Esclavage colonial et ambivalence des foules dans Blonde Roots, O Crime do Cais do Valongo et Esclaves
1Rejetée dans les marges de l’historiographie occidentale, la masse des populations esclavisées1 a été symboliquement réduite au silence. Depuis quelques décennies, les littératures de l’Atlantique noir prennent à leur charge de combler les manques en revisitant l’histoire à l’aune de la pluralité des expériences afrodescendantes. Les écrivains opposent ainsi au silence et à l’invisibilité du passé la foule des esclavisés et la pluralité des voix passées qui émergent au présent. Réécrire le Passage du Milieu et interroger l’expérience de l’esclavage colonial, c’est aussi, pour ces écrivains, réfléchir à la manière dont les motifs de l’exil et de la traversée informent les processus de construction identitaire en Afrique et dans ses diasporas. Dans ces romans « de la traversée » (Chalaye, 2008, p. 1), les représentations des foules mobilisent des enjeux poétiques et politiques qui font de l’espace du roman le lieu de l’émancipation symbolique des communautés de l’Atlantique noir. La foule, espace de dilution des corps et des consciences individuelles, possède un pouvoir de métamorphose à travers lequel les écrivains interrogent le rapport des corps à l’espace qui les entoure et leur capacité à faire foule, à mobiliser la puissance régénératrice de l’entité collective, ce « corps sans organe et sans tête » (Wunenburger, 2005, loc. 287), à des fins de résistance à l’oppression. Le choix d’un corpus tricontinental (Afrique, Europe, Amérique), composé de trois romans transatlantiques2, écrits par des auteurs afrodescendants, participe d’une réflexion plus large autour de ce que nous avons appelé « l’Atlantique noir littéraire » (Mouzet, 2023, p. 16), concept que nous préférons à celui d’afropéanisme, dans la mesure où il autorise le déplacement de point focal des auteurs vers les œuvres et permet de mettre en lumière la mouvance et le caractère multidirectionnel des flux d’échanges culturels entre les différentes communautés de l’Atlantique noir. Les œuvres soumises ici à l’analyse reflètent, sur le plan littéraire, ce que Christine Chivallon a appelé « la montée en puissance de la demande mémorielle […], phénomène apparu dans les années 1990 [qui] s’inscrit dans une configuration large, mondialisée, où ressurgit avec une force inattendue la question des héritages du colonialisme et de l’esclavage » (Chivallon, 2016, p. 19). Dans Blonde Roots de l’écrivaine afro-britannique Bernardine Evaristo (2009), Esclaves de l’écrivain togolais Kangni Alem (2009) et O Crime do Cais do Valongo de l’écrivaine afro-brésilienne Eliana Alves Cruz (2018), les métamorphoses de la foule accompagnent le parcours transatlantique de personnages victimisés par la traite et de l’esclavage colonial. Re-présenter les esclavisés est pour ces auteurs une manière de « remettre les fantômes à la verticale » (Kanor, 2022) en rendant les êtres à leur humanité. Nous verrons dans un premier temps que l’ambivalence des foules renvoie symboliquement à la rencontre funeste entre l’Afrique et l’Europe à l’aune du colonialisme3. La foule se fait le miroir du bouillonnement humain, d’une « certaine intensité de vie » (Wunenburger, loc. 136) marquée par l’ambivalence, signe d’un monde aux prises avec le changement. Nous nous intéresserons ensuite à deux des espaces emblématiques de la captivité, le bateau négrier et l’entrepôt de vente, au sein desquels la foule des esclavisés subit de profondes métamorphoses. Réifiée, la foule y est transformée en groupes hiérarchisés à l’aune d’une logique capitaliste qui éclipse l’individualité au profit de l’unité monétaire, de la valeur marchande de chaque individu. Nous postulerons enfin que lorsque la foule des esclavisés, décomposée par le Passage du milieu, réussit à se recomposer au sein de l’espace colonial, elle recouvre alors sa puissance régénératrice et potentiellement révolutionnaire. Les considérations de Jean-Jacques Wunenburger dans « Esthétique et épistémologie de la foule : une auto-poïétique complexe » serviront d’appui à notre discussion.
