Colloques en ligne

Mélisande Labrande

Survie d’un type littéraire. Quand le schnorrer fait son entrée dans les œuvres d’Israel Zangwill et d’Albert Cohen.

Survival of a literary type. When the schnorrer enters the works of Israel Zangwill and Albert Cohen.

1Dans Les Mots et les choses, Michel Foucault rapporte le problème qu’a rencontré l’histoire naturelle lorsqu’elle s’est constituée à partir du XVIIe siècle en un « champ nouveau de visibilité » en opérant un passage du régime de la série à celui du tableau. Pour nommer le visible, il importait aux naturalistes d’établir les identités et les différences entre tous les êtres naturels afin de les ramener à un système de variables et, ainsi, de pouvoir dégager des comparaisons (Foucault, 1976, p. 143-144). Mais « qui peut assurer que chaque structure n’est pas rigoureusement isolée de toute autre et qu’elle ne fonctionne pas comme une marque individuelle » ? Si des caractères communs permettent aux biologistes de dégager des catégories, « il se pourrait après tout que […] le nom commun, jamais, ne puisse naître du nom propre » (p. 158). La perplexité du naturaliste que Foucault met en scène provient de la difficulté à reconnaître les différences pertinentes, ce par quoi les individus sont reconnaissables, identifiables et donc comparables.

2Outre la biologie, diverses disciplines appréhendent leur objet ou leur population par le biais de classifications, en ayant recours aux catégories et aux types. Ce terme est employé par les anthropologues, les sociologues ainsi que par les théoriciens ou critiques de la littérature. Une publication récente dans ce domaine définissait le type comme une « catégorie figée de la pensée et de l’imagination, catégorie partagée par une collectivité » (Grall, 2007, p. 81)1. Toutefois, le caractère figé de ces catégories n’exclut pas une certaine plasticité. Psychologique, sociologique, physiologique ou axiologique, une catégorie prend corps à un certain moment, comme un précipité dans un liquide, mais la vision du monde qu’elle informe peut être modifiée ou réagencée sous l’effet de l’émergence d’un objet inclassable.

3L’objet de la présente étude est une de ces figures qui mettent au défi l’élan de classification qu’elles provoquent. On veut parler ici du personnage du schnorrer dont on s’efforcera dans un premier temps de définir le processus d’apparition comme phénomène historique et social dans un contexte géographique et culturel donné : l’Europe centrale et orientale, et de fixation par la langue, en l’occurrence le yiddish. On verra ensuite comment cette figure intervient dans l’œuvre de deux auteurs : le Britannique Israel Zangwill (Londres, 1864-Midhurst, 1926) et l’écrivain de langue française Albert Cohen (Corfou, 1895-Genève, 1981). Outre des affinités importantes sur lesquelles nous reviendrons2, ces deux romanciers présentent la particularité de s’être emparés de ce type dans des romans qui ont connu des succès mondiaux, lui offrant une survie et une certaine notoriété3 tout en prenant des libertés quant aux caractéristiques culturelles initiales de cette figure.

Du phénomène historique au type social et culturel

4Le schnorrer désigne en yiddish le mendiant convaincu de sa légitimité à obtenir ce qu’il requiert4. Recouvrant une figure plus large que le mendiant urbain de nos sociétés contemporaines, le schnorrer mendie avec aplomb, audace ou insolence, selon le point de vue où l’on se place, sans offrir de remboursement, ni immédiat ni différé. L’orgueil se combine chez lui à l’expression d’un besoin. Un terme existe en yiddish pour décrire cette disposition orgueilleuse, le même qui dit le culot, le toupet : c’est la chutzpah, qui est tant le sentiment inspiré par le schnorrer que le style dans lequel il quémande. Cet orgueil le distingue d’autres personnages démunis peuplant la culture yiddish, comme le schlemiehl, l’idiot bon à rien ou encore le schlemazel, le malchanceux qui aborde son infortune la tête basse.

