Colloques en ligne

Franck Collin

Vache folle, vache sage. Une contre-satire vaccamorphique de la féminité au tournant des XXe-XXIe siècles (Orwell, Haushofer, Sterchi, Boyer Hadjadj)

Mad Cow, Wise Cow. A Vaccamorphic Counter-Satire of Femininity at the Turn of the 20th-21st Centuries (Orwell, Haushofer, Sterchi, Boyer, Hadjadj)

1L’ère industrielle inaugurée après 1945 a considérablement accru le déséquilibre entre humains et espèces animales. Le lien affectif au bovidé, chanté par tant de cultures anciennes jusqu’à « La vache » de Hugo (1837), s’est distendu. Le modèle de la ferme entièrement robotisée, qui alimente, trait et nettoie les bêtes sans aucune intervention de l’éleveur, se répand sans bruit (Del Pino, 2017). L’homme se réjouit d’être déchargé de tâches harassantes et répétitives qui ont ponctué sa vie depuis le néolithique, mais s’habitue, en même temps, à une déconnexion toujours plus grande avec le vivant. Voici ce que les cinq auteurs contemporains réunis ici choisissent de dénoncer, bien que se sentant impuissants face aux instances décisionnaires, en utilisant des procédés satiriques subtils.

2Le registre classique de la satire abordait la zoomorphie pour comparer des individus à des animaux et moquer leur aspect comme leur caractère présumé : Horace compare ainsi une vieille libertine à une vache diarrhéique (Épodes I, 3-6), et Nietzsche taxe George Sand de « vache laitière au beau style » (Nietzsche, [1889] 1974, « Flâneries inactuelles », p. 61). Ici, nos auteurs utiliseront la vaccamorphie, ou forme-vache, pour souligner l’écart entre l’homme et l’animal, écart qui plaidera en faveur de l’animal, et contre l’homme dont le prométhéisme incurable et narcissique alimente nombre de craintes. C’est pourquoi nous proposons de parler de contre-satire (défendant la vache) plutôt que de satire ordinaire (caricaturant des ressemblances zoomorphiques de l’homme). Ce contre-discours pointe une domination humaine, vécue comme inquiétante, parce que rompant avec l’animalité (le ζῳοτικόν), comprise pour sa part comme le vrai garant du vivant (la ζωή).

3La vaccamorphie représente une figure menacée de disparition qui tente de résister, et se prévaut de quelques succès face à la normativité mortifère des hommes. Marlen Haushofer prend ainsi la contrepartie de réaffirmer la beauté archétypale de la vache face à la brutalité humaine qui détruit le lien civilisationnel. George Orwell, Beat Sterchi et Frédéric Boyer exposent une contre-satire où la résistance des vaches, folles ou sages, est auréolée d’une grande dignité même si elle paraît vaine face aux hommes. Enfin, Fabrice Hadjadj, en reprenant le mythe de Pasiphaé, pense la vachéité de la femme non comme zoomorphie risible, mais comme libération de l’injonction sociale et masculiniste à l’égard d’une maternité normée. La zoosatire qui s’exprime dans ces textes, sous forme d’idylle inversée, de sagesse retournée, et enfin de libération positive du désir, invite à dépasser le dérisoire et le tragique attachés à la technocratisation du monde, et à définir une écopoétique radicalement neuve, une autre arcadicité (Collin, 2021, chap. 5).

Zoosatire de la relation idyllique (Haushofer)

La redécouverte de la vache

4Le Mur invisible (1963) de Marlen Haushofer expose la situation d’une femme subitement isolée du reste du monde et de ses congénères. Venue passer un week-end dans le chalet d’amis, en pleine forêt autrichienne, elle est retenue par un mur invisible, dans le large périmètre d’une nature montagneuse. Une sorte de naufrage du monde s’est produit, dont elle paraît l’unique survivante. Tel un Robinson moderne, la narratrice anonyme organise sa survie en compagnie de quelques animaux familiers – un chien, des chats, une vache et, plus tard, une corneille blanche – et tient, comme le héros de Daniel Defoe, un journal de bord. La présence animale lui permet de tenir dans la solitude de son quotidien, qui, loin d’être idyllique, s’avère un combat de la survie. La vache, providentiellement apparue au lendemain de la présence du mur, est la compagne indispensable pour éviter une déroute prématurée.

5Le fait que la narratrice baptise cette vache « Bella », faute de connaître son nom d’avant (p. 31), en dit long sur la reconnaissance neuve qu’elle lui apporte :

[Bella] ne pouvait pas savoir à quel point elle était précieuse et indispensable. Elle était là, luisante, chaude et tranquille, notre grande et douce mère nourricière. […] Elle aimait que je lui parle. […] Elle aurait pu facilement me piétiner ou me donner un coup de corne, mais elle me léchait la figure et enfonçait ses naseaux dans le creux de ma main. (p. 136 ; nous soulignons)

6La beauté inestimable de Bella réside dans sa vaccamorphie toute maternelle : elle est « chaude », rassurante, affectueuse, et sa fonction trophique complète une bienveillance que l’on ressent aussi vaste que son corps. Après le cataclysme du mur revient à l’héroïne, en tant qu’unique survivante humaine, la décision de renouer une alliance primaire entre la vache et son espèce, le « notre [grande et douce mère] » excédant, à notre sens, la seule petite communauté rescapée. La vache « aim[e] » cette nouvelle considération dont elle fait l’objet, et reprend avec joie son rôle de pivot des sociétés agraires qu’elle a joué depuis le néolithique. De l’égyptienne Hathor-Isis à la grecque Héra « aux yeux de vache » (Duchemin, 1979, p. 21), des Idylles de Théocrite aux mugitus boum de Virgile (Géorgiques, II, 470), des vaches fantastiques d’Hampâté Bâ (1985) à celles, si sororales, de Scholastique Mukasonga (2014), la relation avec le bovidé était celle d’une relation réciproque et féconde. Or, cet imaginaire a vieilli avec la seconde ère industrielle, on le considère dépassé et inhérent à une mièvrerie pastorale d’un autre âge. À quoi bon s’astreindre à prendre soin d’un bovidé – l’héroïne du Mur invisible rappelle l’astreinte quotidienne qu’il représente (Haushofer, 1963, p. 28) – quand les machines s’en chargent ? L’exploitation de l’animal a remplacé toute empathie avec lui.

