De l’univers des contes de fées à Fabletown et Storybrooke : Les communautés de personnages des séries Fables et Once Upon a Time
1Et si Blanche-Neige était la maire adjointe du Roi Cole et avait des enfants avec le Grand Méchant Loup, lui-même sheriff ? Et si la Méchante Reine avait pour demi-sœur la Méchante Sorcière de l’Ouest, alors que Peter Pan serait le père du Nain Tracassin ? Ces propositions qui tissent des liens entre les personnages de contes de fées et d’univers fantastiques différents semblent improbables, et pourtant, elles sont toutes réalisées dans deux séries américaines récentes, dans la série de comics Fables et dans la série télévisée Once Upon a Time.
2Les personnages bien connus des contes de fées proviennent de différentes histoires, s’inscrivant dans différents recueils, écrits ou compilés par différents auteurs et autrices, dans différents pays et à différentes époques. On peut citer parmi les plus célèbres les Histoires ou contes du temps passé. Avec des moralités de Charles Perrault (1697), les Kinder- und Hausmärchen de Jacob et Wilhelm Grimm (1812-1857), ou encore les Eventyr, fortalte for Børn de Hans Christian Andersen (1835-1841). Toutefois, ces personnages sont souvent considérés comme une population qui habiterait un seul et même monde merveilleux. Cette idée se reflète peut-être tout d’abord dans les efforts des folkloristes, tels qu’Antti Aarne et Stith Thompson (dans The Types of the Folktale: A Classification and Bibliography, 1910, 1928 et 1961) ou Vladimir Propp (dans Morfologija skazki, 1928 et 1969), visant à classer les contes par types pour qu’ils composent un univers cohérent, et à catégoriser les personnages selon des fonctions précises pour qu’ils forment une population organisée. Les adaptations cinématographiques les plus connues présentent également un monde dans lequel habitent de nombreux personnages provenant de contes distincts. On peut ainsi citer les dessins animés des studios Disney qui ont notamment donné naissance à la franchise « Disney Princess »1 réunissant les personnages féminins de différentes productions ; ou encore les films de la franchise Shrek (2001-2010) des studios DreamWorks, qui associent dans un esprit parodique personnages de contes de fées et de nursery rhymes (comptines très populaires dans le monde anglophone).
3Cette idée constitue surtout le fondement de récentes séries américaines qui regroupent les personnages de nombreux contes de fées, voire de nombreux univers fictionnels, dans un seul monde et en font ainsi une collectivité avec ses structures sociales et hiérarchiques propres, ainsi que ses relations de pouvoir, de genres, et sa diversité ethnique. C’est le cas des séries télévisées Grimm (NBC, 2011-2017) et Once Upon a Time (ABC, 2011-2018), ainsi que de la série de comics Fables (Vertigo, 2002-2015)2. Le présent article se concentrera sur les deux dernières3 : leurs prémisses très similaires4 permettent en effet une analyse comparée des façons dont leurs univers fictionnels sont peuplés à partir du monde des contes de fées. Bien que les deux séries se centrent sur la figure de Blanche-Neige et sa famille, Once Upon a Time crée une communauté éminemment familiale alors que Fables propose une communauté plus large et en constante expansion. Ces différences reflètent de plus la manière dont les deux séries adaptent leurs intertextes respectifs : alors que Once Upon a Time raconte à nouveau les dessins animés Disney qu’elle prend pour fondement, Fables utilise des intertextes plus variés afin de créer de nouvelles histoires.
Des communautés imaginaires cachées dans le monde réel
4Fables et Once Upon a Time peuvent apparaître au premier abord comme des séries très différentes par leurs supports et leurs publics cibles. Fables est une série de comics en vingt-deux volumes, scénarisée exclusivement par Bill Willingham mais illustrée par divers artistes. Tout en réécrivant des contes de fées (principalement ceux des frères Grimm), des nursery rhymes et d’autres histoires bien connues de la littérature de jeunesse anglophone, Fables contient également des références visuelles aux univers des superhéros et superhéroïnes de DC Comics et de Marvel5. La série est d’ailleurs publiée par Vertigo, un sous-label de DC Comics destiné à un lectorat adulte. Once Upon a Time, quant à elle, est une série télévisée composée de sept saisons, crée par Edward Kitsis et Adam Horowitz. Elle adapte principalement les dessins animés Disney en live-action, mais ajoute également des personnages originaux à son casting d’acteurs et d’actrices. La série est produite par les studios ABC, qui font partie de la Walt Disney Company6, et convient à un public familial. Toutefois, les intrigues de ces deux séries présentent une même situation de base : en effet, dans Fables et Once Upon a Time, les personnages des contes de fées sont forcés de migrer vers un monde correspondant au monde réel contemporain et d’y recréer une société viable.
