Zoo-anthropologie : le bestiaire social entre allégorie, physiognomonie et sens littéral (XVIe-XVIIIe siècles)
Il y a autant de diverses espèces d’hommes qu’il y a de diverses espèces d’animaux, et les hommes sont, à l’égard des autres hommes, ce que les différentes espèces d’animaux sont entre elles et à l’égard les unes des autres. Combien y a-t-il d’hommes qui vivent du sang et de la vie des innocents, les uns comme des tigres, toujours farouches et toujours cruels, d’autres comme des lions, en gardant quelque apparence de générosité, d’autres comme des ours, grossiers et avides, d’autres comme des loups, ravissants et impitoyables, d’autres comme des renards, qui vivent d’industrie, et dont le métier est de tromper ! (La Rochefoucauld, [1665] 1967, p. 203)
1Il est difficile de ne pas qualifier de satirique ce célèbre passage de La Rochefoucauld (« Réflexion XI. Du rapport entre l’homme et les animaux »). C’est que la satire, en tant que mode et non en tant que genre stricto sensu, s’insinue dans tous types de discours et se prête à des combinaisons génériques diverses. Par ailleurs, on peut difficilement – au XVIIe siècle comme aujourd’hui – dresser un parallèle entre les espèces animales et des types humains, sociologiques ou psychologiques, sans en rire, ou sans y voir une dégradation ironique. Mais plus que de vices, il est question pour La Rochefoucauld de passions primordiales : de vis existendi, des ressorts primitifs et cachés qui motivent les comportements humains ordinaires, dans un grand jeu de correspondances sans doute motivé par la fréquentation de la physiognomonie et de la pratique artistique de Charles Le Brun, comme on l’a souvent conjecturé (Van Delft, 1985). Car c’est aussi un jeu. La Rochefoucauld s’amuse, continuant son catalogue sur le mode d’une vision hallucinée : « Il y a des chats, toujours au guet, malicieux et infidèles, et qui font patte de velours ; il y a des vipères dont la langue est venimeuse, et dont le reste est utile ; il y a des araignées, des mouches, des punaises et des puces [etc.] » (ibid., p. 204).
2Prenons ce texte pour point de départ d’une enquête sur une série d’écrits satiriques publiés du milieu du XVIe à la fin du XVIIIe siècle, dont on donnera un aperçu rapide, sur le mode d’un panorama qu’on espère cependant significatif. Ils ont en commun d’apparier avec systématisme l’idée de la diversité des conditions humaines à celle de la variété des espèces animales, en lien avec le développement de l’influence de la physiognomonie, mais aussi des caractériologies modernes. De Vives à Huarte et Barclay, les traités de la fin de la Renaissance recensaient la diversité des hommes pour s’en étonner, questionnant l’unité du genre humain, avant même les moralistes (étudiés notamment dans Van Delft, 1993). Nos auteurs prolongent ces débuts de l’anthropologie par une forme de zoo-anthropologie, qui interroge la place de l’ensemble « humanité » par rapport à l’ensemble « animalité ».
3Leurs textes reposent sur une esthétique métamorphique, quoique que la « métamorphose » à proprement parler ne soit qu’un opérateur imaginaire parmi d’autres. Mieux vaudrait parler dès lors de poétiques zoomorphiques, qui posent la question du choix des figures animales, entre motivation et arbitraire, entre ressources conventionnelles et usage original. Elles procèdent souvent sur le mode d’une accumulation descriptive paratactique : prévaut le principe de la liste, du tableau, de la galerie. Quant à la finalité satirique, elle n’est pas tout à fait banale : souvent sans grand enjeu polémique, la satire s’y veut philosophique, consistant à défamiliariser le regard pour observer l’humanité sous un jour nouveau. Et la surprise est que si chaque auteur brasse quantités de symboliques animales, le figuré y fait signe vers une forme de littéralité : le second degré inhérent à la comparaison en insinue un premier avec insistance. Geste de révélation, la satire déshabille l’illusion d’une spécificité humaine dans le vivant, dénonçant ce que d’aucuns appelleraient la « Thèse » (Schaeffer, 2007) ou la « Césure » (Kebrat-Orecchioni, 2021).
