Écritures et déchirures félines. L’écriture du chat Murr (d’Hoffmann) selon Autobiogriffures de Sarah Kofman
1Qui ? Qui est-ce ? Qui sont-ils ?
2Un chat qui écrit et veut devenir écrivain et une philosophe qui se met à suivre un chat autour de ses pensées sur la vie et l’écriture.
3L’un, pour écrire, griffe. L’autre, pour raconter et comprendre cette griffure, avec une grande sagacité féline se met elle aussi à griffer, et à rire…
4Tout cela se passe dans le superbe Autobiogriffures (1976) de Sarah Kofman qui relit avec un regard philosophique, subversif, sérieux et ironique à la fois, le livre du romantique E. T. A. Hoffmann intitulé Méditations sur la vie du Chat Mur – Lebensansichten des Kater Murr (1820-1822) –, traduit en français plus simplement par Le Chat Murr 1.
5Murr donc, nom propre du chat protagoniste qui se raconte dans un récit autobiographique et qui réfère à ses considérations personnelles sur la vie, revient vivre dans les pages de Sarah Kofman qui, en choisissant un pluriel pour le titre de son Autobiogriffures, s’insinue de son propre signe, de sa propre signature justement, de sa propre griffure également, dans l’histoire de l’autre. Autobiographie de Murr, certes, autobiographie de l’ami Maître Kreisler, alter ego de l’auteur Hoffmann, qui croise aussi celle du Maître Abraham – que des maîtres… –, « bienfaiteur » du chat, mais aussi, en quelque sorte, auto-bio-graphie de Kofman, là où cependant la graphie et la griffure, l’écriture – en tant que signe et en tant que thème – et la griffure – en tant que telle et en tant que déchirure – s’entrelacent. Histoires d’écriture et d’écritures, en somme, d’écritures possibles et impossibles, parallèles, superposées, doubles, triples et peut-être encore plus. On pourrait même dire « auto-bio-écritures » ou, mieux, « auto-bio-griffures », là où la griffe devient le chiffre de l’écriture, qu’elle soit du chat, de l’artiste ou de la philosophe, qu’elle soit écriture littéraire ou philosophique.
6À mon tour philosophe (ou institutionnellement considérée telle…), je voudrais approcher Autobiogriffures de Sarah Kofman, en relever les griffes, presque des graffiti à l’instar de ses dessins, pour les proposer aux lectrices et lecteurs amateurs du genre félin, dévoués aussi à l’autre philosophie ou à la philosophie de l’autre, celle qui choisit de considérer la pluralité des genres et pas seulement la multiplicité et les différences qui distinguent entre eux les animaux ou animot, selon l’expression derridienne assez connue. Mais il y a d’autres raisons qui me conduisent à ce livre, surtout parce que je voudrais restituer à Sarah Kofman sa place et sa parole, sa griffe précisément, à l’intérieur du discours philosophique autour de l’animal/ot, autour des dénégations, des passions ou des malheurs qui l’ont stigmatisé d’une manière si négative, mais tout spécialement parce que grâce à elle et à sa lecture de Le Chat Murr on pourrait finalement penser l’animal/ot, ici représenté par l’exemplaire unique d’un sublime chat, du point de vue du bonheur et du rire…
7Le livre de Kofman, qui reprend et illumine le livre d’Hoffmann – presque homophones dans leurs noms, comme si cela révélait déjà une superposition entre les deux auteurs et peut-être une identité et identification d’intentions – traite, en effet, de la « puissance subversive » (Kofman, [1976] 1984, p. 11) de la fiction hoffmannienne qui ose imaginer qu’un chat puisse écrire et qu’il ait même l’ambition de devenir écrivain, ayant déjà comme assuré ses qualités de philosophe et de sage rusé. Au début, l’histoire du roman hofmannien reprise dans la lecture d’Autobiogriffures, semble confuse et embrouillée, presque en lambeaux. Et en effet, comme le prévient l’éditeur imaginaire de la notice introductive du Lebensansichten des Katers Murr, le livre comprend tant le texte, constitué justement de morceaux et lambeaux, écrit par le chat Murr et narrant son histoire personnelle, ses méditations sur la vie en général, que des pages complètement étrangères à tout cela et relatives à la biographie du Maître de chapelle Johannes Kreisler, ami du maître du chat, auprès duquel le félin aurait séjourné quelques jours. S’explique ainsi le pastiche entre les diverses histoires :
