Colloques en ligne

Jonathan Pollock

Têtes d’âne : Shakespeare et le Christ onocéphale

Ass-heads: Shakespeare and the donkey-headed Christ

1Quand, en 2001, les éditeurs parisiens Abstème & Bobance s’apprêtent à publier Je crache sur le christ inné d’Antonin Artaud, ils cherchent une illustration pour la couverture. Ils jettent leur dévolu sur un graffito découvert dans un paedagogium sur le mont Palatin par le père Raffaele Garrucci en 1856. Daté du IIIe siècle, ce dessin gravé au stylet sur l’enduit du mur « représente de dos un homme à tête d’âne accroché à une croix et vêtu d’une tunique. À sa droite et sous la croix, un personnage lève sa main droite en direction du crucifié » (Mercieca, 2015, p. 149). Ce personnage est désigné par l’inscription qui figure sous le groupe : « Aλεξάμενος σέβετε (= σέβεται) θεόν » ; « Alexamène adore dieu » ou selon d’autres traductions, « Alexamène adore son dieu ». La nuance aura son importance…

2Pour peu que nous ayons affaire ici à une caricature anti-chrétienne, il s’agit de la première représentation connue à ce jour du Christ en croix. Mais pourquoi affubler le crucifié d’une tête d’âne ou, plus exactement, d’une tête d’onagre ? Au dire d’Antonin Artaud, Jésus Christ, ou « jijicricri » fut « une espèce d’âne type, / de baudet né, / d’homme qui ne s’était pas décidé pour la vie de l’homme / mais n’avait pu garder la vie de l’âne entièrement […] » (Artaud, 2001, p. 40-41). Les archéologues, eux, renvoient au Père de l’Église Tertullien qui, dans l’Apologétique et le libelle Ad nationes, datant de l’année 197, s’adresse ainsi à ses détracteurs : « Car, comme bien d’autres, vous imaginez que notre Dieu est une tête d’âne (caput asininum) ! Cette calomnie sur un dieu semblable a été semée par Cornelius Tacitus [dans Histoires, V, 3-4] » (Tertullien, 1971, p. 16). Dans Octavius (IX, 3), Minucius Félix attribue au païen Caecilius une expression pareille : « J’ai entendu dire que vous adoriez une tête de la plus vile des bêtes domestiques, une tête d’âne (caput asini), consacrée par je ne sais quelle absurde croyance : belle religion, bien digne des mœurs dont elle est issue ! » (Ricoux, 1998, p. 61) Tertullien évoque également « une sorte de pancarte anti-chrétienne, qui a été promenée par les rues de Carthage et sur laquelle était représenté « le dieu des chrétiens » avec « des oreilles d'âne, un pied de corne, un livre à la main et portant la toge » (Apologétique, XVI, 12 ; cf. Ad nationes, I, 14, 1 ; Ricoux, 1998, p. 61).

3Ainsi, la portée satirique de ce graffito zoomorphique semble évidente. Paul Thoby, par exemple, parle de « crucifix blasphématoire » (Thoby, 1959, p. 19). Néanmoins, d’aucuns contestent cette interprétation. Le poète et romancier Robert Graves qualifie de telles représentations non pas de caricatures, mais de « pieux dessins judéo-chrétiens identifiant Jésus au Messie fils de David, qui a l’âne pour symbole dans la littérature rabbinique » (Graves, 1993, p. 563). Pour Gyorgy Nemeth, il ne s’agit pas d’une tête d’âne mais de l’image du démon à tête de cheval invoqué lors des courses de char (Nemeth, 2013, p. 153-162). Odile Ricoux évoque le milieu gnostique des Sethiens, lesquels se réclamaient de Seth, le troisième fils d’Adam et Ève, « tout en remettant à l’honneur l’antique culte de l’onagre, du fait de l’homonymie de leur “fondateur” avec le dieu égyptien à tête d’âne, Seth-Typhon, dominateur des démons » (Ricoux, 1998, p. 66). Et même s’il s’agit bien d’une image du Christ, ne se pourrait-il pas que l’auteur du graffito et l’orant représenté partagent la même religion ? Toujours selon Odile Ricoux, « il semble que le sobriquet d’asinarii (“gens de l’âne” ou “adorateurs de l’âne”), couramment employé à rencontre des chrétiens, ait d'abord été une sorte de qualificatif familier utilisé par les chrétiens eux-mêmes et échangé entre eux […] » ; en effet, « [d]ifférents textes et inscriptions nous apprennent que les chrétiens avaient coutume, pour se désigner eux-mêmes, de prendre des noms comme Asellus ou Asella » (Ricoux, 1998, p. 66).