7Or, c’est justement celle-ci que refonde Haushofer, en écartant les satires grasses nées d’une subalternisation de la vache, et de comparaisons misogynes avec la femme telles « la grosse vache », « la peau de vache », « la vache folle » (Monestier, 2016, p. 200-204). L’héroïne « parle » bien à Bella, qui lui répond en la léchant, semblant recréer ce langage originaire de l’(agri)culture, quand s’inventa, dans le Croissant fertile, la première lettre de l’alphabet, l’aleph, un A renversé figurant le visage cornu du bovidé (Quignard, 2020, chap. 5, p. 22). En rejetant les stéréotypes vaccamorphiques, Haushofer renchérit sur le bien-fondé de cette relation animale. On peut parler à ce titre de contre-satire, de l’art de renverser la satire traditionnelle et « vacharde » en réinvestissant un champ sémantique et affectif plus profond. Un art sans moquerie qui prend la moquerie à rebrousse-poil et invalide la posture intellectuelle présumée supérieure du satiriste. La parenté de la femme et de la vache redevient une affaire sérieuse et bénéfique.

Contre-satire de la femme-vache

8La narratrice intradiégétique du Mur invisible s’émerveille de Bella comme d’une belle femme :

C’était un bel animal aux os fins, aux formes arrondies et d’un gris-brun. En quelque sorte elle produisait une impression gaie et juvénile. La façon qu’elle avait de tourner la tête […] me faisait penser à une jeune femme coquette qui regarde par-dessus son épaule avec des yeux bruns et humides. Cette vache m’alla droit au cœur, son aspect était vraiment trop réjouissant. (Haushofer, 1963, p. 29 ; nous soulignons)

9La légèreté des impressions caractérisant le grand quadrupède contraste avec l’image de lourdeur inexpressive à laquelle on l’associe ordinairement. Sont soulignées au contraire toutes ses qualités : sa beauté, allant jusqu’à la coquetterie, sa gaieté, sa jeunesse, sa sensibilité… autant de traits qui l’associent, sans rien de railleur, à une femme irradiant de beauté plastique et morale. Le nom de Bella a en outre, de façon implicite, absente dans le texte, le sens biblique de « Dieu est serment » (Exode 6, 23 : Elisheba), formule qui exprime un pacte nouveau avec l’humanité. Dans Le Mur invisible, ce pacte redessine un point zéro, dégagé de l’humain, à partir duquel la vie terrestre dépend désormais du lien entre humain et animal, et, en l’occurrence, d’un lien fondateur plus strictement féminin entre la femme et la vache. La contre-satire assène discrètement ses contre-valeurs face à une société patriarcale où prévalait la domination masculine. C’en est fini des vaches destinées à valoriser le taureau (Homère, Iliade, 2, 480-483), à servir de monnaie d’échange (Iliade, 23, 704-705), à définir la norme sociale de femmes soumises. Chez Hésiode, l’épouse est menée à la maison comme l’on y conduit une vache (Erga, 695, le verbe ἄγεσθαι convenant pareillement au troupeau), et elle y reçoit un dressage pour lui « apprendre les mœurs chastes » (Erga, 699). Le but est de rester maître du ventre des femmes, à la fois sur un plan sexuel et procréateur.

10La contre-satire de Haushofer refuse ainsi de caricaturer l’animal, quel qu’il soit, et va, non sans violence, jusqu’à mettre entre parenthèses la sexualité. Bella porte déjà un veau, et le fait d’ignorer sa conception fait d’elle une sorte d’immaculée. L’amour est du reste décrit comme une nécessité sans joie : c’est un « état […] passager » qui « n’est pas un état agréable pour les animaux », et qui révèle « un sommeil proche de la mort » (Haushofer, 1963, p. 173). La narratrice semble de la sorte critiquer une vision finaliste de la société où la natalité perpétuerait une fuite en avant irréfléchie et consommatrice de ressources. Ne faudrait-il pas au contraire se poser et, contraint par un mur invisible, tenter de comprendre les équilibres de la vie ? Gagner cet art de ruminer dont parlait Nietzsche ?

11L’aptitude à la rumination a été revalorisée par le philosophe1 non comme penchant au ressentiment, mais comme aptitude à surmonter l’affliction et à oublier ce que la mémoire comporte de lourd. Le sentiment d’avoir en Bella « une sœur patiente qui supporte son sort avec plus de dignité » (p. 169) confère à la narratrice une force vaccamorphique qui lui donne l’énergie de surmonter ses épreuves, de ne pas croire que la vie d’avant reviendra et d’écrire le journal témoin qui se lit sous nos yeux. L’héroïne « souhaite un [second] veau » (ibid.) à la vache, qu’elle pourrait avoir par croisement avec son premier veau, Taureau. Tout se passe comme si les bovidés méritaient de survivre davantage que les humains. La contre-satire de Haushofer prend ici un tournant radical : il n’y aura plus de vie humaine après l’héroïne, faute de partenaire. Il sera même préférable, affirme la fin du roman, qu’il n’y ait plus d’homme, car celui-ci serait toujours un prédateur dangereux.