Lorsque le chat Murr se mit à écrire ses considérations sur la vie, il arracha sans plus de façon les pages d’un livre imprimé qu’il avait trouvé chez son maître ; et il en employa innocemment les feuillets, tant comme sous-mains que buvards. Ces pages restèrent dans le manuscrit et… on les imprima à la suite, comme si elles eussent appartenu à l’ouvrage. (Hoffmann, [1820] 1943, p. 16)
8Après cet imbroglio le livre fut publié. D’où les excuses de l’éditeur dans son avant-propos, excuses pour le substratum humain publié avec les inédits du chat, d’où la volonté de la part de l’éditeur tout au long du livre de marquer la différence entre les pages écrites par Murr (indiquées dans l’édition par « Murr ») et celles écrites par Johannes Kreisler (indiquées par « Placards ») … Voilà la fiction préliminaire. Voilà l’antécédent qui entame le récit du livre du chat Murr. Ainsi et d’emblée, une écriture se superpose à l’autre, celle de Murr à celle de Kreisler, ou à d’autres encore qui ne sont pas précisées, donnant lieu à quelque chose de différent, d’absurde, d’hybride, qui reste entre le félin et l’humain, qui se compose et se tisse – en se déchirant – entre les griffes de l’un et les mains de l’autre, renversant ainsi les préjugés et présupposés humanistes qui privilégient l’homme aux dépens de l’animal, bref, les embrouillant, les mêlant jusqu’à en faire un vrai « original ». Une écriture bâtarde, donc, où la rationalité, la linéarité et la finalité ne sont plus les paramètres qui la règlent et la guident. Une écriture multiple, au moins double, où celle de l’un contredit, en la défaisant, en la réduisant en lambeaux, celle de l’autre. Et cet entremêlement à quatre mains, ou plutôt à griffes et à mains, entre deux sujets, félin et humain, entre deux auteurs (ou plus, car on ne sait pas très bien combien sont cachés derrière ou dans les placards, pas plus que dans la formulation « placards ») reste imprimé dans le livre et est proposé explicitement aux lectrices et lecteurs. Or, si le chat s’engage ici dans la satire de l’humain, et de l’humain rationnel, savant et écrivain en particulier, en mobilisant aussi l’idée de zoographie car il associe la griffure à l’écriture ou l’inverse, l’auteur, voire l’éditeur, s’y engage aussi. Car la précaution explicitée dans l’« avant-propos » ne fait que surenchérir sur la satire animalière et même humaine de l’homme, en révélant les jeux subtils entre les auteurs et les éditeurs. Ceux-ci se décident finalement à publier « l’œuvre d’un matou nommé Murr » (Hoffmann, 1943, p. 15), sans le savoir auparavant, se fiant à la plume humaine.
Écriture de chat et déplumage de l’homme
9Or, selon la lecture de Sarah Kofman, qui lit fascinée et amusée les pages « griffonnées » du chat sagace et savant – mêlées à celles de l’ami de son maître et hôte, devenant maître à son tour et pour qui la question de l’hospitalité est aussi essentielle –, Le Chat Murr a non seulement le mérite de créer, bien que dans la fiction, une écriture inédite et hybride, mais aussi celui de mettre en relief les capacités des créatures à quatre pattes par rapport à leurs confrères bipèdes ou, encore, de faire la satire de la lignée humaine « écrivassière » composée par de piètres écrivains qui se prennent pour des grands écrivains ou, enfin, de montrer le tressage entre le tissu de la vie et celui du texte ; le mérite du Chat Murr est aussi et surtout d’oser détrôner d’un seul coup, d’une seule griffure – mais peut-être plus d’une – la souveraineté de l’homme, et de le faire sur un terrain bien précis, celui qui lui a permis de gagner la royauté et la seigneurie/maîtrise, voire celui du logos et de la graphè. Selon Sarah Kofman, l’histoire du chat Murr révèle en effet sa « puissance subversive » et mérite d’être relue et étudiée puisque, selon ses mots, ici « est en question fondamentalement “le nom