Colloques en ligne

Judith Sarfati Lanter

Les éléments naturels : nouveaux personnages du roman contemporain ? L’animisation du monde dans The Overstory de Richard Powers et Carpentaria d’Alexis Wright

Entities of Nature : New Characters in the Contemporary Novel?

1Le cadre épistémologique de la modernité a instauré une coupure ontologique entre l’être humain et le reste du monde vivant, souvent réduit, dans le contexte naturaliste qui est le nôtre1, à un ensemble dépourvu de significations et obéissant à des causalités strictement mécanistes. La science galiléenne a été le vecteur de ce désenchantement, en considérant le vivant comme un ensemble de phénomènes objectivables, et en décriant son animisation comme irrationnelle et « primitive ». En dépit des apports de l’évolutionnisme darwinien établissant par la suite un principe de continuité phylogénétique entre les différentes espèces, l’éthologie behavioriste et la botanique modernes n’ont fait que renforcer la suspicion à l’égard de l’anthropomorphisme, déléguant à l’art et à la littérature la figuration des non humains comme êtres dotés de capacités communicationnelles et cognitives. Mais ce « grand partage de l’enchantement » (Zhong Mengual et Morizot, p. 89), qui a démarqué la science de la littérature, a aussi opéré au sein de la littérature occidentale elle-même, en reléguant hors de la sphère du réalisme les textes érigeant en personnages les êtres de nature (animaux ou végétaux). En effet, l’anthropomorphisation des non humains, quand elle ne relève pas que d’un simple procédé rhétorique (comme la personnification ou la prosopopée) et qu’elle octroie aux entités concernées une véritable agentivité, a longtemps été perçue comme un puissant marqueur de déréférentialisation. Il en est ainsi dans des œuvres aussi diverses que celles de Jean de La Fontaine, Lewis Carroll ou Franz Kafka, dont les créatures ne renvoient guère aux non humains du monde réel, et qui incitent à l’interprétation allégorique qui ramène à l’homme et aux sociétés humaines : c’est toujours l’anthropos qui est au centre du récit, fût-ce pour interroger, à partir de ses bords, les frontières de la communauté et de l’humanité.