Esclavage colonial et ambivalence des foules : un miroir de la modernité
2Les représentations des foules d’Afrique sont, dans nos trois romans, marquées par une ambivalence qui métaphorise le bouleversement sociétal engendré par le commerce triangulaire. Si Bernardine Evaristo imagine dans Blonde Roots une société esclavagiste où les rôles seraient inversés, où les Blancs auraient été réduits en esclavage par les Noirs, l’Afrique n’en est pas moins marquée par une dualité qui reflète les rapports de force qui sous-tendirent la traite et l’esclavage colonial. L’opulence des chefs africains s’expose au grand jour et à grand bruit au sein d’une ville qui tire ses richesses de l’exploitation silencieuse des esclavisés : « Après le raffinement de Mayfar, Edgwa [une autre riche enclave de chefs et de leurs suites] était une [véritable] attaque sur mes sens, bourdonnante de foules et rugissant au son assourdissant des rythmes afros qui provenaient des stands de musique. [La ville] était connue pour ses bazars ouverts jour et nuit et qui s’étendaient sur plusieurs kilomètres. [Edgwa, after the genteel refinement of Mayfar, was an assault on my senses, buzzing with crowds and booming with the bone-rattling thud of Aphro-beats from the music booths. It was famous for its bazars which ran all day, all night, and for several miles.] » (Evaristo, 2009, p. 25, ma traduction) À la vitalité de l’enclave africaine, notamment mise en lumière par le champ lexical de l’ouïe, s’oppose le silence de Doris observant la foule. Jeune femme blanche récemment esclavisée, Doris est un personnage à la paratopie4 sociale et identitaire. Elle occupe une position marginale qui l’érige en spectatrice d’une foule à laquelle elle ne peut s’identifier. Son malaise, qu’elle traduit comme une attaque polysensorielle, illustre symboliquement son altérité radicale et sa conscience des rapports de force qui sous-tendent l’esclavage colonial. Signe manifeste de sa marginalisation, cette position à l’écart de la foule lui confère aussi une vision propice à la « distanciation éthique qui [transforme] la foule en objet négatif de réprobation » (Wunenburger, 2005, loc. 218). Noyés dans le collectif, les habitants d’Edgwa ne sont plus que l’illustration d’une répartition inégale des richesses qui accompagne l’émergence des oppositions binaires au fondement de l’esclavage colonial et auxquelles renvoient les dichotomies individu/foule, silence/bruit. Reflet de l’aliénation de Doris au plan de l’histoire, la foule d’Edgwa est, du point de vue de la narration, la source de l’émancipation symbolique de l’ethos. Narratrice autodiégétique, Doris recouvre une forme de liberté en contrôlant le récit des événements et la représentation de l’esclavage colonial.
3Si une foule composée d’hommes et de femmes libres peut certes s’avérer dangereuse pour les esclavisés, elle peut aussi, paradoxalement, constituer un rempart temporaire contre le danger. Alors qu’au contact de la foule, « [p]ar l’effet de masse et de contiguïté, l’être perd [généralement] son espace vital de sécurité » (Wunenburger, 2005, loc. 218), l’expérience de la foule en contexte colonial peut, au contraire, devenir un « espace vital de sécurité ». Dans un monde où la menace de captivité est permanente, la foule, par sa capacité à fondre l’individu dans la masse, fonctionne comme une matrice protectrice. Dans Blonde Roots, les Blancs libres conservent une « conscience sauvage [the feral awareness of most free whytes] »5, un instinct de survie grâce auquel ils demeurent constamment « attentifs, prêts à se glisser hors de vue dans un passage ou à se perdre dans la foule pour éviter une confrontation ou le danger [I could see that they had the feral awareness of most free whytes, alert to their surroundings, ready to slip out of view down a passage or get lost in a crowd to avoid confrontation or danger] » (Evaristo, 2009, p. 28, ma traduction). Il leur faut en effet veiller à ne pas se laisser surprendre par les Ambossans6 qui considèrent la capture d’êtres humains comme un sport, une chasse à laquelle ils prennent plaisir à participer : « [Byakatonda] aimait de temps en temps prendre lui-même part à la chasse [[Byakatonda] liked to go out on the hunt himself from time to time] (p. 133, ma traduction). Au sein de cette société esclavagiste, fondée sur une « économie de prédation » (Vergès, 2002, p. 102), les hommes, bourreaux comme victimes, sont rendus à la bestialité. Les esclavisés, constamment aux aguets, tentent de se fondre dans la masse pour se protéger du danger, comme Doris qui, lorsqu’elle est témoin de mauvais traitements à l’égard d’un autre esclavisé, « [s]e cach[e] dans la foule pour ne pas être reconnue [As for Massa Nonso, I’d seen him in action too, at a distance, hiding myself deep in the crowd so as not to be recognized] » (p. 211, ma traduction). Mais cette protection est dérisoire, car l’esclavage colonial est aussi racialisé et ceux qui en sont les cibles ne peuvent pas se dissimuler bien longtemps. La foule des hommes libres peut à tout moment (re)devenir prédatrice.
