Les écrivaines caribéennes sont-elles « matrophobes » ? Analyser la population des mauvaises mères dans les littératures caribéennes contemporaines
1Marianne Hirsch, dans The Mother/Daughter Plot: Narrative, Psychoanalysis, Feminism, regrettait en 1989 la « matrophobie » sur laquelle serait fondée une partie des littératures et théories féministes du second xxe siècle (Hirsch, 1989, p. 26). Hirsch fait à la fois état d’une carence et d’une torsion dans la représentation littéraire du couple mère/fille. D’un côté, les réécritures féministes du « roman familial » – expression qu’Hirsch emprunte ici à Freud – ne semblent pas avoir suffisamment mesuré la nécessité de donner au personnage maternel sa centralité et sa force politique. De l’autre, les discours sur la mère sont souvent empreints d’une forme d’hostilité et de condamnation qui empêchent de (r)établir le couple mère/fille comme une entité harmonieuse. Hirsch regrette donc que n’existe pas encore ce que l’on pourrait appeler une littérature de mères, racontant à la première personne les complexités de l’expérience maternelle, et que la littérature des filles repose trop unanimement sur l’expression du ressentiment, du regret ou du rejet de la mère1. Depuis The Mother/Daughter Plot, une série d’œuvres – fictionnelles ou autoréférentielles – semble avoir pavé la voie de cette littérature des mères qu’Hirsch appelait de ses vœux. Plusieurs autofictions féminines se sont par exemple attelées à dévoiler les ambivalences du sujet-mère, à l’image de La Femme gelée d’Annie Ernaux (1981), A Life’s Work: On Becoming a Mother de Rachel Cusk (2001), Le Bébé de Marie Darrieussecq (2002) ou encore Lait noir d’Elif Shafak (2009)2. En retour, toute une littérature des filles s’est engagée dans une forme de quête et de célébration matrilinéaire, reliant les points d’un héritage féminin et transgénérationnel souvent méconnu.
2Pour autant, les récits de défaillance maternelle sont encore très nombreux, comme le sont les difficultés qu’ils posent à l’analyse littéraire féministe. Ils le sont notamment dans l’espace littéraire caribéen, et plus particulièrement dans les œuvres fictionnelles ou non-fictionnelles des écrivaines caribéennes contemporaines, que nous analyserons ici. Chez la Cubaine Cristina García, l’Haïtienne Edwidge Danticat, les Guadeloupéennes Maryse Condé et Gisèle Pineau ou encore l’Antiguaise Jamaica Kincaid, le couple mère/fille est à la fois central (dans l’économie des récits) et chargé d’hostilité, de violence et de souffrance. Au fil de leurs œuvres, ces écrivaines assemblent une mosaïque de mauvaises mères, dont les défaillances se distribuent de la carence affective à la violence infanticide, en passant par l’abandon ou l’atteinte incestueuse. Tandis que tout un pan de la littérature (romanesque ou poétique) et de la théorie politico-littéraire de l’archipel semble faire de la mère la quintessence d’une identité collective à célébrer, ces écrivaines sondent les Caraïbes contemporaines à partir d’une mise en scène des défaillances maternelles. Or, à l’analyse, la population des mauvaises mères suscite à la fois une tentation comparatiste et une forme de malaise interprétatif. Elle peut, d’abord, permettre de dessiner le tracé d’un critère transversal et unifiant pour un espace littéraire genré : celui des littératures caribéennes « féminines » ou, plus simplement, écrites par des femmes. L’intérêt, sinon l’obsession, de ces écrivaines pour les défaillances familiales révélerait alors une commune manière d’interroger et de théoriser les identités collectives caribéennes, sur un mode distinct des auteurs (souvent masculins) plus canoniques de l’archipel. En d’autres termes, on peut envisager que les littératures caribéennes féminines se distingueraient par leur matrophobie, dans un espace littéraire plutôt caractérisé par sa matrifocalité3.