2Or, de même que le progrès des connaissances scientifiques sur le vivant allait justifier, à partir des années 1980, la réhabilitation méthodologique de l’anthropomorphisme (Waal, 1999), de même la littérature narrative a-t-elle favorisé, ces trente dernières années, de nouvelles manières de représenter les entités naturelles, jusqu’à les configurer, comme on le verra, en population. Si l’on écarte de notre propos la figuration anthropomorphisée des animaux, qui semblera moins surprenante tant les frontières entre l’homme et l’animal sont désormais contestées, force est de constater que nombre de récits contemporains qui ne relèvent ni du merveilleux, ni du fantastique, ni de la science-fiction, s’attachent désormais à conférer le statut de personnages à des éléments naturels (plantes, mais aussi fleuves et rivières, roches et volcans etc.), en leur attribuant une consistance ontologique propre et en les intégrant à un univers réaliste. Ce sont des entités du réel dont les « intérêts » sont pris en compte, qui réagissent à ce qu’on leur fait, et sont donc dotées d’un « comportement »2. À bien des égards, et de manière coïncidente, les récits qui les mettent en scène font donc écho à « l’hypothèse Gaïa » formulée par James Lovelock et reprise par Bruno Latour faisant de la Terre une puissance agissante et réactive (Latour, 2015). Ils s’inscrivent aussi nettement dans le contexte contemporain de la critique de l’anthropocentrisme et de l’illusion de l’autonomie de l’homme vis-à-vis du monde vivant. L’anthropomorphisme que promeuvent ces récits ne procède pas de la projection de qualités proprement humaines aux non humains ; il postule que ces qualités (capacités cognitives, sensibilités et aptitudes communicationnelles intra et interspécifiques) sont partagées par l’ensemble du monde vivant, et relève donc d’un anthropomorphisme non anthropocentrique (Despret, 2014, p. 61 sq). L’émergence de cette nouvelle population fictionnelle constituée d’entités de nature est ainsi l’une des manifestations les plus saillantes de l’écocentrisme qui anime tout un pan de la production éditoriale contemporaine. Cet écocentrisme n’est certes pas nouveau, et l’on a vu de longue date une volonté de mettre la nature au premier plan et de décentrer l’homme chez des auteurs témoignant de préoccupations écologiques, comme Henry David Thoreau et les Nature writers inscrits dans son sillage, Elisée Reclus ou encore Pierre Gascar3 ; mais ils n’ont fait qu’un usage stratégique et ponctuel de l’anthropomorphisation des éléments naturels, et ne les érigent jamais en véritables personnages. L’écocentrisme des œuvres que nous allons évoquer est plus radical, dans la mesure où il ne vise pas seulement à contrebalancer le paradigme anthropocentrique, mais bien à interroger les découpages de l’ontologie naturaliste qui attribuent agentivité et intériorité aux seuls humains. La représentation des éléments naturels comme personnages et même comme population est étroitement liée à cette remise en cause de la partition du monde entre humains et non humains. On rappellera d’abord les causes de cette inflexion dans la perception et la figuration esthétique des non humains telle qu’elle se manifeste dans la production éditoriale récente, avant d’analyser deux œuvres qui synthétisent de manière remarquable les enjeux contemporains de la représentation de la nature au sein de la fiction littéraire, car elles articulent différentes acceptions du terme « représentation », qui peut s’entendre dans un sens à la fois esthétique, politique, mais aussi juridique. Il s’agit de L’Arbre-Monde (The Overstory) de l’écrivain américain Richard Powers (2018) et de Carpentarie (Carpentaria) de l’autrice aborigène australienne Alexis Wright (2006), qui s’inscrit dans un contexte très différent, celui de la postcolonialité, et qui pour cette raison offre un contrepoint éclairant quant aux modalités de circulation de ce paradigme écologique.

Le tournant non humain du récit contemporain

3Durant les trente dernières années, on peut identifier au moins trois faits majeurs qui ont bouleversé nos manières de percevoir et de représenter les non humains et ont eu des échos dans tous les domaines du savoir et de la création. D’abord l’influence considérable de la nouvelle anthropologie qui a permis, sous l’égide de Philippe Descola, de relativiser le dualisme nature/culture en le rapportant à la seule cosmologie occidentale et en l’opposant à d’autres découpages possibles du monde (Descola, 2015 ; Martin, 2016) ; ensuite, les découvertes scientifiques portant sur la continuité du vivant et sur les réseaux d’interdépendance entre les êtres qui le constituent : ces découvertes ont largement contribué aux bouleversements épistémologiques et esthétiques qui ont marqué les sciences humaines, les arts et la littérature. L’hypothèse d’une indissociabilité et d’une déhiérarchisation entre l’histoire des hommes et celle des entités non humaines, longtemps ignorée ou laissée à l’arrière-plan, a en effet nourri l’ambition de prendre en compte les actants non humains (animaux, végétaux, roches, coraux, sédiments, ou encore bactéries), en rendant compte de leur expérience et en adoptant parfois leur point de vue. Enfin, le troisième facteur décisif est bien sûr la prise de conscience de la catastrophe bioclimatique, qui a attiré l’attention sur les multiples entités non humaines affectées par les activités agraires, industrielles et extractivistes – autant de nouveaux personnages à partir desquels se raconte désormais l’anthropocène et qui, parce qu’il s’agit de témoigner d’un désastre planétaire et de la sixième extinction de masse, font « population ».

