Épilogue. La zoomorphie satirique en question(s) : retours, déplacements, transformations
1En guise d’exergue à ce bref propos, qui ne sera ni une conclusion, ni une synthèse, ces quelques lignes d’un très amer satiriste de notre temps :
Aux armes rats pigeons cochons moustiques
Nous n’en finissons pas d’emprunter à l’animal qui est la voiture-balai de tout ce qui nous dégoûte, et pourtant nous aimerions secrètement avoir des poils ou des plumes : « hurler avec les loups », « l’homme est un loup pour l’homme », « vivre comme un pourceau », « nos concurrents japonais ne sont que des fourmis », « c’est ma bête noire », « schwein haben », et surtout « la vache folle ».
Nous n’osons nous l’avouer, nous nous exténuons à poursuivre le vif – « mettez un tigre dans votre moteur ». Nous admirons le magnétisme qui oriente les pigeons – que nous méprisons parce que nous trouvons qu’ils chient trop. Nous admirons aussi les grands prédateurs – les Tigres, les Squales – que nous avons massacrés et que nous appelons maintenant à la rescousse pour donner un peu de gueule aux misérables spéculations boursières, nous nous débrouillons toujours pour utiliser ce qui peut sans trop d’état d’âme donner un grand coup de langue ou de dent.
Nous avions déjà les chiens bombes pendant la première guerre mondiale, les vaches-réclames pour les tablettes de chocolat suisse… Nous sommes certes passés des « pauvres bêtes » – les bêtes de somme – à une fascination et à une admiration pour l’éthologie animale : nous savons que les abeilles et certains escargots savent mieux que nous trouver les formes optimales, mais ils nous servent toujours pour légitimer ce qui nous accable […] Ne commence-t-on pas à dire que les fourmis vivent mieux que nous ? Que chacun de ces individus ne fait pas de salade pour vivre, pour se sacrifier, que la reine pond mais ne règne pas, mieux que régner sans gouverner ! Internet fourmille de toutes ces histoires d’adolescents qui se révoltent et veulent vivre comme des fourmis !
Nous sommes coincés dans les psychologies requises par les « d’une part et d’autre part » : c’est pourquoi nous voulons fabriquer du sauvage pour parer au plus pressé. Cela a donné Tarzan et maintenant du Tarzan à domicile – le fitness. (Châtelet, 1999, p. 70-74)1
2On a pu mesurer, au fil de ces journées, à quel point les figures liées à la zoomorphie satirique n’ont cessé de hanter les discours que l’homme tient sur lui-même, pour le meilleur et pour le pire. Et s’il est vrai, comme le disait Antonin Artaud, que « depuis mille et mille ans en effet que le visage humain parle et respire, on a encore comme l’impression qu’il n’a pas encore commencé à dire ce qu’il est et ce qu’il sait » (Artaud, 1947)2, il semble bien que l’animal n’a cessé d’être sollicité pour « faire parler » le visage humain de multiples manières, tantôt lourdement suivistes (une vraie « voiture balai » de topoï, pour reprendre l’image de Gilles Châtelet !), tantôt singulièrement inventives, interrogeant « ce qu’il est et ce qu’il sait ».
3On a pu sonder, d’une intervention à l’autre, le foisonnement extraordinairement riche de la zoomorphie satirique depuis la Renaissance. On a pu constater, chemin faisant, le retour de certaines questions, se déplaçant d’un moment à l’autre sous des formes diverses. Questions quant à l’objet de la satire : les figures animales sont-elles réductibles aux cibles que ces textes semblent avoir en point de mire ? Questions quant au(x) sujet(s) prenant en charge le discours satirique : que nous disent-elles au juste, ces figures animales, des motivations et stratégies polémiques, mais aussi de l’imaginaire collectif et des fantasmes plus spécifiques de celles et ceux qui les mobilisent ? Questions quant aux valeurs qui leur sont associées, tantôt ostensiblement négatives – comme dans le répertoire inépuisable des insultes auxquelles les animaux furent liés3 –, tantôt plus positives ou ambivalentes, du fait de de l’instabilité des réseaux d’analogies où ces figures animales sont prises. Questions, enfin, quant aux présupposés zoo-anthropologiques conditionnant les usages et les effets des analogies animales en contexte satirique. Car si, depuis l’âge d’or de la physiognomonie comparée et de l’anthropologie fixiste qui lui servit de socle, elles contribuèrent bien souvent à classer, catégoriser, réduire, pour mieux dominer, accuser, et même, parfois, pour mieux tuer – songeons au rôle des analogies animalières dans l’iconographie accompagnant tant de discours de haine de sinistre mémoire –, il importait, en contrepoint, de s’attarder sur leur potentiel de défamiliarisation critique et de questionnement créatif.