Une robinsonnade inversée

12La Robinsonne de Haushofer se construit donc aux antipodes du Robinson de Defoe. Elle ne valorise pas l’homme technicien, habile à créer un habitat protégé (dont elle dispose, il est vrai, d’emblée) pour conserver les bienfaits de la civilisation. La forêt et la montagne environnantes lui imposent un contact inéluctable à la nature, dont l’injonction quotidienne à mener une vie de chasseuse-cueilleuse finit par lui paraître préférable (p. 183). Malgré des « dangers » omniprésents, notre Robinsonne sort de sa léthargie des « derniers temps » qui représente autant son état dépressionnaire passager que le renoncement déterminé à son existence d’avant le mur. Robinsonne ne cherchera nullement à dominer la nature, mais inclinera plutôt à y trouver la place qu’elle voudra lui laisser, sans aucune perspective de retour parmi les hommes. Son détachement la pousse, en été, à quitter son chalet pour gagner le sommet des alpages. Elle y goûte, dans un petit refuge, la sérénité du panorama montagneux et la compagnie simple de ses bêtes.

13Cette vie bucolique vaut mieux que le bruit du progrès technologique qui prévaut à l’époque de rédaction du récit (1963). Dans le boom des Trente Glorieuses, la société consumériste ne reçoit encore, côté occidental, que de pâles critiques, même si des doutes commencent à circuler à propos de la gadgétisation du confort, comme ceux que formule Tati dans Mon oncle (1958) par le détour innocent de gags n’expriment pas moins « la satire la plus aiguë, la plus incisive que l’on ait faite de notre temps » (Chiflet, 2012, p. 399). Si Haushofer a perdu la légèreté d’un Tati, c’est que l’époque est devenue grave : la menace atomique est partout, le mur invisible en est peut-être la conséquence. Le détour satirique prend une forme plus radicale pour dénoncer Robinson qui ne doit surtout pas être tout-puissant, pas plus qu’il ne permet de croire au retour de la bucolique idyllique.

14C’est ce que la contre-satire de la fin corrobore avec force. Dans la quiétude estivale de l’alpage surgit brusquement, venu de nulle part, un homme, hagard, violent. Il tue, à coups de hache Taureau, le veau de Bella. Il tue le chien Luchs, venu secourir le veau. Ce crime inexpliqué constitue un choc, pour la narratrice comme pour le lecteur. Il paraît absurde, gratuit, dévastateur. Haushofer exerce ici une satire très sombre de son espèce, de son goût du sang, de son plaisir de détruire, avec ou sans « bonnes » raisons. La réaction de la narratrice est immédiate et sans appel. Elle se saisit de son fusil. Elle tue l’homme d’une seule balle. Elle en est contente :

J’étais contente qu’il soit mort. Il m’aurait été difficile d’achever un homme blessé. Pourtant je n’aurais pas pu le laisser en vie. […] Son visage était hideux. Ses vêtements sales et déchirés étaient bien taillés et dans un beau tissu. Peut-être avait-il loué une chasse comme Hugo, ou bien c’était un avocat, un directeur ou un industriel comme ceux qu’il avait si souvent invités. (Haushofer, 1963, p. 196)

15Cet homme tué prend un sens discrètement allégorique. La laideur de son visage (autant dire de son âme) et son acte gratuit de tueur ne laissent à l’héroïne aucun remords de son geste. Contrairement à elle, il n’a pas su s’adapter au milieu. Ses habits trahissent une condition sociale élevée, et le goût probable de la chasse comme d’un simple sport que se réservait une élite, invitée par Hugo (l’hôte, initialement, de l’héroïne). L’irruption du tueur compulsif pointe de la sorte l’inadaptation de ce type d’homme, bien policé, masculiniste, et prédateur forcené. L’héroïne est fière d’avoir éliminé un désorganisateur de la vie, quand bien même cela condamne désormais sa propre espèce, faute de partenaire masculin. Elle ne veut même pas laisser le corps « dans l’herbe innocente » (ibid.), près de Taureau mort. Elle préfère le « f[aire] rouler en bas » (ibid.), dans un ravin, comme si elle laissait tomber ce genre humain incurable. La satire vaccamorphique de Haushofer se termine ainsi sous un jour sombre. Femme et vache demeurent seules et finiront ensemble, signant la fin de l’anthropocène. Si l’arcadicité est préservée comme façon libre et voluptueuse d’être au monde, fondée sur l’attention à la physis et à un travail strictement proportionné aux besoins (Collin, 2021, p. 608), il lui manque sa dimension sociale que la satire a préféré éradiquer.

Vache folle et vache sage : une satire de la prédation humaine (Orwell, Sterchi, Boyer)

16Les vaches, réputées dociles et passives, sont peu représentées comme des combattantes ou des résistantes. Ce comportement inapproprié chez elles s’apparenterait à une forme de folie, à moins que cette folie ne soit elle-même une modalité satirique pour dénoncer la folie humaine. Trois de nos auteurs s’y emploient à des degrés divers, la résistance des vaches étant directe ou, plus insidieusement, indirecte.