5Dans Fables, les personnages des contes de fées sont persécutés par l’Adversary qui conquiert tous les « homelands » (Willingham, [2002] 2012, p. 91), c’est-à-dire l’univers des contes mais aussi celui des nursery rhymes, ainsi que d’autres mondes merveilleux, tels que celui du roman pour enfants The Wonderful Wizard of Oz de Frank L. Baum et celui des romans de fantasy The Chronicles of Narnia de C.S. Lewis. L’Adversary ne semble toutefois pas s’intéresser au monde des humains, probablement parce qu’il ne contient pas de magie. Les « Fables » (Willingham, [2002] 2012, p. 16), habitants de ces mondes imaginaires, les fuient donc et trouvent refuge à New York, où ils forment la communauté secrète de Fabletown, qui doit rester cachée des « mundys » ([2002-2003] 2003, p. 108), les humains qui ne connaissent pas la magie. Les Fables qui ne ressemblent pas assez à des êtres humains sont ainsi envoyés vivre dans the Farm qui se trouve au nord de l’état de New York, où ils doivent rester cachés ; les autres peuvent vivre à New York City tant qu’ils ne se font pas remarquer. Au cours de la série, les Fables font face à des conflits internes à leur communauté, notamment des rébellions des habitants de the Farm, ainsi qu’à des menaces externes provenant d’autres univers fantastiques, et bien entendu de l’Adversary lui-même.
6De la même manière, dans Once Upon a Time, les personnages des contes qui habitent the Enchanted Forest sont transportés vers la petite ville de Storybrooke, dans l’état du Maine, à la suite d’un maléfice jeté par the Evil Queen du conte « Blanche-Neige et les sept nains ». En effet, pour se venger du fait que Snow ait survécu à la pomme empoisonnée, the Evil Queen envoie tous les personnages des contes vers un monde où il n’y a pas de magie et « où la seule fin heureuse sera la [sienne] [where the only happy ending will be [hers]] » (Kitsis et Horowitz, [2011-2012] 2013, ép. 1, ma traduction). À part elle, tous les personnages oublient leur identité et leur passé et vivent dans le monde réel sans vieillir car le temps est également suspendu à Storybrooke, jusqu’à l’arrivée d’Emma, la fille de Snow et de Charming. Juste avant que the Evil Queen ne jette son maléfice, Emma avait en effet été envoyée étant bébé dans le monde réel pour être protégée et pour pouvoir, vingt-huit ans plus tard, briser le mauvais sort et sauver tous les personnages des contes de leur amnésie. Une fois le sort brisé à la fin de la première saison, les habitants de Storybrooke se retrouvent face à des menaces venant non seulement de the Enchanted Forest qu’ils ont quittée, mais également d’autre mondes merveilleux, tels que Wonderland, lieu des aventures d’Alice, et Neverland, où vit Peter Pan.
7Ainsi, les populations des séries Fables et Once Upon a Time sont composées des personnages bien connus des contes de fées, de personnages d’autres univers fantastiques et d’humains qui habitent le monde réel contemporain. De manière générale, les humains ne jouent pas un grand rôle dans l’intrigue ; ils sont seulement une potentielle menace, forçant les protagonistes principaux à rester cachés. Le vrai centre des deux séries est la communauté de personnages de contes et autres univers fantastiques transportée dans le monde réel. Comme le montre bien Emeline Morin, c’est en effet
le concept de communauté isolée [qui] prévaut : les personnages des contes de fées n’évoluent pas simplement incognito dans le monde de tous les jours, ils vivent ensemble, en tant que communauté, liés par leur savoir partagé de ce qui les distingue des autres [the concept of isolated community [which] prevails: fairy-tale characters are not simply evolving in the everyday world incognito, they are living together, as a community, bonding over their shared knowledge of what sets them apart from others] (Morin, 2017, p. 54, ma traduction).
