Colloques en ligne

Amandine Lebarbier

La représentation des musiciennes dans la littérature au xixe siècle en Europe : effets de stéréotypie et stratégies de décrédibilisation

The representation of female musicians in 19th century European literature: effects of stereotyping and strategies of discredit

1Cet article a pour but de mettre à l’épreuve la pertinence de travailler sur les musiciennes dans la littérature européenne du xixe siècle comme une population fictionnelle qui regroupe des caractéristiques communes, notamment dans la pratique musicale qui leur est associée et dans la manière dont cette pratique est un outil narratif qui fonctionne souvent sur les mêmes leviers.

2On peut tout d’abord se demander pourquoi il y a autant de musiciennes dans le roman et la peinture du xixe siècle, en particulier autant de pianistes. L’une des premières raisons est que l’apprentissage de la musique fait partie des qualités requises pour une jeune fille de bonne famille. L’instrument privilégié est le piano, dont on sait combien la facture se modifie en profondeur dans le siècle, permettant la production croissante d’instruments à des prix plus abordables. Son apprentissage devient un passage obligé dans l’éducation de la jeune fille de bonne famille, et ce même dans la petite bourgeoisie. L’édition musicale, fleurissante, propose un grand nombre de publications pour le piano, sans compter de multiples méthodes. En France, citons à titre d’exemple ce que l’Étude de la musique instrumentale dans les pensions de demoiselles, publié par Bernard Jullien en 1848, prescrit au sujet du piano : « Il est toujours utile à une jeune fille de savoir plaquer quelques accords, d’accompagner une romance, de jouer une contredanse ou une valse » (Jullien, 1848, p. 15).

3Dans l’aristocratie et la bourgeoisie européennes, l’apprentissage de la musique, et en particulier du piano et du chant, permet à la fois de briller en société et de se faire remarquer par un potentiel mari. Un texte de Delphine de Girardin est extrêmement éclairant sur la pratique musicale féminine durant le siècle. Publié dans La Presse le 27 juin 1840, ce feuilleton expose différentes manières d’interpréter une même contredanse, manières qui peuvent ainsi aider un homme en quête de la parfaite épouse à faire son choix :

Ô vous, cœurs sensibles, qui rêvez au choix d’une compagne, ne vous décidez jamais, jamais, avant d’avoir tenté l’épreuve de la contredanse ! Tout votre avenir en dépend. Mais ne confondez point, il ne s’agit pas ici de la contredanse qu’on danse, mais bien de la contredanse qu’on joue. À la campagne, si l’on veut danser et valser, ce sont les jeunes filles qui, l’une après l’autre, viennent tenir le piano ; regardez les bien, observez les bien, et confiez sans hésiter votre bonheur à celle qui aura le plus parfaitement joué son quadrille. Mademoiselle de B… a du talent ; ses doigts sont brillants ; elle est très bonne musicienne, mais elle est étourdie ; elle joue vite, par complaisance, c’est à dire très mal : c’est une tête légère ; cette femme-là ne vous convient pas… […] Mademoiselle de P… tape, tape ; elle va casser le piano ; elle joue avec beaucoup de prétention et pas du tout en mesure : c’est une petite sotte qui se croit tous les talents ; fuyez la bien vite. Mademoiselle X… vient de jouer ce quadrille dans la perfection : quel goût ! quel style ! quelle pureté de sons ! c’est une personne très distinguée mais c’est pour elle, c’est pour se faire valoir qu’elle a joué ; elle s’est fort peu inquiétée des danseurs ; elle a joué deux fois la pastourelle, et puis, distraite par ses propres succès, croyant la figure achevée, elle s’est interrompue subitement en laissant tous les danseurs le pied en l’air, ce qui est fort désagréable. Je crains que Mademoiselle de X… ne soit une personne un peu égoïste, et je ne vous conseille pas de vous attacher à elle. Mais voilà une jeune fille bien jolie qui vient s’asseoir au piano ; écoutons : son jeu, qui ne cherche point à être brillant, trahit cependant un talent véritable. Bien, très bien ! de la douceur… de la fermeté, et la plus scrupuleuse exactitude ; de la grâce et de l’aplomb : c’est parfait ! c’est un trait de caractère, pas une étourderie, rien d’oublié ; aussi voyez comme l’on danse avec plaisir au son de cette excellente musique ! que ces airs paraissent jolis ! Regardez donc la grosse Madame T…, elle saute, elle devient presque légère : c’est un triomphe pour l’orchestre. Croyez-nous, demandez bien vite en mariage la jeune fille qui est au piano ; une femme qui joue les contredanses avec ce soin, ce goût, cette complaisance attentive et cette délicate intelligence, est un trésor ; elle sera bonne épouse, bonne mère et bonne ménagère : on peut l’épouser les yeux fermés. (Girardin, 1840, p. 2)