Zoosatire des vaches en résistantes actives (Orwell)

17Dans la fable dystopique de George Orwell, La Ferme des animaux (1945), les vaches entendent reprendre leur destin en mains et lutter contre l’exploitation de leur corps par les hommes. Les moyens satiriques employés par Orwell sont plus classiques que ceux de Haushofer, vingt ans plus tard. Les vaches, et les autres animaux de la ferme, se coalisent pour combattre l’iniquité des hommes qui s’arrogent la grande partie de la production animale. C’est cependant un cochon, Sage l’Ancien, et non une vache, qui harangue les troupes en ces termes :

L’Homme est la seule créature qui consomme sans produire. Il ne donne pas de lait, il ne pond pas d’œufs, il est trop débile pour pousser la charrue, bien trop lent pour attraper un lapin. Pourtant le voici le suzerain de tous les animaux. Il distribue les tâches entre eux, mais ne leur donne en retour que la maigre pitance qui les maintient en vie. Puis il garde pour lui le surplus. (Orwell, 1945, p.  7)

18L’Homme (la majuscule inclut toute son espèce) est considéré comme un pur parasite, dépourvu des qualités propres que possède chaque animal. Si Platon dresse un semblable constat dans le Protagoras (320 c-321 c), son Prométhée rééquilibre les défaillances humaines au moyen de l’intelligence (le λόγος). Or, chez Orwell, cette faculté est avant tout un moyen calculateur d’asservir les bêtes à leur profit. La conscience qu’elles en prennent stimule une réaction politique qui rappelle les polarisations des années 30 et 40 entre libéraux et communistes. Sage l’Ancien dénonce un système pyramidal de type capitaliste, où la cupidité de « l’Homme », le Chef, soumet toute la production à lui seul et agit en despote. Le comité zoopolitique estime que cette supériorité est très surfaite et entend changer l’ordre établi. On repère chez Sage une parodie de discours révolutionnaire, comprenant certains éléments de langage des communistes, puissants en Europe au lendemain de la Seconde Guerre :

Camarades […], [t]ous les maux de notre vie sont dus à l’Homme, notre tyran. Débarrassons-nous de l’Homme, et nôtre sera le produit de notre travail. C’est presque du jour au lendemain que nous pourrions devenir libres et riches. À cette fin, que faut-il ? Eh bien, travailler de jour et de nuit, corps et âme, à renverser la race des hommes. C’est là mon message, camarades. Soulevons-nous ! (Orwell, 1945, p. 7)

19L’apostrophe « Camarades », les questions rhétoriques, les injonctions à l’impératif invitent au soulèvement, et caricaturent les grandes luttes dont les risques potentiels sont éludés. La réflexion binaire consistant à se débarrasser du tyran responsable de tous les maux, à reprendre en main son outil de travail, et à bénéficier de ses fruits, a une efficacité simple. La révolte des animaux de la ferme réussit dans un premier temps : ils chassent, dans une geste épique, à coup de ruades et de coups de cornes (p. 16), Mr. Jones et les cinq métayers. Ils possèdent désormais la ferme en autogestion.

20Pourtant, la victoire tourne court, pour une raison qu’Orwell développe dans une satire seconde. En prenant la direction des opérations, les cochons – non les vaches, ni les poules, ni les moutons – imposent une nouvelle organisation rationnelle et capitaliste de l’exploitation agricole qui n’a rien à envier à la précédente. Le travail augmente, les rations diminuent, une oligarchie porcine tire à soi tous les avantages. Le nouveau système a simplement promu une nouvelle tyrannie. Les vaches n’ont plus la force de se révolter à nouveau, comme si leur folie révolutionnaire leur avait servi de leçon. De façon pessimiste, la fable montre que les cochons, dans un sens polysémique, l’emportent toujours, et que toute révolte, ici des vaches et des autres animaux, se termine en supercherie. C’est à l’évidence une satire des alternances politiques qui, malgré leurs promesses, ne résolvent pas les inégalités globales.

Satire de la folie humaine à travers la résistance d’une vache folle (Sterchi)

21Dans le roman Blösch (1983), Beat Sterchi oppose deux mondes antagonistes dans le bourg suisse d’Innerwald, débordant de bucolisme. D’une part, il y a la ferme suisse traditionnelle du fermier Knuchel, qui élève et chérit son cheptel, en refusant toute intervention de processus industriels (machine à traire, insémination artificielle, engrais synthétique, etc.). De l’autre côté, le monde des abattoirs, où les bovidés sont découpés en séries et réduits, méthodiquement, à du consommable. Entre ces deux mondes, Ambrosio, un vacher immigré espagnol, sert d’abord Knuchel, sept ans durant. Puis, son patron cessant son activité, il n’a d’autre choix que de travailler aux abattoirs. Ambrosio fait ainsi le lien entre deux espaces, qui s’opposent de chapitre en chapitre, non dans une chronologie suivie, mais par prolepses. À la rusticité rutilante de l’un répond la mécanisation sanguinolente de l’autre.

22Blösch, la vache éponyme du texte, est la « first lady de l’étable » (Sterchi, 1983, p. 17), la « meilleure vache de l’alpage » (ibid.), une perfection vaccamorphique à laquelle sa robe rouge paille éponyme (Blöschfell) donne son nom. Mais un jour, elle passe à son tour la porte de l’abattoir infernal. Ambrosio, avec désarroi, la voit sortir du wagon, « misérable », « une patte raide » (p. 68). Au lieu de la belle mort à la ferme que souhaitait pour elle Knuchel, les normes d’équarrissage imposent un passage dégradant à l’abattoir. La reine du troupeau entre alors dans un protocole très rationnalisé, destiné à la désarticuler, pour tirer d’elle la viande qui peut l’être, et broyer le reste. Ambrosio, la considérant comme la vache des vaches, est choqué :

— Caramba ! Esa vaca ! Blösch ! Yo la conozco ! Blösch ! et les vaches sont des mammifères, ordre des ruminants, famille des cavicornes enfin, ou bovidés […]. (p. 68)

