Communautés contemporaines et incarnations polyphoniques : la dynamique épique dans Texaco (Patrick Chamoiseau) et Le Chant de Salomon (Toni Morrison)
On me dit que le roman du Nous est impossible à faire, qu’il y faudra toujours l’incarnation des devenirs particuliers. C’est un beau risque à courir. (Édouard Glissant, Le Discours antillais, 1981, p. 153)
1Les personnages qui peuplent les deux œuvres romanesques que sont Le Chant de Salomon (Morrison, 1977) et Texaco (Chamoiseau, 1992) posent ou se posent, de manière plus ou moins consciente, la question suivante : « comment me situer dans une société contemporaine donnée, avec – ou malgré – l’identité dont j’ai hérité ? ». Descendants d’esclaves en Martinique ou aux États-Unis, ils sont les héritiers d’une Histoire collective qui a longtemps été passée sous silence dans les grands récits nationaux. Ainsi, même s’ils sont présentés dans leurs trajectoires individuelles, l’interrogation qu’ils formulent ou suscitent est en fait plutôt : « comment nous situer aujourd’hui au sein d’une société qui nous a historiquement tenus à l’écart des récits nationaux ? ». Cette conscience d’un « nous » historiquement construit est ce qui nous conduira à parler ici de communauté plutôt que de collectivité. Ainsi, ce sera à double titre que nous considérerons les personnages en tant que membres d’une « population » ; parce que les romans portent sur la manière dont les personnages habitent, peuplent un espace déterminé géographiquement et historiquement – Fort-de-France et sa périphérie en Martinique, les villes et les paysages de campagne dans deux États des États-Unis du Sud et du Nord –, et parce que notre étude s’intéressera aux interactions des différentes postures incarnées par les personnages1.
2En effet, si le genre romanesque accorde généralement une attention particulière aux trajectoires individuelles – et c’est effectivement le cas dans ces œuvres –, les fils narratifs tissés par les différents personnages y sont toujours étroitement liés au destin d’une communauté. Dans Le Chant de Salomon, le récit principal suit le protagoniste Milkman depuis sa naissance au sein d’une famille noire, riche et déchirée, dans les États-Unis ségrégationnistes des années 1930, jusqu’à la quête qui le lancera de manière inattendue sur la trace de ses ancêtres. Dans Texaco, la vie de Marie-Sophie Laborieux fait aussi apparaître celle de son père ancien esclave, et celle du destin collectif des descendants d’esclaves réunis dans le quartier de Texaco, en périphérie de Fort-de-France. Le roman retrace notamment le combat mené par la protagoniste pour construire et protéger ce quartier menacé par l’ « En-Ville2 ».
3L’article montrera que l’attention fondamentale portée à la communauté, à son passé et à son destin, se fait dans ces textes selon une dynamique épique, dissociable aujourd’hui du genre épique grâce à des travaux récents3. À l’image de l’épopée ancienne, et en particulier de l’épopée guerrière, décrite par Florence Goyet dans Penser sans Concepts : fonctions de l’épopée guerrière, ces textes racontent en effet une histoire qui doit permettre au lecteur de penser avec recul les crises politiques contemporaines, alors même que leur contemporanéité interdit toute théorisation préalable. Cette capacité à « faire penser » le lecteur sur le mode politique, Florence Goyet la nomme « travail épique » (Goyet, 2006, p. 557). Cet article analyse les romans sélectionnés par le prisme de deux outils du « travail épique », qui s’incarnent dans les personnages : le « parallèle-différence » et le « parallèle-homologie ». Le « parallèle-différence », « confronte deux éléments pour mieux cerner chacun d’eux » (Goyet, 2010, § 11). Il permet donc de développer des postures politiques opposées en les incarnant dans les personnages pour permettre de réfléchir à partir de ces derniers. Selon Florence Goyet, ce « parallèle-différence » va avec un « parallèle-homologie », qui « permet de “rejouer” indéfiniment les mêmes situations, pour en saisir la portée et faire pressentir la structure sous l’anecdote » (§ 11). Si, selon elle, ces deux « parallèles » sont des traits définitoires de l’épopée, en particulier guerrière, l’article montrera qu’il est possible de rencontrer des mécanismes similaires dans le roman, du moins dans les œuvres romanesques ayant des enjeux politiques et mémoriels pouvant concorder, dans une certaine mesure, avec les textes épiques anciens. Pour cela, il s’attardera d’abord sur la manière dont certains personnages incarnent des postures spécifiques vis-à-vis de leur communauté, puis il verra comment le travail sur les personnages secondaires permet de révéler des conflits structurels. La polyphonie, entendue comme multiplication des voix et des perceptions sur des événements similaires ou identiques, sera au cœur de ce travail qui observera des personnages singuliers, mais dans le but d’examiner les enjeux collectifs que leurs interactions mettent en exergue.