4Ce que nous offre ici Delphine de Girardin, dans un registre savoureusement parodique, est en réalité une première typologie de musiciennes, de la plus mauvaise à la plus brillante ; et le choix qu’est censé faire le futur mari ne doit justement pas se porter sur cette dernière. Il doit privilégier au contraire celle qui joue bien mais sans chercher à briller, celle qui ne joue pas pour elle-même, dans une forme de plaisir solitaire de la musique, mais celle qui a bien intériorisé que sa pratique était asservie au fait de plaire à son auditoire – masculin essentiellement –, celle enfin qui exécute ce qu’on lui demande, sans chercher à en faire plus. Derrière ce jeu très contraint se cache la parfaite épouse qui saura soumettre sa vie, comme son jeu pianistique, aux desiderata de son futur époux. Et c’est précisément ce type de musicienne – et d’épouse en puissance – qui correspond en tous points à ce que la doxa bourgeoise contemporaine attend d’une jeune fille de bonne famille en âge de se marier.

5Or cette typologie des musiciennes se retrouve dans la fiction européenne examinée, même si le spectre est plus large que celui envisagé par Delphine de Girardin, allant de la très mauvaise musicienne qui sait à peine jouer un petit air à la mode pour le plus grand supplice de son auditoire jusqu’à la brillante musicienne qui a eu une très solide formation musicale et qui est capable de jouer les partitions les plus difficiles, voire plus rarement qui compose. Mais être une très bonne musicienne ne signifie pas être valorisée pour cela dans la diégèse. Aussi ces excellentes musiciennes le sont-elles en quelque sorte en dépit d’un grand nombre de facteurs qui visent à les décrédibiliser dans la narration. Par ailleurs, la construction d’une typologie, aussi pertinente et précise soit-elle, implique des regroupements à partir de traits et caractéristiques communs ; or, dans le cas précis des personnages qui nous intéressent dans cet article, nous verrons que cette démarche de recherche peut conduire à occulter les spécificités et les nuances de ces artistes femmes au profit d’une attention portée sur les grandes lignes de force.

Typologies de musiciennes : les facteurs à prendre en compte

6Beaucoup de facteurs sont à croiser pour comparer les prestations des musiciennes que l’on rencontre dans la fiction : d’abord la qualité de l’éducation musicale qu’elles ont reçue (quand celle-ci est précisée). Souvent, les jeunes filles ont reçu une éducation musicale poussée (on pense par exemple à celle des deux sœurs dans Une fille d’Ève de Balzac (1838-1839) sous l’autorité de l’austère professeur Schmucke). Parfois au contraire, l’apprentissage est plus rudimentaire, pris en charge par la mère de famille elle-même. On note aussi des disparités entre les éducations musicales qui s’effectuent dans les grandes capitales et celles qui se négocient plus difficilement en province. Cela n’est pourtant pas une vérité générale quand on songe par exemple à l’excellente formation reçue par Rosamond dans Middlemarch (1871)1.