4De nouveaux récits ont ainsi essaimé dans les arts et dans la littérature, mais aussi dans un grand nombre de champs disciplinaires, car désormais, maints domaines du savoir empruntent à l’invention littéraire sa puissance heuristique et empathique pour repeupler nos imaginations avec l’ensemble des êtres du monde, humains et non humains. Les exemples abondent : ainsi Refuge de Terry Tempest Williams (2012), évocation croisée de la montée des eaux du Grand Lac Salé dans l’Utah, de la disparition des oiseaux migrateurs, et de la multiplication des cancers du sein liée aux essais nucléaires menés dans cette région désertique : le drame écologique associe dans un même destin la foule d’oiseaux menacés et « le clan des femmes au sein coupé [the Clan of One-Breasted Women] » (p. 275, trad. p. 305) auquel appartient l’autrice elle-même. Dans Voyages en sol incertain (2019), Matthieu Duperrex explore le milieu anthropique des bassins versants à hauteur de sédiments, à partir du point de vue des entités naturelles qui les habitent et qui en subissent les pollutions. Dans La Sauvagerie (2020), Pierre Vinclair déploie l’épopée magistrale et drôlatique d’une fin du monde où les animaux et les éléments de la nature prennent la parole, tandis que dans Où vont les vents sauvages (Where the Wild Winds are) de Nick Hunt (2017), le narrateur part à la quête des vents (helm, bora, foehn et mistral), décrits comme des acteurs qui modifient le monde extérieur et les modes de vie des hommes. Aux éditions Actes Sud, la collection « Mondes sauvages » souhaite favoriser une « approche biographique du vivant », en donnant voix, à travers l’écriture de biologistes et d’éthologues, à « tous ces peuples qui n’ont pas la parole mais avec lesquels nous faisons monde commun »4. On mentionnera entre autres le curieux Être un chêne du dendrologue Laurent Tillon (2021), qui retrace la biographie, sur deux siècles et demi, de « Quercus le chêne », de ses interactions avec les animaux et les autres arbres de la forêt (qui, tous, sont individualisés et portent un nom), de ses heurs et ses malheurs au sein d’un environnement profondément modifié au gré des soubresauts de l’histoire, des catastrophes naturelles et des migrations de la faune, des révolutions agricoles, des aléas de la politique forestière et des refontes du droit de la propriété. La collection « Mondes sauvages » inclut aussi des ouvrages de fiction mais qui, par leur propos à la fois documenté et didactique, ne renoncent pas à des formes de légitimation scientifique : ainsi dans Autobiographie d’un poulpe de Vinciane Despret (2021) ou Héliosphéra, fille des abysses de Wilfried N’Sondé (2022), les propensions animistes de la description des vivants se trouvent étayées par des données issues de l’éthologie, de la biologie et de l’étude des biotopes.

5La production éditoriale de ces dernières années témoigne donc d’une grande porosité entre les domaines de la fiction et de la non-fiction, entre l’enquête de terrain et l’invention, entre le discours de savoir et la fantaisie fabulatrice, les formes littéraires et les pouvoirs de l’imagination apparaissant désormais comme un modèle heuristique et méthodologique pour la science elle-même, afin de figurer ce qu’il advient de toutes les vies menacées par l’emprise des activités humaines. Ce mode de figuration est indissociable d’une critique portée contre l’exploitation et la réification des non humains et, partant, d’un intérêt pour des modes de relation au monde respectant le vivant et en permettant la perpétuation. L’œuvre-somme de Richard Powers, L’Arbre-Monde, est emblématique d’une telle démarche qui permet d’articuler le savoir scientifique à l’animisation des non humains, en l’occurrence les arbres qui peuplent le roman.

