Colloques en ligne

Pilar Andrade

(Zoo)poétique des émotions dans Nos Animaux préférés d’Antoine Volodine

(Zoo)poetics of emotions in Nos Animaux préférés by Antoine Volodine

1La satire a, on le sait, une incontestable vocation de fouiller dans la cuisine émotionnelle et d’éveiller l’affectivité du lecteur. Ainsi son premier but, la critique des vices sociaux, suscite notre amertume ; la profondeur de ces vices et l’impuissance à les corriger sollicite notre colère ; le comique ou même l’absurde des situations porte à rire ; parfois, lorsque morale il y a, la tristesse, l’acceptation résignée ou même l’espoir d’un changement l’emportent. Pour provoquer toutes ces émotions, les textes satiriques déploient de nombreuses stratégies dont un art de la composition calculé, des courbes dramatiques appropriées, des scénographies adéquates aux objectifs et des analyses psychologiques pertinentes. Cet article parcourt certaines de ces stratégies dans les textes brefs, entrevoûtes et shaggås 1, qui composent Nos Animaux préférés d’Antoine Volodine. Cette analyse permettra d’évaluer dans quelle mesure les émotions de la zoosatire de Volodine projettent le lecteur vers la zoopoétique.

2L’intrigue des récits du livre, pour commencer, peut être classée en trois groupes différents à partir du genre littéraire auquel appartient chacun d’eux. Il y a d’abord, ouvrant et clôturant le livre, deux entrevoûtes qui narrent l’errance d’un éléphant appelé Wong dans un monde où la végétation a couvert les ruines capitalistes (pour le dire à la manière de l’auteur). Dans la première entrevoûte, Wong rencontre une humaine malpropre et agressive qui le somme d’avoir des rapports sexuels avec elle – ce qu’il refuse poliment pour après, constatant que cette non-animale s’apprête à le tuer, l’écraser de sa patte. Dans la deuxième entrevoûte, Wong rencontre une autre humaine – le schéma cyclique importe et dans le livre, et pour l’analyse – qui lui demande à son tour une relation sexuelle ; Wong refuse encore en reculant et s’englue dans un marais dont il ne pourra pas sortir.

3Trois autres entrevoûtes sont placées immédiatement après et avant les récits du pachyderme, et entre deux groupes de shaggås. Ces textes racontent des faits concernant des rois à forme de crustacé, tous appelés Balbutiar. Le premier roi crabe se réveille un jour ligoté contre un rocher et développe l’histoire très freudienne de sa libération, qui passe par son étrange accouchement. Le deuxième commence de la même façon mais cette fois-ci une nef portant la « gauche mort » s’approche ; Balbutiar XI réussit à tromper l’équipage, qui se fige près de la côte. Le troisième développe un récit de harem et souligne le caractère à moitié onirique des deux récits précédents.

4Enfin, parallèlement aux entrevoûtes de Balbutiar sont logés deux groupes de sept shaggås. Le premier groupe, appelé « Shaggå des sept reines sirènes », recueille des faits concernant des reines suppliciées ou suppliciantes, qui subissent et/ou exercent des décapitations, des viols, des écorchements, etc. Le deuxième ensemble, « Shaggå du ciel péniblement infini », regroupe des poèmes en prose sur les ultimités 2, sous forme métaphorique.

5Ces explications ont été nécessaires au développement de l’analyse, car les thématiques, diversement loufoques et apparemment hétérogènes, des différents textes sont orientées, en dernière instance, par quelques repères communs. Et c’est précisément une réflexion sur les émotions qui va permettre de les ordonner dans un système cohérent et de mettre en évidence les métamorphoses de la zoosatire.

La critique des mœurs et l’échec du métarécit socialiste

6Il y a cependant, tout d’abord, une visée qui lie les récits entre eux, et qui tient du registre satirique : la critique des mœurs, qui chez Volodine s’énonce à partir de la conscience d’un échec, celui du métarécit socialiste, qui ne cesse d’alimenter l’œuvre de l’auteur depuis ses débuts. La scénographie carcérale, les situations limites, tout ce qui relève finalement du post-exotisme – la métaphysique et la théorie littéraire volodinienne – renvoie à la fin des projets révolutionnaire, libertaire et anarchiste.