4Des points d’inflexion particulièrement significatifs ont permis d’interroger les effets de perspectivisme induits par les figures animales-humaines, faisant varier le « point de perspective », comme dirait La Rochefoucauld, grâce auquel on pourrait ressaisir conjointement les relations entre objets, sujets, valeurs et présupposés du propos satirique. Effets de perspectivisme critique nimbant d’indéterminations multiples l’usage des analogies animales et faisant planer plus d’un soupçon quant à la pertinence d’une interprétation allégorique assurée et univoque. Dans un registre qui m’est plus familier que d’autres – mais on pourrait évoquer bien des exemples analysés au fil de ces journées –, le cas des fictions de Cyrano, étudié par Michèle Rosellini, m’a semblé particulièrement fécond à cet égard, le texte mettant en œuvre une continuelle dérive des interprétants en mobilisant, d’un monde à l’autre, plusieurs régimes sémiotiques de l’image animale : tantôt miroirs de l’humain en ses travers les plus misérables, tantôt miroirs de la nature, de ce que « veut » la nature, révélant ce que l’humain tend, en ses impostures théologico-politiques, morales et sociales spécifiques, à en ignorer ou nier : les figures animales rencontrées dans les autres mondes y renvoient de manière aléatoire et indéfiniment problématique au motif d’un vivre « selon la nature » où les humains et les animaux retrouveraient une « langue matrice » qui leur serait commune – fiction qui à son tour n’est jamais à l’abri d’un retournement ironique qui la fait apparaître comme une pure illusion, indécrottablement anthropocentrée. Le mythe des compagnons d’Ulysse transformés par Circé en animaux et refusant de redevenir des hommes, dont Nicolas Correard a restitué la subtilité polyphonique sous la plume d’un Jean-Baptiste Gelli, a offert également un bel exemple de cette labilité des points de vue autour de l’animalité figurant l’humain, dont jouera à son tour pleinement, à sa manière, La Fontaine dans la « méta-fable » ouvrant le dernier livre de ses Fables, « Les Compagnons d’Ulysse »4.
5Un autre type de question a, dès lors, fait surface de manière récurrente quant aux limites de la satire. Nombreux sont les cas où l’on est amené à se demander : « quand y a-t-il satire ? ». Où commencent-ils et où finissent-ils, les États et Empires de la satire ? Qu’en est-il au juste du degré de « satiricité » de telle ou telle figuration de l’animal humain ? Le caractère constitutivement hybride de la satire comme registre générique mélangeant toutes sortes d’ingrédients n’est pas étranger à ces effets d’indétermination et l’on a pu vérifier à quel point cette hybridité était consubstantielle à son potentiel cognitif et critique spécifique5. Dans bien des cas évoqués, ignorer les limites de la satire, voir de la satire partout – « une guerre hybride » tous azimuts ! –, même là où la satire se trouve dépassée et détournée à d’autres fins, n’est pas sans risque. Il faudrait du reste faire état, en certains moments de cette très longue histoire, d’une sorte de fatigue chronique à l’égard de la satire en tant que telle, la figure du satiriste, par sa posture dogmatique et amère, finissant par engendrer lassitude et ennui. Et il importe alors d’être attentif aux gestes par lesquels tant d’auteurs, tout en liant l’animal à leur visée satirique, tendent aussi à l’en délier, en marquant un mouvement de recul par lequel ils se détournent de la satire, situant leur éthos bien au-delà de celui du satiriste qu’ils adoptent localement, et leurs fictions d’animalité bien en deçà des cibles qu’ils semblent viser. Il me semble symptomatique, à cet égard, que Michel Serres, dans les cours sur La Fontaine qu’il donna à Stanford et que j’ai édités récemment, ait éprouvé le besoin de se démarquer fortement des interprétations satiriques des Fables de La Fontaine et des figures animales qu’elles mobilisent, interprétations à vrai dire plutôt commodes dans maints travaux critiques et pédagogiques consacrés au fabuliste : il apparaît assez vite, à la lecture de son La Fontaine, que c’était là l’une de ses « bêtes noires ».