4Si le crucifié onocéphale du Palatin s’avère plus ambiguë qu’à première vue, il n’en va pas de même pour le texte d’Antonin Artaud dont le titre annonce déjà la couleur : Je crache sur le christ inné. Comme souvent dans les derniers textes d’Artaud, où le vocable caca résonne avec le mot grec kakon, « le mal », l’invective verse dans la scatologie : à l’en croire, christ signifierait « pet d’âne, / gaz inchristique de l’âne / anus, / de la caverne âne / plus bas ouverte / en / an – us » (Artaud, 2001, p. 10). Or, le jeu de mots sur âne et anus connaît un équivalent exact en anglais, ass et arse. L’homophonie quasi-parfaite de ces deux termes dans le parler élisabéthain a peut-être motivé la transformation du personnage de Bottom (« fondement ») en monstre onocéphale dans la comédie de Shakespeare Songe d’une nuit d’été.

5De nouveau, la portée satirique de la zoomorphie semble aller de soi. La pièce met aux prises les uns des autres trois groupes de personnages : les membres de la Cour d’Athènes, qui s’apprête à célébrer les noces de Thésée et d’Hippolyte ; les artisans de la ville, ces « rude mechanicals » qui préparent un interlude théâtral en vue du mariage ; et les fées de la forêt voisine, menées par leurs roi et reine, Obéron et Titania. Tisserand de son état, Bottom se voit confier le rôle de Pyrame dans une dramatisation de la fable d’Ovide qui vire à la farce en raison de l’ignorance et de l’incompétence des comédiens amateurs.

6C’est lors d’une répétition de leur pochade en forêt que Bottom fera les frais de l’espièglerie de Puck. Le lutin l’affuble d’une tête d’âne, tandis qu’Obéron, pour la châtier, oint les paupières de Titania d’un suc dont les vertus aphrodisiaques feront qu’elle tombera amoureuse de la première personne qu’elle verra à son réveil. Ce n’est autre que le tisserand onocéphale, auprès duquel elle s’empresse en le couvrant de ses affections. Bottom est tellement benêt que rien ne semble le perturber, ni sa transformation en âne (dont il ne se rend même pas compte, malgré son appétence nouvelle pour le foin), ni la découverte de ce peuple merveilleux que sont les fées, ni de se trouver en butte aux épanchements érotiques d’une reine. Le ridicule rejaillit sur celle-ci, bien entendu, car conformément au principe stendhalien de la cristallisation amoureuse, elle se pâme en l’entendant chanter, alors qu’en réalité il braie comme un âne. Mais qui exactement est l’objet de la visée satirique ici, et peut-on encore parler de satire ?

7Rappelons d’abord les raisons de la transformation de Bottom en âne. Elles sont à la fois d’ordre pratique : une tête d’âne a dû faire partie des accessoires de la troupe ; métaphorique : le mot ass désigne « un lourdaud ignare, un idiot pervers, un crétin imbu de lui-même » (Oxford English Dictionary, « Ass », 1c) ; zoologique : le « jeu d’asne » signifie le coït chez Villon, en référence à la sexualité prétendument débridée de l’animal ; culturel : « chevaucher l’asne », c’est le charivari ; littéraire : Shakespeare fait allusion à cet Adage d’Érasme, « Asinus ad lyram », où l’âne dresse l’oreille au son de la lyre, indice d’une incongruité. On peut penser également à la légendaire stupidité du roi Midas dont le nom même se termine en ass.

8Le nom de Nick Bottom s’avère tout aussi programmatique : traduit mot à mot, il signifie « niquer les parties », car à cette époque bottom désignait l’ensemble des organes sexuels et excrétoires. Cela dit, son nom renvoie de façon encore plus littérale à son métier, la pelote du tisserand étant aussi appelée bottom ; Shakespeare fait ainsi allusion au fil d’Ariane et au minotaure, l’homme à la tête d’ongulé, fruit d’une union contre-nature et qui trouva la mort aux mains de ce même Thésée dont le mariage sera égayé par Bottom.