7La qualité de l’instrument (pour l’essentiel de notre corpus, le piano) sur lequel jouent les jeunes filles est un autre facteur qui dit beaucoup de l’importance que l’on accorde à leur formation et à leur pratique. Entre le « piano asthmatique de Berthe » (Zola, [1882] 2017, p. 84) et le piano à queue des Duveyrier dans Pot-Bouille, entre le piano désaccordé d’Emma Bovary dont les cordes « fris[en]t » (Flaubert, [1857] 2004, p. 55) et celui sur lequel elle rêve de jouer, un superbe piano Érard de concert, les disparités sont grandes et les prestations musicales, nécessairement, ne se valent pas. De même les voix des jeunes filles, qu’elles associent parfois à leur propre jeu ou qu’elles viennent mêler au jeu d’une compagne, différent d’une musicienne à l’autre.

8La question du répertoire est aussi un facteur à envisager ; souvent il est limité à quelques romances ou petites valses à la mode. Enfin, la qualité des auditeurs et des auditrices de même que les raisons qui président aux scènes musicales qui se déploient dans la fiction disent beaucoup de la crédibilité qui est accordée à ces musiciennes, à la fois par le reste du personnel romanesque, par la voix narratoriale et par le lectorat. Il peut arriver que l’on demande à une jeune fille de jouer au piano pour animer la soirée, auquel cas sa prestation se rapproche presque de celle d’une musicienne professionnelle. C’est le cas par exemple dans Persuasion de Jane Austen où le personnage d’Anne se retrouve rivé à l’instrument toute la soirée pour permettre aux autres de danser, mais sans que sa pratique musicale en elle-même ne suscite un quelconque intérêt.

Anne jouait du piano beaucoup mieux que l’une ou l’autre mais, comme elle n’avait pas de voix, pas de connaissance de la harpe, pas de parents affectueux pour auprès d’elle s’imaginer ravis, on ne s’intéressait guère à son exécution, sinon par politesse, ou pour donner un peu de répit à qui jouait par ailleurs, comme elle ne l’ignorait pas. Elle savait bien que, lorsqu’elle se mettait à son instrument, nul autre qu’elle-même n’en retirait du plaisir. [She played a great deal better than either of the Miss Musgroves, but having no voice, no knowledge of the harp, and no fond parents, to sit by and fancy themselves delighted, her performance was little thought of, only out of civility, or to refresh the others, as she was well aware. She knew that when she played she was giving pleasure only to herself.] (Austen, [1818] 2014, p. 52-53, trad. p. 99)

9Cette dernière phrase est particulièrement intéressante dans la mesure où elle précise bien que le plaisir musical est ici solitaire : il n’est pas partagé avec les autres auditeurs/danseurs qui ne prêtent aucune attention à la source de la musique. Mais ce type de configuration d’écoute reste rare : le plus souvent tout de même, les jeunes filles sont invitées, parfois à tour de rôle, à interpréter un morceau qui vise à les mettre en lumière et en valeur dans la soirée. Or il est aisé de noter qu’une grande partie des musiciennes qui peuplent la fiction sont soit des musiciennes de maigre talent – ou maintenues par leur famille, la société dans une pratique amateur – soit des musiciennes qu’on n’écoute que très rarement pour la beauté de leur jeu, pour la qualité de leur interprétation. Ici, il faudrait évidemment traiter à part le cas des musiciennes professionnelles, en particulier les cantatrices, qui se produisent sur scène ou qui sont invitées dans les salons mondains. Mais elles ont déjà fait l’objet d’études, notamment par Thierry Santurenne dans son ouvrage L’Opéra des romanciers (2007) ou par Timothée Picard dans plusieurs de ses ouvrages comme Âge d’or, décadence, régénération, un modèle fondateur pour l’imaginaire musical européen (2013) ou La Civilisation de l’Opéra (2016). Les musiciennes qui m’intéressent ici ont une pratique de la musique cloisonnée, limitée au cadre domestique ou au cadre mondain de manière ponctuelle. Les personnages féminins sont donc très souvent des musiciennes mais elles sont pour autant rarement définies et présentées comme telles. Leur pratique s’invite le plus souvent dans la fiction dans ce qu’il conviendrait d’appeler la scène de la jeune fille au piano, une scène qui, comme son nom l’indique, n’a qu’un temps limité dans la diégèse et répond à des codes et des éléments topiques.