Arbres-parents et arbres-témoins

6Le roman s’inspire en effet directement des recherches de la dendrologue Suzanne Simard sur la communication et la collaboration entre les espèces (Simard et al., 2012 ; Simard, 2021). Dans la fiction elle sert de modèle au personnage de Patricia Westerford dont l’ouvrage La Forêt secrète, ponctuellement cité au sein du récit, est lu par d’autres personnages du roman et en bouleverse parfois l’existence. Elle souligne les accointances génétiques entre les arbres et l’être humain et démontre que les émanations chimiques des plantes permettent d’échanger des informations, d’indiquer aux autres arbres des points d’eau ou de les alerter sur d’éventuels dangers. Son savoir scientifique la conduit à postuler l’existence de communautés non humaines, enchevêtrant des relations d’interdépendance dont les humains devaient être parties prenantes5, à la manière des peuples indigènes qui reconnaissent les entités naturelles comme leurs parents. Le texte mentionne ainsi les Achuar – le peuple du palmier – qui s’adressent aux âmes des plantes, qu’il s’agit de charmer et de séduire, en nouant avec elles des alliances symboliques – seul remède, selon Patricia, pour « sauver la terre [save the Earth] » (Powers, 2018, p. 492, trad. p. 582). Les connaissances de Patricia, loin de contribuer à la réification cartésienne du monde, l’éloignent au contraire du schème naturaliste identifié par Philippe Descola, au profit d’une vision animiste de la nature.

7Cette orientation est corroborée par d’autres éléments du récit qui mettent en scène la conversion de certains personnages dont le regard se trouve comme décillé par des expériences qui, à chaque fois, font intervenir des arbres. Ainsi de Douglas Pavlicek, enrôlé dans la guerre du Vietnam et qui, au moment où son avion est abattu, se trouve réceptionné par un banian tricentenaire dont le rôle salvateur est formulé comme le résultat d’une volonté mystérieuse. Il en est encore ainsi pour un autre personnage, Olivia Vandergriff, qui, après avoir survécu à une électrocution accidentelle, ressent l’appel des arbres voués à être abattus et décide, avec des militants qu’elle entraîne dans son sillage, de vivre sur les cimes d’un séquoia géant baptisé « Mimas », arbre-parent (« mother-tree ») d’une forêt bientôt décimée par l’exploitation forestière. L’abattage de Mimas laisse endeuillés ceux qui en avaient pris la défense, dans des scènes qui figurent de manière métonymique et puissante le sentiment de perte, celle du monde qu’on croyait pouvoir léguer – ce sentiment que Glenn Albrecht a nommé « solastalgie » (Albrecht, 2005). Les arbres communicants, salvateurs, dont les troncs tourmentés offrent parfois une apparence humaine comme un message adressé aux humains, sont donc au cœur du récit de Richard Powers. Le roman ne s’écarte pas de son ancrage réaliste et ne relève pas non plus du réalisme merveilleux, mais il parvient néanmoins à cerner les limites d’une rationalité qui se refuserait à reconnaître des capacités de communication, de collaboration et de cognition aux non humains. « J’ai peut-être des séquelles cérébrales [Maybe I have brain damage] » (p. 196, trad. p. 242) se demande Olivia ; mais les intuitions qui l’habitent et qui heurtent le sens commun sont proches de celles de Patricia Westerford qui s’avèreront scientifiquement fondées.

8À certains moments est évoquée la souffrance des hommes qui ne savent ni « lire » ni « traduire » les signes du vivant – par exemple les cernes du bois, et les événements climatiques, biologiques, bactériologiques dont ils sont devenus l’archive. Le roman désigne ainsi la cécité des Modernes pour qui le monde est devenu inaudible. David Abram, dans Comment la terre s’est tue, a montré comment s’est émoussée une sensualité terrestre qui était autrefois capable d’engager l’homme dans une relation nourrie avec le monde non humain, quand « chaque son était une voix, chaque incident ou chaque maladresse était une rencontre – avec Tonnerre, avec Chêne, avec Libellule » (Abram, 2021, p. 8). Le récit de Richard Powers évoque cette surdité et cette myopie contemporaines, mais aussi le désir d’y remédier. Patricia Westerford emprunte aux images du mythe de Baucis et Philemon (qui furent changés en arbres) pour évoquer l’universelle transformation mais aussi la continuité du vivant, dans une réflexion qui est liée à la question scalaire que la population des non humains, dans le roman de Richard Powers, permet aussi d’explorer.