de l’homme”, l’unité de ce concept et, ce qui fait système avec le “propre” de l’homme, sa divination, son élection particulière, sa maîtrise de l’univers » (Kofman, 1984, p. 11). Car, qu’un chat puisse non seulement se mettre à parler et à aider son maître meunier jusqu’à en faire le marquis de Carabàs, comme dans le conte pour enfants Le Chat Botté de Charles Perrault, puis de Ludwig Tieck, auquel Hoffmann, et aussi Kofman, font référence, mais qu’un minou ou matou (ça dépend) puisse même écrire et se mettre en compétition avec ses maîtres dans les domaines élevés de l’écriture, de la philosophie comme de la poésie, en faisant une caricature et une satire subtile du genre humain-littéraire et défendant à tout prix la lignée féline, tout cela donc ne peut que destituer, désarçonner – au moins dans l’impasse et l’embarras que provoque la lecture même de cette histoire –, voire déconstruire, la prétendue supériorité de l’homme fondée sur son être doté de raison, de langage et capable d’écriture. Faire d’un chat non seulement un rusé serviteur de son maître, comme dans la fable et les contes, mais aussi un vrai lettré indépendant et philosophe intelligent avec le don de l’écriture – bien que différente de celle de l’homme et surtout parce que différente, c’est-à-dire s’exprimant dans la griffure et la collection des citations orphelines de leur auteur –, ou penser que ce chat puisse être publié et même lu, tout cela signifie, pour Kofman « faire d’emblée le procès de la raison et de la science positive, quant à l’incompréhension de la nature animale, et c’est en appeler à un autre type de connaissance » (Kofman, 1984, p. 20). Pourquoi donc ? Et de quelle connaissance s’agirait-il alors ?
10Cette histoire d’écriture, de griffure, de griffonnage, mais aussi de « greffe, de griffe et graphé » (Weltman-Aron, 2021, p. 251), ainsi que leur possibilité de lecture et de déchiffrement, impliquent au moins la suggestion de penser radicalement un nouveau « type de connaissance », peut-être une autre raison ou presque – difficile, certes, à nommer, d’où mon très limité presque et sans vouloir y attribuer un sens péjoratif –, autre par rapport à des paramètres forcément humains et foncièrement trop humains et zoomorphiques ; elle implique également et à la fois, de faire appel à une autre approche de la connaissance ou du savoir, parce qu’elle demande d’être inscrite dans la capacité inventive, dans le rêve ou la rêverie, dans le jeu et une certaine folie, propre aux enfants et à certains animaux en l’occurrence, inscrite en somme dans « tous les états marginaux » (Kofman, 1984, p. 11), comme peuvent l’être aussi l’improvisation, la bêtise peut-être, censée être le propre des animaux mais de facto pratiquée autant par les hommes, et tout cela aux dépens de la ratio, de la science, de la classification, bref du logos. Cependant, cette possibilité d’une autre raison ou presque ou d’une « autre type de connaissance », selon l’expression kofmanienne, – possibilité qui me tente beaucoup, je l’avoue, qui enchaînerait sur le thème de la bêtise (voir Antonioli et Jabre, 2013) et convoquerait au moins Deleuze et Guattari ainsi qu’à nouveau Derrida, toujours déjà présent dans le livre en quelque sorte2 – et qui s’ouvre sur une certaine « profondeur » (Kofman, 1984, p. 23), engagerait-elle la dé-raison ou une certaine contre-allée de la raison ? Impliquerait-elle une opposition nette dans le binôme classique entre culture et nature, qu’irait de pair à celui de raison et instinct ? Pas sûr…
11Le chat Murr en effet, dans son propre livre, brouille les cartes réellement et métaphoriquement : il les mélange, les détruit, les rétablit et les recompose, selon sa logique à lui, selon son astuce, selon son goût. Kofman, de son côté, cherche à suivre ses traces, à les greffer, en récupérant les principaux points d’émoi, de déchirure, d’originalité par lui parcourus. Écoutons alors le chat déjà un peu trop kantien, à mon goût :