9Mais je m’en voudrais d’arrêter en si bon chemin. Le signifiant bottom a bien d’autres connotations, nettement plus positives. Aussi s’emploie-t-il pour désigner le cocon du ver à soie, d’où émerge l’imago ou psyché, emblème courant de l’envol de l’âme au moment de la mort. Shakespeare connaissait la fable « Amour et Psyché » grâce à la traduction par William Adlington de L’Âne d’or d’Apulée (1566). Or, l’histoire de Psyché est enchâssée dans un autre récit, nettement plus scabreux, au cours duquel Lucius, le narrateur, fait la connaissance d’une jeune sorcière lubrique, Photis. Après avoir vu la maîtresse de celle-ci, Pamphile, se transformer en chouette, il demande à Photis de lui procurer les moyens de se transformer en oiseau. Photis lui ramène un mauvais onguent, et voici que le malheureux narrateur se voit métamorphosé en âne. Cependant, la suite de l’histoire révèle que la transformation bestiale de Lucius constitue une étape nécessaire dans son initiation au culte d’Isis. De descendante, la métamorphose s’avère ascendante, comme du ver au papillon. De surcroît, l’arbre sur lequel le ver à soie tisse ses cocons, le mûrier, est celui même qui se trouve aspergé du sang de Pyrame dans la fable d’Ovide mise en scène par la troupe de Bottom. Or, selon les réécritures « moralisantes » d’Ovide qui avaient vogue à l’époque de Shakespeare, Pyrame représente le Christ, Thisbé l’Église et le mûrier la croix de la mort et de la résurrection.

10Comment faut-il entendre ces allusions ? L’onolâtrie de la reine des fées est-elle à l’image des premiers chrétiens ? Se comporte-t-elle comme l’orant du graffito du Palatin, dont la main droite envoie au crucifié un « baisemain », signe caractéristique de l’adoration chez les Romains ? En effet, le texte du Songe ne manque pas de résonances bibliques. Si Obéron cherche à se venger de Titania, c’est qu’elle refuse de lui céder un « divin enfant » né d’une Orientale. Lorsqu’il se réveille de ce qui lui paraît un rêve, en retrouvant sa forme humaine, Bottom met au défi quiconque essaie de raconter son histoire : « L’œil de l’homme n’a pas entendu, l’oreille de l’homme n’a pas vu, la main de l’homme n’est pas capable de goûter, sa langue de concevoir, ni son cœur de rapporter, ce qu’était mon rêve » (IV, 1, v. 209-212). Shakespeare livre ainsi une version burlesque de la première épître de S. Paul aux Corinthiens : « […] l’œil n’a point vu, l’oreille n’a point entendu, et le cœur de l’homme n’a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment » (2, 9, trad. Lemaître de Sacy). Bottom se propose de faire écrire une ballade en souvenir de ce rêve : elle s’appellera « Le Songe de Bottom » parce que son rêve « n’a pas de bottom » (IV, 1, v. 214-215) ; il est à la fois sans fond et sans fondement. Seul l’Esprit Saint, poursuit S. Paul, pénètre « ce qu’il y a de plus caché dans la profondeur de Dieu » (2,10) : « the Spirite searcheth […] the botome of Goddes secretes », pouvait-on lire dans la version anglaise de la Bible de Genève de 1557.

11Ce réseau d’allusions laisse penser que Shakespeare n’était pas sans savoir que, dans la littérature patristique, il est question d’un Christ onocéphale. Faut-il pour autant y déceler une intention blasphématoire ? La zoomorphie que subit Bottom est-elle à visée satirique ou affirmatrice ? La comédie est-elle à charge ou à décharge ? La question peut d’ailleurs se poser à l’égard du genre tout entier. Pour le romancier victorien George Meredith, « la comédie est l’expression de l’esprit du Censeur » (Welsford, 1968, p. 31). C’est en effet le cas des pièces des contemporains de Shakespeare, notamment celles de Ben Jonson. En revanche, comme le remarque Enid Welsford, les comédies romantiques de Shakespeare se placent sous l’égide du Fool et font preuve d’une attitude totalement différente envers les défauts des hommes et des femmes. À la différence du Censeur, le fou incarne l’esprit du carnaval, il préside au renversement du haut et du bas, il fait advenir un mundus inversus où tout est topsy-turvy, ou arsy-versy.