Personnages et postures : penser la communauté par la complémentarité ou le conflit
4Le « parallèle-différence » de l’épopée passe par la dichotomie afin d’explorer les différentes postures qu’il est possible d’adopter face à une crise politique. Ainsi, la figure héroïque d’Hector se dessine peu à peu par opposition à Diomède et à Pâris au chant vi de l’Iliade, avant de s’opposer pleinement, « une fois que la posture politique qu’il représente est suffisamment précise et riche », à l’héroïsme incarné par Achille au chant xxii. Alors, « leur duel condensera [...] les enjeux du texte tout entier » (§ 11)4. Dans Le Chant de Salomon, les personnages s’opposent surtout parce qu’ils ne perçoivent pas leur communauté et leur héritage commun de la même manière. Dans Texaco, il s’agit moins pour les personnages de s’opposer réellement que d’incarner des visions différentes de la communauté. Dans les deux cas, l’incarnation de postures divergentes permet de mettre en place un cadre interprétatif spécifique.
5Le couple formé par les deux amis Guitar et Milkman offre un exemple intéressant de « parallèle-différence ». Élevé dans l’une des familles noires les plus aisées de la ville, Milkman n’a que peu pris conscience pendant sa jeunesse du poids de la discrimination et de la violence raciale. Sa vision du monde est centrée sur lui-même, et sur les difficultés qu’il rencontre au sein de sa famille. Au contraire, Guitar, fils d’ouvriers noirs dont le père est mort d’un accident du travail au service d’un Blanc dont la famille n’a reçu aucune aide, est beaucoup plus touché par cette réalité sociétale qu’il affronte avec radicalité et violence. Au chapitre 4, le texte rapporte un fait divers : un homme noir originaire du Nord des États-Unis, en visite dans le Mississippi, a été assassiné notamment parce qu’il avait sifflé une femme blanche. Un dialogue entre les deux amis montre alors leurs différentes réactions et sert de révélateur à la confrontation entre deux positions radicalement opposées (Morrison, [1977] 2004, p. 103-104). Milkman reproche à Guitar de prendre le fait divers trop au sérieux car cette histoire ne le concerne pas. Il clame que, selon lui, il vaut toujours mieux se résoudre à éviter les conflits et que sa philosophie se résume à se rendre « partout où il y a une fête [Wherever the party is] » (Morrison, [1977] 2004, p. 106, trad. p. 155). Guitar, lui, méprise l’individualisme de Milkman et lui reproche de se complaire dans la facilité que lui offre sa place privilégiée. On apprend d’ailleurs quelques pages plus loin que Guitar fait partie de la société secrète des Seven Days, qui se donne pour mission d’assassiner un Blanc à chaque fois qu’un Noir a été assassiné par un Blanc. Les deux personnages exposent donc deux positions plutôt attendues et très contradictoires – un hédoniste, un activiste – et le couple fonctionne sur le mode du « parallèle-différence ». On remarque que les inventions de la fiction, comme la société des Seven Days, dialoguent avec une réalité historique et politique qui est le véritable sujet du texte. Plusieurs personnalités sont évoquées, et lorsque Milkman défend Malcolm X, le dialogue continue à se faire polémique :
– Tu n’as pas compris ce qu’il dit. Il veut que les Blancs sachent que tu n’acceptes pas ton nom d’esclave.
– Ce que savent les Blancs et même ce qu’ils pensent, je m’en tape. En plus, j’accepte mon nom. Il fait partie de moi. Mon nom, c’est Guitare. Bains, c’est le nom du propriétaire d’esclaves. Et je suis tout ça. Les noms d’esclave, ça ne me dérange pas ; le statut d’esclave, si.
[“You miss his point. His point is to let white people know how you don’t accept your slave name.”