7Ces régimes idéaux d’ailleurs échouent eux aussi, comme le montre la shaggå d’Aiglefine VI, où le peuple permet à la reine, par jeu, de gouverner quelque temps, avant de la faire exploser : « Aiglefine était jolie, dotée d’une solide jugeote et peu bégueule ; […] la gueuserie lui fit allégeance. […] Une semaine dura cette entreprise. Des soldats y mirent fin, écrasant sous la grenaille les vastes projets totalitaires de la reine » (2006, p. 50). La morale à en tirer est que la violence humaine rend impossible tout régime politique égalitaire et toute société libre.

8Le style particulier, aux échos moyenâgeux et rabelaisiens3, dans les shaggås et parfois dans les entrevoûtes des Balbutiars, permet également de joindre sous un même registre satirique la plupart des textes du livre. Le comique et le carnavalesque s’associent pour orienter les récits vers un ton sous-jacent mélancolique, ainsi que l’explique le pastiche de commentaire métafictionnel du narrateur : « L’amertume nihiliste et un ton goguenard caractérisent la Shaggå des sept reines sirènes. On sent la volonté de ses auteurs de décrire le chaos historique et ses soubresauts comme une sorte de carnaval où plus grand-chose n’a de l’importance […], sous la faconde ironique se cache à grand-peine un cri, douloureux, désabusé et sans avenir » (p. 55). Telle serait le premier sens de cette farce animalière, perceptible directement, pour son côté lugubre, dans les « Shaggås du ciel péniblement infini ». Mais au-delà de ces explications premières, une autre hypothèse herméneutique est possible, qui encourage à déchiffrer le livre comme une réflexion sur les émotions.

Une herméneutique des émotions pour Nos Animaux préférés

9Observons que les shaggås « royales » sont écrites sur un ton neutre, volontairement et consciemment désentimentalisé : les atrocités sont racontées avec impassibilité, dans le sillage des écritures blanches4, quoique dans la veine historiciste (on présente les faits comme des événements historiques réels). Les personnages sont poussés par la rage qui monopolise leur géographie affective ; la violence surgie de cette rage guide leurs actions et envahit la narration. Le lecteur, à son tour, peut passer du dégoût à l’horreur selon sa sensibilité et à mesure que le texte bascule vers le monstrueux. C’est sans doute l’effet souhaité par l’auteur.

10Mais c’est le cadre formé par les entrevoûtes de Balbutiar et Wong qui semble particulièrement intéressant. Face aux shaggås royales, les émotions de ces deux personnages semblent suivre une gradation révélatrice.

11En ce qui concerne Balbutiar, les variations de sa conduite sont remarquables dans les trois récits dont il est le protagoniste. Le premier présente un personnage dominé lui aussi par la colère, et ce, depuis l’incipit (qui sera repris par la concubine du troisième récit, lors d’un enchevêtrement onirique vertigineux) : « Le roi Balbutiar se réveilla dans une situation quasiment désespérée et cela le mit de très, très mauvaise humeur » (p. 19). Puis Balbutiar éprouvera de la peur, même de la terreur, à la pensée de mourir – rappelons qu’il est ligoté à un rocher face à la mer – et d’être émasculé puis occis par son rejeton très œdipien et très saturnalien5. La boucle affective se ferme à la fin du récit, lorsque le roi donne la mort à son fils avec colère, et le dévore. Précisons pourtant qu’une nouvelle émotion succède à la rage : la jubilation.

Comptons encore jusqu’à mille pour mesurer la période de jubilation du monarque […]. Le roi exulta, intensément exulta, mais ensuite il cessa de gambader et de mugir en frontière des belles déferleuses (p. 35).

12Le deuxième récit de Balbutiar expose, face à une menace semblable (l’arrivée d’une nef, métaphore de la mort) des réactions émotionnelles différentes. À la peur et à l’affolement succède le calme, qui favorise une réflexion lucide (« Le roi analysa les circonstances et il en déduisit que plus rien ne le sauverait », p. 68), ensuite la tristesse (« navré […] durant de longues heures », p. 72), en enfin l’espoir (« le roi avait fini par reprendre un soupçon d’assurance », p. 73). C’est celui-ci qui lui permet de vaincre la mort par un rappel des Gloses du Necronomicon (le foisonnement d’intertextes ajoute à l’effet comique)6, « N’oncques blatère en plein rêve palabre qui te sobriquette » (p. 78). Il exulte, comme dans le premier récit, mais se tait après, et devient serein.