Le vaste firmament déploie sa voûte sur ma tête, la pleine lune jette sur la terre ses rayons étincelantes, les toits et les tours qui m’environnent sont illuminés de ses feux argentés. […] Est-ce donc une telle affaire que de marcher sur des pieds ? Et cela autorise-t-il vraiment l’espèce qui se nomme humaine à s’arroger l’hégémonie sur nous tous qui assurons sur quatre pattes notre parfait équilibre ? Mais je sais bien, ils mènent un grand bruit d’un je ne sais quoi qu’ils prétendent avoir dans la tête et qu’ils appellent la raison. Je ne puis me figurer bien clairement ce qu’ils entendent par-là, mais une chose est sûre : si, comme je puis le conclure de certains propos tenus par mon maître et bienfaiteur, la raison est tout simplement la faculté d’agir consciemment et de ne pas commettre de sottises, eh bien ! je ne changerais mon sort pour celui d’aucun humain. – Je crois d’ailleurs, que la conscience s’acquiert par l’habitude ; on vient au monde, on traverse l’existence, n’est-ce pas, sans trop savoir comment ? Du moins c’est mon cas. (Hoffmann, 1943, p. 22)
12Sarah Kofman reconnait que dans cette autobiogriffure, la confrontation homme et animal/ot se joue non tant dans le renversement hiérarchique, voire satirique, c’est-à-dire en tournant en dérision l’homme et ses misérables comportements, que dans la mise en question des assurances, des postulats et des postures que celui-ci assume depuis des siècles, en s’accaparant le privilège de toute intelligence, déclinée en tant que raison et connaissance. À ce propos, Kofman cite un autre passage plutôt philosophique, en confiant cependant cette fois à l’artiste Kreisler, et pas au chat, son réquisitoire contre la vanité de la science et de la connaissance humaines :
En regardant ce chat intelligent je songe de nouveau avec tristesse au cercle étroit de notre connaissance. Qui peut dire, qui peut pressentir même simplement jusqu’où vont les facultés intellectuelles des bêtes ? Lorsque dans la nature, quelque chose, ou plutôt toute chose reste fermée à notre pénétration, nous avons un nom sous la main et nous nous rengorgerons de notre inepte sagesse scolaire qui ne va guère plus loin que le bout de notre nez. Ainsi nous sommes-nous débarrassés en les appelant instincts, de toutes les capacités intellectuelles des bêtes qui se manifestent souvent d’une façon admirable. (Hoffmann, 1943, p. 37 ; cité par Kofman, 1984, p. 26)
13La myopie de l’homme, du savant en particulier duquel se distingue l’artiste, est de croire que sa classification conceptuelle (ou même nominale) est la seule faculté intellectuelle digne de ce nom. Au contraire, Kreisler, et Hoffmann ainsi que Kofman, laissent supposer une autre hypothèse pour réponse à une question fondamentale : « l’idée de l’instinct, d’une poussée aveugle et irraisonnée est-elle comparable avec la capacité de rêver ? Et pourtant, les chiens, par exemple, ont des rêves de grande vivacité, ainsi que le savent tous ce qui ont observé un chien de chasse […]. Quant au chat, je ne sache pas, jusqu’ici qu’ils rêvent » (Hoffmann, 1943, p. 38). Voilà le doute essentiel, qui se double par le doute sur une différence possible entre le chien et le chat, mettant en jeu la différence elle-même ; voilà le doute qui demanderait une réponse claire et distincte, en bipassant Descartes et interpellant Montaigne : que ce soit pour Kreisler, séduit par Murr et observant de près les chiens de chasse, ou pour Abraham, tout tourné vers son petit chat et drôle de héros, le rêve serait le chiffre, la mesure qui relèverait la frontière entre raison et instinct – si cette opposition était encore nécessaire – et qui, ayant à juger, se placerait plutôt du côté de la première. Le chat Murr en effet, comme le rappelle son maître – mais cela est valable pour tous les chats, même pour les chats sans ambitions éditoriales – a des rêves très vifs : « il tombe dans les douces rêveries, dans des songeuses nostalgies, dans les délires somnambuliques, bref dans cet état intermédiaire entre la veille et le sommeil que les âmes poétiques considèrent comme le moment le plus favorable à l’accueil des pensée géniales » ; de