8C’est donc aux communautés de Fabletown et de Storybrooke que je vais m’intéresser, plus qu’à l’ensemble des populations des deux séries, afin d’esquisser en partie le « style démographique » de Fables et Once Upon a Time. Françoise Lavocat définit le « style démographique » comme « la façon dont un auteur peuple l’univers fictif de son œuvre » (Lavocat, 2020, § 2) et affirme que la structuration d’une population fictive est « un choix individuel, imité et imitable, consubstantiel à la vision du monde d’un auteur » (Lavocat, 2020, § 21). Il est effectivement très clair que les visions de Bill Willingham pour Fables et d’Edward Kitsis et Adam Horowitz pour Once Upon a Time influencent la conception des populations des deux séries. De nombreux facteurs peuvent être pris en considération lors de l’étude de ces deux communautés, tels que la proportion de personnages principaux et secondaires, les structures sociales et hiérarchiques, la proportion d’hommes et de femmes, la diversité ethnique, la proportion de morts et de naissances. Cet article se concentrera uniquement sur le rôle de la famille de Blanche-Neige dans l’organisation des autorités de Fabletown et Storybrooke. L’analyse montrera que les structures hiérarchiques des deux séries reflètent non seulement le corpus spécifique de contes sur lequel elles se fondent respectivement, mais aussi la façon dont elles adaptent ce corpus et interprètent le monde des contes de fées plus largement.
Storybrooke : une communauté familiale
9L’organisation de Storybrooke est dominée tout au long de la série par la même famille de personnages, issus de la version Disney du conte « Blanche-Neige et les sept nains ». Isabelle Périer note que Once Upon a Time « noue toute son intrigue autour du thème de la famille » qui est présent dans les contes sur lesquels elle se fonde et qui « se double d’une architextualité sérielle qui apparente également la série au soap opera dans lequel ces questions sont centrales » (Périer, 2015, § 20). Cette centralité du thème de la famille dans Once Upon a Time, qui provient en effet à la fois de ses intertextes et de son support télévisuel, influence également la structuration de la communauté fictionnelle. Les autorités de la ville sont établies dans la première saison de la série par the Evil Queen, qui s’appelle Regina à Storybrooke, et reflètent alors la hiérarchie du début du dessin animé Disney. En effet, le but du mauvais sort étant que seule the Evil Queen ait droit à sa fin heureuse, la petite ville de Storybrooke est organisée de manière à ce que Regina la contrôle entièrement. Elle est donc la maire de Storybrooke ; son chasseur, qui aurait dû tuer Blanche-Neige dans le dessin animé, est le sheriff de la ville ; et son miroir magique, qui prend forme humaine, est le principal reporter au journal de la ville. Regina contrôle ainsi les autorités politiques de Storybrooke, ses forces de l’ordre et ses médias. Quant à Snow, elle est institutrice, alors que Charming, une fois réveillé d’un coma, trouve un travail dans un refuge pour animaux. Si leurs occupations démontrent leur altruisme, elles ne leur confèrent par contre que très peu de pouvoir politique.
10Cette structuration de la communauté change au fil des saisons, dès l’arrivée d’Emma dont la présence à Storybrooke commence déjà à briser le mauvais sort. Après la mort du chasseur-sheriff, c’est ainsi Emma elle-même qui devient sheriff de Storybrooke (Kitsis et Horowitz, [2011-2012] 2013, ép. 8). Elle est rejointe plus tard par son père, Charming, en tant que sheriff adjoint ([2012-2013] 2014, ép. 2). Dans la troisième saison, les personnages des contes sont tous ramenés dans the Enchanted Forest, sauf Emma et son fils, Henry, qui restent dans le monde réel. Snow, qui veut à nouveau retrouver sa fille, s’arrange pour jeter le même sort que Regina auparavant et transporte ainsi de nouveau les habitants de the Enchanted Forest à Storybrooke, dont elle devient alors la maire ([2014-2015] 2016, ép. 2). En effet, la fonction de maire à Storybrooke est intimement liée avec la pratique de la magie noire, et spécifiquement avec ce mauvais sort particulier. L’organisation initiale de Storybrooke est ainsi renversée au cours des saisons de la série, mais elle suit visiblement le développement du dessin animé, dans lequel la Méchante Reine est vaincue et remplacée par Blanche-Neige elle-même à la tête du royaume.