5Pendant un millénaire, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et l’extermination des Juifs d’Europe, le yiddish fut la langue principalement utilisée par les communautés juives ashkénazes. De cette langue métissée issue de plusieurs souches, certains termes passés dans l’allemand et l’anglais sont encore utilisés aujourd’hui. C’est le cas de schnorrer. L’origine étymologique de ce terme diffère selon les sources5. Selon le dictionnaire Duden, il viendrait de schnurren (issu du moyen-allemand snurren) dont le premier sens est « ronronner », gronder, chanter d’une voix caverneuse. Le substantif « die Schnurre » désigne le récit bref et divertissant d’un événement amusant ou merveilleux6. Cette étymologie, qui se retrouve dans la Schnurrpfeiferei (instrument à vent), est un premier indice de l’affinité du schnorrer avec le vagabondage et le récit divulgué, ce qui prend tout son sens si l’on considère l’origine historique du schnorrer.

6Avant d’être ce type incontournable de la culture yiddish dans ses représentations des shtetls et des ghettos, le schnorrer désigne une réalité historique. Au milieu du XVIIe siècle, lors d’une campagne de libération de l’Ukraine de l’Est de la domination polonaise, des milliers de Juifs furent massacrés, suspectés d’être les alliés des Polonais. À la suite de ces pogroms en 1648-1649, des dizaines de milliers de Juifs s’exilèrent vers l’Europe de l’Ouest. Les populations juives qui étaient alors déjà installées en Europe centrale et occidentale virent arriver ces flux de populations dépendant entièrement du soutien des communautés locales. C’est parce que ces mendiants obtenaient souvent leurs aumônes en diffusant des récits d’une communauté à l’autre qu’ils auraient gagné ce nom de schnorrer7.

7Le type historique du schnorrer évolue avec la modernité. Le dépouillement d’archives d’institutions de charité et de journaux des populations juives installées en Allemagne a permis de montrer qu’au cours du xixe siècle, une transition s’est opérée dans la manière dont ces mendiants furent gérés et perçus au sein des communautés juives (Bornstein, 2013). À partir des années 1840, on passe progressivement d’un modèle d’aide directe, de personne à personne, à un modèle centralisé où l’aide est coordonnée par les institutions de la communauté, suivant un objectif déclaré d’élimination de la mendicité. Corollairement à ce changement du système de charité, le sentiment individuel d’obligation vis-à-vis des schnorrers évolue. Dans le système traditionnel, la charité était motivée par des principes religieux tendant à pérenniser le statut de mendiant, puisqu’en permettant au riche de faire l’aumône, le mendiant lui donnait l’occasion de faire le bien. Moins prégnants dans des sociétés laïcisées, ces principes laissent place à un sentiment d’obligation sociale mâtiné de mauvaise conscience. Le trait de caractère imposant voire écrasant du schnorrer s’affirme alors d’autant plus dans les représentations de ce personnage, ainsi qu’en témoignent les histoires qui font intervenir un schnorrer parmi celles compilées et analysées par Freud dans son essai paru en 1905, Le Trait d’esprit et sa relation avec l’inconscient (Freud, [1905] 2014). Dans ces histoires juives, les schnorrers (le mot yiddish est employé par Freud) traitent l’argent des autres comme s’il était déjà le leur, selon un mécanisme de déplacement qui, comme le rappelle Freud, est l’un des ressorts essentiels du trait d’esprit (comme il l’est du rêve). Ce déplacement qui provoque l’humour crée les conditions de traits d’esprit tendancieux, révélant une certaine hostilité, un retour du refoulé, en l’occurrence la révolte des riches contre le reliquat d’une loi religieuse en porte-à-faux avec les principes individualistes de sociétés qui s’embourgeoisent (Klatzmann, 1998, p. 123).

8Par ce bref aperçu de l’apparition du schnorrer et de sa fixation comme type culturel en Europe de l’Est, on voit que ses représentations charrient des questionnements essentiels quant au jeu entre individu et communauté dans un monde juif ashkénaze dont les règles évoluent avec la modernité.