plus, ajoute Abraham, « depuis quelque temps, cet état s’accompagne chez lui de soupirs et de gémissements extraordinaires, et je crois qu’il est amoureux ou bien qu’il travaille à une tragédie… » (Hoffmann, 1943, p. 38). Le rêve est donc ce qui permet de franchir un pas infranchissable pour penser que l’animal/ot a ses raisons, voire sa raison ou presque, voire « un autre type de connaissance », et ainsi de dépasser, en la multipliant, la frontière qui le sépare de l’homme et d’ouvrir la possibilité d’une communication entre les deux. En effet, si l’on regarde de près les passages clés du livre, non seulement le chat Murr fait de son roman à lui une satire anthropomorphique de l’écrivain, mais il entame une zoomorphie à l’envers, si je peux le dire en ces termes, car il insiste fort ironiquement sur le fait d’avoir, lui aussi, et bien que différemment, la raison, le langage, l’écriture, et d’être quelque peu comme les hommes – ces étranges bêtes ! –, même s’il avoue, en même temps, ne pas vouloir leur ressembler, mais tout en leur rassemblant en fait un peu, et tout spécialement dans leurs ambitions. L’artiste Kreisler semble, au contraire, accomplir un autre pas et faire un geste spéculatif différent : il semble étaler un pont entre les deux caps – celui de l’animal/ot et celui de l’homme –, et cela grâce au rêve précisément, en tant que manière alternative de connaissance et signe d’intelligence en commun. Comme si la frontière entre la veille et le sommeil, qui fait le propre du rêve et tisse ses entrelacs, doublait, en la brouillant, la frontière entre raison et instinct. Le rêve, en somme, en tant que seuil précisément, permet de faire toucher ou de faire séjourner dans les limites et les frontières, non seulement entre veille et sommeil, raison et instinct ou, encore, entre savoir scientifique et poésie, mais aussi entre homme et animal/ot. Sarah Kofman, quant à elle, le dit peut-être un peu différemment : « Kreisler, loin de s’efforcer, comme le fait le chat, singe de l’homme, de montrer que l’animal possède langage et raison, invoque la capacité du rêve comme critère décisif de l’irréductibilité des capacités intellectuelles des bêtes à l’instinct » (Kofman, 1984, p. 54). Bref, si l’animal/ot invoque sa dignité à égalité avec celle de l’homme, en l’égalant en raison, en langage et même en écriture, l’homme, ou plutôt l’artiste, fait appel au rêve pour suggérer une rationalité, une raison ou presque chez l’animal/ot au détriment de l’instinct, afin d’ouvrir la brèche à un monde en commun ou, au moins, à une possible communication entre eux. Si en effet, en regardant les choses du côté des humains, la différence de l’artiste par rapport au savant est inscrite dans les puissances du rêve ou de la folie, voire dans les marges de la raison, qui lui permettent d’accéder à une autre manière de connaître sans classer, de penser sans peser, du côté des animaux également, les franges du rêve leur permettent d’inscrire leur approche dans un monde au-delà de l’instinct. Et précisément sur ce terrain commun du rêve, homme et animal/ot pourraient entamer un dialogue, en se laissant aller à un certain sans savoir commun, en laissant la porte ouverte à l’autre qui vient et surprend, dans le rêve et la rêverie, dans la fantaisie ou le fantasme, dans le jeu ou le silence. D’où la possibilité, pour l’homme, de se pencher autrement vers l’animal/ot, comme semble le suggérer Sarah Kofman :
Seul le rêve, la rêverie, le fantasme […] ont le pouvoir, par-delà les divisions et les scissions introduites par le langage et la raison, de faire pressentir en de brefs instants, une autre réalité que celle fabriquée conventionnellement par la science. État de rêve, état de poésie, de recueillement silencieux plus apte que la clameur d’un langage bavard et outrecuidant à saisir la musique harmonieuse de la nature. (Kofman, 1984, p. 52)
14Bref, « les états marginaux » de la connaissance humaine ouvriraient la porte aux « états généraux » de la relation de l’homme à la nature et, dès lors, à l’animal/ot.