« Le coup de la sonate » ou la version parodique de la scène de la jeune fille au piano

10Parmi les raisons qui président au jeu, la principale pourrait se résumer par une formule utilisée par Zola dans Pot-Bouille : « Le coup de la sonate ». Arrêtons-nous donc sur un passage de ce roman de Zola qui offre une version parodique et caricaturale de la scène de la jeune fille au piano, telle qu’elle a pu se déployer dans la fiction du xixe siècle. En effet, combien de romans dans le siècle ne contiennent-ils pas cette scène topique où une jeune fille est invitée à jouer une romance afin d’être ainsi mise en lumière, transformée le temps de la scène en un joli tableau ? Plutôt que de proposer un éventail de scènes renvoyant plus ou moins directement à la même construction, nous avons trouvé plus intéressant d’étudier d’emblée une version hyperbolique de ce moment social.

11Dans ce passage de Pot-Bouille qui nous intéresse, tout y est, mais sans aucun implicite, sans aucun effet poétique, sans sublime musical surtout, fournissant ainsi une parfaite antithèse aux moments musicaux féminins tels qu’ils apparaissent dans la fiction hoffmannienne par exemple2. Tout y est parce que tout est dit. Mme Josserand entend faire « le coup de la sonate » à ses invités en mettant au piano sa fille Berthe lors d’une réception organisée chez elle, tentant par-là d’émerveiller quelque auditeur masculin qui pourrait voir ainsi naître en lui des velléités matrimoniales.

Berthe avait ouvert le piano.

— Mon Dieu ! expliqua Mme Josserand, c’est un morceau sans prétention, une simple rêverie… Monsieur Mouret, vous aimez la musique, je crois. Approchez-vous donc… Ma fille le joue assez bien, oh ! en simple amateur, mais avec âme, oui, avec beaucoup d’âme.

— Pincé ! dit Trublot à voix basse. Le coup de la sonate.

Octave dut se lever et se tint debout près du piano. À voir les prévenances caressantes dont Mme Josserand l’entourait, il semblait qu’elle fît jouer Berthe uniquement pour lui.

Les Bords de l’Oise, reprit-elle. C’est vraiment joli… Allons, va, mon amour, ne te trouble pas. Monsieur sera indulgent.

La jeune fille attaqua le morceau, sans trouble aucun. D’ailleurs, sa mère ne la quittait plus des yeux, de l’air d’un sergent prêt à punir d’une gifle une faute de théorie. Son désespoir était que l’instrument, essoufflé par quinze années de gammes quotidiennes, n’eût pas les sonorités du grand piano à queue des Duveyrier ; et jamais sa fille, selon elle, ne jouait assez fort.

Dès la dixième mesure, Octave, l’air recueilli et hochant le menton aux traits de bravoure, n’écouta plus. (Zola, [1882] 2017, p. 83)

12Notons d’abord la manière dont la mère annonce la prestation de sa fille ; elle doit jouer mais « en amateur » car point trop n’en faut, comme le notait déjà Delphine de Girardin. Mme Josserand poursuit son introduction en précisant que Berthe jouera une valse et non une sonate, Les Bords de l’Oise, dont le titre évoque une balade bucolique à faire avec un prétendant. La confusion entre sonate d’un côté et valse de l’autre renvoie bien à un mépris du répertoire envisagé. Peu importe ce que jouera Berthe, ce qui compte c’est qu’elle produise un effet auprès du prétendant que lui a assigné sa mère, Monsieur Mouret, qui est d’ailleurs invité à se rapprocher de la jeune femme pendant qu’elle joue.