11Malgré ces changements d’organisation, ce sont toujours les membres de la famille de Snow et de Charming qui occupent les postes les plus hauts dans la ville et sont ainsi au centre de la série. D’autres héroïnes de contes comparables à Blanche-Neige, telles que Cendrillon ([2011-2012] 2013, ép. 4) ou la Belle au bois dormant ([2012-2013] 2014, ép. 1-8), font bien leur apparition dans la série, mais elles ne deviennent pas des personnages principaux et n’assument aucun rôle politique important à Storybrooke. De la même manière, d’autres sorcières que the Evil Queen sont présentes dans la série, mais ne restent que des personnages secondaires ou des antagonistes qui ne parviennent pas à prendre la place de Regina. La sorcière du conte « Hansel et Gretel » par exemple, n’apparaît que le temps d’un épisode ([2011-2012] 2013, ép. 9). Maleficent, de la version Disney du conte « La Belle au bois dormant », qui n’apparaît d’abord que brièvement ([2011-2012] 2013, ép. 2 et ép. 22), devient plus tard une antagoniste principale, mais cela seulement le temps d’une demi-saison ([2014-2015] 2016, ép. 11-20). De même, the Wicked Witch of the West, également une antagoniste principale et rivale de the Evil Queen, est finalement chassée de Storybrooke par Regina elle-même ([2013-2014] 2015, ép. 12-20).
12De plus, les personnages qui pourraient prendre la place de Snow, de Charming, et même de Regina à la tête de la communauté se retrouvent intégrés à leur famille. Rumplestiltskin, connu en français comme le Nain Tracassin, en est un exemple frappant. Puissant sorcier capable entre autres de changer la paille en or dans the Enchanted Forest, il devient Mr. Gold, le prêteur sur gage de Storybrooke. Il n’occupe donc pas de position politique officielle, mais il manipule et contrôle de nombreux aspects de la vie communautaire grâce à sa fonction et à sa grande maîtrise de la magie noire. L’intrigue de la première saison fait également petit à petit comprendre que Mr. Gold n’a pas perdu la mémoire, contrairement aux autres habitants de Storybrooke, et qu’il a ses propres raisons d’avoir voulu venir dans le monde réel ([2011-2012] 2013, ép. 22). Dans la deuxième saison, il est révélé qu’il y cherche son fils, Baelfire. Celui-ci n’est autre que Neal, l’ex-compagnon d’Emma et le père d’Henry. Mr. Gold est donc le grand-père paternel d’Henry et se retrouve ainsi intégré à la famille principale de la série ([2012-2013] 2014, ép. 14). En avançant dans les saisons, l’intrigue remonte encore plus haut dans l’arbre généalogique et révèle alors que Peter Pan est le père de Rumplestiltskin ([2013-2014] 2015, ép. 8). Peter Pan a toujours refusé de grandir et a ainsi abandonné son enfant, lui préférant une jeunesse éternelle. De la même manière, alors que the Wicked Witch of the West est opposée à the Evil Queen, elle en est également la demi-sœur ([2013-2014] 2015, ép. 13), abandonnée bébé par leur mère, the Queen of Hearts qui règne sur Wonderland. Ainsi, l’analyse de l’organisation des autorités de Storybrooke révèle que la gestion de cette communauté fictionnelle est une affaire de famille.
Fabletown : une communauté en expansion
13Alors que la communauté de Storybrooke se construit autour d’une famille issue d’un conte principal, l’organisation de Fabletown combine les personnages de contes distincts à ceux de nursery rhymes. Bien que le personnage de Blanche-Neige soit également central dans cette série, les autres personnages du conte « Blanche-Neige et les sept nains » n’occupent pas de rôles politiques importants, et Snow White elle-même n’occupe pas non plus la fonction la plus haute : elle est maire adjointe et directrice des opérations (Willingham, [2002] 2012, p. 15). Le rôle important de maire de Fabletown est occupé par King Cole ([2002] 2012, p. 59), le personnage de la nursery rhyme « Old King Cole », qui, dans la comptine, est un joyeux roi qui demande sa pipe, son bol et ses trois musiciens (Opie et Opie, 1952, p. 134). D’autre part, le sheriff de Fabletown n’est autre que Bigby Wolf (Willingham, [2002] 2012, p. 13), que l’on connaît mieux en français sous le nom du Grand Méchant Loup, un personnage normalement mauvais dans les contes et qui devient dans Fables l’un des personnages principaux, un protecteur de la communauté ([2003-2004] 2004, p. 208-209), et le compagnon de Snow ([2003] 2004, p. 163-164). L’organisation initiale de Fabletown implique donc déjà une combinaison de personnage provenant de différents intertextes7.
