensemble sans effacer leurs divergences.
13L’articulation des multiples voix est en outre guidée par des principes éthiques et politiques. L’écrivaine entend en particulier faire entendre ce qu’elle nomme des « voix réprimées » (Ricouart, 2008, p. 27), et travailler à d’autres partages de la parole dans l’espace du texte tout en dénonçant sa répartition inéquitable constatée à l’échelle de la société. D’un point de vue éthique, le cycle est sous-tendu, comme le fait remarquer Michel Biron, par « le principe éthique fondamental […] [selon lequel] toutes les vies se valent, d’où l’égalité de traitement des personnages et l’absence de héros au sens traditionnel » (2019, p. 38). D’un point de vue politique, il est animé par une recherche du commun par-delà les dissonances entre les voix individuelles et au sein des différents chœurs dans lesquels elles se rassemblent. Blais revient souvent, d’entretien en entretien, sur une conception du commun fondée sur l’idée d’un lien, même ténu, entre les êtres qui font partie du « paysage humain », dans une vision décloisonnée du monde. C’est ce qu’elle exprime notamment dans les termes suivants dans une discussion avec Janine Ricouart : « L’idée de toutes ces personnes qui se parlent dans des voix différentes permet d’apporter une sorte d’unité de la musique, de la musique humaine, de la chanson humaine, parce que d’une façon ou d’une autre, on a tous quelque chose en commun. »6 (Ricouart, 2008, p. 27)
14C’est au sein du texte lui-même, dans l’entremêlement des voix, que ces liens peuvent affleurer, malgré la diversité du « paysage humain » représenté, y compris lorsque l’humanité paraît absente, dans les passages où l’écrivaine s’immisce dans les pensées de criminels ou d’oppresseurs.
Vers la déhiérarchisation et la mise à égalité des personnages
15Qu’advient-il des hiérarchies entre personnages principaux et personnages secondaires au sein de cette composition chorale sous-tendue par des principes éthiques et politiques ? Le cycle Soifs dispose divers indices qui vont dans le sens d’une mise à plat des hiérarchies entre les personnages. On peut en citer trois, à titre d’exemples. Le premier est que les quatre volets du cycle qui mentionnent le nom d’un personnage dans leur titre (à savoir Augustino et le chœur de la destruction, Naissance de Rebecca à l’ère des tourments, Mai au bal des prédateurs et Des chants pour Angel) sont trompeurs, car cela ne signifie pas que le personnage en question en serait la figure centrale. Au contraire, comme le fait observer Petr Kiloušek, les titres relèvent plutôt de la fausse piste : le plus souvent, ce n’est pas dans le volet du cycle qui contient son nom que le personnage désigné est le plus présent, mais dans un autre titre de la décalogie (2011, p. 67). On peut y voir un signe, parmi d’autres, que l’écrivaine n’entend pas faire d’une voix particulière le point focal ne serait-ce que d’un seul volet du cycle, préférant au contraire pluraliser les points de vue et les voix.
16Le deuxième indice réside dans la fluidité du passage d’un point de vue à un autre. Celui-ci est souvent assuré par la conjonction « et » suivie du nom d’un autre personnage, ou bien n’est pas signalé, et doit être déduit par les lecteur·rice·s, avec un effet fréquent de confusion des voix. Le cycle partage avec l’œuvre de Virginia Woolf, qui est une référence importante pour Blais, la forte dimension incantatoire d’un roman comme Les Vagues ou les passages fluides d’un point de vue à un autre de Mrs Dalloway, mais l’écrivaine québécoise va plus loin encore dans l’entremêlement des voix et dans l’allongement des phrases. Un tel mélange des points de vue participe à la déhiérarchisation des personnages : chaque figure apparaît puis s’efface, dans un passage de relais d’une pensée, d’une voix à une autre, sans que l’une d’entre elles ne s’impose pendant plus de quelques pages.