3Outre cette hypothèse, que nous étudierons brièvement, cette population dys-maternelle n’est pas sans susciter une forme de malaise interprétatif, qu’il conviendra d’affronter en tentant de le déplier. D’un côté, ces mères imparfaites peuvent offrir un contrepoint (parfois spectaculaire) aux louanges béates et essentialisantes de la Mère caribéenne. Les stéréotypes d’une féminité aimante et sacrificielle sont fissurés par l’émergence de ces personnages maltraitants, voire incapables d’amour maternel, dont les ambivalences traduisent la complexité fondamentale de l’expérience maternelle. De l’autre, les textes courent le risque de réactiver une série de stéréotypes issus d’une pensée coloniale et raciste. L’imaginaire de la mère noire irresponsable rappelle en effet des discours anciens sur l’hypersexualisation des femmes noires, leur oisiveté ou leur absence d’instinct maternel, par opposition à la supposée « féminité vraie » (Welter, 1966, ma traduction) des mères blanches4. Dans un roman de 2012 intitulé Cent vies et des poussières, Gisèle Pineau reprend – sans tout à fait le neutraliser – le stéréotype de la « welfare-queen » (qu’Elsa Dorlin traduit par « diva des allocs » [Dorlin, 2008, p. 36]) avec le personnage de Gina, mère de sept enfants de cinq pères différents, vivotant d’aides sociales sans leur assurer pour autant une vraie sécurité financière et émotionnelle. Ces représentations avancent donc sur une ligne de crète entre, d’un côté, l’élaboration d’un discours réaliste et incarné sur les maternités caribéennes dans des contextes contraints et, de l’autre, la pure reprise d’imaginaires stéréotypés. Nous proposons donc d’appliquer à cette population fictionnelle une lecture féministe, qui ne soit ni une mise en accusation des textes, ni une torsion visant à les rendre compatibles avec les théories féministes dont, par ailleurs, peu de ces écrivaines se revendiquent. Quel sens donner à cette galerie de mères ingrates, violentes voire horrifiantes ? Substituer la population des manman-doudou (maman chérie) par celle des mères imparfaites constitue-t-il ou permet-il une forme de contestation féministe5 ?
Le récit matrophobe en contexte matrifocal : la mère sacrificielle est-elle une héroïne ?
4Revenons, d’abord, sur quelques critiques et controverses relatives à la construction des personnages féminins dans les littératures et discours de l’archipel. Évoquant des reproches faits à l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau à la sortie de son roman Texaco, Dominique Chancé raconte :
On a accusé Chamoiseau, qui triomphe en 1992 grâce au prix Goncourt et donne à la créolité une force médiatique, d’avoir fait de son héroïne une « femme à graines » – image créole qui signifie « femme qui en a » – et donc un personnage qui ne serait pas une vraie femme. (Chancé, 2009, p. 67)
5Ce « on » mentionné par Chancé désigne tout particulièrement James A. Arnold et son article de 1995 intitulé « The Gendering of Créolité ». Dans ce texte, Arnold offre une critique du mouvement de la créolité, qu’il considère comme « le dernier avatar de la culture masculiniste dans les Antilles françaises [The latest avatar of the masculinist culture of the French West Indies] » (Arnold, 1995, p. 31, ma traduction). Il accuse notamment ses écrivains-théoriciens d’avoir repris de vieux stéréotypes de genre et d’avoir amplement négligé le rôle des femmes dans la transmission des mémoires et identités créoles. À propos, justement, de l’héroïne de Texaco, Arnold rejette l’idée selon laquelle son genre en ferait une incarnation de la créolité au féminin. Marie-Sophie Laborieux est au contraire un personnage dé-féminisé et virilisé, dont les caractéristiques renvoient plutôt au pôle masculin de la dialectique des genres6. Chamoiseau répond aussi à ces accusations dans un entretien qu’il accorda à Maeve McCusker en 2000. Il y explique que le personnage de Marie-Sophie Laborieux est directement inspiré de sa mère et que sa supposée virilité n’est rien d’autre qu’un élément de fidélité à son modèle :