12« Et les choses qui me plaisent le plus », avoue le lutin Puck, « sont celles qui se déroulent de manière absurde », en anglais : « befall prepost’rously » (III, 2, v. 120-121). Comme l’indique son étymon latin, est dit prae-posterus ce dont les éléments ont été intervertis, d’où les sens dérivés de « contraire à l’ordre de la nature, à la raison et au sens commun ; monstrueux ; pervers, idiot, absurde » (Oxford English Dictionary, « Preposterous », 2). Dans sa Discoverie of Witchcraft (Découverte de la sorcellerie, 1584), Reginald Scot remarque que « les songes du cœur de la nuit sont le plus souvent absurdes [preposterous] et monstrueux » (ibid.). C’est certainement le cas du Songe de Shakespeare, où l’on voit le bas du corps (ass) littéralement promu au lieu de la raison ; où les parties animales et humaines sont interverties ; où le bestial se confond avec le sacré, la laideur avec la beauté ; où l’échelle sociale est renversée, un homme du peuple se faisant courtiser par une reine.

13À vrai dire, la figure du prépostère se décline à tous les niveaux de la pièce : onomastique (Titania n’est guère titanesque, ni Hermia blanche comme l’hermine) ; rhétorique (les aristocrates abusent d’oxymores, les artisans de pataquès) ; théâtral (une rehearsal se mue en reversal lorsque la scène représente une clairière qui représente une scène, ou lorsque les spectateurs, fées ou aristocrates, sont eux-mêmes regardés) ; psychologique (le retournement de la pulsion de regarder en son contraire, la transformation de l’amour en haine) ; voire cosmique, compte tenu du dérèglement climatique causée par la dissension entre Obéron et Titania ou, sur le mode de la farce, de l’absurdité du « Man i’ th’ Moon » (de « l’homme dans la lune ») plus grand que la lune. Beaucoup de ces aspects ont déjà été abondamment commentés (notamment par Parker, 1996) ; je vais donc me limiter ici à un autre aspect de la métamorphose de Bottom : ses nouvelles capacités de perception.

14Bottom change et ne change pas. Il devient ce qu’il est : un âne, an ass. Il n’est même pas conscient de ce que les autres appellent sa translation (III, 1, v. 114 : « Thou art translated »). Sa subjectivité reste la même, seul son aspect extérieur est transformé. Cependant, l’altération du corps entraîne celle des organes des sens : Bottom se met à préférer le goût de l’avoine à celui des abricots. Et, surtout, il est désormais capable de percevoir les fées, alors que ces dernières demeurent invisibles pour les autres personnages, y compris Bottom quand il retrouve sa tête humaine.

15Cette nouvelle sensibilité s’inaugure par une attention accrue aux êtres qui l’entourent : le merle noir, la grive musicienne, le troglodyte mignon, « Le pinson, le moineau et l’alouette, / Le coucou gris avec son plain-chant » (III, 1, v. 125-126). L’attribution d’un trait culturel (le chant monodique religieux) à un oiseau sauvage, et le jeu sur « quill » (III, 1, v. 123), à la fois « plume » et « stylo », sont autant de signes de la transformation du milieu aux yeux, et aux oreilles, du tisserand. La forêt n’est pas un lieu désert, sombre et menaçant, dont on a hâte de s’échapper ; elle se révèle être un lieu de sociabilité, où les espèces et les cultures interagissent. Ses habitants naturels, perçus comme autant d’agents sociaux doués d’intentionnalité, paraissent pour ce qu’ils sont : des fées. Car les fées ne se surajoutent pas à la forêt : elles sont la forêt. Si les fées du Songe d’une nuit d’été s’appellent Peaseblossom (« fleur de pois »), Cobweb (« toile d’araignée »), Moth (« phalène » ou « grain de poussière ») et Mustardseed (« graine de moutarde »), c’est non seulement par analogie avec leur petite taille, mais aussi parce qu’elles représentent la face cachée – spirituelle et intentionnelle – de ces entités matérielles.

16Les compagnons de Bottom avaient pris la forêt pour un décor devant lequel répéter leur pièce ; elle s’avère protagoniste. Par conséquent, comme le remarque Démétrius, en jouant sur la polysémie du mot wood dans le parler élisabéthain, tous ceux qui s’y égarent risque de devenir « wood within this wood » (II, 1, v. 192) : « fou dans ces bois », mais également « membre à part entière de la communauté sylvestre ».

17Se montrer capable d’engager les êtres naturels sur leur versant immatériel et spirituel pour entrer en communication avec eux n’est pas donné à tout le monde. La métamorphose en constitue une condition préalable. Une fois « translated », Bottom devient translator, « traducteur » ; il sert d’interprète entre le monde humain et les mondes autres qu’humains. S’il est le seul personnage de la pièce à pouvoir, pendant sa « translation », apercevoir les fées, n’oublions pas que nous autres spectateurs sommes également doués d’une telle faculté. L’art de Shakespeare nous donne à voir la forêt sous son aspect féerique, conformément à l’étymologie du mot théâtre, du grec thea, « action de regarder ».