“I don’t give a shit what white people know or even think. Besides, I do accept it. It’s part of who I am. Guitar is my name. Bains is the slave master’s name. And I’m all of that. Slave names don’t bother me; but slave status does.”] (Morrison, [1977] 2004, p. 160, trad. p. 229)
6L’intérêt de ce passage réside notamment dans la façon dont il met en scène un débat important au sein de la communauté afro-américaine depuis l’abolition de l’esclavage, à propos de l’attitude à adopter vis-à-vis du nom de famille transmis par l’ancien propriétaire d’esclaves. La quête de Milkman sera d’ailleurs celle qui lui permettra de retrouver le véritable nom de son ancêtre Jake Solomon, inscrit sur les registres officiels en tant que Macon Dead5 par un Blanc ivre le jour de son affranchissement. Ainsi, le texte laisse parler les deux personnages dans un dialogue qui permet de mettre en scène de la manière la plus complète et complexe possible des attitudes antagonistes vis-à-vis d’une réalité historique. En prenant la forme de dialogues rapportés au discours direct, le texte garde d’abord le silence qui doit permettre au lecteur d’entendre les positions qui lui sont présentées. Mais il s’agit en réalité de la première étape d’un procédé plus vaste. En effet, une fois ces deux postures incarnées explicitement à travers deux personnages distincts, le « parallèle-différence » se transforme et le débat est intériorisé dans le personnage de Milkman. Il s’agit là sûrement d’un des nombreux traits qui séparent nécessairement roman et épopée. Si le roman explicite deux postures pour incarner le conflit dans des personnages distincts, il se différencie notamment de l’épopée en ce qu’il observe plus spécifiquement la manière dont ce débat peut transformer la vision d’un personnage. Certaines techniques romanesques, comme le monologue intérieur ou simplement le discours indirect libre, sont particulièrement propices à cette intériorisation. C’est ce que l’on observe dans un passage très court, qui illustre pourtant avec force le vacillement des certitudes de Milkman, et montre l’impossibilité de trancher facilement en faveur d’une posture. Il s’agit du chapitre 10, dans la deuxième partie du roman. Alors qu’en dialoguant avec un autre personnage, le protagoniste vient d’apprendre que son grand-père avait été assassiné par des Blancs devant ses propres enfants par simple jalousie, son premier souhait est de se venger. Mais quand son interlocuteur lui demande ce qu’il compte faire, le texte rapporte que « Laitier ne pouvait répondre qu’avec les mots de Guitare, alors il ne dit rien [Milkman couldn’t answer except in Guitar’s words, so he said nothing] » (Morrison, [1977] 2004, p. 233, trad. p. 330). Les paroles rapportées, au discours indirect libre cette fois-ci, laissent entendre le désarroi d’un personnage qui se rend compte de la fragilité de ses propres principes. Or, cette fragilité est rendue visible par le « parallèle-différence » préalablement construit au fil du texte, entre les postures incarnées par Milkman et Guitar.
7La richesse du roman réside notamment dans le fait que ce dernier multiplie ces parallèles-différence, comme c’est le cas avec l’opposition entre Macon Dead – le père de Milkman, qui a le même nom que le grand-père – et sa sœur Pilate. Variant le duel Guitar-Milkman à propos de l’attitude à adopter en tant que Noir dans une société raciste, Macon opte pour l’utilisation du système à des fins personnelles. Riche époux de la fille de l’ancien médecin noir de la ville, il est aussi propriétaire réputé impitoyable de studios bon marché dans le Southside, quartier pauvre de la ville et habité uniquement par des familles noires. Sa fierté est de déambuler dans sa voiture le dimanche avec sa famille, et son but est de montrer qu’il est capable de grimper l’échelle sociale aussi haut qu’il lui sera permis de le faire. Matérialiste et réaliste, refusant catégoriquement les origines africaines de ses ancêtres, il est aussi opposé dans le texte à sa sœur Pilate qui initie Milkman à une vision du monde faite de symboles, de légendes et de chants. Ainsi, les descendants de Jake Solomon représentent deux postures antagonistes face à l’héritage africain : le refus ou l’acceptation de racines collectives lointaines. Encore une fois, le texte fait en sorte que ces deux postures soient également explicables et se confrontent sur un pied d’égalité à la lecture.