4Une objection est d’emblée possible : l’extraordinaire diversité des humains ne fait-elle pas ressortir la singularité de notre espèce, son exceptionnalité justement ? N’est-ce pas l’antique lieu commun de l’homme comme microcosme de la nature qui prolonge sa durée de vie par ce biais ? Mais quelque chose se produit dans ces textes, de très littéraire et de philosophique à la fois : on oppose de moins en moins les hommes et les bêtes par le parallèle, comme le faisaient les humanistes de la Renaissance, y compris lorsqu’ils plaidaient en faveur de l’animalité. On les assimile. L’écart entre le comparant et le comparé s’amenuise, car l’usage ludique, outrancier et massifié des images bestiales tend à provoquer une conflation des plans humains et animaux. Par un mouvement de désallégorisation progressive, l’animal devient la chose même qu’on perçoit en l’homme.
Circé revue et corrigée
5Les origines de l’anthropo-zoologie s’enracinent dans le mouvement humaniste : la passion pour les animaux générée par la redécouverte des naturalistes antiques y rencontre de manière décisive l’interrogation sur le statut de l’humanité, dans le cadre de la querelle sur la miseria et la dignitas hominis. Dans la fiction de la Circe du florentin Giambattista Gelli (1549), qui imite le fameux Gryllos de Plutarque, Ulysse revient sur l’île de la magicienne et lui demande de rendre à ses compagnons forme humaine. Cette dernière accepte, mais les animaux refusent les uns après les autres, donnant lieu à autant de dialogues, jusqu’à ce que le dernier interlocuteur animal, l’éléphant, ne se déclare convaincu par l’argument ultime d’Ulysse, selon lequel l’âme humaine, immortelle, a une vocation religieuse. Une certaine orthodoxie néo-platonicienne et chrétienne est restaurée in extremis par ce dernier dialogue, alors que les neuf précédents n’ont cessé d’ébranler la thèse de la supériorité humaine et de réfuter les uns après les autres, par la voix des animaux, les arguments censés l’étayer. Un point nous intéresse ici : le contenu fortement zoologique des dialogues, alimenté par la fréquentation des naturalistes antiques, est corrélé à un regard sociologique affûté, traduit par la condition initiale des compagnons d’Ulysse métamorphosés en animaux. L’huître était un pêcheur, la taupe un paysan, le serpent un médecin, la biche une femme mariée, le lion un soldat, le cheval un noble, le chien un intellectuel et l’éléphant un philosophe, raison pour laquelle il fait preuve de libre-arbitre. La référence à la physiognomie, discrète, est cependant assumée à travers l’un des premiers discours d’Ulysse : « Comme disent les physiognomonistes, les qualités de l’âme suivent la complexion du corps [Imperoché, come dicono questi fisonomisti, i costumi dell’animo seguono la complessione del corpo] » (Gelli, [1549] 2015, p. 80-81).
6Le propos social iconoclaste rappelle constamment la brutalité des rapports de force entre humains : la critique du savoir livresque, dans les propos du serpent, de la domination masculine par la voix de la biche ou de l’oppression exercée par les riches, dans celle du veau, ne s’explique pas sans considérer le profil rare de cet auteur autodidacte, fils de tonnelier ayant lui-même exercé la profession de chaussetier avant d’être adoubé par les académies florentines. Ses interrogations de transfuge social ne débouchent pas sur un système stable : Gelli semble parler sincèrement à travers l’huître et la taupe, qui affirment la supériorité de l’expérience sur la spéculation vaine, et la dignité des humbles en même temps que celle des animaux, puisque le lecteur est installé dans l’entre-deux du sens littéral et du sens figuré. Mais Ulysse, en rappelant les prérogatives de l’homme, suggère que chacun des interlocuteurs refusant la condition humaine est enfoncé dans ses passions propres, qui le cantonnent à la bestialité (Gelli, [1549] 2015, p. 268-273), alors que la progression du dialogue parait sous-tendue par une hiérarchie menant du pêcheur au philosophe, sans qu’on sache si elle est ironique ou non. C’est toute la normativité morale et spéciste du mythe de Circé, traditionnellement commenté comme l’allégorèse de l’avilissement bestial des passions, qui est en jeu.