Du type culturel au type littéraire

9Le schnorrer comme personnage littéraire apparaît au milieu du XIXe siècle chez des auteurs juifs d’Europe centrale et occidentale en langues diasporiques. L’écrivain juif austro-hongrois de langue allemande Leopold Kompert (1822-1886) est connu pour des récits qui, pour la première fois, décrivent sur un mode romanesque la vie juive du ghetto de l’Europe de l’Est. Sa première publication journalistique, intitulée « Die Schnorrer » est entièrement consacrée à ce phénomène de la mendicité ambulante (Kompert, 1846, p. 149-154)8. Le schnorrer apparaît aussi, à partir des années 1880, chez des auteurs de fiction en yiddish : citons Sholem Aleykhem, Mendele Moyhker Sforim, Isaac Leib Peretz ou, plus tard, les frères et la sœur Singer. Figure métonymique d’un monde appauvri que cette littérature s’emploie plus largement à retranscrire9, le schnorrer y incarne aussi de manière symbolique une histoire millénaire d’exil et de persécutions.

10Ce type, associé à un contexte précis, a nourri une lignée de figures littéraires amenées à se déployer dans un champ culturel plus vaste. Les œuvres des auteurs ici à l’étude, Israel Zangwill et Albert Cohen, se situent respectivement à l’orée et dans les premières décennies du xxe siècle. On s’intéressera aux personnages principaux de Le Roi des Schnorrers (Zangwill, 1894) et Mangeclous (Cohen, 1938), et à des personnages secondaires de Children of the Ghetto (Zangwill, 1892) et Solal (Cohen,1930). On éprouvera l’hypothèse selon laquelle le schnorrer constitue une source d’inspiration importante pour ces personnages, alors que les romanciers procèdent à une opération comparable en ce qu’ils font survivre ce type par un double mouvement simultané : convoquer un type initialement associé à un contexte communautaire précis pour le déstabiliser et le déborder, en y greffant d’autres imaginaires.

11Les trajectoires de ces auteurs présentent d’importants échos. L’un comme l’autre a des racines dans les marges de l’Europe : l’Europe de l’Est pour Zangwill (l’actuelle Pologne) dont les parents émigrent pour Londres peu avant la naissance d’Israel en 1864, et l’île de Corfou pour la famille Cohen, qui s’en exile en 1900, également sous les pressions antisémites. Zangwill grandit dans l’East End londonien au sein du ghetto juif, dans un foyer pieux où l’on parle yiddish ; à l’école et par sa carrière précoce de publiciste, il acquiert une double culture de juif érudit et de gentleman anglais. Il écrit des critiques satiriques, des nouvelles, des romans et des pièces de théâtre avec lesquels il rencontre rapidement un succès considérable en Angleterre et aux États-Unis. La biographie d’Albert Cohen est marquée par l’incertitude identitaire et son univers fictionnel relaie les « tiraillements d’un être partagé entre l’Occident et l’Orient, avec un pied dans chaque univers et n’appartenant pleinement ni à l’un, ni à l’autre » (Decout, 2009, p. 64). Écrivain non français de langue française (un temps apatride, il passe son enfance à Marseille puis acquiert la nationalité suisse) qui ne s’intègrera jamais pleinement dans le paysage des lettres françaises, il connaît toutefois des succès indéniables, notamment avec son cycle romanesque commencé en 193010. Ces deux romanciers perçoivent leurs communautés d’origine (le ghetto juif de Londres et celui de Corfou) comme un réservoir inépuisable de personnages prêtant au grossissement caricatural. Chacun écrit dans la langue hôte, l’anglais et le français. On sait que Zangwill, traduit en français au début du siècle, a largement contribué au « réveil juif » qui, dans les années 1920, s’est opéré au sein des milieux littéraires juifs français et francophones sur lesquels il exerça une réelle influence11. Dans ce contexte, il y a tout lieu de penser que Cohen a lu Zangwill.