8Les personnages de Texaco ne s’opposent pas véritablement, mais permettent de questionner efficacement l’identité et l’organisation communautaires. Nous nous attarderons ici sur le couple formé par deux personnages féminins : Marie-Sophie et Marie-Clémence. Le parallèle entre les deux prénoms composés amène nécessairement à rapprocher les deux personnages dont l’une se situe plutôt du côté de la sagesse – Marie-Sophie – et l’autre de la bienveillance et du pardon – Marie-Clémence. Cette dernière est l’une des premières femmes à accompagner Marie-Sophie dans la seconde fondation de Texaco. Elle est toujours citée en premier lorsqu’il s’agit de parler des habitants du quartier, et joue en quelque sorte le rôle de deuxième pilier de la communauté de Texaco, après Marie-Sophie. Caractérisée comme la « porteuse de milans » (Chamoiseau, 1992, p. 20) officielle du quartier, sa langue est, selon la narratrice, « un journal télévisé » (p. 30). On lit aussi à son propos :
Ti-Cirique avait déclaré un jour qu’au vu du Larousse illustré, nous étions – en français – une communauté. Eh bien, dans cette communauté, le chocolat de communion c’était Marie-Clémence. Si sa langue s’avérait redoutable (elle fonctionnait sans jours fériés) sa manière d’être, de dire bonjour et de vous questionner était d’une douceur exquise. […] elle nous devenait une soudure bienfaisante et dispensait juste l’aigreur nécessaire pour passionner la vie. (p. 31)
9Si Marie-Sophie est la première fondatrice du quartier, Marie-Clémence en est la « soudure bienfaisante », et semble donc être un élément indispensable à la cohésion de la communauté qui se forme à travers le quartier de Texaco. Notons que la parole de Marie-Clémence revêt un aspect tout aussi crucial pour la communauté que différent de celui de Marie-Sophie. Orale et spectaculaire, elle est un liant direct entre les habitants du quartier. La langue de Marie-Sophie, au contraire, sert à dire la mémoire collective et oscille entre oral et écrit tout au long du roman.
10Par bien des aspects, Marie-Clémence est un double de Marie-Sophie. Elle est aussi accompagnée de sa propre légende, et elle se révèle dans l’affrontement avec l’En-ville :
[…] Marie-Clémence, intarissable sur tout le monde, était muette sur elle-même, comme si sa vie n’avait commencé qu’à l’ombre des fûts de Texaco. Quand elle échoua parmi nous pour bâtir le quartier, elle portait déjà une vieillesse angélique et sa curieuse légende, mais elle était un peu silencieuse et absente. Il fallut que notre quartier naissant défiât le béké des pétroles, défiât l’En-ville et défiât la police pour qu’elle se remît à s’étonner des existences comme aux époques de sa jeunesse. (p. 31)
11Avec la triple répétition du verbe « défiât », permettant de décliner les obstacles principaux à la survie du quartier, le personnage semble symboliser littéralement l’esprit de la communauté qui, comme l’a montré Rémi Astruc (Astruc, 2015), ne reprend conscience d’elle-même que lorsqu’elle est menacée. Ainsi, c’est dans la lutte pour la survie de Texaco que Marie-Clémence retrouve toute sa vigueur. C’est aussi la nuit où elle est agressée par des marins que Julot-la-Galle, qui vient la sauver, devient officiellement le Major du quartier6. Or, nous dit Marie-Sophie : « Il n’existait pas de Quartier sans Major, et Texaco prenait là un acte de naissance en devenant le territoire de Julot » (Chamoiseau, 1992, p. 385). L’agression de Marie-Clémence symbolise ainsi l’agression du quartier lui-même. De plus, ses caractéristiques physiques font d’elle une allégorie de la créolité : « Elle arborait des cheveux couleur-paille noués en une natte qui lui battait le dos. [...] Au soleil, ses yeux prenaient une teinte de canne créole en sécheresse vitrifiée. […] Et ses lèvres, ah, roses, pulpeuses malgré les plis du temps […]. » (p. 385)
12Ainsi, Marie-Clémence représente l’âme fascinante, unifiante mais fragile et menacée de la communauté de Texaco. Elle est un symbole de la communauté, mais qui ne peut suffire à sa survie. Et c’est Marie-Sophie qui, en inscrivant Texaco dans une Histoire plus ample grâce à la transmission d’une mémoire, permet de garantir – à l’aide de l’urbaniste et du Marqueur de Paroles – l’existence de la communauté dans le temps. Si Esternome, le père de Marie-Sophie, incarne une version de la communauté perçue comme surannée7, la co-présence de Marie-Sophie et Marie-Clémence permet de donner à voir deux modes d’être en commun différents, mais complémentaires.