7Ce modèle gellien connaît une grande fortune jusqu’au XVIIIe siècle, mais déjà une inflexion radicale lorsqu’il est remodelé par Giordano Bruno dans son Cantus Circaeus (1582), l’une des œuvres de la période parisienne du philosophe. Elle ne semble pas d’abord renvoyer, au même titre que les œuvres ultérieures de la période londonienne, aux intuitions continuistes les plus profondes de Bruno. La thèse d’une transformation ou d’un passage permanent et insensible de l’humanité à l’animalité, ou l’inverse, sera développée par le principe métempsychotique de la Cabale du cheval pégaséen et de l’Âne cyllénique, ou selon le principe de la grande roue des êtres dans les Fureurs héroïques. Le Cantus circaeus se présente d’abord comme une illustration des principes mnémotechniques prônés par Bruno dans son traité De Umbris idearum : les animaux doivent servir d’aide-mémoires, de lieux (plus ou moins communs) d’associations d’idées. C’est tout l’héritage des bestiaires, des fables et surtout de l’emblématique qui est récupéré à cette fin. Pourtant, la scène initiale du dialogue I nous introduit de plain-pied dans une satire socio-philosophique de grande ampleur. Circé, présentée comme magicienne bienfaitrice suivant une tradition mythographique alternative, y conjure son père le soleil de rendre aux êtres humains leur forme réelle, c’est-à-dire les formes animales qu’ils cachent sous leurs masques. Sa servante Mœris est terrifiée d’observer leur métamorphose en animaux féroces. Mais Circé la rassure : ils ne sont pas transformés, ils sont « révélés » : « Ces créatures sauvages que tu vois maintenant ne sont pas différentes des gens que tu avais en face de toi, à ceci près que les griffes, les crocs, leurs épines et leurs cornes, qu’ils cachaient jusque-là, sont maintenant rendus apparents1 » (Bruno, 1582, p. 6, notre traduction). Bruno semble ici s’inspirer de l’Asino de Machiavel (1517), poème inachevé qu’il a peut-être connu, mais qui était plus proche d’une satire à clef. Il greffe sur l’imaginaire circéen des préoccupations bruniennes, si l’on peut dire : les personnages révélés sont d’autant moins à craindre, assure la magicienne, qu’ils ont perdu leurs deux attributs les plus dangereux, à savoir la langue, qui blesse plus qu’aucun autre organe – l’idée ne manque évidemment pas de sel dans une satire –, et la main, qui peut se transformer en n’importe quel organe en saisissant des outils. Autrement dit la parole et la technique, ces deux aptitudes qui font la puissance redoutable des humains.
8Suivent une série de brèves considérations satiriques sur trente-quatre espèces animales. Seul le dialogue préalable de Circé et de Mœris, au sujet du porc, est long, car dans le porc se décline tout l’alphabet des vices, laissant le choix de l’association – c’est ici l’arbitraire des conventions symboliques qui s’avoue avec humour (Bruno, 1582, p. 7-8). Dans les dialogues suivants, présentés comme des quæstiones, chaque animal est fermement associé à un vice, et à un profil à la fois psychologique, tempéramental et social. Bruno s’inspire des bestiaires, de l’emblématique ou des adages érasmiens, mais librement, car il procède à des associations originales, piquantes, pointues. Ceux qui sont devenus chiens devaient être des calomniateurs, qui critiquaient sans comprendre (quæstio I) ; ceux qui sont devenus vautours des captateurs d’héritage (quæstio XXXI), etc. Les types intellectuels sont particulièrement visés, ce qui n’étonne pas quand on connaît la verve anti-pédantesque de Bruno : la mule hybride est l’image de l’intellectuel qui voudrait être à la fois rhéteur et philosophe ; le singe symbole des imitateurs ; le chameau celui des commentateurs qui portent les travaux des autres sans rien y ajouter de bon, et qui avant de boire dans une mare, ne peuvent s’empêcher de troubler l’eau avec leur sabot (respectivement quæstiones I, IV à VI, VII), etc. Il en va de même des différentes espèces de courtisans, représentées par le caméléon ou le paon, mais aussi par la hyène, qui ruine ceux qui sont l’objet de ses flatteries, ou encore la tortue, qui représente ceux qui ont de grandes espérances mais se perdent dans les plaisirs de la cour (respectivement quæstiones XXI, XXIV, IX, XVII). Pourquoi cette dernière image ? Parce que la tortue se prélasse volontiers au soleil, laissant chauffer sa carapace au point de cuire à l’intérieur, de sorte que les chasseurs n’ont aucun mal à l’attraper sur la plage (ibid., p. 11-12). On voit comment une légende zoologique est récupérée à des fins satiriques dans ce grand bricolage de symbolique animalière.