Je sais qu’il y a des critiques américains qui m’ont accusé d’être machiste, mais la réalité sociologique de la Martinique, c’est que les femmes sont très présentes, et ce sont de fortes femmes. Ma mère, c’est une femme d’une autorité incroyable, puissante, qui régentait le monde, qui se battait contre la misère. Cette femme-là, c’est pas une femme européenne telle que les critiques américains ont [sic]… C’est une femme-à-graines, une femme virile, et toutes les femmes antillaises sont comme ça. (McCusker, 2000, p. 731)
6Plusieurs éléments nous semblent particulièrement intéressants ici. La discussion pose, d’abord, l’épineuse question de ce qui fait qu’un texte peut être dit « féministe » (ou de ce qui le met à l’abri des soupçons de sexisme). Dominique Chancé s’étonne par exemple que le roman de Patrick Chamoiseau, qui offre le portrait « d’une femme courageuse, admirable, héroïque », puisse être accusé de machisme, tandis que l’œuvre de Maryse Condé, parfois plus ambiguë, est si volontiers désignée comme féministe (Chancé, 2009, p. 67). On peut ici donner raison à Chancé : il ne suffit pas à Maryse Condé d’être une écrivaine pour porter une parole féministe, pas plus que le genre de Chamoiseau ne rend sa parole intrinsèquement suspecte. En revanche, faire du courage et de l’héroïsme des protagonistes un critère pour mesurer la portée féministe de l’œuvre pose davantage question. S’agit-il (ou suffit-il) de célébrer l’héroïsme féminin pour, sinon faire une œuvre féministe, au moins rendre caduques les soupçons de misogynie ? Une autre question affleure, par ailleurs, dans la réponse de Patrick Chamoiseau. Elle concerne l’argument sociologique (ou auto-référentiel) ici convoqué. Renvoyant à sa mère comme modèle d’écriture, Chamoiseau présente Marie-Sophie Laborieux comme une simple retranscription du réel, dont on ne pourrait donc tenir l’auteur pour responsable7. Pour le dire autrement, si une représentation fidèle est une représentation neutre, on ne peut reprocher à Chamoiseau sa version de Marie-Sophie Laborieux. Mais l’auteur, saisissant ici tout un imaginaire de la femme forte (« femme à graine », « femme virile »), en la généralisant à « toutes les femmes antillaises » réactive en fait quelques-uns des principaux archétypes de la féminité caribéenne, dont la mauvaise mère pourrait être une manière de contestation.
7L’expression « femme-à-graine » appartient en effet aux archétypes du féminin dans les Caraïbes francophones : aux côtés de la « femme-matador » ou de la « femme poto-mitan », la « femme à graine » sert un discours sur le courage, la résilience et la force des femmes antillaise (Thomas, 2006 ; 2014). Parangon du personnage maternel, la « poto-mitan » est la femme qui, se sacrifiant corps et âme pour ses enfants, leur assure soin et protection8. Ses capacités de résistance sont régulièrement célébrées et exaltées par les textes. L’écrivaine jamaïcaine Velma Pollard remarque ainsi que plusieurs auteurs de l’archipel louent la résilience féminine en faisant usage d’un même motif : celui de la mère à la machine à coudre (Pollard, 2004). Cette image apparaît par exemple chez Aimé Césaire ([1947] 1956), Derek Walcott (1973), Kamau Brathwaite (1988), René Depestre (2016) ou encore Lorna Goodison (1996). Dans les premières lignes du Cahier d’un retour au pays natal, le narrateur césairien décrit ainsi la pauvreté de ses années d’enfance : sa « maison minuscule [aux] entrailles de bois pourri », peuplée de « dizaine de rats » et animée par le bruit de la Singer de sa mère :
Et ma mère dont les jambes pour notre faim inlassable pédalent, pédalent de jour, de nuit, je suis même réveillé la nuit par ces jambes inlassables qui pédalent la nuit et la morsure âpre dans la chair molle de la nuit d’une Singer que ma mère pédale, pédale, pour notre faim et de jour et de nuit. (Césaire, [1947] 1956, p. 8)
8Bien qu’il se déroule à l’intérieur de la maison, le travail maternel n’est pas ici traité comme une activité d’entretien domestique (du foyer et de ses résidents). Il apparaît bien comme un labeur productif, qui, dans le contexte de cette Martinique rurale, coloniale et précaire, se doit d’être titanesque pour être suffisant9. La scène de travail maternel permet donc à la fois de célébrer un certain héroïsme féminin et de compléter le tableau social des violences économiques de leur monde, dans un mouvement de parfaite réciprocité (plus la mère souffre, plus cette violence est marquante ; plus son monde est violent, plus la mère est susceptible d’être célébrée pour son courage).