13La leçon du troisième récit, où le roi se met en colère parce que sa maîtresse lui débite le même incipit que dans les deux autres textes, consiste dans la possibilité de considérer ceux-ci et la présence même de la femme comme des rêves, des illusions, effaçables pour trouver la paix de l’âme : « Toutes rêveries qui corrompent le sang et chargent les bronches de végétations, de moisissures et de mirages » (p. 133). Le roi exulte, puis redevient « équanime » (ibid.)7.

14On aura sans doute repéré, dans l’évolution décrite, la trace notoire de la théorie stoïcienne des passions. Plusieurs autres indices y renvoient : « il résolut de se draper dans un stoïcisme rigoureux, propre à son rang » (p. 75), un très vignien « il sied à un seigneur d’affronter l’adversité avec dédain et sans sourire » (p. 35), qui deviendra dans la deuxième nouvelle « il ne sied guère à un monarque d’accueillir l’adversité, ou les chirurgiens, autrement que par un dédain ironique et imperturbable » (p. 79), et dans la troisième nouvelle, en un de ces délires botaniques volodiniens que nous ne reproduirons pas ici en entier, « il ne sied pas à un seigneur d’accueillir son destin le rostre débraillé et le poitrail sali de chiendent, de bardane, de laminaire, de crételle […] » (p. 133) ; Balbutiar est dit également « disciple des philosophes » (p. 61). L’on sait que l’apatheia – absence de passions – et l’ataraxie – paix de l’âme – sont les objectifs premiers des stoïciens. Par contre, ceux-ci proscrivent l’exultation, la joie excessive éprouvée par le roi, et lui préfèrent le contrôle des passions, et notamment des passions hyperboliques8. Remarquons pourtant que ce rejet des passions va à l’encontre de la satire : celle-ci subit donc plusieurs détournements qui ont une incidence sur la tonalité du texte.

15Détaillons maintenant les modifications de la cartographie émotionnelle de l’éléphant Wong. Dans ses deux entrevoûtes, cet animal réagit différemment à des menaces semblables : l’agression verbale, l’agression physique, l’agressivité sexuelle et la mort certaine. Et ce sont, cela dit au passage, des humaines qui représentent ces menaces et donc provoquent des réponses affectives ; quant à elles, elles sont poussées principalement par la fureur, la brusquerie ou la cupidité, se situant au dernier échelon de la gestion émotionnelle, au niveau des reines bourreaux. Les réponses de Wong témoignent au contraire d’une maîtrise de soi : la curiosité (p. 9) remplace la peur, et une méfiance prudente (p. 11, 13) déplace l’hostilité dans ses rencontres avec les autres créatures9. Dans le premier récit, l’éléphant se défend sans rage, même s’il doit employer la violence physique pour rester en vie ; dans le deuxième, son mouvement d’autodéfense, impliquant de ne pas acquiescer, ne pas attaquer et finalement reculer de quelques pas, annonce déjà l’assurance d’une mort certaine. La différence est de poids : agir activement, ou bien choisir l’inaction et apprêter son âme dans la solitude. « Wong savait qu’il allait mourir. Il aurait une fin atroce, il périrait étouffé et sans pouvoir aucunement accélérer le processus. Il fallait s’y préparer » (p. 151). Le passage de l’une à l’autre réponse comportementale dans les deux récits aide à parfaire l’éducation des émotions dans un sens qui est, plutôt que christique ou bouddhique (pour ne mentionner que deux religions qui préconisent la non-réactivité, dans leurs versions les plus exigeantes10), d’une nature complexe. Or, pour comprendre cette complexité il faut évoquer un dernier affect qui apparaît dans ce livre, uniquement mais avec insistance, dans les deux entrevoûtes du pachyderme : la compassion.

16Avant de procéder à l’analyse de la compassion, avançons cependant notre première hypothèse pour déchiffrer l’hermétisme de Nos Animaux préférés : ce roman utilise un registre zoo-satirique pour offrir non seulement une critique politique, des mœurs ou autre, mais aussi une représentation de la gestion des émotions11.