12Ces divers parallèles et cette donnée d’histoire littéraire nous invitent à approfondir la question de la filiation entre les deux romanciers. Un moyen de le faire consiste à comparer les deux introductions, ou, pourrait-on dire, les deux « entrées » (au sens théâtral du terme) du schnorrer au seuil des œuvres fictionnelles de ces écrivains : le court roman Le Roi des Schnorrers (Zangwill, 1894)12 et le premier roman de Cohen, Solal (Cohen, [1930] 2018). En étudiant la façon dont les caractéristiques de ce type culturel s’incarnent dans ces personnages littéraires, on verra que le schnorrer permet de penser plus largement le rapport du personnage-type au collectif dont il émerge, par la performance qu’il offre de son type.

Deux entrées du schnorrer

13Le Roi des Schnorrers se passe au XVIIIe siècle, au sein du quartier londonien de la synagogue de Bevis Mark. Dans les premières pages, un financier nommé Grobstock s’adonne à un manège singulier : à la foule de schnorrers guettant l’assemblée de fidèles à la sortie de la synagogue, il distribue des pièces empaquetées dans des papiers qui en dissimulent la valeur, jouissant des effets de surprise, joie ou déception, qui s’inscrivent sur la physionomie des pauvres hères auxquels il joue son tour. La première occurrence du schnorrer dans cet incipit est donc collective. Grobstock rencontre ensuite Menasseh da Costa, l’autoproclamé roi des schnorrers, qui s’offusque de la farce et l’humilie en retour. Suit la description de Menasseh, faite du point de vue du financier qui d’abord doute, puis finit par se persuader qu’il s’agit d’un schnorrer en décryptant son accoutrement :

Seul un Schnorrer pouvait s’être fabriqué un turban artisanal, formé d’une calotte noire drapée d’un foulard blanc. Seul un Schnorrer pouvait défaire les neuf premiers boutons de son gilet et, si ce relâchement était dû à la chaleur ambiante, s’affubler en même temps d’un vêtement épais comme une couverture, avec des boutons de la taille d’une boussole et des pans qui frôlaient les boucles de ses souliers, même si cette longueur s’harmonisait avec celle de la jaquette, laquelle dépassait le haut-de-chausses. Qui enfin, sauf un Schnorrer, pouvait porter ce pardessus à la façon d’une cape les manches pendantes, évoquant ainsi, vu de côté, l’allure d’un manchot ? En dehors du piteux état de l’étoffe, couleur tabac, on pressentait sans peine que son propriétaire ne s’habillait pas sur mesure ni selon les canons de la mode. [None but a Schnorrer would wear a home-made turban, issue of a black cap crossed with a white kerchief ; none but a Schnorrer would unbutton the first nine buttons of his waistcoat, or, if this relaxation were due to the warmth of the weather, counteract it by wearing an over-garment, especially one as heavy as a blanket, with buttons the size of compasses and flaps reaching nearly to his shoe-buckles, even though its length were only congruous with that of his undercoat, which already reached the bottoms of his knee-breeches. Finally, who but a Schnorrer would wear this overcoat cloak-wise, with dangling sleeves, full of armless suggestion from a side view? Quite apart from the shabbiness of the snuff-coloured fabric, it was amply evident that the wearer did not dress by rule or measure.] (Zangwill, 1894, p. 6, trad. p. 12)13

14Considérons maintenant la première apparition de Mangeclous, le personnage de Cohen, sur l’île de Céphalonie14. Contrairement à chez Zangwill, le terme de schnorrer n’apparaît pas dans le texte de Cohen15. Le premier chapitre est centré sur le héros, Solal, qui rejoindra bientôt l’Occident où il mènera une carrière de diplomate. Mangeclous en est le parent grotesque. Tandis que le très jeune Solal étudie sagement le Talmud, Mangeclous fait son entrée avec une requête dans l’antichambre du rabbin Maïmon, grand-père de Solal et des cinq cousins et amis, les « Valeureux ».