9L’une des figures tutélaires du roman est ainsi un arbre-témoin, un châtaignier qui devient la mémoire d’un temps outrepassant largement celui d’une vie humaine. Le premier chapitre lui est entièrement consacré, dans une évocation vertigineuse qui entremêle histoire des hommes et histoire de l’arbre. Le roman s’ouvre en effet sur l’évocation de la famille Hoel, colons installés depuis le xixe siècle dans l’Ouest américain, et dont le patriarche décide à partir de 1903 de prendre tous les mois en photo, à l’aide d’un zoopraxiscope, le châtaignier dont la semence est arrivée en même temps que les premiers pionniers : « Il veut quelque chose, se dit le fermier, dans une unique incursion philosophique. Il a un projet [It’s after something, the farmer thinks, his lone venture into philosophy. It has a plan] » (p. 15, trad. p. 27). Les enfants et les petits-enfants du patriarche poursuivent sa tâche durant des décennies, tandis que sont maintenus dans le hors-champ des photos les événements qui rythment leurs vies : « tout ce qu’un être humain pourrait qualifier d’histoire se déroule dans le hors-champ des photos [everything a human being might call the story happens outside his photo’s frame] » (p. 19, trad. p. 32) – l’histoire de la famille sur plusieurs générations, que le récit évoque à grands traits en la reléguant au second plan : les aléas du travail de la terre, les progrès technique, la monoculture et la naissance de l’agrochimie, les évolutions sociales, les drames et les bonheurs privés, les guerres lointaines en Europe ou dans le Pacifique, les défoliants ici et au Vietnam, les déchirements du comté ou de la nation. Parallèlement une autre histoire s’écrit, celle des ravages produits par un champignon exogène sur les châtaigniers et qui va mener à leur quasi-extinction sur le continent – « Quatre milliards d’arbres de l’espèce indigène s’évanouissent dans le mythe [Four billion trees in the native range vanish into myth] » (p. 16, trad. p. 29). L’arbre des Hoel fait partie des poches de survivants. Le carnet de photos s’épaissit et à la fin on peut faire défiler des images-temps :

le film muet le plus vieux, le plus court, le plus lent et le plus ambitieux jamais tourné en Iowa commence à révéler le dessein de l’arbre. En faisant défiler les images, on voit le sujet s’étirer et chercher à tâtons quelque chose dans le ciel. Un partenaire peut-être. Plus de lumière. La revanche d’un châtaignier [the oldest, shortest, slowest, most ambitious silent movie ever shot in Iowa begins to reveal the tree’s goal. A flip through the shots shows the subject stretching and patting about for something in the sky. A mate, perhaps. More light. Chestnut vindication] (p. 15, trad. p. 27).

10La vie de l’arbre est donc bien une « Overstory » au sein de laquelle prend place l’histoire de l’humanité. La perception du temps s’en trouve modifiée, de même que, dans la dernière section du roman, la réécriture de l’histoire de la planète par Patricia Westerford bouleverse et relativise drastiquement le chronotope humain : « Disons que la planète naît à minuit et que sa vie court sur un jour […] L’homme moderne au sens anatomique se pointe quatre secondes avant minuit. [Say the planet is born at midnight and it runs for one day […] Anatomically modern man shows up four seconds before midnight.] » (p. 592, trad. p. 699) L’écriture de Richard Powers explore ainsi différentes échelles spatio-temporelles, pour en rendre sensibles les discontinuités et le vertige d’un monde qui échappe au contrôle de l’homme et qui est en même temps altéré par lui et désormais proche de son extinction.