23Les italiques qui suivent les exclamations sont comme destinées à contenir les émotions d’Ambrosio et de ses collègues. Elles relèvent du règlement interne de l’abattoir, phrases d’un discours scientifique désincarné, catégorisant l’animal, pour le mettre à distance et le soumettre à des traitements mécaniques. Ce procédé satirique d’humour noir, récurrent dans le texte, montre comment l’on débranche les sentiments des bouchers pour qu’ils exécutent sans y penser leur tâche désanimalisante. Cela nous rappelle les analyses d’Anders (1956, p. 56-60) à propos des applications de l’ingénierie : en adaptant leur corps et leur esprit aux exigences toutes rationnelles des machines, les humains sont fiers d’échapper à leurs propres limites au profit d’une efficacité technologique plus grande, quand même l’éthique humaine et animale, y est sacrifiée. Blösch est un signal d’alerte, mais seul Ambrosio ne peut refreiner sa pitié pour elle :

Elle était misérable, décharnée, écorchée, les os saillants, la peau pendante […]. Elle sentait le désinfectant à plusieurs mètres, elle sentait l’urine et la vaseline. Un squelette pitoyable qui s’arrêta une fois encore avant la balance pour pousser, dans un grand frémissement qui la parcourut de la queue à la tête, un long meuglement. (p. 68)

24Les victimes sont rangées, misérables et maltraitées, « désinfectées », sans égard pour un cri désespéré. Les funèbres bouchers – Krummen (krumm : crochu, tordu) et Krähenbühl (« Colline aux corbeaux ») – injurient Blösch (« sale bête », ibid.) et cherchent son numéro à son oreille. Si elle ne peut se soustraire à son élimination, Blösch va toutefois gripper le système et infiltrer dans l’esprit de ses bouchers la conscience trouble du doute. Sa résistance non-violente vient désorganiser la normalité de l’abattoir, et mettre en lumière sa barbarie meurtrière :

[Blösch] n’usa pas de la force que son grand corps recelait sans doute encore. […] [E]lle renonça à tout usage de la violence. Civilisée, à l’intérieur et à l’extérieur, des cornes aux pis, elle resta sur la rampe de déchargement, fidèle à sa race et tolérant les coups. (p. 68)

25Le corps récalcitrant de Blösch réaffirme le pacte civilisationnel des origines, non celui de la domestication subie, mais celui du renoncement à l’état violent de nature. Plus sage que les hommes, Blösch rappelle que le statut du civilisé repose sur un don réciproque entre l’homme et l’animal. Mais Blösch, telle une figure christique sous les coups iniques, refuse de se défendre avec violence, pas plus que les déportés entassés dans les convois n’avaient les moyens de se rebeller. De façon surnaturelle, elle réagit encore, bien qu’ayant reçu une balle mortelle, « [e]lle résiste, s’obstine, en dépit du trou dans son front » (p. 108). Il n’en faut pas plus pour laisser place chez le boucher-narrateur homodiégétique à une angoisse irrationnelle. Il va devoir tuer une seconde fois l’animal au couteau (ibid.) ! Le champ lexical du religieux (« Seigneur », « verset ») apparente son geste à un sacrifice, que l’espace de l’abattoir rend cependant impropre. Le boucher haletant craint de devenir fou, d’être un simple meurtrier.

26Et le cauchemar continue. Même à nouveau tuée, Blösch se relève ! « La vache dresse la tête » (p. 110), elle s’obstine à ressusciter, gisant dans son sang abondamment versé. On accuse Kilchenmann2 d’avoir « oublié de passer par le trou le long fil de fer à planter dans la moelle » (ibid.). Le climat insolite et macabre qui s’en dégage satirise le geste pourtant si sûr des bouchers. Blösch « trompette à travers les abattoirs » (ibid.), dans une métaphore de jugement dernier, où le sang ne suffit pas à racheter la cruauté humaine. Pour résister à cette folie, chacun reprend mécaniquement les gestes inculqués. Krummen et Hugli déploient des efforts inouïs pour désosser la bête inerte à partir de son bien-nommé « sacrum qui résistait » (p. 189). Le rejet du « sacré » au profit de la finalité rationnelle et obsédante de la tâche conduit à un résultat pitoyable : la carcasse de Blösch est disloquée pour rien par Krummen.

27Krummen, ce « roi de la lutte » est donc « vaincu par une vache » (p. 190). L’opération soignée de désarticulation a échoué. Le narrateur s’interroge quant à cette humiliation subie :

Les vaches sont-elles vraiment incapables de haine ?

Voilà le salaire que mérite sa manière obtuse de maltraiter les autres en prenant tout de haut. Fallait pas frapper autant. […]

Mais cette vieille vache fantôme s’est vengée. (p. 190)

28La vache christique hante désormais leur imaginaire. Sa folle résistance révèle leur folie à ses bourreaux. Le calembour du « Équarrira bien qui équarrira le dernier » (p. 347), que promettaient les bouchers aux ruminants se retourne contre eux. Blösch a modifié la conscience d’Ambrosio, qui s’est « reconnu en [elle] » (p. 369). Peu après avoir perdu un doigt dans une machine à broyer la viande – façon de dire qu’en conscience, il se mord les doigts d’effectuer ce métier –, il retourne en Espagne. Pour le narrateur, très retourné, Blösch n’est pas vraiment morte : « C’est ça ! Pas morte ! » (p. 190). Et Krähenbühl est estomaqué d’apprendre, à la dernière page du roman, que tous leurs efforts ont été inutiles, car la viande de Blösch est déclarée « IMPROPRE À LA CONSOMMATION » (p. 396). Ultime vengeance de la vache préférée de Knuchel, dont la folie a consisté à mettre en échec l’abattage de masse et le découpage hyperrationalisés de l’industrie bovine. La satire baroque de Sterchi dénonce ainsi la désanimalisation de l’abattoir, qu’accompagne la déshumanisation insidieuse de ceux que l’on oblige à la commettre. L’excessive rationalité imposée à du vivant le transforme chaque jour en de l’irreprésentable – nul hasard si c’est la folie qui le met en évidence.