Précédé de sa toux dont les échos se répercutaient dans les nombreuses cavernes de ses poumons tuberculeux et vivaces, le faux avocat Mangeclous entra, suivi de deux amis, Salomon et Matthatias. Ses pieds nus écartés, il fit craquer ses formidables mains tout en os, poils et veines, boutonna sa redingote noire, souleva son chapeau haut de forme, ajusta une plume d’oie au creux de son oreille, eut un sourire inutilement sardonique et demanda à parler d’urgence au grand rabbin. (Cohen, [1930] 2018, p. 87-88)

15Le gilet (waistcoat), les hauts-de-chausses (knee-breeches) et les boucles des souliers (shoe-buckles) de Menasseh ; la redingote et le chapeau haut-de-forme de Mangeclous sont autant de signifiants qui renseignent soit sur le lieu où se déroule le récit, soit sur les pays dont le personnage convoite la nationalité : Mangeclous est amateur des élégances françaises et anglaises16. Effet recherché ou produit du hasard ? En résulte une interprétation bien à eux de la mode à l’occidentale, par la pioche d’éléments typiques qu’ils combinent à des éléments qui les en éloignent radicalement : ainsi du turban artisanal17 fabriqué par Menasseh, ou de la plume d’oie que Mangeclous ajuste au creux de son oreille. Dans les deux cas, le motif sartorial apporte la marque tangible d’un vagabondage connoté par leur apparence hétéroclite. Du reste, cette propension à la juxtaposition de vêtements ou d’accessoires redouble en un sens le geste même des deux romanciers qui s’emparent ici d’un type ashkénaze sur lesquels ils superposent et forgent leurs personnages séfarades.

16L’excentricité des personnages réside aussi dans l’énigme que posent ces accoutrements. Chez Cohen, le mystère consiste dans l’anachronisme de Mangeclous, le Méditerranéen aux pieds nus, dont les standards de l’élégance sont restés figés au milieu du xixe siècle. Chez Zangwill, l’énigme est d’ordre physique car les vêtements du schnorrer défient les lois de la gravité : comment tous ces matériaux de longueur, de poids et de texture différents peuvent-ils tenir ensemble ? La syntaxe en rend compte par l’usage d’une conditionnelle (« if this relaxation were due to the warmth of the weather ») suivie d’une apposition puis d’une concessive (« even though its length were only congruous with that of his undercoat ») à laquelle s’ajoute encore une relative (« his undercoat, which already reached the bottoms of his knee-breeches ») : l’ensemble forme un tissu langagier qui mime des effets de congruence ou au contraire de débordement de ces étoffes et de leurs attaches, redoublant le processus complexe et précaire de l’habillement du schnorrer. La pompe hétéroclite de sa vêture évoque, non sans ironie, les portraits en majesté, corroborant le titre qu’il s’attribue lui-même dans la diégèse « le roi des schnorrers », par lequel il parasite le plus haut rang du récit national anglais. Enfin, la mention des boutons gros comme des boussoles (« buttons the size of compasses ») et ce qui peut se lire comme un jeu de mot, intraduisible en français, « Who but a Schnorrer would wear this overcoat cloak-wise », réactivent la métaphore du corps-horloge et achèvent de sceller l’aura cosmique du schnorrer, qui, en sus de son allure de monarque, se voit ici transfiguré en un outil de mesure de l’espace et du temps18.

17Outre ces éléments prosopographiques, il convient de voir comment se formule dans ces textes la caractérisation axiologique du schnorrer : le fait que son humilité socio-économique n’aille pas de pair avec l’humilité au sens moral du terme. Ces personnages combinent deux traits a priori inconciliables selon l’éthique du capitalisme : l’habileté et la misère.