13La mère précise aussi que le « morceau [est] sans prétention », « une simple rêverie », dénigrant ainsi le morceau à venir. Cette rêverie d’ailleurs, Berthe est invitée indirectement à la jouer, aux deux sens du terme, avec trouble : « ne te trouble pas » lui dit sa mère, ordre qui en réalité dit bien tout l’inverse ; il faut qu’elle joue à être troublée, à paraître émue par le fait d’être ainsi placée au centre de l’attention et dans la proximité immédiate d’un jeune homme. Mais comme le précise ensuite ironiquement la voix narratoriale, Berthe joue « sans trouble aucun », rompue qu’elle est à ces scènes de jeu. Dès les premières notes, on comprend l’ordre de la mère de « joue[r] fort » : le piano est de très mauvaise facture et ne rend qu’un maigre son… Du côté des auditeurs, les choses se gâtent aussi. Octave, dès la dixième mesure, n’écoute plus et observe les auditeurs, nous offrant ainsi une description savoureuse de cette assemblée aussi distraite que lui.

14Si cette scène de Pot-Bouille joue autant sur un registre parodique, c’est qu’elle détourne les codes de la scène de la jeune fille au piano en la révélant pour ce qu’elle est, de la manière la plus prosaïque possible : une manière de donner à voir la jeune fille en fleur et d’allécher les éventuels prétendants. Le moment pianistique n’a de valeur que par ce qu’il est une médiation entre la jeune fille à marier et le prétendant à appâter.

15Ce « coup de la sonate » est évidemment construit de manière bien plus subtile la plupart du temps, de manière plus poétique aussi ; mais les faits sont là : la plupart des musiciennes dans la fiction sont des jeunes filles à marier et la scène musicale permet d’initier la rencontre avec l’élément masculin. On trouve donc de multiples variations sur cette scène, permettant ainsi de construire une typologie de musiciennes, des plus mauvaises, comme Berthe, aux plus talentueuses comme Rosamond dans Middlemarch, en passant par les plus mièvres, à l’image du personnage d’Elfriede Swancourt dans A Pair of Blue Eyes de Thomas Hardy (1872-1873)3.

L’arbre qui cache la forêt ? Des limites de raisonner à partir d’une population fictionnelle délimitée

16Pour autant, il apparaît que le fait de fonder l’interprétation sur une typologie de musiciennes est une démarche qui rencontre rapidement de vraies limites, les limites mêmes de la fiction. En effet le risque est de niveler les prestations musicales des musiciennes à partir d’une lecture préétablie, procédant par là à une stéréotypification des personnages. Autrement dit, en cherchant à raisonner à partir d’une population fictionnelle – les musiciennes – la tentation est grande de les classer en des sous-catégories qui, aussi variées soient-elles, ne seront pas à même de rendre compte de la très grande variété des situations musicales. Les effets de stéréotypie à l’œuvre dans un grand nombre de scènes musicales risquent ainsi d’être redoublés par une lecture qui les reconduit, a priori, en recherchant dans le corpus sélectionné des traits communs entre les textes, négligeant les spécificités de ces derniers.

17À ce titre, notons que les musiciennes les plus intéressantes, à la fois en termes de qualité musicale et de personnage de la diégèse, sont justement celles qu’on ne parvient pas à classer si facilement, celles qui remettent en cause les stéréotypes construits à la fois par les textes eux-mêmes, certes, mais aussi par une lecture critique trop globalisante. Ces musiciennes qui résistent à toute tentative de classification sont aussi très nombreuses, leur nombre grandissant à mesure que l’approche critique se fait plus prudente sur le fait de raisonner à partir d’idées reçues sur la manière dont leur pratique musicale est représentée. Aussi la typologie présentée par Delphine de Girardin au début de cet article – représentative d’une grande partie du corpus fictionnel de la littérature européenne du xixe siècle – est-elle loin d’épuiser et de rendre compte des scènes de jeu, d’interprétation musicale, d’improvisation voire de composition au cœur desquelles les musiciennes sont aussi présentes.