4Tandis que la foule africaine est vécue comme une attaque polysensorielle par Doris, la foule de Quelimane, ville portuaire du Mozambique, fascine Muana, l’héroïne de O Crime do Cais do Valongo. Eliana Alves Cruz situe l’intrigue de son roman au Brésil au début du xixe siècle, alors que la traite transatlantique et l’esclavage y font rage. Le récit est alternativement pris en charge par Muana, jeune femme macua lomé, et Nuno, métis afro-brésilien. À mesure que Muana se remémore sa vie en Afrique, en confiant son histoire à un abolitionniste anglais venu l’interviewer, deux espaces se superposent : le Mozambique qui l’a vue naître et Rio de Janeiro. L’enchâssement des récits invite les lecteurs à comparer l’Afrique et l’Amérique, les foules du Mozambique et du Brésil. La foule de Quelimane marque ainsi l’effervescence et la vitalité, un lieu où la diversité culturelle renvoie à la richesse de l’humanité :
Quelimane bouillonnait ! Nous avons plongé dans des rues pleines d’êtres humains aussi divers et nombreux que les plantes des forêts de Namuli. […] Il y avait dans les rues et les ruelles un va-et-vient de personnes vêtues de costumes orientaux colorés. […] Un mélange et un bruit vertigineux. Des êtres humains la moitié de tout. Moitié hindous, moitié africains, moitié turcs, moitié baloutches, moitié castillans, moitié français, moitié portugais... [Quelimane fervilhava! Mergulhamos em ruas repletas de seres humanos tao diversos e numerosos quanto as plantas das florestas fo Namuli. […] As ruas e vielas tinham um vai e vem de gente vestida com trajes coloridos do Oriente. […] Uma mistura e um barulho atordoantes. Seres humanos metade tudo. Meio hindus, meio africanos, meio turcos, meio baluchis, meio castelhanos, meio franceses, meio portugueses.] (Alves Cruz, 2018, loc. 754, ma traduction)
5Au contraire de Doris, qui ne faisait qu’observer la foule, Muana est à la fois actrice et spectatrice d’une foule dans laquelle elle plonge avec bonheur. Ce bain de foule, mis en lumière au plan lexical par le choix des verbes « bouillonner » et « plonger », est un véritable délice pour les sens de la jeune femme qui compare ce bouillonnement d’êtres humains aux fleurs des forêts de Namuli. Et tandis que dans Blonde Roots, le bruit constitue une attaque sensorielle pour la narratrice, le brouhaha de Quelimane est symbole de vie et source de joie pour Muana.