11Les figures centrales que sont les arbres au sein de la fiction – en premier lieu le châtaignier des Hoel et Mimas le sequoia –, contribuent à donner forme à la structuration du récit (en quatre parties : « roots », « trunk », « crown », « seeds »), mais aussi à ses ramifications internes, puisque les différents fils narratifs du récit, d’abord évoqués dans des chapitres séparés, entrent ensuite en résonance, instaurant des connexions souterraines entre les personnages, humains et non humains – ainsi « the Overstory » est-elle en même temps une « Understory », dans une composition qu’on pourrait qualifier de biomimétique, et qui évoque les connexions interspécifiques dont les arbres sont l’origine et le réceptacle (Herforth, Meinen et Yao, 2019).

12La question de la figuration des êtres de nature s’articule aussi, dans le roman, à celle de la représentation juridique, faisant en cela écho aux réflexions très contemporaines qui travaillent les juristes en droit de l’environnement (Hermitte, 2011 ; Gutwirth et Stengers, 2016). Une scène du livre évoque la question de l’extension possible de la notion de personne morale à des entités naturelles, au même titre que des sociétés ou des entreprises, afin de leur octroyer un droit d’opposabilité. Powers s’inspire sans doute dans ce passage du célèbre article de Christopher Stone, « Should Trees Have Standing ? » (Stone, 1972), qui s’interrogeait sur la capacité des arbres à ester en justice et inscrivait cette avancée juridique dans un mouvement d’extension des droits octroyés auparavant aux esclaves, aux afro-américains et aux femmes. Le traitement des arbres comme « personnages » au sein du récit, la présence des activistes qui seraient leurs voix humaines devant la Cour, est une manière d’introduire le débat de manière sensible.

Les Songlines de la Terre

13Ces réflexions traversent aussi le roman d’Alexis Wright, Carpentarie, qui met en scène le clivage entre différentes approches du monde et permet, par le biais des protagonistes autochtones et des éléments naturels avec lesquels ils communiquent, de provincialiser l’ontologie naturaliste. Le récit prend place dans la ville imaginaire de Desperance où coexistent difficilement plusieurs communautés, celle des descendants de colons blancs et des aborigènes qui vivent dans une extrême pauvreté, au sein d’un territoire désormais exploité par une entreprise d’extraction minière aux pratiques plus que douteuses. Comme dans l’œuvre de Richard Powers, le récit expose les ravages de la prédation foncière et de la surexploitation des sols, mais dans un contexte postcolonial qui donne un sens tout particulier à la « critique de la raison extractiviste » (Leclerc-Olive, 2017) portée par le texte. Celui-ci prend en compte la spiritualité des aborigènes et leur lien à la terre, qui n’est pas d’appropriation (« cette terre est à moi ») mais d’appartenance réciproque, de réciprocité et d’interdépendance (« cette terre est moi »6).

14Les premières pages du roman de Wright s’ouvrent sur l’évocation saisissante du serpent ancestral venu créer, il y a bien longtemps, les fleuves du Golfe de Carpentarie et façonner la géologie ainsi que la destinée de ses habitants. Le serpent est encore présent, « Il se répand partout dans l’atmosphère et s’attache comme une seconde peau à la vie des gens du fleuve [It is all around in the atmosphere and is attached to the lives of the river people like skin] » (Wright, 2006, p. 2, trad. p. 12). Il est l’un des héros du « Temps du Rêve » (Dreaming), des esprits qui s’incarnent dans les choses et les êtres humains, dont ils sont les ancêtres en même temps qu’ils façonnent leur personnalité (Bird Rose, 2019, p. 45). La cosmogonie du peuple waanji est ainsi présentée comme active et effective, et opposée dans la structure du texte aux hymnes de la nation australienne et au principe de la Terra Nullius qui a légitimé la colonisation des terres en droit international7. Les lieux de Carpentarie, indissociables de la spiritualité autochtone, occupent une position de personnage et d’acteur qui permet, comme dans le récit de Richard Powers, de figurer la question de la scalarité : le texte souligne en effet l’incommensurabilité temporelle entre l’histoire coloniale et postcoloniale d’une part et les récits aborigènes du Dreaming d’autre part, portant sur la naissance géologique des territoires.