18On se rend compte ainsi qu’elles ne sont pas toutes des jeunes premières mais sont aussi des femmes mariées (Julie d’Aiglemont dans La Femme de trente ans de Balzac [1842]), des femmes non pas issues de la bourgeoisie ou de l’aristocratie mais des courtisanes qui tentent par la musique de se distinguer des femmes de leur condition (Marguerite Gautier dans La Dame aux Camélias d’Alexandre Dumas [1848]), des femmes qui regrettent de ne pas avoir eu une plus solide formation musicale et qui tentent, tardivement, de compenser ce manque initial (Gwendolen Harleth dans Daniel Deronda de George Eliot [1876]). De même parmi les jeunes premières, on trouvera des musiciennes dont le talent exceptionnel déconcerte les auditeurs, trop habitués à un jeu de circonstances (Marianne Dashwood dans Sense and Sensibility de Jane Austen [1811], Laura Fairlie dans The Woman in White de Wilkie Collins [1860]), et surtout des improvisatrices et des compositrices (Corinne ou l’Italie de Madame de Staël [1807], Modeste Mignon de Balzac [1844]).

19Arrêtons-nous un instant sur un bel exemple qui nous est fourni par Balzac dans son roman Béatrix avec le personnage de Camille Maupin. En effet, cette dernière est une femme mûre (environ 45 ans) qui a appris la musique auprès des meilleurs professeurs, et qui a toujours refusé d’être une simple musicienne de circonstance :

En se voyant inférieure à des poupées qui jouaient du piano et faisaient les agréables en chantant des romances, elle voulut être musicienne : elle rentra dans sa profonde retraite et se mit à étudier avec obstination sous la direction du meilleur maître de la ville. Elle était riche, elle fit venir Steibelt pour se perfectionner, au grand étonnement de la ville. On y parle encore de cette conduite princière. Le séjour de ce maître lui coûta douze mille francs. Elle est, depuis, devenue musicienne consommée. Plus tard, à Paris, elle se fit enseigner l’harmonie, le contre-point, et a composé la musique de deux opéras, qui ont eu le plus grand succès, sans que le public ait jamais été mis dans la confidence. Ces opéras appartiennent ostensiblement à Conti, l’un des artistes les plus éminents de notre époque ; mais cette circonstance tient à l’histoire de son cœur et s’expliquera plus tard. (Balzac, [1839] 2012, p. 140-141)

20Sa formation musicale est en effet très poussée puisqu’elle comprend des éléments qui ne font pas partie de ce qui était enseigné aux jeunes filles habituellement, même à celles qui auraient suivi un enseignement professionnel (les classes de composition, par exemple, ne seront ouvertes aux femmes qu’en 1870). On apprend d’ailleurs dans ce passage qu’elle a composé deux opéras, ce qui est tout à fait exceptionnel pour une musicienne au xixe siècle, bien que la paternité de ces deux créations lui ait été volée par son amant Conti. Dans une très belle scène du roman de Balzac, le personnage est surpris par Calyste en train de jouer pour elle-même, révélant une pratique solitaire et salutaire de la musique :

En ouvrant la porte, Calyste entendit les sons du piano, il crut que Camille Maupin était au salon ; mais, lorsqu’il entra au billard, la musique n’arriva plus à son oreille. Camille jouait sans doute sur le petit piano droit qui lui venait d’Angleterre rapporté par Conti et placé dans son salon d’en haut. En montant l’escalier où l’épais tapis étouffait entièrement le bruit des pas, Calyste alla de plus en plus lentement. Il reconnut quelque chose d’extraordinaire dans cette musique. Félicité jouait pour elle seule, elle s’entretenait avec elle-même. Au lieu d’entrer, le jeune homme s’assit sur un banc gothique garni de velours vert qui se trouvait le long du palier sous une fenêtre artistement encadrée de bois sculptés colorés en brou de noix et vernis. Rien de plus mystérieusement mélancolique que l’improvisation de Camille : vous eussiez dit d’une âme criant quelque De profundis à Dieu du fond de la tombe. Le jeune amant y reconnut la prière de l’amour au désespoir, la tendresse de la plainte soumise, les gémissements d’une affliction contenue. Camille avait étendu, varié, modifié l’introduction à la cavatine de Grâce pour toi, grâce pour moi, qui est presque tout le quatrième acte de Robert-le-Diable. Elle chanta tout à coup ce morceau d’une manière déchirante et s’interrompit. (Balzac, [1839] 2012, p. 165-166)