6Si la ville de Rio de Janeiro bouillonne elle aussi, la foule y suggère néanmoins une effervescence mortifère, car elle contraste avec l’immobilité des esclavisés parqués dans les entrepôts : « De l’autre côté de la rue, au numéro 23, il y avait un énorme entrepôt de vente aux enchères qui pouvait contenir jusqu’à 300 ou 400 Noirs. Les monarques étaient arrivés du Portugal l’année précédente et la ville semblait regorger de monde. Tout bouillonnait ! Tout était mouvement ! [No outro lado da rua, no número 23, havia um enorme armazém para leilões onde cabiam trezentos, quatrocentos pretos. Os reis vieram de Portugal no ano anterior e a cidade parecia explodir de tanta gente. Tudo fervilhava! Tudo era movimento!] » (loc. 128-134, ma traduction). Les choix lexicaux d’Alves Cruz, en particulier le verbe « fervilhar » (bouillonner, grouiller, fourmiller), fonctionnent comme des indices textuels qui invitent le lecteur à comparer les deux espaces. Comme dans Blonde Roots, l’observation des colons engendre une distanciation éthique qui forge l’émancipation de l’ethos. En se remémorant l’Afrique à partir du Brésil, la protagoniste, esclavisée, reprend le contrôle de son récit transatlantique et recouvre ainsi une forme d’agentivité. À travers le souvenir des foules d’Afrique qui émerge de l’observation de la foule carioca, Muana brise symboliquement les chaînes de l’esclavage.
7Dans Esclaves, Kangni Alem retrace le parcours transatlantique de son protagoniste, un maître des rituels transbordé d’Afrique vers le Brésil pour y être esclavisé à la suite de la destitution de son roi. Comme dans Blonde Roots, la foule peut être à la fois protectrice et destructrice. Apprenant que sa famille a été capturée et vendue à des trafiquants, le protagoniste décide de traverser le pays dans l’espoir de retrouver les siens. Mais le nouveau souverain du Danhomé envoie ses Amazones à sa poursuite. D’abord dissimulé parmi les clients du marché, le maître des rituels se voit exposé au danger et livré à ses ravisseuses à la suite d’un mouvement de foule :
Il était à peine attablé devant le plat chaud que la cuisinière elle-même s’était déplacée pour lui porter qu’il remarqua des mouvements de foule bizarres. Le marché semblait refluer, se disperser sans bruit. Certes, les gens ne fuyaient pas, mais ils semblaient se regrouper comme pour se protéger ou se raconter des choses graves, imminentes ou ayant déjà eu lieu, en tout cas déterminantes. (Alem, 2009, loc. 1618)
8Contrairement à ce qui se passe dans Blonde Roots, ce n’est pas l’appartenance de la foule africaine à la société dominante qui fonde sa capacité de destruction. C’est sa nature endogène qui décuple son potentiel dévastateur. L’ambivalence de la foule renvoie, chez Alem, à la complicité des Africains dans l’entreprise esclavagiste. Elle reflète une violence intestine, exacerbée par le commerce triangulaire, que l’auteur entend dénoncer à travers son roman.
9Alors que dans les deux autres romans, les foules d’Afrique sont observées par les protagonistes, dans Esclaves, c’est la foule africaine qui observe et non l’inverse. Pensant à tort que sa jeune épouse africaine s’intéressait à un esclave, le Portugais Chacha, blessé dans son amour-propre, la livre « aux affres de l’esclavage vers l’Europe » et « expose le jeune esclave, nu, jusqu’à ce que la foudre l’anéantisse » (loc. 312). Une foule se forme alors sur la place pour assister au sacrifice :
La piste déboucha sur la place où s’était agglutinée, sous la pluie battante, une foule hétéroclite composée des badauds et des parents de la victime se tenant à l’écart, respectueusement. Eux aussi avaient entendu la foudre gronder, cherchant ses proies à travers le pays. Puis elle avait frappé, une fois repérée l’une d’entre elles. (loc. 317)
10Si l’animisme de la foule évoque l’Afrique ancienne, le sacrifice du jeune esclave est, paradoxalement, l’un des signes annonciateurs du bouleversement sociétal qui se prépare. La présence étrangère a, en effet, engendré la mutation des traditions. En instrumentalisant les croyances traditionnelles afin qu’elles servent ses intérêts personnels et l’entreprise esclavagiste, le Portugais Chacha anéantit le potentiel du sacrifice à « restaure[r], par la sacralisation de la victime, une communauté sans violence » (Wunenburger, 2005, loc. 279-285). La présence européenne a effectivement soumis la foule africaine à un processus d’altérisation qui l’homogénéise et nuit à sa capacité « de produire à nouveau en son sein de la différence » (Wunenburger, 2005, loc. 279). Au prisme de l’imaginaire colonial, l’Afrique et les Africains représentent une altérité radicale qui rend la frontière entre différence et indifférenciation trop poreuse pour permettre l’exorcisme de la violence par le sacrifice, car, pour un colon, rien ne ressemble plus à un colonisé qu’un autre colonisé. Au sein de l’espace colonial, la foule africaine est donc tout à la fois différence absolue et absolument indifférenciée. Ambiguïté qui va d’ailleurs marquer, malgré ses métamorphoses, tout le parcours transatlantique de la foule des esclavisés.