9Des voix féminines et féministes se sont toutefois élevées contre l’idéalisation souvent béate de cette mère-courage. Elles lui reprochèrent notamment de romantiser le sacrifice sans interroger les désinvestissements (masculins et/ou collectifs) qui y obligent, mêlant ainsi célébration de la résilience et injonction à la résilience10. Corinne Mencé-Caster estime par exemple que la figure constitue à la fois « une sorte de mythe “rassurant” dans une cosmogonie désincarnée » et une « impasse de l’imaginaire » (Mencé-Caster, 2017, §. 2 et § 66), un piège symbolique pour les femmes caribéennes. Dans les récits, cette célébration peut mythifier les personnages féminins au risque de les rendre tout à la fois secondaires et dépolitisés, enfermés dans l’ « idéal sacrificiel » (Lefaucheur, 2018) qui les caractérise.
10C’est notamment le cas dans le roman Gouverneurs de la rosée, de l’écrivain haïtien Jacques Roumain, publié en 1944. Délira, la mère du héros, incarne la torpeur du village de Fonds-Rouge, paralysé par la sécheresse et d’insolubles querelles intestines. Lorsque son fils Manuel lui expose la nécessité d’agir collectivement pour faire revenir l’eau, elle préfère s’en remettre à Dieu, convoquant une grammaire religieuse inaudible pour le héros marxiste de Roumain11. Sa résilience apparaît comme de la résignation, et c’est seulement par l’intervention du héros que la collectivité parvient à sortir de l’apathie pour entrer dans l’Histoire12. Notons toutefois que, à la mort de Manuel, Délira prend une part décisive à la réalisation du projet d’irrigation, parvenant à convaincre les hommes de travailler ensemble au salut du village. Mais c’est davantage en tant que prolongement du corps de son fils que comme un véritable sujet politique qu’elle accepte cette mission : lorsqu’elle s’adresse aux habitants de Fonds-Rouge en leur promettant le retour de l’eau et de la concorde, elle se présente comme une messagère (pas une récipiendaire) de l’évangile de son fils13. Ainsi, une rupture se dessine entre une acception de l’héroïsme en termes de valeur et une autre en termes de position dans l’intrigue. Admirable et admirée, la mère sacrificielle n’en occupe pas moins une position d’arrière-plan, figée dans la rigidité d’un personnage-type sans grandes aspérités, ambiguïtés ni profondeur. Pas plus que « les épouses comblées ne font [des] héroïnes » (Heinich, [1996] 2018, p. 12), les mères idéales ne semblent faire de bonnes figures de premier-plan, ce qui les conduit à être reléguées à la position de vaporeuses adjuvantes. Les défaillances maternelles peuvent dès lors apparaître comme la rupture nécessaire avec un personnage-type, permettant de remodeler le personnel littéraire féminin pour lui donner toute son importance narrative.
Ni poto-mitan ni marâtre : donner du sens aux défaillances maternelles
11La multiplication des mauvaises mères produit à la fois une densification et une diversification de ce personnel narratif. Elle permet, d’abord, de mettre les personnages maternels au cœur d’intrigues qui se nouent désormais autour d’elles. Ainsi, l’œuvre de l’écrivaine antiguaise Jamaica Kincaid peut être analysée comme étant conjointement matrifocale et matrophobe. La mère y occupe une place centrale mais c’est à la fois en tant que miroir et antagoniste de la narratrice qu’elle hante chacun de ses textes. Cette obsession pour la mère apparaît même dans les œuvres a priori les moins matrocentrées de la bibliographie kincaidienne. Ainsi, dans My Brother, récit publié en 1997 et où Kincaid raconte la mort de son frère malade du sida, le terme « mother » est utilisé quasiment aussi souvent que ne l’est le mot (pourtant éponyme) de « brother »14. C’est autour de la mère que le texte prend sa valeur d’autobiographie alternative (ou d’ « alterbiographie » [Braziel, 2010]) : le frère malade offre à la narratrice une image de la vie qu’elle aurait menée si elle n’était parvenue à s’arracher au giron maternel15. Réciproquement, la maladie du frère lui permet d’affiner le portrait maternel, par exemple lorsqu’elle constate que l’amour de sa mère ne peut être puissant que lorsque l’un de ses enfants se trouve en position de vulnérabilité et d’extrême dépendance16. Jamaica Kincaid construit, au fil de ses publications, un monument d’obsession maternelle, non pas sous la forme d’une célébration mais en faisant des défaillances maternelles le traumatisme premier dont émergera toute sa quête littéraire17. En d’autres termes, la violence et les ambiguïtés du personnage maternel lui donnent à la fois sa consistance et son importance dans les textes.