Dépasser l’anecdote : rompre avec la distribution hiérarchique des personnages
13Pour Florence Goyet, la pensée politique « obscure mais efficace » dans l’épopée vient aussi des récits secondaires : « En marge de l’action et la redoublant, [les récits secondaires] construisent aussi des homologies qui permettent de prendre de la distance vis-à-vis de la narration principale » (Goyet, 2006, p. 75). La légitimité accordée à plusieurs points de vue contradictoires sur un même événement est en effet un autre élément important du « travail épique », que l’on peut retrouver dans le roman polyphonique.
14Ce mécanisme polyphonique apparaît avec une remarquable intensité au chapitre 9 du Chant de Salomon. Celui-ci clôt la première partie du roman, qui s’est concentrée sur la jeunesse de Milkman. Sa famille, et surtout ses sœurs, ne sont apparues qu’au second plan puisque Magdalene et Corinthians n’ont presque jamais eu la parole ; par la suite, elles parleront tout aussi peu. Pourtant, elles font avec ce chapitre une irruption tonitruante dans la narration et en particulier Magdalene, dont la tirade principale est essentielle pour comprendre les enjeux herméneutiques du roman. La première partie du chapitre se concentre sur la trajectoire de Corinthians, et permet notamment de donner à voir toute l’ambiguïté de sa position en tant que jeune femme noire éduquée dans une société où elle ne trouve sa place nulle part. Ainsi, alors que le lecteur n’avait jusqu’ici perçu les deux sœurs qu’à travers le regard indifférent voire méprisant du jeune Milkman, le texte nous force à prêter attention non seulement aux personnages dans leur individualité mais aussi à ce que leur trajectoire peut avoir d’exemplaire pour l’époque. Si quantitativement les deux sœurs sont très peu présentes dans le texte, cette disproportion ajoute une incroyable force à leur apparition et ne rend le passage que plus signifiant.
15Magdalene apparaît dans le deuxième moment de ce chapitre ; elle a littéralement le dernier mot dans la première partie. Elle impose à son frère, qui rentre ivre après deux jours de beuverie, un face à face brutal et inattendu :
Il resta dans cet état, titubant, depuis la légère ivresse jusqu’à l’abrutissement total, pendant deux jours et une nuit, et il aurait continué une journée de plus sans une conversation qui le dessaoula avec Magdalene […], à qui il n’avait pas dit plus de quatre phrases de suite depuis la sixième. [He stayed that way, swaying from light buzz to stoned, for two days and a night, and would have extended it to at least another day but for a sobering conversation with Magdalene […], to whom he had not said more than four consecutive sentences since he was in the ninth grade.] (Morrison, [1977] 2004, p. 211, trad. p. 300)
16La rupture qu’opère l’intervention de Magdalene est donc aussi réelle que métaphorique – elle lui rend sa lucidité de manière concrète et symbolique. Le quasi-monologue qui suit permet deux choses : relire certains événements ayant été relatés auparavant sous un autre angle et, par voie de conséquence, remettre en perspective la place de Milkman jusque-là focale principale de la diégèse. Magdalene raconte à son frère une scène de leur enfance qu’il a oubliée. Elle démontre à travers elle que le statut familial de Milkman, renforcé par l’indifférence et le mépris de ce dernier, a fait des deux sœurs des enfants sacrifiées au profit du seul fils de la famille. Magdalene rapporte la scène qui nous avait déjà été racontée au chapitre 2, mais d’une toute autre manière. Elle relie ainsi la maladresse de l’enfant – Milkman lui avait uriné dessus – à la trahison que Milkman vient de faire subir à Corinthians : c’est en effet ici que l’on apprend qu’il a dénoncé sa sœur et son amant à leur père, qui a pris des mesures radicales pour les séparer. Milkman argue qu’il a « fait son devoir », car c’était selon lui une fréquentation dangereuse pour Corinthians. Mais à ce stade du récit, deux autres points de vue viennent discréditer totalement sa justification. Grâce à la première partie du chapitre, le lecteur sait que le geste de Milkman, pour lui si insignifiant, va briser la vie de Corinthians qui avait enfin trouvé dans la rencontre avec Porter un remède à son désespoir. Grâce au discours implacable de Magdalene – qui va jusqu’à frapper son frère, abasourdi –, il assiste au violent discrédit du personnage principal, dont il a suivi l’évolution depuis le début du roman et qu’il va continuer à suivre par la suite :