9Le regard de Bruno est moins sociologique que celui de Gelli, mais il est beaucoup plus inspiré par la physiognomonie. La référence à cette discipline prétendant à son époque au statut de science est explicite dans d’autres œuvres, par exemple dans l’épître liminaire du Spaccio de la bestia trionfante, ou Expulsion de la bête triomphante, qui compare différents types de visages à des faces animales, « si bien que jamais ces traits ne sauraient tromper un savant physionomiste [di sorte que non fallaran mai un prudente fisionomista] » (Bruno, [1584] 1999, p. 26-27). On ne saurait conjecturer une influence directe de Della Porta, dont le traité est paru quelques années après (De humana physiognomonia, 1586). Par leur communauté d’intérêt pour l’astrologie et la magie naturelle, ces deux auteurs étaient néanmoins proches. Littérairement, le Cantus Circaeus est un texte maniériste, qui ne cache jamais son esthétique ludique, fondée sur la surprise, le far stupir – l’art de provoquer un étonnement qui confine à l’admiration. Mais philosophiquement, c’est un texte de l’affirmation, qui pose un continuisme total entre passions humaines et passions animales, que tout le système de pensée de Bruno viendra ultérieurement confirmer.
Des « caractères » animaux
10Cette dernière idée n’était pas l’apanage de philosophies de rupture, mais connaît une certaine banalisation au XVIIe siècle à travers les traités sur les passions, les productions moralistes et les écritures satiriques, qui ont alors tendance à dresser des tableaux sociaux, dans des genres aussi différents que la satire formelle en vers ou le roman picaresque et comique. On voit l’inspiration physiognomonique rejaillir dans des textes hybrides, des curiosités aujourd’hui rangées au rayon tératologique de l’histoire littéraire. Arrêtons-nous sur deux d’entre elles qui méritent le détour en Angleterre. A Strange Metamorphosis of Man, transformed into a Wilderness (1634), dont l’attribution au prolifique Richard Brathwait est contestée, se présente comme l’un de ces Characters Book théophrastiens dont la mode, bien avant La Bruyère, sévissait à Londres dans la première moitié du XVIIe siècle, avec des auteurs comme Joseph Hall, John Stephens, John Earle, Nicholas Breton ou Samuel Butler. Mais l’art de l’esquisse satirique, associé aux vérités générales du moraliste, se trouve naturalisé dans cette Strange Metamorphosis : chacun des caractères du recueil se présente sous le nom d’un animal, ou parfois d’un végétal ou d’un être naturel, associé à des traits stéréotypiques. Le style baroque de la préface, plein de « conceits » (de « pointes »), donne le ton : pour observer l’homme véritablement, il faut aller dans la nature sauvage (the Wilderness), où l’on peut assister à une « étrange métamorphose » semblable à celles des compagnons d’Ulysse – Circé n’est pas tout à fait oubliée (Strange Metamorphosis, « Preface to the Reader », n. p., notre traduction). Les caractères désignés n’auront pas à rougir, continue l’épître au lecteur, ce qui est une allusion à la passion des contemporains pour la recherche des identités cryptées. Mais l’ensauvagement touche les « mots » plus que les « choses » elles-mêmes : « Et je me perds dans ma propre sauvagerie [and I loose myself in my owne Wildernesse] », avertit l’auteur (ce qui pose la difficulté de la traduction redoutable du mot wilderness en français). Ne s’agit-il pas, en réalité, d’un exercice de style ?