Le Passage du Milieu, une décomposition de la foule des esclavisés
11Le Passage du Milieu et les espaces emblématiques de la traite transatlantique, le bateau négrier et l’entrepôt de vente, font subir de profondes mutations à la foule des esclavisés. Rappelons d’emblée que « [d]ans la foule il n’existe nul lien organique entre membres (s’il en existe un, la foule se transforme en groupes ou communautés identifiés, comme dans un défilé où chaque entité est à sa place), nulle hiérarchie organisatrice » (Wunenburger, 2005, loc. 250-256). Les premières étapes de l’esclavisation – la capture, l’entreposage, la traversée et la vente – engendrent la décomposition de la foule des esclavisés en instaurant une hiérarchie organisatrice en son sein. À l’instar du processus de formation des foules, l’esclavisation donne tout d’abord lieu à une « dissolution de l’individualité » (Wunenburger, 2005, loc. 152). Revendu à un négociant anglais, le héros de Kangni Alem, « déjà esclave des Amazones », rejoint « un grand domaine non loin de l’océan dans le souterrain duquel [l’Anglais] fai[t] entreposer les esclaves nouvellement achetés » (Alem, 2009, loc. 1700-1704). Maître des rituels, le protagoniste compte désormais au nombre des esclavisés nouvellement achetés. Une fois à bord du bateau négrier, le groupe des prisonniers subit une nouvelle mutation : « Puis l’on fit monter à bord d’autres captifs, on sépara ceux qui parlaient la même langue en procédant à un savant mélange des nations, on marqua tous les esclaves, hommes et femmes au fer rouge, à l’épaule ou à la cuisse » (loc. 1809). Alors qu’une foule libre peut s’apparenter à une « agglutination d’individus régressant dans un sentiment océanique » (Wunenburger, 2005, loc. 274) à travers « lequel le sujet [...] connaît des sensations de perte de ses limites » (loc. 152), la masse des esclavisés est quant à elle constamment ramenée aux frontières de sa corporalité. Hiérarchisés afin d’optimiser le profit et de minimiser les risques, les captifs sont distingués en fonction de leur sexe, de leur âge, et de leur langue maternelle afin de prévenir toute tentative de rébellion et, par conséquent, tout potentiel de reformation d’une foule dont la décomposition assure la malléabilité.
12Dans Blonde Roots, le Passage du Milieu marque aussi la dissolution de l’individualité. Cette dimension se manifeste notamment à l’aune des froids calculs mathématiques auxquels se livre l’un des trafiquants :
Nous avons déchargé de la cale :
400 livres de cire d’abeille
2 500 peaux de chèvre
20 tonnes de blé
10 tonnes de laine d’agneau
Et pour couronner le tout
323 esclaves […]
Malgré la diminution de la cargaison vendable, je suis tout de même reparti avec une commission de 7 700 livres sterling et j’ai acheté peu de temps après mon premier navire de haute mer.