21Pourrait-on trouver un contre-exemple plus frappant à opposer à la scène caricaturale construite par Zola dans Pot-Bouille que ce moment de soliloque musical, totalement déconnecté de toute représentation sociale, où la musicienne joue non pas pour les autres, pour se faire valoir, mais uniquement pour elle-même ? Non seulement Camille Maupin est ici décrite comme une excellente musicienne, une merveilleuse interprète, mais aussi comme une improvisatrice, capable d’ajouter des variations à la partition de Meyerbeer pour qu’elle soit en parfaite adéquation avec les sentiments qui l’agitent au moment où elle la joue. Notons aussi que l’auditeur masculin est ici caché et que la femme joue sans savoir qu’elle est l’objet de toute son attention. Cette configuration d’écoute permet de libérer le personnage féminin du male gaze qui l’enferme le plus souvent dans un rapport de séduction.

Improvisatrices et compositrices

22Nous glissons donc progressivement vers une catégorie de musiciennes plus talentueuses, plus rares aussi, et nécessairement plus difficiles à traquer, tant le nombre des petites musiciennes de salon a tendance à masquer l’hétérogénéité des pratiques musicales dans la littérature du xixe siècle. Je pense ici aux compositrices – ou aux improvisatrices – même si la distinction au xixe siècle est peu opérante.

23De nombreux et nombreuses musicologues ont entrepris des travaux de recherches pour tenter de retrouver la trace de compositrices passées, à l’image des travaux de Florence Launay et de son travail remarquable sur Les Compositrices en France au xixe siècle (2006). Son ouvrage prouve que malgré les difficultés d’accès aux classes de composition et les préjugés sur les capacités artistiques des femmes, il y a eu dans le siècle plus d’un millier de compositrices mais dont la plupart des œuvres ont été perdues.

24Parallèlement à ces travaux de recherche qui visent à déconstruire l’idée que la création musicale féminine n’aurait pas existé, un répertoire d’œuvres musicales composées par des femmes est actuellement redécouvert (comme c’est le cas des œuvres d’Élisabeth Jacquet de la Guerre4) et mis à l’honneur (on pense aux œuvres de Clara Schumann, de Pauline Viardot, des sœurs Boulanger, d’Armande de Polignac, etc.). Mais si les musicologues en sont donc arrivés à la conclusion qu’il y a eu beaucoup de brillantes musiciennes et de compositrices dans le siècle, la littérature reflète-t-elle la présence de ces artistes femmes ?

25Là aussi, il convient de dégager des facteurs qui offrent les conditions de possibilité de l’émergence de l’acte compositionnel. En s’appuyant sur des textes mettant en scène des compositeurs masculins, il est aisé de repérer les facteurs décisifs : pour composer il faut d’abord avoir du temps pour le faire, ainsi qu’un lieu pour s’adonner à ce travail d’écriture. On retrouve là des problématiques chères à Virginia Woolf développées dans A Room of One’s Own (1929). Un lieu, du temps, mais aussi un éthos, une capacité à s’envisager soi-même comme un artiste crédible, et surtout avoir l’ambition de passer à la postérité. Notons que dans la littérature romantique, la mythologie du musicien de génie repose souvent sur une présence féminine qui permet de libérer le compositeur des contingences matérielles de l’existence pour s’adonner à son geste créateur5. Mais qu’en est-il du côté des artistes femmes ? Une vraie problématique méthodologique se pose que l’on pourrait résumer comme suit : comment chercher dans la littérature la trace de quelque chose qui a existé, on le sait, mais qui a souvent été méprisé, mal vu, découragé ? Il est difficile de trouver des compositrices dans le corpus fictionnel dans la mesure où ces dernières ne sont que rarement envisagées comme telles, c’est-à-dire comme regroupant les différents facteurs que j’ai énoncés précédemment : des femmes qui auraient du temps, un lieu, un éthos d’artiste. Cela suppose donc d’être attentif à des signes cachés, de traquer, de sonder des coins de salons où pourraient se nicher une pensée musicale féminine en ébullition, des désirs inassouvis de création. Et quel statut accorder à des œuvres qui n’ont pas pu éclore pleinement ? Est-ce un peu forcer la littérature en la considérant non plus pour ce qu’elle dit mais pour ce qu’elle ne dit pas, pour ce qu’elle cache, pour ce qu’elle voile, pour ce qu’elle étouffe aussi ? Il s’agit ici de s’intéresser à des stratégies de décrédibilisation – émanant à la fois du reste du personnel romanesque, des voix narratives, des auteurs eux-mêmes – qui visent à nier ce qui relève pourtant de gestes ou de désirs compositionnels. Nous nous appuierons ici sur un exemple qui offre un beau terrain d’investigation pour tester la validité d’une telle démarche.