18Par ailleurs, les forêts du monde entier nous procurent des substances psychotropes, lianes, fèves ou champignons, pour obtenir cette puissance de vision. L’ethnologie américaine et sibérienne a montré comment des communautés sylvestres se sont donné des règles pour gérer l’usage des psychotropes dans l’intérêt d’une diplomatie interspécifique. C’est pourquoi j’aimerais, pour finir, rapprocher le Songe d’une nouvelle, parue en 1987, écrite par la fille d’un couple d’anthropologues californiens, Ursula Le Guin.

19Buffalo Gals, Won’t You Come Out Tonight, titre d’une chanson traditionnelle (« Les filles de Buffalo [un quartier malfamé de New York], ne voulez-vous pas sortir ce soir ? »), raconte les errances d’une jeune fille, Myra, seule survivante d’un accident d’avion dans le Désert des Mojaves. Blessée à l’œil droit, elle est secourue par un coyote femelle. Comme Bottom, la fillette ne s’étonne pas outre mesure quand le coyote lui adresse la parole et nettoie son œil avec la langue. Elle se résout à le suivre.

20Myra a dû s’endormir en marchant, précise la narratrice, « parce qu’elle a eu l’impression de se réveiller, mais elle était [toujours] en train de marcher, seulement dans un lieu autre » (Le Guin, 1987, p. 3). Quelqu’un la hèle. « L’enfant se retourna. Elle vit un coyote en train de ronger la carcasse à moitié desséchée d’un corbeau, des plumes noires collées aux lèvres noires et à la mâchoire étroite. Elle vit une femme brune accroupie devant un feu de camp, et qui versait quelque chose dans une casserole en forme de cône » (ibid.). La juxtaposition paratactique de ces deux phrases a pour effet d’installer une vue double : ce qu’elle perçoit est tantôt coyote, tantôt humain ; tantôt corbeau, tantôt purée de saumon séché ; tantôt le cru, tantôt le cuit. Grâce sans doute à sa blessure oculaire, Myra (du latin mirare, « regarder ») occupe simultanément deux perspectives contradictoires. Ainsi, un peu plus tard, « l’enfant regarda avec son unique œil larmoyant, et vit de l’armoise, du genévrier, du brome, de la roche ». Puis, en ouvrant l’œil soigné par le coyote, « elle vit une petite ville […] des maisons en bois, des cabanes non peintes » (Le Guin, 1987, p. 5). D’un point de vue, elle a affaire à un animal sauvage dans un milieu naturel ; de l’autre, elle interagit avec une personne d’apparence humaine ayant des pratiques culturelles (la cuisine, la danse) au sein d’un milieu socialisé. Autrement dit, elle voit le coyote de la manière dont nous autres humains le voyons, mais elle le voit également comme il se voit lui-même, c’est-à-dire comme un être humain. C’est une constante des ethnographies américanistes, comme nous le rappelle Edouardo Viveiros de Castro dans Métaphysiques cannibales : pour nombre de peuples premiers, les entités naturelles se perçoivent elles-mêmes comme des êtres humains et nous autres humains comme des animaux. Aux yeux du coyote, Myra est une fille bisonne (Buffalo Gal) ; d’où sa question, en désignant le corps de la fillette : « c’est toi, ça ? […] Qu’est devenu le reste de toi ? » (Le Guin, 1987, p. 4), car les bisons vivent en troupeau. L’humanité n’est pas une espèce, encore moins une essence, c’est un point de vue. Myra et Bottom se montrent tous les deux capables d’adopter la perspective de « tribus-espèces » autres que la leur propre.