17C’est d’abord – ainsi que nous l’avions suggéré – la symétrie dans la composition du livre qui organise cette représentation du travail sur les émotions : les shaggås royales ayant le rôle premier de projeter les passions négatives déchaînées, les entrevoûtes établissent différents échelons vers le contrôle des passions. À leur tour, les shaggås tristes marqueraient, soit un point de départ, à l’instar des autres shaggås, soit une étape au-delà de toute émotion enrichissante, s’harmonisant avec la tonalité lugubre des récits et de la cosmologie volodinienne – et pour autant que les commentaires qui les accompagnent indiquent l’objet premier des émotions néfastes : la perception du passage du temps (p. 84). C’est cet objet qui provoquerait la désagrégation de la conscience poétisée dans les poèmes en prose. Leurs protagonistes sont invités à s’installer dans une apatheia et une ataraxie en creux où l’âme se dissout autant que dans l’impassibilité positive.

18Nous n’oublions donc pas que le fond thématique diffus et commun aux différents récits rejoint la philosophie stoïcienne : il s’agit de méditer sur les approches de la mort (ce qui déclenche l’angoisse de Balbutiar et la résignation de Wong12), sur la douleur et sur la souffrance. Et Volodine de corroborer : « La thématique n’ouvre pas de perspectives nouvelles, elle reflète une des préoccupations traditionnelles d’Infernus Johannes et de la littérature carcérale : celle de la durée anormalement allongée, de la durée douloureuse, créant de la douleur que ce soit avant, pendant ou après la mort » (p. 84).

De la compassion humaine à la compassion animale

19Revenons à la compassion, pour la distinguer tout d’abord de l’empathie qui n’est pas son synonyme, puisque la première fait éprouver de la peine envers celui qui souffre, tandis que la seconde peut engendrer la joie, la honte, etc. C’est une des raisons pour lesquelles les stoïciens la rejetaient : toute souffrance, incluse la souffrance de celui qui compatit, est négative dans le système moral stoïcien13. Les moralistes britanniques (Adam Smith, Francis Hutcheson, Thomas Reid) au contraire promurent la compassion contre la vision hobbesienne de l’être humain, affirmant son efficacité pour développer l’intérêt envers autrui. Leur pensée sera la base des développements de Diderot et de Rousseau ; celui-ci la mettra au centre de son état de nature et expliquera que les animaux en montrent également des signes sensibles. Pour leur part, les contempteurs de la compassion (les rationalistes, Spinoza, Kant, Nietzsche, à part les stoïciens) soutiennent qu’elle nous rend passifs et diminue notre capacité de penser, d’agir et d’être, conduisant aussi à la haine parce qu’elle nous rend vulnérables à la duperie. Ainsi, tout en reconnaissant la pertinence de la compassion par contraste avec la cruauté ou l’indifférence, ces attaques préconisent l’usage du discernement rationnel et la pratique des émotions positives. Nous nous focaliserons dans cet article sur l’intérêt de ces théories pour le texte analysé, plutôt que d’aborder les problèmes ardus des suites et des contradictions de ces idées, ou les binarismes automatisme/contrôle ou raison/émotion qui en découlent14. Notons cependant que le développement de la compassion dans le texte estompe, une fois de plus, la visée ironique et humoristique fondamentale de la satire ; et ce, même si l’un des textes les plus importants de ce genre, la Satire Ménipée, comporte un développement célèbre de cet affect dans la harangue de M. d’Aubray.

20Dans Nos Animaux préférés, Wong est donc le seul à éprouver cet affect15. Puisque c’est uniquement lui qui a atteint une grande maîtrise de soi, nous en déduirons qu’il s’agit d’une émotion supérieure. Voyons maintenant dans quelle mesure il s’agit d’une compassion telle qu’elle a été analysée par la science de la morale et par la philosophe américaine Martha Nussbaum, qui lui a consacré de solides études.

21Tout d’abord constatons le fait : Wong « ressentait de la compassion envers la minuscule créature qui s’impatientait devant lui » (p. 14). L’objet de la compassion, ce qui la sépare d’un simple affect sensible ou d’une énergie privée de pensée (Nussbaum, 2001, p. 25), est clairement énoncé comme la femme, « minuscule » dans cette citation mais traitée au début du texte de « naine malcommode » qui exhale « des odeurs d’excréments » (p. 11) ; ces défauts, où se mélangent grotesque et ironie, et qui perce vers l’onirisme d’une « scène » philosophique au cœur de la jungle16, ne font qu’augmenter le mérite du sujet compatissant. Malgré ces qualités peu attrayantes, l’éléphant investit l’objet de son émotion d’une valeur certaine : l’objet mérite sa compassion, que ce soit de par sa propre dignité, ou bien de par l’eudémonisme de la compassion, c’est-à-dire, le rapport que celle-ci assure avec l’épanouissement du sujet compatissant. Rappelons que l’eudémonie, bien-être ou épanouissement, est un concept clé de la philosophie stoïcienne (après l’avoir été de celle aristotélicienne et autres), qui préconise comme but dans une vie bonne le bonheur dans l’exercice de la vertu.