[We unloaded from the hold:
400 pounds of beeswax
2,500 goatskin hides
20 tons of wheat
10 tons of lambswool
And last but not least
323 slaves […]
Notwithstanding the decrease in numbers for sale, I still walked away with a commission of C£7,700 and soon after purchased my first sea-going vessel.] (Evaristo, 2009, p. 147, ma traduction)
13Tandis que dans Esclaves, la hiérarchisation de la foule des esclavisés possède, à bord du bateau négrier, une fonction stratégique – prévenir toute tentative de rébellion –, qui renvoie à la dimension politique que l’auteur assigne aux foules dans son roman, Evaristo souligne quant à elle la logique capitaliste7 à l’aune de laquelle la foule des esclavisés est compartimentée. L’inclusion des esclavisés au sein d’une liste de marchandises illustre la réification d’êtres humains que le commerce triangulaire a transformés en pièces d’Inde. La foule se désintègre, devient cargaison, et la somme des individualités laisse place à la somme des unités potentiellement transformables en profit monétaire.
14Dans O Crime do Cais do Valongo, les esclavisés, agencés eux aussi selon une logique capitaliste sur les bateaux8, sont, lorsqu’ils débarquent à Valongo, séparés entre morts et vivants, répartition qui atteste du caractère mortifère de la traversée transatlantique : « Nous, les vivants, sommes allés dans un entrepôt, au numéro 7. Nous avons été séparés en groupes de deux ou trois. Au même endroit, il y avait des meubles, des articles de cuisine, des tissus, des objets divers qui pouvaient à tout moment être vendus aux enchères. [Nós, os vivos, fomos para um armazém, o de número sete. Fomos separados em grupos de dois ou três. No mesmo lugar havia peças de mobiliário, artigos de cozinha, tecidos, vários objetos para serem leiloados em algum momento.] » (Alves Cruz, 2018, loc. 1184-1189, ma traduction) La foule des esclavisés, dissoute par la traversée, peine à se recomposer. Au sein de l’entrepôt de vente, les survivants plongent dans un état liminaire, entre la vie et la mort, que leur marchandisation illustre au plan symbolique.
15Alors que dans les bateaux négriers et au sein des entrepôts, la décomposition de la foule des esclavisés révèle une aliénation qui a atteint son paroxysme et semble réduire à néant toute possibilité d’émancipation, au terme de leur périple transatlantique, certains esclavisés réussissent à développer des stratégies de résistance à travers lesquelles ils se recomposent en foule et reconquièrent ainsi une forme d’agentivité. La foule ainsi reconstituée peut alors déployer son potentiel régénérateur.
Puissance émancipatrice de la recomposition des foules
16Si le christianisme a pu être instrumentalisé en vue de servir l’entreprise coloniale, participant ainsi de l’aliénation des communautés de l’Atlantique noir, esclavisés et colonisés n’en perçurent pas moins, en Afrique comme dans les Amériques, le potentiel libérateur des textes bibliques. L’imaginaire biblique et la religion chrétienne devinrent à ce titre, presque paradoxalement, l’un des lieux de l’émancipation symbolique de communautés noires soumises aux affres de la domination arbitraire. Dans Blonde Roots, la masse des esclavisés redevient foule à travers l’acte de communion fraternelle : « Un garçon sortit de la congrégation, donna au prêtre une effigie du Christ sur une croix de bois, alluma un calice rempli d’encens et retourna vers la foule soudain apaisée. [A boy stepped out of the congregation, gave the priest an effigy of Christ on a wooden cross, lit a chalice filled with incense and returned to the suddenly stilled crowd.] » (Evaristo, 2009, loc. 200-201, ma traduction) En renouant avec leur culture au sein de l’église, les esclavisés reconquièrent un sentiment d’individualité paradoxale, dans la mesure où il émane de la communion rituelle avec un groupe de semblables. À la dissolution de l’individualité, engendrée par l’esclavisation, répond ainsi la (re)composition d’une entité collective, d’une alliance d’individus qui contre la déshumanisation en renouant avec son intégrité. Le potentiel émancipateur de cette foule, devenue communauté, réside dans la conscience commune d’une condition partagée.