11Le lecteur croirait trop facilement, à la lecture du premier portrait (« 1. The Lyon », n. p.), se retrouver dans l’univers de la fable, de l’emblématique ou de l’allégorie politique, puisque ce « tyran parmi les bêtes [a right tyrant among Beasts] », dont les griffes dépassent sous la « robe parlementaire [Parliamentary robes] », pourrait évoquer le souverain Charles Ier, qui avait convoqué le Parlement en 1629. La suite du portrait, sans complètement contredire l’allégorie ni balayer le sémantisme politique, contrarie ce mode de lecture : le texte s’écrit en suivant les lieux communs fournis par la zoologie au sujet du lion, suscitant la perplexité quant à une possible remotivation satirique. À quoi ferait allusion le fait que le lion a peur du chant du coq (topos naturaliste s’il en est) ? Ou qu’il se méfie des relations de la lionne avec le « pard » ou léopard, qui pourrait engendrer des bâtards ? Ou le fait que le lion, parce qu’il brûlerait d’un feu intérieur, craint le feu extérieur ? Le décryptage n’est pas interdit – le lion est l’un des symboles de la monarchie anglaise, et on pourrait voir une allusion à la France dans la peur du chant du coq, par exemple – d’autant que le texte se termine sur une allusion sardonique à la Tour de Londres (le lion finissant souvent dans la Tour, non pas débarrassé du collier mais plutôt de sa peau…). Cependant, l’énigme ne se laisse pas aisément apprivoiser dans ce texte qui expérimente une forme de wilderness symbolique.
12Chacun des portraits laisse deviner l’association d’un type humain avec un animal, en pointillé : écrit sur un ton primesautier, le portrait de l’écureuil laisse penser à un courtisan adonné à la danse et aux fêtes, quelque peu efféminé, soucieux de paraître et de faire preuve de bel esprit. C’est bien l’aspect et le comportement de l’animal qui sont décrits, comme si nous avions affaire à un traité zoologique ou un bestiaire parodique, mais le « caractère » humain correspondant reste à la charge de l’interprétation du lecteur, renvoyé à des indices tangibles mais élusifs, distribués au compte-goutte (« 2. The Squirill », n. p.). Et il en va de même du hérisson, décrit comme un gouverneur belliqueux ; de la chèvre, qui a les manières d’un gentilhomme campagnard ; de l’oie crédule, possiblement dévote ; de la chauve-souris, dont le portrait désopilant laisse penser aux mœurs des étudiants et des savants lucifuges ; du singe comédien ; de l’escargot, comparé de manière insistante aux philosophes… Ou encore de la mûre, de la vigne, de la mousse, du lac, puisque d’autres éléments de la nature sont érigés en « caractères ». Parfois, la logique du signifié semble l’emporter : les fourmis travailleuses et « républicaines », aux armées souvent fuyantes mais rusées, sont explicitement comparées aux Néerlandais, de sorte qu’on semble tenir une métaphore filée relativement cohérente et déchiffrable, un fragment allégorique du monde contemporain (« 24. The Ant », n. p.). Mais l’association reste souvent fugace, localisée : que l’hirondelle se soigne par la chélidoine, selon un lieu commun naturaliste, suffit-il à en faire l’équivalent sauvage du médecin ou du chirurgien ? La logique du signifiant l’emporte ailleurs, qu’il s’agisse de dérivation parodique du discours zoologique, d’une image en appelant une autre, d’associations d’idées ou de simples jeux de mots. Aussi artificieux et composite que les natures mortes anamorphiques d’Arcimboldo, ce texte est un parfait produit du wit. Il ne cesse néanmoins d’abolir la frontière entre les règnes, de dissoudre l’humain dans le non-humain, d’animaliser ou de végétaliser le microcosme social.