26Au début de La Duchesse de Langeais de Balzac, la duchesse, seule dans la tribune de l’orgue, s’amuse à mélanger un Te Deum avec des motifs du Mosè de Rossini, puis construit des variations sur la partition du maître italien, avant de jouer une romance française, l’air de Fleuve du Tage, qu’elle ne joue pas directement mais qu’elle laisse deviner à ses auditeurs par un « vague rappel » (Balzac, [1834] 2020, p. 199). Autrement dit, apparaît ici l’improvisation6, le geste créatif mais qui ne va pas être explicité comme tel dans la narration.

27Par ailleurs, on évoque souvent le début de La Duchesse de Langeais comme une exaltation de l’orgue comme instrument mystique. Si cette dimension est présente on oublie de dire que la représentation de la création musicale s’y trouve illustrée dans une répartition genrée digne d’un vrai cas d’école. En effet, après avoir longuement vanté la puissance et la beauté de l’instrument, « le plus grand, le plus audacieux, le plus magnifique », lui qui est un « orchestre tout entier », est évoqué ensuite sur le mode négatif la manière dont la religieuse utilise cet instrument : « la joie de la religieuse n’eut pas ce caractère de grandeur et de gravité qui doit s’harmoniser avec les solennités du Magnificat ; elle lui donna de riches, de gracieux développements, dont les différents rythmes accusaient une gaieté humaine ». Là où le créateur masculin, en amont du passage qui nous intéresse ici, était envisagé du côté du divin, l’improvisatrice, elle, est trop humaine. Le narrateur précise ensuite que « [s]es motifs eurent le brillant des roulades d’une cantatrice qui tâche d’exprimer l’amour, et ses chants sautillèrent comme l’oiseau près de sa compagne ». Pour dévaloriser le travail d’improvisation, Balzac a recours aux critiques envers les cantatrices qui en font trop. On retrouve à nouveau l’usage de l’adjectif « brillant » rencontré tout à l’heure sous la plume de Delphine de Girardin. Pourtant, malgré ce discrédit porté sur l’improvisation de la duchesse, ce qui est décrit reste une œuvre de grande envergure, contrastée, capable de traduire maintes émotions, une « brûlante symphonie », comme le narrateur finit par le concéder (Balzac, [1839] 2012, p. 201-203). Est donc décrit dans ce passage un moment de création intense mais il est facile de passer à côté tant la narration n’a de cesse de dévaloriser le geste compositionnel.

*

28Pour conclure, les musiciennes constituent donc bien une population fictionnelle dense dans la littérature du xixe siècle. Elles sont à la fois partout – en fonction des catégories sociales envisagées – et pourtant rarement valorisées comme telles : le moment pianistique est davantage une pratique sociale qui vise à réifier les femmes en objets de contemplation plus qu’à valoriser un talent. Cet effet de stéréotypie a cependant aussi pour effet de mettre en valeur avec plus de force celles dont la pratique musicale sort des cadres préétablis. Par ailleurs, il apparaît que le cas particulier des compositrices invite à repenser la définition même de ce que l’on entend par composition, en général envisagée comme une œuvre finie, imprimée, éditée, diffusée, transmise à la postérité. Cette définition, valable quand on envisage une production masculine, ne peut suffire pour étudier la production féminine restée souvent à l’état de latence.