22L’émotion de Wong est donc eudémoniste parce qu’il considère que le sort de la femme concerne son évolution personnelle vers le bien et vers le bonheur. Cette idée perce dans les expressions qui suggèrent une délicatesse particulière du pachyderme envers la femme : « il ne souhaitait pas lui donner un motif de plus d’énervement » (p. 14), par exemple. Cette phrase reprend une autre qui la précède : « Il avait conscience de sa propre masse impressionnante et il ne souhaitait pas l’inquiéter par des remuements superflus » (p. 13). Notons que même si cette seconde phrase porte une nuance de prudence, puisque Wong vient de rencontrer la femme et de percevoir le bazooka dangereux qu’elle porte, la première phrase suit l’apparition de la compassion et donc l’accompagne, rendant clair le rapport entre l’émotion et le souci délicat envers l’être humain.

23De plus, Wong essaiera de consoler la femme, ne serait-ce qu’avec un cliché : « de toute façon […], entre nous, ça n’aurait pas marché » (p. 15). Bien entendu l’assertion veut aussi créer un effet comique, parodiant la romance bon marché, même pas poétisée.

24D’autre part, toutes ces propositions montrent une autre caractéristique des émotions : l’objet est de caractère intentionnel, ce qui veut dire que les émotions ne sont pas seulement « dirigées vers » l’objet, mais le perçoivent et l’interprètent (Nussbaum, 2001, p. 27). Nussbaum a souligné cette idée dans son système néo-stoïcien pour s’éloigner radicalement des philosophies réductionnistes qui arguent que les affects ne sont que des impulsions physiologiques, explicables comme des réactions physiques. Il faut au contraire – affirme-t-elle – penser les émotions comme pétries d’intelligence et de discernement.

25En effet, sa théorie cognitive-évaluative affirme que les émotions comportent des jugements évaluatifs – et que ces jugements peuvent être vrais ou faux, des critères bons ou mauvais pour nos choix éthiques (ibid., p. 2). Il y a ainsi un contenu propositionnel dans les affects de Wong. Pour le déployer, Volodine opère une transfocalisation intéressante, sur laquelle nous reviendrons lorsque nous aborderons le sujet des subjectivités animales, mais qui pour l’instant se construit à partir d’une certaine modalisation du discours qui plonge le lecteur dans l’esprit de l’éléphant (usage des imparfaits, de verbes de perception, registre qui se rapproche du style indirect libre). Le texte insiste, à partir de là, sur les éléments cognitifs :

Il se tenait prêt, mais en même temps il pensait à la solitude qu’elle affrontait dans ce village détruit, dans la boue nauséabonde de sa tanière, avec pour toute compagnie des fourmis et des araignées, et les singes et les serpents qu’elle devait rôtir sur un vilain feu, les rares jours où la chasse avait été bonne. C’était une vie morose. (p. 14-15)

26La pensée de Wong ne s’inscrirait pas, selon notre perspective, du côté de la pure raison17, mais du côté de l’ensemble évaluatif complexe de l’affect ressenti. Cet entrelacement entre émotion et raison est perceptible aussi lorsque Wong se prépare à mourir : « cet humain […] n’était pas une ennemie, et même méritait un peu de compassion » (p. 151). Les évaluations cognitives englobent donc l’émotion et ne s’en séparent pas, puisque celle-là avait déjà surgi chez l’éléphant et se renforce maintenant, avec le jugement que la seconde femme ne représente pas une menace pour lui.

27De plus, Nussbaum affirme (avec Aristote et d’autres penseurs) que les sentiments qui accompagnent les émotions sont fondés sur des croyances, individuelles ou bien communes au groupe social, chez les humains (1994, p. 369). Dans le cas de Wong, ces fiducias (pour emprunter un mot cher à Paul Valéry) signaleraient qu’il n’est pas bon d’être seul, que la compagnie de membres de la même espèce est souhaitable pour les animaux humains et non-humains, que tous doivent bénéficier de conditions de vie dignes : un environnement propre, sans odeurs toxiques et préparé pour la vie, une nourriture appropriée. Ceci implique, en ce qui concerne les humains, un certain aménagement du territoire, de façon à contenir la végétation tropicale pour qu’elle respecte les constructions et ne porte pas atteinte aux champs cultivés18.