13Plus intéressant encore est une autre singularité anglaise, ou plutôt galloise, de James Howell, explicitement conçue comme une imitation de la Circe de Gelli : la Therologia, or the Parly of Beasts, or Morphandra, Queen of the Enchanted Island (Howell, 1660). En lieu et place d’Ulysse, un voyageur nommé Pererius (l’« expérimenté »), visite l’île de la magicienne Morphandra (la « façonneuse d’hommes », étymologiquement), nouvel avatar de Circé. Or, confronté au choix de revenir à la condition humaine, chacun des interlocuteurs préfère en rester à la condition animale. C’est qu’en regard « des humeurs rebelles, des sacrilèges abominables, des opinions à la mode, et des extravagances tintinnabulantes auxquels les cerveaux humains sont sujets, tout spécialement en cet âge vertigineux et crédule2 », la tranquillité de la condition animale semble éminemment préférable, comme le pose l’argument du livre (Therologia, 1660, « The Scope and Substance of the ensuing Sections », n. p., notre traduction). Seule la ruche d’abeilles, abordée en dernier, préférera embrasser la cause et la condition des humains. Non moins que de Gelli, ce recueil de dialogues semble inspiré par les travaux de John Bulwer, introducteur de la physiognomonie en Angleterre dans une œuvre restée manuscrite (Vultispex criticus, seu physiognomia medici), dont il n’est pas certain qu’elle ait exercé une influence directe, mais aussi auteur de la Chirologia, sur le langage du corps, et surtout de Anthropometamorphosis (1650), traité de caractériologie nationale où Bulwer détaille, dans vingt-quatre « scènes », les bizarreries et les monstruosités de chaque nation du monde, avec une attention particulière à leur habitudes vestimentaires ou relatives au corps. Or, beaucoup sont menacées, selon Bulwer, de retourner vers l’animalité, subissant le sort de Nabuchodonosor changé en quadrupède (Dn, 4, 28-30), suivant l’épisode biblique glosé à la fin du texte (Bulwer, 1653, p. 502).
14On ne sait si Howell sympathise avec Bulwer, membre comme lui du parti des Cavaliers dans l’Angleterre des guerres civiles, où s’il le parodie. Dans sa Therologia, or The Parly of Beasts, chaque interlocuteur est en effet associé à un groupe social précis – suivant un principe plus systématique que chez Gelli – mais aussi à une nation, selon un tableau des équivalences présenté dans une liste des personæ dramatis préalable : la loutre était de son vivant un marin hollandais ; l’âne un paysan français ; le singe un prêcheur anglais ; la mule un médecin espagnol ; le renard un marchand génois ; le sanglier un comte allemand ; le loup un capitaine ou un mercenaire suédois ; la chèvre un philosophe gallois ; l’oie un écossais ; la biche une courtisane vénitienne, et la ruche un monastère de nonnes. De nombreuses anagrammes ou d’évidentes allégories, récapitulées dans une seconde « key » en tête de l’ouvrage, entretiennent tout au long des dialogues le réseau des correspondances avec la réalité sociale et politique de l’époque. Inversement, le discours proprement zoologique, très présent chez Gelli, est ici réduit à la portion congrue.
15Singularisons quelques-uns de ces personnages, pour comprendre cet art du portrait zoo-anthropologique. La loutre, anciennement marin hollandais, plaide comme les personnages animaux les plus humbles de Gelli en faveur de l’expérience, source de toute connaissance réelle : la raison alléguée des hommes, en comparaison, semble surtout une matrice déréglée d’extravagances, basculant souvent dans la folie, de sorte que certains philosophes ont estimé qu’elle avait été donnée à l’humanité pour sa punition et son martyre (Howell, 1660, p. 6-7) … Cette loutre semble avoir lu l’« Apologie de Raymond Sebond » de Montaigne ! Le biais de la critique sociale, qui a dû intéresser Howell chez Gelli, est plus net dans le dialogue avec l’âne, autrement dit le paysan français : comment une terre aussi riche que la France peut-elle abriter une paysannerie aussi miséreuse, sinon parce que le paysan français vit en esclave sous la coupe d’une noblesse impitoyable ? Ainsi l’âne refuse d’être « désasinifié [disasinated] » (ibid., p. 28), terme dans lequel on n’est pas loin d’entendre, par paronomase, « assassinated ». Le personnage suivant, prédicateur anglais devenu singe, explique comment sa métamorphose est la rançon des désordres semés dans une Angleterre qui, en 1660, sortait de vingt années de guerres civiles entretenues, du point de vue d’un monarchiste comme Howell, par la sédition des factions calvinistes radicales. Le singe explique en quoi sa prédication consistait à changer la religion en idolâtrie, excitant le fanatisme. Même s’il déteste son apparence physique, trop proche de celle de l’homme – comble de l’ironie, par inversion d’un topos –, le singe s’en contentera : mieux vaut être singe qu’homme, c’est-à-dire « loup », puisque les habitants de « Gheronia » (l’Angleterre) s’entredévorent, explique-t-il en développant la métaphore lycanthropique (p. 29-30).