Qu’est-ce que tu en sais si quelqu’un est assez bon pour quelqu’un d’autre ? Et depuis quand est-ce que ça t’intéresse de savoir si Corinthiens se tient correctement ou déchoit ? On t’a toujours fait rire. Corinthiens. Maman. Moi. Tu te sers de nous, tu nous donnes des ordres, tu nous juges : comment on prépare la cuisine ; comment on tient la maison. […] On a dépensé notre jeunesse pour toi, comme on dépense une pièce trouvée. Quand tu dormais, nous ne faisions pas de bruit ; quand tu avais faim, nous préparions à manger […]. D’où tires-tu le droit de décider de nos vies ? […] Je vais te le dire d’où tu le tires. Du boyau de cochon qui te pend entre les jambes. Alors, laisse-moi te dire une bonne chose, petit frère : il va te falloir autre chose. [What do you know about somebody not being good enough for somebody else? And since when did you care whether Corinthians stood up or fell down? You’ve been laughing at us all your life. Corinthians. Mama. Me. Using us, ordering us, and judging us: how we cook your food; how we keep your house. [...] Our girlhood was spent like a found nickel on you. When you slept, we were quiet; when you were hungry, we cooked [...]. Where do you get the right to decide our lives? [...] I’ll tell you where. From that hog’s gut that hangs down between your legs. Well, let me tell you something, baby brother: you will need more than that.] (Morrison, [1977] 2004, p. 214, trad. p. 305)
17Véritable réquisitoire contre le personnage principal, le discours de Magdalene redistribue les rôles tenus initialement par les personnages en opposant les femmes de la famille, soumises et sacrifiées, aux hommes violents et égoïstes. On observe alors une superposition des conflits dans le roman qui, à l’opposition Noir/Blanc et à l’opposition activiste/hédoniste déjà mentionnées, ajoute une opposition genrée de manière inattendue. Alors que Milkman cherche depuis le début à s’émanciper de sa famille et surtout de son père dont il veut se démarquer, sa sœur lui dit qu’il est « exactement comme lui [You are exactly like him] » (Morrison, [1977] 2004, p. 215, trad. p. 216). La trajectoire d’émancipation du héros romanesque est dénoncée comme un leurre dans ce chapitre – le protagoniste ne fait que prendre la place de son père – et, plus encore, comme source de souffrance pour les autres personnages. Il suffit d’un chapitre pour ouvrir une grande brèche dans l’apparence de roman initiatique selon laquelle l’œuvre avait feint de se construire jusqu’ici. La voix narrative reste silencieuse, laissant le point de vue de Magdalene éclater au grand jour à travers le discours direct et des questions rhétoriques qui frappent aussi bien le personnage que le lecteur. Le texte donne l’impression qu’en lui intimant de quitter sa chambre, Magdalene initie le voyage de Milkman puisque la partie suivante s’ouvre sur son départ de la maison familiale pour la Pennsylvanie. Magdalene aura peu parlé dans tous le roman, mais elle aura ébranlé le cadre interprétatif initial et la diégèse elle-même.
18Encore une fois, le procédé relevé ici est en fait un procédé structurant dans le roman. Le récit de la vie de Pilate au chapitre 5 fonctionne comme une sorte de contre-Bildungsroman par rapport à celui de Milkman, mais aussi par rapport au Bildungsroman traditionnel puisqu’il s’agit de l’histoire d’une marginalisation et non d’une intégration progressive dans la société. La polyphonie, en détruisant les fondations du roman d’initiation traditionnel, dévoile la réalité collective d’une quête identitaire indissociable d’une réalité historique commune et problématique.