14Fabletown est également une communauté qui permet une certaine mobilité sociale. En effet, King Cole est remplacé en tant que maire de la communauté par Prince Charming qui fait campagne pour être élu à sa place ([2004-2005] 2005). Lorsqu’elle accouche d’enfants qui ne peuvent pas passer pour humains, leur père étant Bigby, Snow se retire des affaires publiques pour aller habiter dans the Farm avec sa famille, laissant sa place de maire adjointe à Beauty ([2004-2005] 2005, p. 100-101), alors que le mari de celle-ci, Beast, reprend le poste de sheriff de Bigby ([2004-2005] 2005, p. 104-105). De plus, au fur et à mesure que la série progresse, d’autres Fables acquièrent des rôles importants pour le bien-être de la communauté. Blue Boy, un personnage également issu d’une nursery rhyme, « Little Boy Blue », dans laquelle il joue de la trompette pour réveiller le garçon de ferme qui est supposé s’occuper des moutons (Opie et Opie, 1952, p. 98‑99), a tout d’abord la fonction de commis et travaille pour Snow (Willingham, [2002] 2012, p. 19), mais est ensuite chargé de missions secrètes ([2003-2004] 2004). De même, la sœur de Snow, Rose Red, d’abord enfant terrible, devient la responsable de the Farm ([2002-2003] 2003, p. 110) et devra faire face à de nombreuses révoltes de ses habitants et ainsi maintenir le statut secret de Fabletown et la survie de toute la communauté. Fabletown présente ainsi une communauté flexible, capable d’intégrer de nouveaux personnages au cours des volumes de la série.
15De plus, si l’intrigue principale de Fables est centrée sur le conflit entre les deux sœurs Snow et Rose, de nombreux chapitres de la série ne concernent pas du tout ces personnages, laissant la place aux histoires d’autres Fables. La division entre personnages principaux et secondaires est ainsi moins marquée dans Fables que dans Once Upon a Time. Par exemple, les personnages de princesses se situent tous sur le même niveau. En effet, Bill Willingham fait ironiquement de Snow, Briar Rose et Cinderella les trois épouses successives de Prince Charming ([2004-2005] 2005, p. 7-10). Cinderella et Briar Rose, mais également Beauty et Rapunzel, entre autres, ont toutes leurs propres histoires et leur importance dans la communauté de Fabletown. Une série spin-off, intitulée Fairest (Vertigo, 2012-2015), est même entièrement dédiée à ces Fables féminins.
16Quant à la famille de Snow, elle est, comme dans Once Upon a Time, en expansion, mais cette expansion ne se fait pas de la même manière. Il est possible de dire que la famille principale de Once Upon a Time s’agrandit rétroactivement, puisque de nombreux personnages qui apparaissent au cours des saisons sont intégrés à cette famille en tant que parents ou ancêtres. Au contraire, la famille de Snow dans Fables est agrandie par la naissance des sept enfants qu’elle a avec Bigby. Le chiffre sept rappelle bien entendu les sept nains du conte des frères Grimm. Les nains sont également présents dans Fables mais seulement dans le passé de Snow, raconté en analepse ([2010-2011] 2011, p. 69) ; ils n’ont pas migré à Fabletown. Ils y sont par contre remplacés par les sept enfants, la série multipliant ainsi les réécritures de ses intertextes. De plus, ces enfants ont tous des pouvoirs magiques : certains en commun – tous peuvent voler ([2004-2005] 2005, p. 96) – et d’autres en propre – le septième enfant est par exemple invisible ([2004-2005] 2005, p. 163). Grâce à leurs pouvoirs, ils vont devenir les gardiens non seulement de la communauté de Fabletown, mais également d’autres mondes dans lesquels les Fables vont pouvoir retourner au fur et à mesure que les armées de l’Adversary sont vaincues. L’agrandissement de la famille de Snow dans Fables permet donc également une expansion de la communauté de Fabletown et de l’univers de la série, au contraire de Once Upon a Time, dans laquelle les personnages reviennent constamment à Storybrooke malgré leurs visites dans différents autres mondes.