Sagesse du regard des vaches sur les humains (Boyer)

29Dans un court poème philosophique en prose intitulé Les Vaches (2008), Frédéric Boyer fait une apologie des vaches, trahies par les hommes. Organisé en trente-deux chapitres d’une demi-page, ce texte bref loue, sous le regard d’un narrateur homodiégétique, l’extraordinaire capacité vitale des vaches, et leur art nietzschéen de la rumination, qu’il oppose à la « conscience solitaire et déchirée » (Boyer, 2008, p. 7) propre aux hommes. Le constat est aussi sombre que dans Blösch, et souligne la rupture très dommageable du pacte ancestral avec le bovidé. Le tort en revient aux hommes, nullement au comportement vaccamorphique, érigé en modèle :

Ce corps immense et lourd et patient des vaches.

Les vaches aimaient s’asseoir dans le soleil et s’arroser de poudre des champs, s’asperger de poussière des talus, s’envelopper de fines particules d’insectes bourdonnants. (p. 6)

30La taille des vaches, leur pesanteur ancrée, leur façon d’aimer leur milieu sous-tendent l’impression de patience et de plénitude qu’elles dégagent. Cette contre-satire met en valeur l’apparente passivité bovine qu’elle comprend comme une force tranquille, « une puissance identique à la vie » (ibid.). À l’inverse, l’anthropomorphie fragile a cherché à compenser ses faiblesses par « l’esprit, la méthode, la puissance » (ibid.). Faute d’inscrire dans sa « propre finitude l’infinie totalité » (p. 8), l’homme est confronté au manque récurrent de son désir. En conséquence, « [t]rès vite l’être humain a jalousé les vaches » (ibid.), ressentant son infériorité par rapport à elles, qui contredit la doxa ordinaire de sa présumée supériorité.

31En prenant l’ascendant sur elles au moyen de la raison, les hommes ont exercé leur domination et leur vengeance cruelle sur les vaches. « [A]vec quel plaisir nous les avons exterminées » (ibid.). Le cynisme de cette exclamative dénonce avec une ironie cinglante l’inhumanité des hommes dans le « plaisir » sadique qu’ils ont de tuer massivement. Les vaches n’éprouveront jamais ce plaisir de tuer. Par antiphrase, elles « n’ont plus figure humaine » (p. 9), elles ne sont plus qu’« un mot vide » (ibid.), l’expression jouant de la paronomase latine entre vacca (vache) et vacua (vide). Les avoir vidées de leur substance est finalement une grande perte pour les hommes, les vaches n’ayant accepté aucune compromission – « ni maîtres à penser ni histoires déchirantes ni métaphores sanglantes » (ibid.).

32À la patience et à la tolérance, les vaches ajoutent en effet l’innocence. Leur déconcertante manière d’être renvoie satiriquement aux hommes leur culpabilité :

Les vaches sont pleines d’antiques mémoires ruminées. […]. Cette douceur obscène des vaches […] a transpercé nos têtes. Nous n’aimions pas les vaches. Nous en avions peur. Elles grossissaient pacifiquement. Elles mangeaient avec lenteur. Elles chiaient de tendres bouses vertes. (ibid.)

33Les vaches ruminent (toujours le sens nietzschéen), et digèrent les pires avanies. Incapables d’en vouloir à leurs agresseurs, elles leur répondent avec une douceur qui a quelque chose d’« obscène » dans sa légèreté retrouvée, dans les bouses écologiques qu’elles retournent aux vaccacides. Elles contestent sans heurt la barbarie avec laquelle elles ont été traitées, en prenant, dans le texte, la parole, subitement. Elles le font à la manière de mères, toujours bienveillantes, à l’égard desquelles leurs « tout petits enfants » (p. 20) se sont mal comportés. Pourquoi doivent-elles payer les peurs des hommes et leurs échecs à faire corps avec le monde ? Elles regrettent ce temps où les hommes, encore proches d’elles, les caressaient, sans rejeter leurs formes :

Où est passé, demandent les vaches, le toucher de vos lèvres sur notre peau ? […]

Pourquoi le cadavre de vos idées empoisonne toujours le monde ? (p. 21)

34Les idées humaines sont mortifères. Les vaches en meurent comme elles « s’empoisonnent » sous l’effet des colchiques dans le poème d’Apollinaire. Le lien affectif avec le besoin vital est rompu (p. 24). C’est une perte de l’arcadicité, de celle qui s’inscrit dans la réciprocité avec le biodivers, non dans la maîtrise despotique des lois physiques au profit d’une seule espèce. Pour Boyer, mieux vaudrait retrouver la connivence avec les vaches qui s’apparente, à la toute fin du poème, à la reconnaissance d’une part sacrée. Mais il est trop tard. La prise de conscience ne viendra qu’une fois les vaches disparues, et dès lors, dit la dernière ligne du texte, les hommes comprendront cette perte irréparable :

C’est alors qu’en pleurs nous les appellerons dans les bois, dans les prés, dans notre ciel vide. (p. 35)

35Ce constat final est pire que celui du Mur invisible, où la femme et la vache allaient de concert vers un inconnu incertain. Chez Boyer, l’avenir est aussi vide que la forme de la vache laissée vide. L’humanité est destinée à s’éteindre avec l’extermination de la vaccamorphie. La satire ne s’inscrit donc ici nullement dans le grotesque (Orwell), ou dans le tragique baroque (Sterchi), mais dans le drame d’une déshumanisation liée à l’éloignement de l’animal.

La vachéité comme satire d’une humanité patriarcale et technocratique (Hadjadj)

Pourquoi Pasiphaé veut-elle devenir vache ?