12Par ailleurs, en abandonnant l’idéal de la mère « poto-mitan », les écrivaines diversifient la galerie des personnages féminins. La population des mères se diffracte pour laisser place à une nébuleuse de figures moins archétypales, allant de la mère infanticide à la femme sans enfant, en passant par la mère d’adoption ou la femme mal-aimante. Les œuvres posent donc la dissociation entre féminin et maternel, soit que les personnages parviennent à exister en dehors du cadre familial et/ou conjugal, soit que les personnages maternels entrent en conflit avec les attendus de leur fonction parentale. Ce prisme de dysfonctionnements et de désobéissances construit une poétique des « ténèbres maternelles » (Rich, 1980, p. 254), de cette violence (possible ou actualisée) dont semble fondamentalement imprégnée l’expérience de la maternité. Jamaica Kincaid elle-même interroge, souvent avec ironie, les abîmes et les échecs de son propre exercice de la parentalité. Évoquant les sentiments contrastés qu’elle nourrit à l’égard de sa mère, la narratrice de My Brother envisage aussi le mélange d’amour et de haine que son fils ressent certainement à son sujet, et sa propre incapacité à se fondre dans les attentes démesurées d’un enfant envers son parent18. Plutôt que de passer en revue ces différents dysfonctionnements, nous proposons de nous arrêter sur deux possibles manières de leur attribuer une valeur de contestation. Ils permettent, d’une part, de questionner le statut de victime et l’écosystème de la violence et, d’autre part, d’interroger les causes collectives de ces défaillances individuelles. Dans Feminism is for Everybody, bell hooks revenait sur la nécessité de penser l’imprégnation des espaces féminins par la « pensée sexiste » (hooks, 2020, p. 1419) en particulier sur la scène éducative et familiale. Dans une structure fondée sur les dominations, chaque espace, chaque interaction s’organise selon un mode hiérarchique propre, susceptible de se réorganiser. Si les femmes sont soumises aux hommes dans l’espace social, le cercle familial, structuré par la hiérarchie adulte/enfant, les place en position de domination par rapport à leurs fils et filles. En outre, comme le montre aussi Adrienne Rich, le fait de confier aux mères la seule responsabilité de l’éducation des filles les transforme en gardiennes de la Loi patriarcale et/ou coloniale (Rich, 1976, p. 260). De fait, dans la plupart des scènes de dysfonctionnements familiaux, la mère occupe conjointement la position de victime (car femme) et de bourreau (car adulte). Dans le Breath, Eyes, Memory d’Edwidge Danticat, publié en 1994, la mère violée se fait ainsi violeuse pour s’assurer de la virginité de sa fille. Chaque semaine, Martine inflige à Sophie le rituel du testing, une douloureuse pénétration digitale permettant de vérifier l’intégrité de son hymen. Ce-faisant, elle reproduit à la fois les sévices subis pendant l’enfance – elle souffrit d’avoir été longtemps testée par sa propre mère – et le viol que lui fit subir un milicien haïtien pendant sa jeunesse. Les violences sexuelles ne sont pas ici évoquées sur le mode d’un binarisme homme/femme et l’injonction (patriarcale) à la virginité s’impose par la main maternelle. Le texte invite également à rompre avec une interprétation de ces mauvaises mères en termes de morale individuelle. En effet, bien que Sophie soit traumatisée par ces viols maternels, Martine n’est pas présentée comme un monstre de la maternité. Comme sa mère avant elle, elle utilise la violence comme un outil éducatif, qui lui permet de remplir ce qu’elle pense être son devoir éducatif : s’assurer de la respectabilité sexuelle de sa fille. C’est de cette manière qu’elle raconte le geste à sa fille: « C’est la façon dont ma mère a été élevée, et une mère doit faire la même chose à sa fille jusqu’à son mariage. Elle est responsable de sa pureté. [The way my mother was raised, a mother is supposed to do that to her daughter until the daughter is married. It is her responsibility to keep her pure.] » (Danticat, 1994, p. 60, trad. p. 81) Dans ce contexte, deux acceptions de la norme parentale rentrent en collision. Si la « bonne mère » est celle qui prépare sa fille aux normes de son monde et lui apprend « à s’insérer dans la politique sexuelle de la féminité noire » (Collins, [1990] 2000, trad. p. 388), alors les violences éducatives font de Martine une génitrice convenable20. Si, au contraire, le rôle maternel se formule autour d’un devoir de protection et d’émancipation, alors ces scènes évoquent de profondes défaillances maternelles21. Edwidge Danticat met ainsi en scène la difficulté à établir des liens transgénérationnels dans un écosystème traversé de violence, où les mères ne peuvent qu’être abusives si elles veulent élever des filles (socialement) convenables.