17Un troisième indice peut être trouvé dans les listes de personnages, en particulier la seconde liste de 226 personnages qui seraient, d’après son titre, les « principaux personnages du cycle Soifs ». Alors même que certaines voix font des apparitions plus fréquentes que d’autres dans le cycle, Blais accorde aussi bien une entrée à un personnage comme Renata, avocate puis juge qui milite contre la peine de mort et défend des femmes victimes de viol, très présente dans la décalogie, qu’à des personnages qui n’y font que de rares et fugaces apparitions. Plusieurs entrées sont aussi consacrées à des animaux, ce qui n’est pas étonnant puisque l’écrivaine voit aussi en eux des victimes du monde contemporain (2018a, p. 6). Malgré la longueur variable des éléments saillants associés à tel ou tel personnage, on peut déceler dans ces listes étendues un refus de procéder à des exclusions, de ne citer que quelques figures parmi tant d’autres, ce que traduit aussi le fait que la seconde liste soit nettement plus longue que la première, amendant une première sélection sans doute jugée trop restrictive. La tension, d’emblée, entre le titre de cette seconde liste (« principaux personnages du cycle Soifs », et l’antéposition de l’adjectif est significative ici) et le nombre d’entrées l’annonçait : jusque dans les seuils du texte, Marie-Claire Blais s’attache à déployer un « paysage humain » dans toute son étendue, sans retenir certains territoires seulement de ce « paysage » et sans laisser en marge de ses listes des figures qui, hors de l’espace textuel et fictionnel, sont maintenues au bord du monde social.
18À la lumière de ces indices et des remarques faites jusqu’ici, il me semble qu’on peut considérer le cycle Soifs comme un exemple de fiction sans personnages secondaires, ce qui corroborerait les réflexions formulées par Tiphaine Samoyault :
De même que les communautés sociales et politiques ont souvent besoin, pour se définir et pour se souder, de créer des exclusions, d’imposer des exils par proclamation, de décréter publiquement que certains sont déchus de leurs droits, bannis de la cité, de même les mondes de fiction préconisent, pour leur consolidation, des mises à l’écart. En abandonnant des personnages derrière la porte, les autres protègent et aménagent leur espace. Il est aisé à partir de là d’envisager que certaines fictions, quoique peuplées de figures de second plan, n’aient pas de personnages secondaires. Tous les êtres sont pleinement intégrés à l’univers fictionnel et contribuent à sa définition. (Samoyault, [2008] 2013, § 8-9)
19Le cycle Soifs comprend bien des figures de second plan, sans que celles-ci ne constituent pour autant des personnages secondaires, dans la mesure où l’œuvre embrasse les divers territoires d’un « paysage humain », s’attache à rendre perceptibles les voix étouffées et, jusque dans les listes de personnages, travaille à tenir grandes ouvertes les portes de son univers fictionnel. À l’inverse, on peut aussi considérer que les figures dont le point de vue est plus fréquemment adopté peuvent difficilement être considérées comme de véritables protagonistes, car elles ne prennent pas suffisamment le pas sur les autres. En outre, ces personnages plus fréquemment convoqués sont pour la plupart des écrivain·e·s, des artistes ou d’autres figures qui se consacrent au soin des exclu·e·s et, par conséquent, se décentrent d’elles-mêmes et d’eux-mêmes dans leurs discours, qui sont habités par l’inquiétude à l’égard d’autres vies. Les premières pages de Soifs en témoignent d’emblée : l’esprit de Renata, alors qu’elle se repose au bord de la mer avec son compagnon, est profondément perturbé par « l’exécution d’un Noir inconnu dans une prison du Texas » :
il y avait cela, qui était toujours au milieu de leur étreinte ou de leur colère, cela, cet événement qui, en apparence, s’était déroulé loin d’eux, de leur vie, dans une chambre, une cellule où règneraient longtemps les vapeurs froides de l’enfer, l’exécution d’un Noir inconnu dans une prison du Texas, la mort par injection létale, une mort voilée, discrète car elle ne faisait aucun bruit, une mort liquide intraveineuse, d’une efficacité exemplaire puisque le condamné pouvait se l’infliger à lui-même dans les premiers rayons de l’aube, il savait qu’elle avait pensé à cet homme […], ils avaient longuement parlé de lui puis l’avaient oublié en se jetant dans les bras l’un de l’autre dans une frénésie joyeuse qu’ils s’expliquaient mal maintenant, car à peine sortis de leurs tendres liens, ils avaient ressenti la même impuissance, cet homme n’aurait pas dû mourir, répétait Renata avec entêtement, cet homme était peut-être innocent, disait-elle […]. (Blais, [1995] 2014, p. 11-12)
20On observe souvent ce type de mouvements de la pensée tout au long du cycle : des personnages engagés dans le monde, hantés par d’autres figures dans l’existence desquelles ils se projettent jusqu’au ressassement. Les personnages qui apparaissent le plus souvent et le plus longuement dans le cycle sont ainsi travaillés par le souci d’autrui, ce qui conduit à un déplacement de l’attention des figures de premier plan vers les figures de second plan, à tel point que ce partage s’atténue.