15Le lieu-personnage devient véritablement agissant dans la dernière partie du récit, quand un cyclone dévaste la ville de Desperance. De cet épisode sort vivant le protagoniste du récit Normal Phantom, figure tutélaire de la communauté aborigène, qui est guidé par « the ghostly tribe » (p. 294, trad. p. 306) et les pleurs de femmes défuntes qu’il perçoit dans les eaux du Golfe. Les éléments ainsi personnifiés n’évoquent donc nullement une nature intacte et idéalisée telle que la représentent la tradition du Nature Writing, le fantasme exotique ou les utopies insulaires (Barthélémy, 2017). C’est au contraire un lieu façonné par l’histoire et la mémoire enfouie des massacres anciens : « Chaque veuve s’élevait à une hauteur majestueuse pour se lamenter puis, fonçant à toute allure sous l’effet des vents de nord-ouest, aspergeait Norm de pleurs mousseux [Each widow rose to wail in majestic heights, showering him with teary froth, as they tore forward with the faster north-west winds] » (p. 253, trad. p. 265). La douleur de la terre aborigène qui s’exprime par la voix des ancêtres permet de faire un lien explicite entre écocide et ethnocide, entre la destruction des autochtones et la destruction de la nature. La souffrance environnementale8 est ressentie à la fois par les personnages humains et non humains, scellant l’indissociabilité entre le peuple et sa terre, qui est habitée et animée. Le fait que les lieux et les entités naturelles deviennent des personnages agissants de la fiction participe donc d’un contre-discours, qui vise non seulement à démentir les récits mystificateurs de la colonisation (ironiquement restitués sous la forme du conte de fées « once upon a time »), mais aussi à mettre en exergue la vacuité ontologique du monde quand il est perçu selon une vision purement anthropocentrique9.

16Comme dans l’œuvre de Richard Powers, la présence de personnages non humains permet d’élargir la notion de communauté aux êtres de nature, et d’opérer une bascule vers une vision écocentrique du monde qui en permet une meilleure lisibilité. Les contes du Dreaming, qui évoquent la création du monde mais parlent aussi de la nature des paysages et des formes du ciel, y sont une source de savoir qui, loin d’entrer en contradiction avec le savoir scientifique, le corrobore et l’anticipe10. Ainsi le chant des oiseaux, la forme des nuages et le vol des chauves-souris avertissent de l’arrivée du cyclone bien avant que les instances officielles de Désespérance ne donnent l’ordre d’évacuer la ville. Les savoirs écologiques autochtones, aiguillés par une attention soutenue portée aux êtres « parents », et profondément ancrés dans des observations empiriques, se trouvant validés au sein du roman. De façon comparable, dans L’Arbre-Monde, la perception animisée du monde à laquelle accèdent les protagonistes est le résultat d’un cheminement, parfois le fruit d’une expérience a priori mystique, mais que viennent rejoindre les données scientifiques de Patricia Westerford, qui détecte une forme de langage dans le « brouhaha chimique » émis par les arbres de la forêt.