13La matrophobie de ces récits invite donc d’abord à interroger les responsabilités collectives des dysfonctionnements individuels. C’est également en ce sens qu’est traité le motif de l’infanticide dans le roman de Gisèle Pineau L’Espérance-Macadam, paru en 1992. Par la voix de sa narratrice Éliette, Pineau raconte le quartier censément maudit de Savane, hanté par une série de violences intra-familiales ou conjugales : assassinat d’une femme par son conjoint jaloux, meurtre déguisé d’un époux trompé, inceste paternel ou infanticide d’un nouveau-né par sa mère. Arrêtons-nous en particulier sur ce dernier exemple, qui retranscrit le mythe de Médée dans une ville (semi-fictive) de la Guadeloupe. Glawdys, la future criminelle, incarne la honte et l’échec de cette communauté cloîtrée dans le domestique. Née du viol collectif d’Hermancia, « simplette bienheureuse » (p. 55), Glawdys est abandonnée puis recueillie par une des mères de la Savane, que la grande beauté de la fillette avait séduite. À mesure que l’enfant grandit, Éloïse laisse dépérir l’enfant, qu’elle attache et enferme afin, dit-elle, de « l’épargner du monde mauvais qui grouillait au-delà des trois empans » (p. 64). Sous les yeux de tout un quartier qui refuse de s’en mêler, Glawdys est maltraitée plusieurs années, jusqu’à ce que l’Assistance sociale lui vienne en aide. Quelques années plus tard, elle réapparaît chargée d’un nouveau-né qu’elle s’empresse de jeter du haut d’un pont, en guise de sacrifice. Tout l’intérêt de cette scène d’infanticide est que l’opacité du geste n’a pas vocation à être percée – jamais les motivations et pensées de Glawdys ne sont rendues accessibles aux lecteurs. Ce faisant, c’est moins la violence d’une mère que la chaîne des responsabilités collectives que le texte invite à penser : la violence infligée à Hermancia, l’abandon de la fillette à une « Vorace » dont tous les habitants du quartier constatent passivement les maltraitances et, plus tard, la superbe certitude de ces derniers d’avoir été absous par l’infime assistance financière qu’ils lui apportèrent22. Dans ce roman où le domestique est l’ennemi du collectif, où chacun se cloître pour « ne pas se mêler23 » des affaires domestiques (sinon par le commérage), l’infanticide réalisé à ciel ouvert rappelle la communauté à ses responsabilités et fait le lien entre désinvestissements collectifs et violences intra-familiales.