21Pourquoi quelqu’un qui adopte le point de vue d’un coyote voit-il une femme à la place d’une chienne ? Pourquoi un âne voit-il une fée anthropomorphe à la place d’une fleur de pois (eh oui, les végétaux sont aussi dotés d’intériorité, ainsi que les minéraux, les maladies, les phénomènes météorologiques, voire certains artefacts) ? Selon Viveiros de Castro, « le perspectivisme indigène est une doctrine de l’équivoque, c’est-à-dire, de l’altérité référentielle entre concepts homonymes » (Viveiros de Castro, 2009, p. 54). Toutes les tribus-espèces possèdent la même âme générique ; par conséquent, toutes partagent les mêmes catégories, les mêmes valeurs et les mêmes représentations. « Cela ne pourrait pas être autrement, car, en étant humains dans leur département, les non-humains voient les choses comme les humains les voient – c’est-à-dire, comme nous, humains les voyons, dans notre département. Mais les choses qu’ils voient, lorsqu’ils les voient comme nous les voyons, sont autres […] ». Ainsi, « ce qui pour nous est du sang, est de la bière pour les jaguars » (Viveiros de Castro, 2009, p. 38) ; ce qui pour nous est une carcasse de corvidé desséchée est de la purée de saumon pour les coyotes, c’est-à-dire des aliments ayant subi une élaboration culturelle.

22« Les animaux voient de la même façon que nous des choses différentes de ce que nous voyons […] » (Viveiros de Castro, 2009, p. 39). Soit. Mais, si l’âme est « formellement identique chez toutes les espèces », comment expliquer ces différences de perspective ? Tout simplement parce que leurs corps sont différents des nôtres. Les représentations sont des propriétés de l’âme, « alors que le point de vue est dans le corps » (ibid.) : non pas le corps anatomique, mais le corps en tant que configuration singulière d’un faisceau d’affects et de capacités, comme « ensemble de manières et de modes d’être » (Viveiros de Castro, 2009, p. 40) ; c’est ce corps-là qui est à l’origine des perspectives. Par conséquent, subir une altération corporelle, par blessure ou zoomorphie, ne peut que changer sa façon d’être et, partant, son point de vue.

23Pour revenir à la question de la satire, notons que la lecture de la nouvelle de Le Guin déclenche souvent le rire, à l’instar de la pièce de Shakespeare. Ne se pourrait-il pas que le sentiment du comique découle des perceptions équivoques conceptualisées par Viveiros de Castro ? Dans son article « Humour » pour l’Encyclopædia Britannica, le philosophe Arthur Koestler attribue ce phénomène à ce qu’il appelle la « bisociation », c’est-à-dire « la perception d’une situation selon deux cadres de référence ou contextes associatifs qui sont à la fois cohérents et mutuellement incompatibles » (Pollock, 2001, p. 86). Or, cette formulation n’est qu’une retranscription d’une des lois du comique énumérées par Henri Bergson dans Le Rire : « une situation est toujours comique quand elle appartient en même temps à deux séries d’événements absolument indépendantes, et qu’elle peut s’interpréter à la fois dans deux sens tout différents » (Bergson, 2004, p. 97). Titania voit en Bottom la somme de toutes les perfections. Lorsque l’âne braie, elle entend un chant exquis ; lorsqu’il débite des platitudes, elle le loue pour sa sagesse (III, 1, v. 142). C’est ce décalage même entre ce qu’elle voit et entend et ce que nous autres spectateurs voyons et entendons qui génère notre rire. Mais si, comme le prétend Bergson, l’humour est une catégorie de la satire, alors la satire zoomorphique orchestrée par Shakespeare risque fort de retourner le rire à l’envoyeur. La reine des fées voit de la même façon que nous un être différent de ce que nous voyons. Au rire censeur substituons le rire perspectiviste et les délices de l’équivoque.

24Le christ onocéphale partage cette ambivalence, à la fois objet de dérision et sujet de vénération (selon son point de vue) ; de même Bottom, qui fait les frais du charivari orchestré par Puck. Sa suffisance et sa bêtise (seuls les hommes peuvent être « bêtes ») sont amplifiées et démontrées par sa transformation en un âne. Mais Bottom n’est pas seulement en butte à la moquerie ; sa métamorphose le dote de puissances nouvelles qui lui permettent de découvrir un milieu (féerique) dont nous autres êtres humains ne soupçonnons même pas l’existence. La comédie déborde la visée critique de la satire ; elle nous fait entrer dans un monde carnavalesque, « prépostère », à l’inverse du nôtre, pour célébrer les prestiges de l’amour, sentiment comique s’il en est. L’allusion implicite au dieu de l’amour, Jésus-Christ sous son aspect asinien, participe de cette célébration espiègle et bienveillante de la folie amoureuse. Car si la satire zoomorphe souligne le caractère labile, éminemment interchangeable, de l’objet du désir, il n’empêche que le devenir-âne (réel ou métaphorique) reste une étape nécessaire pour s’initier aux mystères de l’amour.