19La prise de distance vis-à-vis du récit principal dans Texaco se joue notamment dans le conflit qui oppose le quartier de Texaco à l’En-ville. Celui-ci est assez particulier car il ne s’agit pas pour Texaco d’éliminer son adversaire mais de se faire admettre auprès de lui, tout en préservant ses spécificités. On remarque là une différence avec les épopées guerrières, dans lesquelles l’affrontement doit amener, après un véritable débat, à l’élaboration d’une vision nouvelle qui s’imposera aux autres8 – ce qui se traduit par la conquête d’un territoire et l’affirmation d’une identité collective homogène lorsqu’il s’agit de ce que Glissant appelle des « épopées de fondation » (Glissant, 1998). Cette différence peut s’expliquer par le genre romanesque mais surtout par le double caractère contemporain et postcolonial du texte, qui implique de penser d’autres enjeux politiques et esthétiques9. Deux personnages fonctionnent comme des symboles de l’un et l’autre des partis : Marie-Sophie, qui représente le quartier, ruse depuis le début pour duper le béké propriétaire de la station essence voisine et s’implanter sur ses terres. Le béké, avatar de l’En-ville, représente l’acharnement de cette dernière à déloger ces habitants illégaux. Les moments d’affrontement sont nombreux, et nous nous arrêterons sur le « Dernier chant du béké » (Chamoiseau, 1992, p. 396). Alors que Texaco est sur le point d’être reconnu officiellement comme un quartier de Fort-de-France, le propriétaire blanc va voir Marie-Sophie et le texte nous rapporte ses paroles, entre discours indirect et discours narrativisé. Soudain, le point de vue d’un Blanc fait donc irruption, abordant l’histoire de la population béké depuis le système des plantations jusqu’à celui de l’industrialisation. C’est un point de vue inédit dans le texte, qui apparaît de manière très ponctuelle mais qui replace l’affrontement des personnages dans un contexte plus large que celui de la diégèse. C’est d’ailleurs ce que comprend Marie-Sophie : « Tandis qu’il s’en allait le dos rond, la tête basse, je compris qu’il était venu voir de près celle qui l’avait vaincu et lui rappeler que la guerre était plus vaste et qu’à ce niveau-là lui ne perdait pas et n’allait jamais perdre. » (p. 399)
20L’opposition entre la victoire ponctuelle et la réalité d’une guerre plus vaste au-delà de la bataille pour la survie de Texaco permet de replacer la diégèse dans un contexte historico-politique réel. La tonalité tragique de la fin de la phrase nuance ce qui, à l’échelle du roman, apparaît comme une victoire – la reconnaissance de Texaco par l’En-ville. Cette bataille locale est le symptôme d’un fonctionnement sociétal dans lequel une partie de la population est maintenue dans les marges par une majorité. Les deux personnages prennent enfin congé l’un de l’autre par des injures, et le propriétaire quitte définitivement Texaco. Avec ce dernier « chant », le texte offre au lecteur non seulement la possibilité d’entendre la voix d’un ennemi dont l’existence est absolument inséparable de l’histoire des habitants de Texaco, mais surtout celle de penser le conflit diégétique comme un conflit structurel, qui sort du cadre de la diégèse. La fin consolatrice sur laquelle se clôt l’histoire de Texaco ne doit donc pas occulter la complexité de la réalité historique.
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21La confrontation entre le rôle herméneutique des personnages dans ces romans et dans l’épopée ancienne, en particulier guerrière, permet donc de mettre en avant deux choses en guise de conclusion. D’une part, la portée politique de textes romanesques qui dépassent des enjeux psychologiques et anecdotiques, et d’autre part la spécificité du roman en la matière. Car la question fondamentale ici n’est plus « qui doit gouverner ? » comme dans les épopées anciennes, mais bien plutôt « comment construire aujourd’hui une vie commune tout en préservant nos singularités ? ». S’il est possible d’observer des fonctionnements herméneutiques similaires entre l’épopée et le roman, on voit bien que les différences de contexte historico-politique entre les sociétés anciennes et contemporaines, en particulier en contexte postcolonial, ne peuvent pas s’exprimer à travers des genres identiques. Pour cette raison, la mise au jour des déplacements et des adaptations à partir du « parallèle-différence » et du « parallèle-homologie », comme l’intériorisation des conflits et les différents moyens de dépasser l’anecdote par la narration romanesque, nous permettent de dépasser l’opposition générique pour penser une efficacité politique relative à la manière dont les personnages peuplent certains textes. Autrement dit, l’analyse des postures de personnages singuliers et de leurs interactions au sein d’un ensemble – géographique et textuel –, nous invite à penser que, dans des romans comme Texaco et Le Chant de Salomon, dont les personnages font population, le texte met en œuvre une pensée politique qu’il est possible de penser sur le mode d’un « travail épique » transgénérique et contemporain.