28D’autre part, trois caractéristiques de la compassion indiquées par Aristote dans sa Rhétorique (II, 8, 1385 b) sont implicites dans le texte. Une première énonce l’exigence que le mal souffert soit grave ; dans notre cas la solitude absolue, l’environnement hostile, la disparition imminente de l’espèce humaine, enfin toute la scénographie postapocalyptique ne laissent pas de doute à ce sujet. Une deuxième prescrit que le mal doit être non mérité, et que l’objet de la compassion ne doit donc pas être responsable de sa souffrance. Nous trouvons dans le roman le constat que la femme est victime, malgré tout : « ce n’était pas sa faute » (p. 151). Wong fait pourtant suivre cette observation de la question du pardon : « On pouvait lui pardonner un caractère irritable » (p. 15), évoquée sans doute pour insister sur la bienveillance du pachyderme davantage que sur la culpabilité de l’humain. Bienveillance qui, en même temps et sous l’imprégnation satirique du texte, se terminera par un coup de patte…

29Un troisième aspect important de la compassion selon Aristote affiche que l’être compatissant doit pouvoir percevoir la possibilité d’être lui-même dans la même situation qui provoque la souffrance – sans quoi il sera incapable d’éprouver l’affect. Rappelons que cet aspect sera repris par Rousseau comme base de sa critique sociale (les riches ne peuvent pas sentir de la compassion envers les pauvres19), ce qui n’est pas sans importance compte tenu de l’ampleur des implicites politiques chez Volodine.

30Pour nous, la comparaison établie dans le texte entre la vie de l’éléphant et celle de l’humain indique que l’animal s’est mis à la place de l’autre, et qu’il a considéré la possibilité – certaine d’ailleurs, et même réelle au moment de la rencontre avec l’humain – d’avoir une destinée identique : « Sa vie larvaire et solitaire, depuis des décennies, n’avait pas été aussi heureuse que celle que Wong avait menée » (p. 151). Remarquons d’ailleurs le retournement des attentes et l’inversion des rôles, typiques de la satire : c’est l’humain qui est brut et instinctif, et l’animal qui est conscient et réflexif.

31Nussbaum a enfin relié fortement la compassion à la vulnérabilité. En effet, elle affirme qu’un grand nombre de nos affects – tels que précisément la compassion – ont été refoulés dans la tradition culturelle occidentale parce qu’ils nous rappellent notre fragilité20. Paul Audi a précisé le mécanisme psychologique, qui reprend bien des théories classiques :

Dans la relation compassionnelle, il n’est pas vrai que je m’identifie à la douleur de l’autre, dans la singularité de sa tonalité affective. Ce à quoi en compatissant j’ai affaire, c’est au seul fait qu’il est, ici et maintenant, sujet à la douleur ; c’est donc, transparaissant derrière ce fait, à la seule vulnérabilité de l’autre, à sa vulnérabilité foncière, invincible, insurmontable […], je m’aperçois immédiatement que cette sienne vulnérabilité n’est autre que la mienne. (Audi, 2021, p. 21)

32Le roman de Volodine semble explorer cette idée, à côté d’une autre voisine, selon laquelle pour bien agir il faut éprouver une expérience limite : le roi Balbutiar est mis dans une situation d’extrême danger, Wong est placé aux portes de la mort. Volodine aurait ajouté que seul le contact avec l’extrême souffrance permet l’invulnérabilisation 21.

33D’autre part, dans certains ouvrages volodiniens est mentionnée une explication politique à la compassion ; nous l’interprétons comme une antiphrase à effet comique, ou bien comme un clin d’œil à Rousseau. Il indique ainsi que la compassion est le fait du bon marxiste ou du bon libertaire : « Je n’avais jamais trouvé qu’il y eût trop de fractions dans le Parti. J’appartenais, il est vrai, à plusieurs tendances à la fois et, en particulier, à une tendance tolérante et œcuménique – “Les Marxistes de la grande compassion” – ma préférée » (Volodine, 2021, p. 35). Le bon socialiste, le bon anarchiste ou le bon libertaire, n’abandonne pas ses camarades dans leur solitude carcérale et leurs vociférations désespérées et impuissantes ; il en est toujours solidaire et ressent de la pitié envers eux : « La compassion. L’empathie. L’accompagnement jusqu’à l’enfer et dans l’enfer. L’accompagnement dans l’impossibilité de dire » (Volodine, 2012, p. 6).