Les animaux parlent. Riez-vous de ce non-sens ? Il s’agit d’un enchantement, dites-vous, au mieux d’une image, d’un procédé rhétorique. Nos professeurs nous enseignent que sous le Lion se cache le Roi ; sous la peau du loup, les Nobles ; et que l’Âne ou l’Agneau représentent les faibles, grugés. Étrange façon de raisonner, car il faudrait alors que, pour avoir écrit les mêmes comptines, Phèdre, avant La Fontaine, Ésope, avant Phèdre, Abikkar avant Ésope, et j’en oublie beaucoup, aient tous rencontrés, en d’autres langues, divers temps et autant de cultures, la même société munie des mêmes hiérarchies soumises aux mêmes lois. L’interprétation historique nie l’histoire et ses changements. Qui ne voit là une manie de bourgeois français drogués de politique ? (Serres, 2021, p. 51)
6Ce que Serres reproche à certaines « explications » intégralement satiriques des Fables animalières de La Fontaine, ce n’est pas d’y voir une satire acérée des mécanismes sociaux et politiques du siècle qui fut le sien (qui le nierait ?) ; c’est bien plutôt de se priver de toute une mémoire issue du fond des âges où les figures animales permettent d’exprimer quelque chose de fondamental sur l’humain : toute une « étho-logie » sous-jacente, à reconfigurer de fable en fable par chaque lecteur, bien plus qu’une position politique ou morale surplombante, qui serait celle du satiriste Jean de La Fontaine. Et loin de ne considérer, par exemple, telles ou telles figures animales que comme des masques de la Cour de Louis XIV, il importe, selon Serres, de ne voir dans la Cour elle-même qu’un cas particulier de cette « Basse-cour » que les humains ont en eux depuis la nuit des temps, les animaux permettant de coder et de mimer les voix et les postures de cette « ménagerie intérieure » que chaque sujet porte en soi :
La réunion ou microcosme
Si chaque bête montre une qualité dominante, les hommes ordinaires ou normaux n'en font voir aucune, pour jouir de la somme ou du microcosme de toutes les spécifications : nous sommes, ensemble, une composition, un mélange de Lion, de Loup, de Rat, de Moucheron… […]. Je suis jungle, jardin des plantes et cage des bêtes, je me reconnais dans chacune des Fables, car je suis l’ensemble des corps fabuleux. Ce cogito me paraît plus instructif que celui de Descartes et que son Traité des passions !
La masse de matière commune aux hommes et aux animaux rend possible, c'est-à-dire non-contradictoire, ce rassemblement, cette ménagerie, dans la cage du thorax et sous la voute crânienne. Que tous ces éléments se fassent en moi, comme à l’extérieur, la guerre n’empêche point, en effet, qu’ils puissent coexister par l’égale distribution de ce morceau subtil que le Discours à Madame de la Sablière évoque et décrit, contre Descartes justement. Nœud de serpents, écurie, antre et remise, troupeau, banc et horde… voilà l’homme, réunion des espèces ; voilà l’homme, petit monde fabuleux. (Ibid., p. 113)
7On a pu mesurer au fil de ces journées à quelle point la force de la zoomorphie satirique fut d’ouvrir, par des voies à chaque fois singulières et souvent imprévisibles, à la fois sur un en deçà et sur un au-delà de la satire. Ce qui ne conduira pas, de toute évidence, à tenir pour secondaires les intentions polémiques qui orientent la satire et motivent la mise en scène des figures animales qui l’accompagnent ; mais nombreux sont les cas où les figures zoomorphiques offrent aussi la possibilité de ne pas s’y tenir en expérimentant d’autres possibles de la pensée. Et si, pour reprendre les mots d’Artaud déjà cités, « le visage humain n’a pas encore trouvé sa face » (Artaud, 1947), faire parler autrement les figures animales, c’est, dans bien des cas, faire parler autrement le visage humain lui-même, quant à ce qui est et quant à ce qu’il sait.