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17De ce bref aperçu de la façon dont les structures hiérarchiques sont construites et évoluent au sein des communautés de Storybrooke et Fabletown, il est possible de tirer quelques conclusions plus générales sur la manière dont Once Upon a Time et Fables peuplent leurs univers fictionnels. Si leurs fondements sont identiques, à savoir regrouper les personnages des contes de fées dans le monde réel et les faire interagir non seulement entre eux, mais également avec des personnages d’autres univers fictionnels, la réalisation de ce regroupement est très différente entre les deux séries, bien que centrée sur la famille de Blanche-Neige, et dépend du corpus de contes utilisés, réécrits et adaptés.
18Once Upon a Time, qui se base principalement sur les films d’animation de Disney, reproduit dans son format sériel le succès des dessins animés et maintient donc au cœur de sa narration le premier conte adapté par Disney en long métrage animé en 1937, à savoir Snow White and the Seven Dwarfs. La plupart des personnages des longs métrages suivants sont intégrés au cours des saisons de la série, soit selon leur ordre chronologique, soit selon leur succès. On peut noter par exemple que des personnages de Pinocchio (1940), de Cinderella (1950), et d’Alice in Wonderland (1951) apparaissent déjà dans la première saison. La deuxième saison voit l’intégration des personnages de Sleeping Beauty (1959) et de Robin Hood (1973), ainsi que de dessins animés plus récents qui ont (re)fait le succès de Disney, tels que Beauty and the Beast (1991), qui a gagné le Golden Globe du meilleur film dans la catégorie comédie musicale, et Mulan (1998). D’autre part, la série repose beaucoup sur la connaissance préalable que son public a des films d’animations Disney et peut ainsi jouer avec ses attentes8. Les histoires gardent très souvent leur trame de base, mais elles sont développées ; des antépisodes et des suites sont ajoutés ; et les relations entre les personnages sont renforcées, notamment au sein de la famille centrale. La série surprend donc les fans en révélant des relations familiales ou amoureuses inattendues, mais ne change pas radicalement les schémas narratifs des dessins animés bien connus de son public. Ainsi, bien qu’elle multiplie ses personnages et transforme l’organisation de sa communauté, Once Upon a Time reste en terrain connu, délimité par les dessins animés Disney, leur chronologie et leur popularité.
19Au contraire, en scénarisant Fables, Bill Willingham montre qu’il est conscient que certains contes de fées et nursery rhymes sont oubliés au profit d’autres qui deviennent les plus connus et les plus populaires, indéfiniment racontés, réécrits et adaptés dans différent genres, formes, et pour différents supports. La série se propose ainsi de récupérer ces contes et nursery rhymes délaissés en les combinant avec les contes plus connus, et cela est très visible lors de l’analyse de la construction de la communauté de Fabletown, dont l’organisation ne semble pas suivre un ordre précis de textes, mais cherche plutôt la plus grande variété possible. La communauté de Fabletown est également flexible, capable d’intégrer de nouveaux personnages dans des rôles politiques et sociaux importants, ainsi que de s’étendre elle-même vers d’autres mondes. Par ce processus, la série invite son lectorat adulte à aller (re)chercher, (re)découvrir et (re)lire des contes et nursery rhymes délaissés, élargissant ainsi la connaissance de ces textes, et permettant la création de nouvelles histoires, symbolisées dans la série par l’agrandissement de sa population et l’expansion de son univers.
20Ainsi, analyser et comparer les communautés de personnages de Once Upon a Time et Fables révèle que la façon dont ces deux séries peuplent leurs univers fictionnels est influencée par leurs relations à l’univers des contes sur lequel elles se fondent, ainsi que par l’interprétation qu’elles font de cet univers. Si ces conclusions peuvent apparaître dans d’autres études comparatistes des deux séries, elles deviennent particulièrement visibles lorsque l’analyse ne se concentre pas uniquement sur des personnages individuels et leurs histoires, mais sur les communautés de Storybrooke et Fabletown et les analyse « à moyenne distance » (Lavocat, 2020, § 4), comme Françoise Lavocat incite à le faire. En effet, analyser l’organisation interne de ces communautés révèle « des faits objectifs qui ne peuvent pas être perçus en lisant ou en regardant la série » (Lavocat, 2020, § 16), notamment la hiérarchisation des dessins animés Disney qui s’effectue dans Once Upon a Time et l’approche plus uniformisée des différents intertextes proposée par Fables. Au-delà des structures hiérarchiques, la prise en compte d’autres facteurs jouant un rôle dans la construction des communautés de Storybrooke et Fabletown enrichirait sans doute ces conclusions et dégagerait encore davantage les spécificités et l’originalité de chaque série et de sa population fictionnelle.