21Cette manière de déhiérarchiser les personnages tend vers la mise à égalité de leurs voix. Bien que certains points de vue soient plus souvent adoptés que d’autres, et que l’on ne puisse pas parler, par conséquent, d’une égalité stricte dans la répartition de la focalisation et de la parole, c’est au niveau du traitement des personnages et de leur droit à s’exprimer que l’égalité semble respectée. Michel Biron a bien relevé, dans le premier volet de Soifs, « l’égalité de traitement de tous les personnages (tous traités avec la même compassion) » (2010b, p. 39), qui passe par le fait de garantir à tous les personnages du cycle une égale légitimité en matière d’inscription de leur voix dans un ensemble pluriel. Marie-Claire Blais accomplit un geste compensatoire qui tente de déjouer les mécanismes de silenciation et qui les dénonce du même coup. Comme elle l’affirme dans un entretien d’ailleurs intitulé « Inclure les exclus », « tous ont droit à une parole » (Lefort-Favreau et Nardout-Lafarge, 2016, p. 29), droit que le cycle romanesque tout entier reconnaît à l’ensemble des personnages, y compris à ceux qui n’y font que quelques apparitions fugaces. Ce souci d’inclusion est politique : s’il n’y a pas de personnages secondaires dans le cycle Soifs, c’est aussi et surtout pour faire pièce à l’idée que certaines vies seraient majeures et d’autres mineures, qu’il y aurait dans le monde social lui-même des personnages principaux et secondaires, répartis selon une hiérarchie que les mondes romanesques reproduiraient. Tout est alors affaire de plans dans l’architecture de la décalogie : un point de vue survient, occupe un temps le premier plan, puis s’efface au profit d’une autre figure, avant de ressurgir quelques pages, quelques livres plus loin ou jamais plus. Ce mode d’apparition et de disparition des personnages est le même pour tou·te·s : c’est aussi en cela qu’iels sont placé·e·s sur un pied d’égalité.
Conclusion : représentation d’une population fictionnelle et évanescence des personnages
22Dans les ensembles choraux mis en scène dans le cycle, la figuration d’une vaste population fictionnelle n’est pas sans conséquence sur la constitution des personnages. L’ambition de Marie-Claire Blais n’est pas, en effet, de représenter des foules, anonymes ou non, mais bien une multiplicité de personnages, sans que certains se détachent nettement sur d’autres qui seraient aussi nombreux que relégués à l’arrière-plan de l’univers romanesque. Or ces multiples personnages, du fait de l’esthétique de la décalogie, marquée par une intense circulation entre les points de vue, se mélangent aisément dans l’esprit des lecteur·rice·s, comme l’a très bien noté Michel Biron :
[o]n ne sait plus trop ce qui sépare l’intérieur de l’être et l’extérieur, l’individu se perd dans la pluralité du monde, les voix se mêlent les unes aux autres, il n’y a ni commencement ni fin, ce sont des vies qui bougent ensemble comme accrochées à un immense mobile, suspendues dans le vide, dessinant une architecture aussi instable que complexe. (Biron, 2019, p. 32)
23Les contours individuels des êtres figurés, devenus poreux, tendent effectivement à s’effacer, tandis que leurs noms se confondent, ce qui peut d’ailleurs justifier l’élaboration de listes de personnages. Cela ne résulte pas d’une caractérisation insuffisante des personnages, mais plutôt du parti pris d’embrasser une vaste population fictionnelle tout en faisant entendre des voix individuelles, dans leurs échos et leurs dissonances. De là l’ampleur d’un matériau qui se sera longtemps refusé à l’idée de clôture : dans l’esprit de l’écrivaine, les personnages vivent bel et bien7, et de nouveaux textes sont toujours susceptibles de venir capter quelque chose de cette existence. De là, aussi, une certaine évanescence des personnages, apparaissant et disparaissant au fil des pages, fugitivement parfois, comme autant de présences mêlées les unes aux autres, aux contours fuyants.