Animalia docent
15De rêve en rêve, de rêveries en rêveries, j’arrive ainsi à toucher le fantasme de l’âge d’or, évoqué par les poètes ainsi que par certains prophètes, séduisant également quelques philosophes d’exception, au moins celles qui écrivent autour du chat Murr et de ses aspirations. Voilà le fantasme ainsi explicité par Sarah Kofman : « un âge d’or mythique où les bêtes entre elles, les bêtes et les hommes, s’entendraient véritablement. Platon dans le Politique, et Montaigne le rappelle, décrit ce privilège qu’avaient alors les hommes des comprendre les bêtes » (Kofman, 1984, p. 51). Et puis elle cite Platon : « Ils avaient la faculté de pouvoir nouer un commerce de conversation, non seulement avec les hommes, mais encore avec les bêtes […] s’adonnant à la pratique de la philosophie avec les concours des bêtes » (Politique, 271 b ; cité par Kofman, 1984, p. 51). « À faire rêver… », commente Sarah Kofman. À faire rire, je commente à mon tour, s’il ne s’agissait pas de Platon… À faire rire, de bonheur, bien sûr ! Donc, non seulement les poètes, les enfants et les fous, comme le disait le romantique Hoffman, par la plume « déplumée » de l’artiste Kreisler et la griffe du chat Murr, peuvent accéder à une compréhension de la nature et ainsi des animaux, mais apparemment – parole du plus grand philosophe –, dans ce mythique âge d’or aussi les sages séjournent auprès des bêtes en philosophant avec celles-ci. Montaigne, également cité par Kofman, mais en bas de page et sans référence, en peu comme Murr le fait d’habitude tout au long de son livre au moyen de citations orphelines (voir Hoffmann, 1943, p. 130), redouble la lecture, voire la peinture :
Platon, en sa peinture de l’âge doré sous Saturne, compte entre les principaux avantages de l’homme d’alors, la communication qu’il avait avec les bêtes, desquelles s’enquérant et s’instruisant, il savait les vraies qualités et différences de chacune d’elles ; par où il acquérait une très parfaite intelligence et prudence et en conduisait de bien loin plus heureusement sa vie que nous ne saurions faire. (Montaigne, [1580] 1963, p. 204-205 ; cité par Kofman, 1984, p. 51)
16Selon l’interprétation de Montaigne du passage de Platon, repris par Kofman, les hommes de l’âge d’or non seulement entrent en communication avec les bêtes et s’entendent réciproquement, mais ils s’instruisent auprès d’elles, par sujets et modalités : par des sujets décisifs, comme la différence, à savoir les différences entre chacune des leurs espèces, et par des modalités pédagogiques bien sérieuses, comme l’apprentissage d’une « parfaite intelligence et prudence » ou des véritables modi vivendi permettant aux philosophes de devenir plus heureux et de s’appliquer au bonheur. Différence, intelligence, prudence et bonheur, ce seraient donc les piliers de l’école des/aux bêtes selon Montaigne.
17Malheureusement Sarah Kofman n’arrive pas à creuser ou greffer sur ce point, elle ne rêve pas, hélas, au-delà de la communication entre les bêtes et les hommes ; elle n’insiste pas sur cette suggestion de Montaigne, quant à l’instruction des philosophes au jardin de bêtes et ne dessine point, fût-ce brièvement, ce mythique âge d’or comme l’ouverture d’une « communauté inavouable » où l’hospitalité serait sans conditions, comme moi je le rêve, et avec Jacques Derrida (voir Derrida, 2006, p. 213). C’est-à-dire que Sarah Kofman, dans ses esquisses et rêveries, ne sollicite davantage ni Montaigne ni Platon, après les avoir convoqués à propos de leur « peinture » respective de l’âge d’or et surtout elle ne se perd pas dans l’hypothèse politique de la connivence entre les hommes et les bêtes, et encore plus originalement peut être, dans l’idée de l’apprentissage des hommes à la sagesse altérative des bêtes, pour finalement arriver à penser la connivence plurielle finalisée par et tendue vers la justice de tous. Bref, elle n’ose pas imaginer, fût-ce à peine comme je le fais à mon tour en ce moment même, entre philosophie et rêverie, la possibilité d’une nouvelle république sans seigneurs ni esclaves, où les maîtres, dans le sens le plus haut d’enseignants, s’alternent dans leur rôle, et où les bêtes non seulement discernent, mais littéralement enseignent. Elles enseignent en matière de différence, d’intelligence même, de prudence, comme le dit Montaigne, mais j’ajoute volontiers, en matière d’hospitalité, de générosité et de substitution et, en certain cas, comme le montre le chat Murr, en génialité, en écriture et même rature. Bref, elle n’ose pas imaginer une république où animalia docent !