17Les deux œuvres s’inscrivent aussi dans un projet de relecture de l’histoire de la modernité en jouant sur les possibilités figuratives et énonciatives du genre romanesque. La composition biomimétique de L’Arbre-Monde repose sur une homologie avec son objet, tandis qu’Alexis Wright emprunte aux formes orales de la communauté indigène australienne, en construisant son récit à l’image des lignes de chant (« songlines ») qui se veulent véritablement la voix de la Terre. Mais l’œuvre de Richard Powers demeure comme en suspens dans un processus d’animisation qui altère mais n’abolit pas l’ancrage réaliste du roman, créant une tension qui souligne peut-être le caractère intenable du schème ontologique naturaliste à l’ère de l’anthropocène. En revanche, le récit d’Alexis Wright s’inscrit d’emblée dans un autre découpage ontologique du monde, marquant l’écart par rapport à la perception et la figuration occidentales. Dans cette perspective, les termes de « réalisme magique » parfois invoqués pour qualifier cette écriture, demandent à être précisés, car l’animisation du monde, au sein de la fiction, ne relève pas d’une vision onirique et ne suscite pas non plus un sentiment de trouble ou d’étrangeté11. Le récit témoigne au contraire d’une proximité et d’une familiarité avec les entités non humaines qui habitent le monde. L’extraordinaire ne réside en effet pas là, mais dans la puissance du désordre climatique, véritable « intrusion de Gaïa » pour reprendre les termes d’Isabelle Stengers (Stengers, 2009), que vient illustrer la dévastation produite par le cyclone qui détruit la ville à la fin du roman. Ce cyclone est explicitement désigné comme une punition contre ceux qui ont enfreint la Loi aborigène qui demande à prendre soin de la Terre. Cette loi est fondée sur les liens de contiguïté et même de parenté entre les aborigènes et la Terre qu’ils habitent : « La connaissance intime de ce fleuve et de cette région côtière n’est autre que la Loi aborigène transmise de génération en génération depuis le début du temps. [The inside knowledge about this river and coastal region is the Aboriginal Law handed down through the ages since time began.] » (Wright, p. 3, trad. p. 12)

Fictions spéculatives et animisme juridique

18Cela nous amène à un dernier point, qui touche à l’articulation entre droit et littérature. Le roman d’Alexis Wright ouvre une réflexion sur la reconnaissance des droits autochtones, indissociables des droits de la nature, dont l’une des expressions peut être l’attribution d’une personnalité juridique aux entités naturelles (Birrell, 2009). En cela, c’est une fiction spéculative autant qu’une fiction critique. Or il se trouve qu’en mars 2017, dans ce même contexte océanien, a été votée en Nouvelle-Zélande, la loi Te Awa Tupua, qui reconnaît la rivière Whanganui comme personne morale et « ancêtre » des peuples maoris de la rivière (iwi Whanganui). La rivière est reconnue comme sujet, elle est donc inappropriable, et ne rentre pas non plus dans le domaine des « biens communs », car elle « s’appartient ». Parallèlement, elle se voit reconnaître un « droit à l’existence » qui est un droit opposable. Les brèches ontologiques figurées dans le récit océanien ont trouvé là une expression juridique. En retour, le vote de cette loi a ensemencé jusqu’à l’imaginaire littéraire et juridique européen et nord-américain12.

19Dans L’Arbre-Monde, la mention du peuple Achuar souligne bien que le progressisme juridique concernant les droits de la nature est en même temps une manière de les restaurer, car la « nature » n’a cessé d’être un sujet que dans la perspective naturaliste dont Philippe Descola a montré la relativité. Selon Graham Harvey, qui a cherché à débarrasser l’animisme de la vision évolutive qui en fait une forme primitive et erronée de conception du monde, l’animisme implique la reconnaissance que « le monde est empli de personnes, dont seules certaines sont humaines, et que la vie est toujours vécue en relation à d’autres » (Harvey, 2006, cité dans Bird Rose, 2019, p. 46). L’invention de nouvelles populations fictionnelles regroupant les non humains contribue ainsi à rendre esthétiquement tangible une nouvelle syntaxe du vivant, et à proposer d’autres agencements phénoménologiques, poétiques et juridiques. Bien sûr, le personnage de fiction n’est pas la « personne morale » au sens juridique, mais on peut supposer que la dignité ontologique des non humains que le roman met en scène peut contribuer aussi à féconder l’imaginaire juridique pour inventer de nouveaux modes de relation entre populations humaines et non humaines.