36La pièce de Fabrice Hadjadj, Pasiphaé, ou comment l’on devient la mère du Minotaure ? (2009), reprend à nouveaux frais le mythe grec de Pasiphaé. La reine crétoise, épouse de Minos, voudrait devenir vache, s’éprouver comme vache, dans sa relation zoophile avec le taureau blanc envoyé par Poséidon3. Une telle union n’avait peut-être qu’un sens rituel pour symboliser la conjonction féconde du soleil et de la lune (Siganos, 1993, p. 49), mais, ce sens perdu, la société ne peut que la réprouver. Son aspect contre-nature permet de fustiger l’immoralité de la passion féminine, et l’abjection d’une procréation qu’elle serait alors capable de susciter. Pasiphaé la scandaleuse souligne la perte de contrôle sur les femmes et le ventre des femmes. La satire propre au mythe, vient de ce que Pasiphaé, pour sortir de la docilité vaccamorphique assignée aux femmes, veut aller au plus près de l’être-vache, de la vachéité. C’est là ce qui lui permettra de s’émanciper de la norme socio-patriarcale. C’est une libération de la femme… par la vache !

37Hadjadj défend Pasiphaé à la fois contre un mari largement infidèle, et contre Dédale, l’ingénieux inventeur que son génie industrieux pousse à créer des nouveautés destinées à arranger ses puissants maîtres. Hadjadj maintient ainsi une tension tragi-comique qui interroge le désir, l’édiction de la norme, la place de la vie. Pasiphaé, après avoir donné naissance à Ariane et à Phèdre, et avoir ainsi satisfait à sa fonction procréatrice, décide alors d’affirmer son désir propre. Les adultères et le comportement despotique de son mari l’y incitent. Ce n’est pas la perversité qui la conduit auprès du taureau de Poséidon, mais le défi d’une échappatoire qui l’amène à balayer le cadre normatif d’une société qui l’emprisonne.

38C’est pourquoi elle a besoin des services de Dédale, soucieux d’inventer des parades, et de créer la vache artificielle qui servira au coït. Il ne saisit pas le sens du désir de la reine, ce n’est pas son affaire. Il lui suffit d’en créer les conditions, peu lui importe la finalité, sinon celle du plaisir. Dans l’Acte 2, scène 2, Hadjadj justifie magnifiquement la reine – comme Calaferte (1966) avant lui – en lui faisant dire qu’elle recherche dans le coït avec l’animal une « sagesse » fondamentale. Elle veut « être le navire » qui va « sombrer par le fond » (Hadjadj, 2009, p. 39), qui renoncera à « toute l’articulée parole » pour se noyer dans « un beuglement » (ibid.) :

Plus de mots,

Plus de mal,

Plus de moi,

Plus d’amour enfin,

Mais un « meuh », oui,

Tout l’enchevêtrement de l’animal déraisonnable

tranché par la simplicité d’un mugir ! (Ibid.)

39Le ton satirique de ce passage – son crescendo de « plus », la métaphore du « meuh » et du mugir comme approche orgasmique d’une autre raison « déraisonnable » – tient à la mimèsis du coït, qui sans tomber ici dans la grivoiserie triviale, sublime sa portée. La reine rappelle aussitôt que « le cri de la vache / Est la syllabe primordiale sur laquelle reposent les mondes » (ibid.). Par syllabe, elle entend tout autant le jouir animal que l’aleph des premières écritures qui tous deux fondèrent le pacte entre l’animal et l’humain, aujourd’hui rompu. Le désir vaccamorphique doit, pour Pasiphaé, faire reculer une masculinité devenue autocratique et morbide.

La vachéité vs la technocratisation

40Le paradoxe est que, pour accomplir son plan, la reine ne peut se passer des artifices de Dédale. L’ingénieur complaisant multiplie les inventions destinées à contourner les limites humaines. Il décrit avec volupté la vache artificielle où Pasiphaé lovera son corps, « pourra crier sans retenue » (Acte 1, sc. 1), et en toute sécurité puisque, si les choses venaient à mal tourner, un interrupteur castrera le taureau ! Dédale s’enivre de sa propre créativité qui lui fait dire : « Ecce machina ! » (ibid.) et non ecce homo… Ses calembours, comme ses proverbes détournés – « Voici la charrue à mettre avant les bœufs ! » (ibid.) – étalent le cynisme de sa toute puissance technocratique, tout comme le « tout devient possible » (Acte 3, sc. 4), slogan de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, qui relève d’une forme de démagogie. Dédale se satisfait d’agir à tout prix, sans conscience des conséquences. La zoosatire réduit ici l’intelligence humaine à une habileté d’apprenti-sorcier qui croit maîtriser les choses.

41Or celles-ci se compliquent quand Pasiphaé tombe enceinte du Minotaure. Dédale propose de faire passer l’enfant. La reine accepte d’abord, puis refuse, pensant pouvoir leurrer Minos. Mais l’hybridité de l’enfant-taureau ne laissera aucun doute sur son écart. Minos accable sa femme, la traitant de femme bonne à « vêler dans une étable, entre le bœuf et l’âne, parmi les bouses et le crottin ! » (Acte 4, sc. 2). Il traite l’anormal nouveau-né de « bovin enfant », calembour sur l’expression « divin enfant », en lui refusant, en même temps qu’une vraie paternité, tout caractère sacré. Le Minotaure tire pourtant son ascendance du côté du taureau de Poséidon et mérite l’attention que tout enfant doit recevoir. C’est la réaction de Minos qui est anormale : ne souffrant pas d’être cocu, il stigmatise le nourrisson et l’enferme dans le labyrinthe que Dédale, jamais avare de ressources, propose aussitôt de construire. La vaccamorphie met ainsi tragiquement en scène la discordance du désir humain, toujours insatisfait, toujours cherchant des solutions artificielles, faute d’atteindre une satisfaction animale. Pasiphaé la femme-vache en est la satire, elle qui refuse ce cercle sans fin.