18Sarah Kofman ne suit donc pas ce rêve politique (comme peut-être Derrida et certainement moi-même), ni le rêve pédagogique, comme l’enseigne Montaigne, rêves ou finalités qui vont ou devraient aller toujours ensemble. Elle est liée à l’idée du rêve linguistique, peut-être parce qu’il est nécessaire, en tant que préliminaire, aux deux autres évoqués, c’est-à-dire qu’elle vise à la possibilité d’un langage commun, réel et quotidien, où les uns et les autres, les bêtes et les hommes, et les philosophes en première ligne, s’entendraient réciproquement et parfaitement. Mais pour arriver à cet état de la fin, coïncidant avec l’origine ou âge d’or, il faudrait, selon Kofman, faire un pas ultérieur, voire un pas préliminaire ou liminaire – le sens de la marche étant un avancement qui recule –, c’est sur ce point qu’elle insiste : il faut fissurer le postulat du privilège de l’homme quant au langage, et ici quant à l’écriture, comme son destin unique, renforçant sa supériorité et son identité. En effet, si Sarah Kofman lit attentivement les prouesses du chat Murr, c’est parce qu’elle s’intéresse premièrement à son geste déconstructif, délirant et éclairé à la fois, qui de griffe en griffe greffe une autre histoire possible, quand elle écrit :
Écriture déplumante du chat parce qu’il s’empare de la plume, privilège de l’homme, pour raturer l’opposition de l’homme et de l’« animal », de l’« animal » et de Dieu ; parce qu’il coupe à l’homme ses ailes, le « désublimise », le réduit à sa réalité de « bipède sans plume », dont il a tort de s’enorgueillir. (Kofman, 1984, p. 92)
19C’est ce geste de destitution de la plume, très proche aussi d’un véritable geste de castration, et de toutes les usurpations et tous les privilèges associés, qui fait du chat Murr le grand maître d’écriture pour la philosophe Sarah Kofman. Car sa griffure satirique désacralise avant tout, et de toute son énergie féline, le postulat du primat de l’homme, bien enraciné depuis des siècles, ainsi que le narcissisme viriloïde propre à tout homme et peut-être propre à tout écrivain. D’ailleurs, on connaît les patients efforts de Sarah Kofman afin de mettre en lumière les failles obscures des postures viriloïdes des grands savants, dont en premier lieu Sigmund Freud, dans sa superbe lecture de ses écrits dans L’Énigme de la femme (Kofman, [1980] 1994). Mais dans ce geste tout kofmanien, il y a plus qu’une action féministe importante. Le chat détruit l’affirmation narcissique ainsi que toute tentation viriloïde du sujet : non seulement il utilise les citations sans en donner les références et selon une logique qui lui est particulière, mais en bon plagiaire, il fait de son écriture une véritable écriture citationnelle, en soulignant ainsi, « la citationnalité de toute écriture et l’absence de paternité » (Kofman, 1984, p. 130). Cette manière inédite d’écrire du chat, fût-elle bâtarde et un peu bavarde, sans paternité dans tous les cas, est le moins qu’on puisse dire « désappropriante » (Kofman, 1984, p. 139), parce que « loin de pouvoir rassurer sur l’identité et de permettre une affirmation narcissique, elle disloque toute propriété, morcelle le moi, rature toute génialité » (Kofman, 1984, p. 139). Ainsi le chat Murr, par son livre, arrive au paradoxe de vouloir en même temps faire reconnaitre la supériorité de sa nature et de son génie, en égalant l’homme et en le dépassant en sagesse et écriture mais, par sa manière spécifique d’écrire, sans pères, ni patrons ni propriétaires, sans sujet même ni identité, sans moi pourrait-on dire, ou avec tous les autres d’où il tire ces sentences, il prend le risque de se perdre, de céder à la folie tout en amenant ses lecteurs et lectrices à se réjouir du grand défi. Le Chat Murr a certes aussi un autre effet :
D’une double façon, par une double griffe, celle du chat, celle du biographe de Kreisler, se trouvent déchirés le genre « biographique » et son ordre linéaire. Avec la remise en jeu de la linéarité, se trouve menacé l’équilibre précaire de l’homme qu’y perd des plumes. Se trouve déchiré le volume comme espace clos, corpus bien ordonné. Il devient possible de lire autrement le texte linéaire, de lire entre les lignes du chat la dérision de l’ordre de la conscience : l’ordre « rationnel » est une simple griffure du chat dont la lisibilité est commandée par une autre rationalité, rejoignant celle de la « folie ». C’est l’écriture du fou […] qui permet de comprendre mieux que celle de la raison et de la science, et l’écriture de la raison […], et l’écriture en général, pour non seulement s’emparer des plumes du paon en pastichant l’homme et en désirant prendre sa place de roi de l’univers, mais aussi pour transformer radicalement l’espace de l’écriture – et les pratiques sociales correspondantes. (Kofman, 1984, p. 117)
20Greffe de la vie sur la littérature ? Peut-être. Mais puisque toute vie ou toute expérience « est toujours déjà un texte » (Kofman, 1984, p. 136) – Sarah Kofman l’écrit explicitement, mais sans citer le père (Derrida) de cette célèbre phrase –, grâce à ce texte et à ce livre signé par le chat Murr, grâce à ce chef d’œuvre de littérature zoomorphique (celui de Hoffmann) et d’interprétation philosophique (celui de Kofman), qui se place à mi-chemin entre l’« autobiographie », l’« autobiogriffure » et l’essai de zoomorphie philosophique, quant au texte et en matière d’écriture désormais tout est désordonné, tout est déchiré, embrouillé, raturé : auteur/e, sujet, moi, signature, lecture, priorité, ordre, volume, clôture.