34Enfin cette pitié pour les agonisants, et même pour l’humanité tout entière en souffrance, ne peut se dire, précisément, que sur le mode comique ou satirique :

Nous en rions : d’où très souvent notre mise en retrait […] qui nous permet de considérer au-dessus de nous l’humanité en naufrage, de nous moquer d’elle avec compassion plus qu’avec sévérité – comme d’une espèce ratée mais pitoyable dans ses crimes et sa cruauté. Qui nous permet aussi d’établir une fraternité des vaincus, avec son rire fataliste. (Vulture, 2017, s. p.)

35Une troisième et dernière étape de notre analyse intéresse directement la zoopoétique : dans quelle mesure celle-ci est-elle concernée par les émotions de la satire volodinienne ?

36Nos Animaux préférés met en scène un animal réel anthropomorphe et plusieurs hybrides22, mi-humains, mi-poissons, agissant dans des zootopies imaginaires soit révolues, soit futures. Le livre fait allusion aussi, dans le deuxième groupe des shaggås, à des caractéristiques aviaires coutumières chez Volodine23. En ce qui concerne les premières shaggås, les violences racontées s’encadrent dans la tradition anthropocentriste et sont attribuées aussi bien à la partie animale qu’à celle humaine de ces êtres bâtards. Quant au crustacé Balbutiar, la compréhension de ses émotions peut traduire une émancipation soit animale soit humaine, même si celle-ci est plus plausible du fait de l’impossibilité d’identifier un animal concret chez cette figure onirique. Notons par ailleurs que la tension entre onirisme et ridicule rend impossible de réduire le texte à une satire pure, malgré le côté grotesque, le comique outrancier et le bas-corporel du texte.

37C’est encore l’éléphant qui semble donner le ton zoopoétique au texte. Tout un dispositif de la subjectivité animale est mis en place pour renforcer son côté animal et, à partir de là, parler des humains. La description des endroits traversés se fait à partir des sensations de Wong, et une forte focalisation interne conduit à lui attribuer sans hésitation les prédictions et les jugements, associés aux sensations. C’est Wong aussi qui dépeint la femme et dont nous connaissons les réflexions originales, comme le classement du règne animal entre éléphants et non-éléphants (p. 138). S’il est vrai qu’il peut parler, cette faculté ne lui est pas attribuée pour prouver son côté humain – comme le veut la tradition philosophique – ni pour critiquer les mœurs humaines – ainsi que la satire zoomorphe l’a prescrit24 –, mais pour permettre aux lecteurs humains de mieux le comprendre. Mais c’est finalement la capacité de ressentir des émotions qui agit en clé de voûte du dispositif de subjectivisation et de zoopoétisation du récit satirique : c’est parce que Wong est doté de la capacité de sentir, et singulièrement d’éprouver de la compassion, que la perspective anthopocentrique est décentrée. La compassion animale, noyau de la sentience des bêtes, prend ainsi un rôle majeur pour faire pivoter notre perspective. Derrida avait bien mis l’accent sur cette émotion « qui, si on la prenait au sérieux, devrait changer jusqu’au socle […] de la problématique philosophique de l’animal » (Derrida, 2006, p. 48) : la compassion est la clé de voûte du changement de perspective par rapport aux animaux dont notre époque a besoin.

38Avançons pour finir une dernière hypothèse herméneutique pour Nos Animaux préférés : puisque le livre propose un renversement de la situation traditionnelle, renversement selon lequel l’animal est l’être sensé qui agit face à l’humain insensé, ne pourrait-on pas dire qu’il explore la douleur humaine à partir de la compassion animale ? Cette hypothèse ouvre de nouvelles perspectives, qui font résolument sortir des jeux de renversement satiriques, et qui méritent d’être explorées : si les animaux ont de la compassion, produisent-ils des jugements évaluatifs ? De quelle sorte, et sont-ils accompagnés de croyances de base ? Le développement de l’éthologie peut déjà apporter des expériences et des remarques suggestives pour étayer des réponses théoriques à ces questions, qui permettront aussi d’approfondir, dans les temps qui viennent, l’analyse des textes littéraires25.