18Le génie de Menasseh da Costa constitue la matière du roman Le Roi des Schnorrers, dont la trajectoire narrative va se déployer au gré de l’habileté tactique et rhétorique du protagoniste19. Mangeclous, lui, s’autoproclame « habile » parmi maintes qualités rares, avant même qu’elles n’aient le temps de se déployer dans la narration. Le narrateur répercute le ton hyperbolique du personnage, reprenant et allongeant encore la liste des métiers et des titres déclinés plus haut sur sa carte de visite :

[…] fripier, précepteur, spécialiste, peintre, vétérinaire, pressureur universel, médecin de chiens, improvisateur, poseur de ventouses terribles, chantre à la synagogue, péritoniste, perforateur de pain azyme, cartomancien, pilote, failli, intermédiaire après coup, prestidigitateur, mendiant plein de superbe, dentiste… (Cohen, [1930] 2018, p. 88)

19Un terme arrête l’attention dans cet extrait : la « superbe ». Connotant à la fois l’orgueil et la majesté, ce mot serait une excellente traduction pour chutzpah. Logé au milieu de cette caractérisation foisonnante, on trouve donc mendiant avec chutzpah, c’est à dire le schnorrer en traduction française : « mendiant plein de superbe », entouré des nobles fonctions de « prestidigitateur » et de « dentiste ».

Le schnorrer un et multiple 

20Chez Zangwill, on a vu que Menasseh da Costa fait son entrée après un autre personnage, collectif : une foule de schnorrers aux abois. Ces derniers ont, pour la plupart, abandonné les caftans des ghettos allemands au profit d’habits londoniens troqués ou récupérés à leur arrivée (Zangwill, [1894] 1994, p. 8). Ils appartiennent donc au monde ashkénaze, et leur régime de vêture est celui du remplacement quand Menasseh privilégie, lui, la superposition. Le texte mentionne une file de mendiants, un cordon de schnorrers (« a string of Schnorrers») (p. 6, trad. p. 8) qui se défait bientôt pour laisser apparaître le premier d’entre eux, le seul dont on connaîtra le nom propre à rallonge, signalant un personnage séfarade : Menasseh Bueno Barzillai Azevedo da Costa. Dans l’Angleterre du XVIIIsiècle, la communauté séfarade est la plus ancienne, nimbée d’un prestige dont sont dépourvus les récents émigrés d’Europe de l’Est. Le schnorrer de Zangwill existe donc d’abord sous forme de complément d’un nom commun et collectif (a string of), avant de coller à la peau d’un personnage atypique (the King of20) porteur de la mémoire d’un exil séculaire, à la fois semblable aux autres mais s’en distinguant radicalement.

21Dès sa première apparition dans le passage cité plus haut, le personnage de Mangeclous est lui aussi présenté comme à la fois unique et multiple. Annoncé par la longue liste de ses titres et fonctions fantaisistes, il fait son entrée sous le signe de la multiplicité, « précédé de sa toux, dont les échos se répercut[ent] dans les nombreuses cavernes de ses poumons tuberculeux et vivaces ». Avant même son entrée en scène, il est donc question des trous et creux qui le constituent et où circulent les sons émis par cet avatar du joueur d’instrument à vent, la Schnurrpfeife. En plus de connoter une idée de contamination, l’expression oxymorique « tuberculeux et vivaces » suggère ainsi que la force vitale de Mangeclous se nourrit de sa propre maladie. Elle vient corroborer la formule qui nous semble, à ce stade de l’analyse, pouvoir définir l’axiologie du schnorrer : c’est un être dont la caractéristique propre est de savoir convertir le manque en force dans l’espace du discours et, en l’occurrence, de la fiction.

22Si nul mieux que Mangeclous n’incarne cette axiologie dans l’œuvre d’Albert Cohen, il convient d’ajouter que ce personnage est lui aussi intrinsèquement lié à un collectif. En effet, Mangeclous fraie avec un groupe, dénommé les « Valeureux », cinq compères qui se déplacent, complotent et bavardent le plus souvent ensemble. En outre, d’un point de vue structurel, l’un des « effets-Mangeclous21 » consiste dans le fait d’hyperboliser certaines caractéristiques présentes chez d’autres personnages cohéniens. On pense au héros Solal qui, à la fin de Belle du Seigneur, sans en avoir d’abord conscience, reprend les termes et le style de l’anti-héros Mangeclous tel qu’il se présentait lui-même deux tomes plus tôt22. Paria échoué dans la capitale d’une France qui l’a destitué de sa nationalité, Solal se regonfle d’un coup en imaginant « faire graver Noble Usurier sur la plaque de cuivre » d’une boutique de prêteur sur gages23. Le cousin parodique précède dans la diégèse le héros tragique, dont il se fait le ventriloque : le creux vient avant le plein, le marginal avant le modèle. Le schnorrer est ce type inimitable et irremplaçable auquel, pourtant, les références sont multiples, traversent les frontières comme par vocation à se répandre, se disséminer.