21Autobiogriffures est certainement un livre avant-coureur en ce qui concerne la question qui trop rapidement est nommée aujourd’hui la « question animale », puisque il s’interroge autant directement qu’indirectement sur le statut de l’animalité, surtout sur le rapport ambigu entre l’humain et l’animal/ot, voire sur la porosité et l’instabilité de la ligne de partage entre l’un et l’autre, ligne qui pendant des siècles avait été donnée comme déjà acquise en philosophie. Mais il s’agit aussi d’un livre important pour la zoomorphie satirique d’emprunt littéraire, essentielle pour un renouveau du discours philosophique figé, précisément parce que, en suivant les pattes et les griffes du chat Murr, en répétant son écriture bavarde et bâtarde, en simulant son geste audacieux d’ « animal » poético-philosophique, la philosophe Sarah Kofman tente de déchiqueter, décortiquer, déconstruire, désacraliser, avec autant de profondeur et de légèreté, avec son trait personnel d’ironie et de duplicité, par sa griffe en somme, fort ironique, voire satirique, les oppositions métaphysiques les plus solides – entre homme et « animal », entre culture et nature – et les équations les plus assurées autant que les plus banales – homme égal raison et « animal » égal instinct –, oppositions profondément enracinées dans la tradition métaphysico-philosophique propre à la philosophie de l’Occident qu’elle met sur scène, sur papier, grâce à ce chat et, j’irai jusqu’à dire, grâce à sa propre métamorphose en chat. Avec une grande ironie et finesse, elle ose s’aventurer en philosophie là où seulement la littérature avait osé, en brouillaient les cartes dans les disciplines, certes, ainsi que dans tous leurs schématismes, mais surtout dans le binôme indissociable homme-« animal » : elle est pionnière, pendant ces années-là (les années 1970), de la déconstruction du binôme homme-« animal », et cela bien avant le grand défi de la déconstruction opéré par Jacques Derrida dans L’animal que donc je suis, bien avant la narration philosophique de la rencontre avec son chat, qui, tout en étant « visionnaire » et « extralucide » (Derrida, 2006, p. 18), tout en étant une chatte, n’a pourtant pas le droit d’avoir un nom propre dans les pages où il apparaît au centre de la scène et comme le fiat de sa réflexion.
22Les griffes de Sarah Kofman, s’imposent alors avec force, même sur les griffes et les pattes du chat Murr, puisqu’elle pratique non seulement l’« autobiographie ironique » (Derrida, 2003, p. 216), comme l’envisagerait Derrida, mais elle adopte et invente une écriture en lambeau, une écriture raturée, rayée, fissurée, morcelée... Une satire de l’absolu de l’écriture ? Peut-être. Mais il est temps de terminer mes griffonnages à moi, instruits par leurs griffes à eux, « à huit pattes » (quatre du chat plus deux de Hofmann, plus deux de Kofman…) et par la zoomorphie satirico-poético-philosophique ainsi attestée et par ma propre fantaisie, voire rêverie. Tout le reste est à écrire. Tout le reste est à suivre ou plus simplement à détruire… Mais il faut bien, encore, des griffes pour cela4 !