17Dans Esclaves, les esclavisés qui vont à l’église retrouvent certes leur capacité à faire foule, mais à la différence de ce qui se passe dans Blonde Roots, ils n’y puisent pas la source de leur émancipation, car la religion chrétienne apparaît avant tout comme le signe et le vecteur de la pérennité de leur aliénation :
Ensuite, à la sortie de la messe, on se rendait en foule vers le moulin à bénir, les Blancs sous les parasols, lents et solennels, leurs femmes grasses, la tête recouverte de mantilles. Les nègres, joyeux, ne songeant qu’aux danses nocturnes et aux ébats qui les attendaient après le travail. […] Sule secouait la tête d’incrédulité devant la finesse de Lourival Do Nascimento et la naïveté insupportable des esclaves du domaine. Tant de rituels imbéciles renforçaient leur penchant à l’animisme. (Alem, 2009, loc. 2202)
18La lenteur solennelle des planteurs reflète le sentiment de supériorité qui se trouve au fondement de la hiérarchie coloniale. Lenteur qui contraste d’ailleurs avec l’état d’excitation dans lequel se trouvent les esclavisés. Le spectacle de la foule est dévoilé aux lecteurs par l’intermédiaire de la focalisation interne. À travers le regard de Sule, l’esclavisé musulman, la foule des esclavisés est transformée en « objet […] de mépris » (Wunenburger, 2005, loc. 220). La convergence des voix, qui émerge du discours indirect libre, met au jour la distanciation éthique adoptée par le personnage – et actualisée par le narrateur –, qui perçoit l’excitation de la foule comme le signe d’une « régression [vers l’animisme et d’une] désindividualisation dégradantes » (Wunenburger, 2005, loc. 220). Les esclavisés de Do Nascimento forment une agglutination d’individus qui échappe à tout principe organisateur et renvoie, par conséquent, au seul caractère destructeur d’un « désordre imprévisible » (Wunenburger, 2005, loc. 262). Sous la plume de Kangni Alem, la foule ne déploie son potentiel libérateur que lorsqu’elle se métamorphose en foule politique et qu’elle « sécrète des leaders, des meneurs, des chefs qui peuvent, selon leur charisme, devenir représentants d’un nouveau pouvoir institué » (Wunenburger, 2005, loc. 291) :
Le mulâtre lettré [Félix Santana] avait compris que seuls des esclaves lettrés pouvaient lui faire confiance et partager son rêve fou, préparer une révolte à Bahia. Surtout, pensait le religieux, que ces pauvres esclaves étaient nés affublés d’un défaut rédhibitoire, leur incapacité à s’organiser. Ne passaient-ils pas le plus clair de leur temps à se tirer dans les pattes, comme des gamins chahuteurs, au lieu de s’entendre pour se laisser conduire par un chef. (Alem, 2009, loc. 2464-2471)
19Alors qu’au prisme de l’imaginaire colonial, l’espace de la colonie se fonde sur des dichotomies, le roman d’Alem brouille les réseaux d’opposition binaire en mêlant aux binarismes noir/blanc, maître/esclavisé, des principes d’opposition interne – ordre/désordre, lettré/illettré – qui divisent la foule des esclavisés. Pour l’écrivain togolais, l’émancipation des esclavisés, la sortie du chaos généré par la modernité, ne peuvent se faire sans l’intervention salvatrice d’un chef qui joue le rôle de principe unificateur et « recré[e] un ordre stable » (Wunenburger, 2005, loc. 298) à partir du désordre.