« Être répandu et non concentré »

23Chez Zangwill comme chez Cohen, le schnorrer s’interroge sur ce statut paradoxal de type atypique et réfléchit sur sa propre condition.

24Dans le chapitre 5 de Le Roi des Schnorrers, Menasseh da Costa utilise la métaphore du sel pour justifier le caractère indispensable de sa présence dans la communauté. L’image du sel apparaît aussi dans le chapitre 32 de Solal mais ce n’est pas Mangeclous qui l’emploie, du moins pas en premier24. L’épisode relate la tentative d’installation en Palestine d’une petite colonie constituée de Juifs de Céphalonie. L’expérience est un fiasco, l’affrontement avec la population arabe débouche sur un massacre absurde, rapporté dans un style tantôt burlesque tantôt héroï-comique. Face à l’évidence de cet échec, l’ancêtre Maïmon qui, à ce stade du récit, vit déjà dans son cercueil, dit tout haut ce que chacun pense tout bas : ils feraient mieux de se disperser de nouveau – « Est-il juste que je ne voie pas les autres pays avant de défaillir dans les bras de l’ange de la mort ? Et suis-je une population pour rester en cette Palestine ? Le sel doit être répandu et non concentré. » (Cohen, [1930] 2018, p. 316) Dans les deux extraits, le sel est employé comme un comparant dont les sens sont différents. Chez Zangwill, le schnorrer est comme le sel pour sa communauté : de même que le condiment dans la cuisine, il est à la fois accessoire et nécessaire. Il vaut en tant qu’il entre en interaction avec les aliments, en tant qu’on lui donne une place qui, sans être centrale, lui offre la possibilité de circuler dans la communauté. Chez Cohen, le sel est une image du peuple juif dont la destinée diasporique est réaffirmée. Un autre modèle que celui de l’État-Nation est ici valorisé, à une époque de forte affirmation des nationalismes – les années 1930 – comme s’il importait de faire résonner une voix alternative à ce modèle national, en même temps que de promouvoir le projet d’un État juif au sein de la communauté internationale25. Le comparant du sel, commun à Cohen et Zangwill, attire l’attention sur le fait que le schnorrer vaut aussi comme une métaphore du peuple juif dans son ensemble, au-delà des distinctions culturelles tracées par les catégories d’ashkénaze ou de séfarade.

*

25Dans le passage qui suit immédiatement, Mangeclous agit encore en bon schnorrer, reprenant l’image du sel à son compte et s’attribuant tranquillement l’autorité des propos qui viennent d’être tenus par Maïmon. « Il me semble que le vieux parle juste, dit Mangeclous. Nous sommes le sel, je l’ai dit. Et il me tarde d’aller saler les autres pays. » (Cohen, [1930] 2018, p. 316) : en revivifiant la métaphore biblique du « sel de la terre » (Sermon sur la Montagne, Matt. v, 13), le schnorrer se fond dans le groupe du peuple juif, qu’il incarne, glissant insensiblement du « je » au « nous », de sorte que les référents de ces pronoms se superposent en une vision du monde où la notion de propriété se retrouve diluée et somme toute peu pertinente. Allant chercher une citation du Nouveau Testament et reprenant les propos d’un ancien auxquels il adjoint son commentaire, selon une méthode toute talmudique, il fait résonner de son humour grave la question de la survie d’une population tiraillée entre divers modèles de fixation, d’assimilation et de circulation.