Le meuh profond : une réévaluation de la féminité et de l’humain

42Le désir de Pasiphaé n’est donc pas, chez Hadjadj, une lubie libidineuse ni une régression animale, elle est une libération de vitalité, récusant le despotisme masculin (Minos) comme la fascination technologique (Dédale). L’homme n’est pas un bon législateur de la vie, et quand il veut l’être, il ne fait qu’édicter ce qui l’arrange. C’est ce que constate Pasiphaé, désabusée : « rien n’est plus réel, puisque la réalité est une possibilité parmi d’autres » (Acte 3, sc. 3). La vachéité refuse d’être la variable d’ajustements des choix d’autrui. Son « meuh » profond préfère suivre l’instinct vital, en accepter l’imprévisibilité. Il refuse de voir le corps de la femme traité en objet (de sexualité, de natalité). Car l’organicité de la vaccamorphie incarne, de même, une émancipation, une autonomie, en revendiquant en outre de sortir de la normativité artificielle et d’accepter notre finitude.

43Dans Pasiphaé, ou comment l’on devient la mère du Minotaure ?, cette libération s’accompagne de l’acceptation de la « monstruosité ». Pasiphaé refuse de considérer le « bovin enfant », une fois né, comme un monstre à enfermer. Le Minotaure reste un être fragile, à protéger, coupable d’aucune faute encore à son état de nourrisson, dont la différence suscite cependant la haine de son père. La reine le défend car « Le monstre nous montre qui nous sommes au-dedans » (Acte 4, sc. 2). L’enfermer dans un labyrinthe revient à refouler ce que nous ne voulons pas voir de nous-mêmes : la faiblesse, la difformité, l’a-normal. L’époque préfère vendre l’idée d’une humanité supérieure, en bonne santé, toujours jeune, sans peurs. Face à cette arrogance dé-formante (celle de Minos, de Dédale), la vaccamorphie – voire la zoomorphie dans son ensemble – rééquilibre chez les hommes l’intelligence du vivant. Pour Pasiphaé, l’hybride a-normal doit rester le pied de nez que la vie adresse de façon moqueuse au prométhéisme humain, parce que le Minotaure est, dit-elle :

[…] – je ne sais comment – voulu par les dieux,

Pour notre gouverne, voulu,

Voulu tel que nous le voulons pas,

Afin que notre vouloir n’ait pas le dernier mot. (Acte 4, sc. 2)

44Les dieux étaient le prétexte que prenait la nature pour empêcher les hommes d’étendre leur volonté absolue sur elle. L’animalité (la vachéité) s’est à présent substituée au divin qui a perdu son crédit, et tente avec peine de remettre la finitude humaine à sa juste place. Car il est peut-être trop tard, comme cela l’était chez Boyer. Nous construisons sans cesse notre propre labyrinthe sur notre désir de puissance, nos préjugés, nos intolérances et, dit Pasiphaé, « Ce labyrinthe, nous y sommes déjà » (Acte 4, sc. 3). De même, constate amèrement Œnone, « Notre injustice nous enferme mieux que des murs » (ibid.). Le bon arbitre de la justice ne sera donc pas le potentat de la raison humaine, mais l’équilibre que la vie animale enseigne et que la zoomorphie exprime. La satire est tournée contre l’humanité entière.

45Minos le comprend et reconnaît l’illégitimité de son action qui prétendait décider de ce qui est bon pour chacun :

[…] je reste seul sous un masque qui ne trompe plus personne,

Monstre parmi les monstres, le plus étrange peut-être,

Puisque je suis un homme

Et que je ne sais plus rien dire. (Acte 3, sc. 4)

46L’homme, l’homme de pouvoir, est le monstre. Minos réalise le caractère mensonger et monstrueux de ses volontés. Aussi le coït de Pasiphaé avec le taureau signe-t-il l’échec d’une civilisation trop déterministe, au sens où Freud (1930) théorisait cette civilisation comme la création de tabous, destinée à réprimer des pulsions et des tendances, mais causant aussi à terme une artificialisation l’amenant à s’étioler. Pasiphaé ne souhaite pas la fin de la société, elle recherche une revitalisation animale qui détourne de l’épuisement et de la mort. La violence de son désir vaccamorphique est destinée à remettre en cause l’artificialisation de désirs humains qui visent à se donner à eux-mêmes une légitimité suffisante.

*

47La vaccamorphie qu’exposent les cinq auteurs réunis ici est un combat qui revêt les vertus de la contre-satire, c’est-à-dire d’une satire qui n’en prend pas la forme traditionnelle. Loin en effet de se moquer de la vache et de caricaturer les hommes en lui attribuant ses traits, ces auteurs montrent quel avantage il y aurait à s’inspirer de cet animal, et à en épouser le caractère formel. Le rapprochement vaccamorphique sert particulièrement la féminité dans sa résistance au déterminisme masculin et dans la défense d’une écopoétique plus favorable à la vie naturelle qu’une propagation technocratique incontrôlable.

48Pour Haushofer, la vache est « Bella », belle et avenir d’une existence neuve, dépassant l’anthropocentrisme. Chez Orwell, Sterchi et Boyer, les vaches portent encore une belle espérance, pour peu qu’on comprenne leur naïveté, leur sens de la finitude, et qu’innocentes on ne les massacre pas inutilement. Enfin, la vachéité affichée par la Pasiphaé de Hadjadj retourne contre le prométhéisme humain sa désastreuse prétention à contrôler le vivant, à commencer par le ventre des femmes. Face aux formes d’empoisonnement diverses, la vaccamorphie satirise indirectement les défauts humains et s’affiche, sans idyllisme ni irénisme, comme un métronome majeur des rythmes du vivant.