20Tandis que dans Esclaves, la disparition de la foule des esclavisés derrière la figure imposante du leader semble être la condition même de sa libération, dans O Crime, c’est, au contraire, la dissolution de l’individualité de Muana parmi la foule des esclavisés qui fonde leur émancipation symbolique. À la lumière de la cosmologie africaine, Muana est, tout au long de l’œuvre, accompagnée par les défunts. Au terme du roman, Nuno, qui a renoué avec la mémoire de ses ancêtres africains, acquiert lui aussi la capacité de voir les morts. Alors que la jetée de Valongo vient d’être ensevelie et rénovée afin d’accueillir Thérèse-Christine de Bourbon-Siciles, le jeune homme regarde vers l’ancien quai et y aperçoit au loin Muana et feu son amoureux Umpulla qui guident la foule des ancêtres esclavisés, ces millions d’hommes, de femmes et d’enfants que la traite transatlantique et l’esclavage colonial ont noyés dans l’anonymat :
[Muana et Umpulla] menaient une foule qui semblait fuir des assassins, cherchant désespérément de l’aide et qui occupait tout l’espace de la jetée pour disparaître dans les airs, comme de l’eau s’évaporant [sous l’effet de] la chaleur, comme des êtres éthérés qui se subliment et s’en vont. Des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants. Beaucoup d’enfants ! Le crime que nous devons expier est [celui qui a été commis] contre les gosses, contre l’enfance. [[Muana e Umpulla] conduziam uma multidão que parecia fugir de assassinos, desesperada por socorro e que tomava todo o espaço do cais para sumir no ar, como água evaporada no mormaço, como seres etéreos que sublimam e partem. Milhares de homens, mulheres, crianças. Muitas crianças! Nosso delito a ser purgado é contra os miúdos, contra a infância.] (Alves Cruz, 2018, loc. 1479, ma traduction)
21Le caractère éthéré de la foule qui se déploie sous les yeux de Nuno symbolise la présence spectrale d’un passé qui ne passe pas et renvoie à l’espace liminaire que la foule des esclavisés occupe dans la mémoire nationale brésilienne. Muana, qui a hérité de sa mère le don de la médiumnité, confère une dimension collective au récit de son histoire individuelle. En confiant son expérience à Mr. Toole, la narratrice devient la voix des sans-voix et c’est ainsi à travers l’acte de remémoration et le déliement de la parole que se forge l’émancipation symbolique de la foule des esclavisés du Brésil. Et par le truchement de la relation qui s’instaure entre narrateur et lecteur, l’œuvre littéraire permet de « [c]onjoindre les mémoires, [de] les libérer les unes par les autres, [et d’]ouvrir [ainsi] les chemins de la Relation mondiale » (Glissant, cité dans Céry, 2013, § 2), pour parler comme Édouard Glissant.
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22À travers leurs représentations des foules, Alves Cruz, Evaristo et Alem mettent au jour l’une des pages sombres de notre histoire commune en opposant au discours d’une histoire écrite au singulier la pluralité des voix et des expériences afrodescendantes qui en brise les silences. Sous leurs plumes, l’ambivalence des foules s’érige en symbole de la conflagration engendrée par la modernité9 et des conséquences identitaires et épistémologiques qu’elle a eues sur les communautés de l’Atlantique noir. W.E.B Du Bois, figure de proue de la Renaissance de Harlem, parlait à cet égard de double conscience, « ce sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous considère comme un spectacle avec un amusement teinté de pitié méprisante » (Du Bois, [1903] 2004). Ces trois romans participent, chacun à sa manière, de la déconstruction de l’aliénation engendrée par le phénomène de double conscience, car le regard y change de perspective et les esclavisés, longtemps réifiés, sont désormais ceux qui observent et portent un regard critique sur la société qui les entoure.
23La décomposition des foules lors de la traversée met en lumière le caractère mortifère et déshumanisant de la traite transatlantique, un pan de l’histoire coloniale longtemps resté dans l’ombre. Sous la plume de nos écrivains, la capacité de régénération des foules s’érige en métaphore de la vie qui sourd de la mort. Le cycle de vie des foules, composition/décomposition/recomposition, souligne la résistance et la résilience de peuples noirs confrontés à l’oppression. L’écriture dévoile ainsi la faculté de la « dédifférenciation [imposée au corps noir par l’imaginaire colonial] de produire un accroissement de puissance et de structure » (Wunenburger, 2005, loc. 311) qui souligne « la force créatrice de la vitalité » (Wunenburger, 2005, loc. 311) et la force vitale de la créativité à l’œuvre au sein des imaginaires10 de l’Atlantique noir.