8Les figurations de l’animalité s’associent aujourd’hui de bien des manières à un travail philosophique de refondation de la personne humaine, selon des modalités différentes où l’animal joue, à chaque fois, un rôle nodal – que l’on songe à des approches comme celle de Michel Serres en son La Fontaine (et dans Récits d’humanisme) ou à tant d’autres6. Et cela en un moment où il est assez commun que le discours ambiant sur l’humanisme oscille entre deux types de dégoûts : 1) un premier dégoût suscité par les valeurs surannées si souvent associées au terme même d’« humanisme », célébrant une essence de l’humain – trésor de ce qui fait l’excellence de l’Homme qui aurait trouvé dans les Humanités son Musée et dans les Humanistes ses mentors –, dégoût résumé sous une forme brutale par un personnage de Michel Houellebecq, avouant que le mot « humanisme » lui donne « une légère envie de vomir »7 ; 2) un second type de dégoût suscité par la prolifération souvent confuse de discours antihumanistes constituant, via un « animalisme » tapageusement radical, de nouveaux dogmes quant à l’humain. Il n’est pas impossible qu’un retour réflexif sur les ressources de la zoomorphie satirique déployées tant toute leur richesse soit aujourd’hui de quelque utilité, en pareil contexte, pour (ré)explorer, comme autant de possibles latéraux laissés en chemin, diverses formes d’humanisme à la fois puissamment critiques et subtilement inventives, où les figures de l’animal et celles de l’humain s’expérimentent ensemble, les unes par rapport aux autres, indéfiniment. De ce point de vue, il serait intéressant d’évoquer, pour ne prendre qu’un exemple, les multiples échos que Le Règne animal, film remarquable à tant d’égards de Thomas Cailley, pourrait trouver dans certaines expériences de pensée proposées au fil de la longue histoire de la zoomorphie traversée en ces journées depuis la Renaissance, de Bruno à Kafka8.
9Il me semble que l’un des apports de cette enquête collective est d’avoir rendu pleinement visible dans la longue durée l’extrême fécondité de la tension récurrente entre une polarité zoo-satirique sans cesse réactivée et une polarité zoo-poétique mettant en œuvre des expérimentations imaginaires et formelles excédant largement leur visée satirique explicite. Enquête mettant l’accent sur toute une série de textes où la zoomorphie satirique, en un magnifique clignotement, « porte [à la fois] absence et présence », pour faire écho à un très célèbre fragment de Pascal relatif aux figures. Et je ne résisterai pas à la tentation de prolonger les analyses consacrées précédemment par Jonathan Pollock au personnage de Nick Bottom dans Songe d’une nuit d’été en méditant sur le poème des Illuminations intitulé « Bottom », précisément :
Bottom
La réalité étant trop épineuse pour mon grand caractère, – je me trouvai néanmoins chez Madame, en gros oiseau gris-bleu s’essorant vers les moulures du plafond et traînant l’aile dans les ombres de la soirée.
Je fus, au pied du baldaquin supportant ses bijoux adorés et ses chefs d’œuvres physiques, un gros ours aux gencives violettes et au poil chenu de chagrin, les yeux aux cristaux et aux agents des consoles.
Tout se fit ombre et aquarium ardent. Au matin, – aube de juin batailleuse –, je courus aux champs, âne, claironnant et brandissant mon grief, jusqu’à ce que les Sabines de la banlieue vinrent se jeter à mon poitrail. (Rimbaud, [1886] 1984, p. 191) 9