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14Cette population de mauvaises mères n’est, nous le voyons, ni une pure mise en cause des défaillances féminines, ni un simple contrepoint aux romantisations du personnage maternel. Elle offre plutôt une manière de penser le commun et le collectif en contexte postcolonial et patriarcal : les formes de la violence éducative, le legs d’une histoire irrésolue ou le repli faussement protecteur vers le domestique. S’exprime moins une haine des mères qu’une réflexion sur la possibilité de se lier dans un écosystème d’extrême violence. Ainsi, si l’on peut parler de matrophobie dans ces textes, c’est plutôt dans l’acception qu’en proposait Adrienne Rich, comme un désir de ne pas être la mère en se soustrayant à une cyclicité asphyxiante :
La « matrophobie », ainsi que l’a appelée le poète Lynn Sukenick, ce n’est pas la peur de notre mère, ou celle de la maternité, mais notre peur de devenir notre mère. Pour des millions de filles, la mère représente celle qui leur a appris le compromis et, se détestant, elles s’efforcent de se libérer de celle qui leur a fatalement transmis les limitations et l’avilissement de la condition féminine. Il est beaucoup plus facile de détester et de rejeter carrément une mère que de se soucier, au-delà d’elle, des forces qui la régissent. [“Matrophobia” as the poet Lynn Sukenick has termed it is the fear not of one’s mother or of motherhood but of becoming one’s mother. Thousands of daughters see their mothers as having taught a compromise and self-hatred they are struggling to win free of, the one through whom the restrictions and degradations of a female existence were perforce transmitted. Easier by far to hate and reject a mother outright than to see beyond her to the forces acting upon her.] (Rich, 1976, p. 237, trad. p. 233)
15Enfin, si ces figures dys-maternelles peuvent être considérées comme une population, c’est moins en raison de leur récurrence (de textes en textes) que par leur caractère multiforme (au sein de chaque texte). Ni la mère kincaidienne, ni Martine, ni Glawdys ne sont pensées comme des personnages anormaux, exceptionnels ou monstrueux. Dans chaque récit, au contraire, c’est par la trace et la répétition que ces défaillances maternelles révèlent l’ampleur de leur signification. Ainsi, la cruauté de la mère kincaidienne signale celle de toute une population narrative, portée vers la destruction des plus faibles et le mépris des siens. Elle résonne également avec les propres désinvestissements de la narratrice, notamment avec sa difficulté à concilier ses responsabilités parentales, son travail d’autrice et ses passions individuelles. De la même manière, dans Breath, Eyes, Memory, Edwidge Danticat insiste sur l’origine collective des violences de Martine : si la mère de Sophie se montre abusive, c’est parce que sa mère l’a été avant elle et que toutes les femmes qui l’entourent ne conçoivent l’éducation que par le prisme de la répression. Enfin, dans L’Espérance-macadam, l’histoire de Glawdys n’est qu’une des variations parmi d’autres sur le thème de la violence maternelle. Avant elle, la Vorace, séquestrant la fillette qu’elle disait protéger, incarnait déjà le désir maternel prédateur tandis qu’Éliette, incapable de sauver une enfant qu’elle savait condamnée, jouait le rôle de la mère adoptive manquée. Enfin, Rosette, la voisine de la narratrice, apparaît plus tard comme une mère aveugle et impuissante, préférant chasser sa fille de sa maison plutôt que de reconnaître les viols incestueux dont son époux s’est rendu coupable.
16Cette galerie des portraits dysmaternels peut donc être doublement saisie par le prisme des populations fictionnelles. En premier lieu, elle révèle la diffraction extrême de la population de mauvaises mères, qui s’étire jusqu’à constituer la quasi-totalité du personnel romanesque féminin. En l’absence de contre-modèles et de contre-récits, tous les personnages maternels semblent marqués par un paradigme de la défaillance et de la violence, indiquant la difficulté à transformer l’archétype de la mère idéale en une population fictionnelle réaliste. Quand les mères idéales apparaissent comme des topoï, traversant les récits sans agir sur leur structure ou influencer leur déroulement de manière significative, les figures défaillantes constituent une population fictionnelle centrale, autour de laquelle se tissent (et parfois se résolvent) les nœuds de l’intrigue. En outre, ces figures récurrentes offrent à poser un regard nouveau sur la population fictionnelle – femmes et hommes confondus – dans chacun de ces récits. Ce sont, chaque fois, des dynamiques collectives que révèlent les défaillances individuelles. Partant à l’instar de Glawdys dans L’Espérance-macadam, ces personnages en apparence marginaux révèlent à l’analyse qu’ils servent de loupe pour interroger les dynamiques complexes d’un personnel narratif fracturé, paradoxalement unifié par son incapacité à s’ériger en communauté. Chaque fois, ces populations de mauvaises mères constituent donc bien davantage une extension et un révélateur de la population fictionnelle générale que l’un de ses monstres ou l’une de ses marges.