16Exprimée dans un langage coloré et souvent burlesque, cette hantise d’un monde en métamorphose permanente fait écho à l’idéal conservateur de l’auteur, qui s’exprime a contrario à travers le discours de la chèvre d’origine galloise, dont la seule nationalité fait signe vers un autoportrait : philosophe, la chèvre achève de critiquer la rationalité discursive et faussée des humains, plaidant la supériorité de la rationalité instinctive des animaux, qui les conduit à se contenter du lot que leur assigne la nature, sans jamais chercher à en changer (p. 118-132). Quant à la ruche d’abeilles acceptant finalement de revenir à la condition humaine, on touche à l’ironie ultime de ce texte : il s’agit d’animaux traditionnellement valorisés, mais là où l’on s’attendrait à un éloge de leur commonwealth, les abeilles-nonnes font d’abord l’éloge des plaisirs de la nature, dont elles étaient frustrées au couvent : on enterre les moines après leur mort, mais on enterre les nonnes avant (p. 135) ! Cependant, elles se laissent insensiblement convaincre par l’éloquence de leur interlocuteur humain, Pererius, non pas tant parce qu’elles se souviennent ce qu’on leur a appris au couvent sur l’immortalité de l’âme humaine, que parce qu’elles se souviennent, au fil de la conversation, des plaisirs cachés de la vie conventuelle, allant du bavardage à la galanterie… On voit comment l’auteur ruine l’ultime argument en faveur de la condition humaine, qui dénouait le texte de Gelli : l’hypocrisie catholique s’avoue finalement, mais il s’agit plus généralement de l’hypocrisie religieuse, et plus particulièrement de cette hypocrisie que constitue la justification chrétienne de la thèse de la supériorité humaine. Les théories contradictoires sur la nature de l’âme sont au passage tournées en dérision… Le point de vue de l’auteur sur le bestiaire humain est au fond celui d’un free thinker avant l’heure. Œuvre relativement longue et charpentée, sa Therologia traduit un dessein : ne vise-t-elle pas à remplacer la theologia, situant l’origine de l’homme dans la bête, plutôt que dans le divin ?
Mutations d’une tradition sermonnaire
17On ne saurait affirmer, toutefois, que l’analogie entre espèces sociales et espèces naturelles attire uniquement les libres penseurs. Ce n’est pas chez un Montaigne, mais chez le pasteur genevois Pierre Viret qu’on rencontre la tendance la plus soutenue à l’assimilation de la diversité humaine à une forme de diversité zoologique au XVIe siècle. Il ne faut pas s’en étonner lorsqu’on pense à l’importance des métaphores animales dans la tradition sermonnaire. À la suite de Platon et des néo-platoniciens, Chrysostome vitupérait dans son Commentaire sur l’Évangile selon saint Matthieu (Homélie IV, 8) contre des comportement passionnels, appelant des comparants animaux :
[…] que vous êtes récalcitrants comme les ânes ; que vous folâtrez comme les jeunes taureaux ; que vous courez après les femmes, comme les chevaux hennissent après les cavales ; que vous êtes avides et gourmands comme les ours ; que vous vous engraissez comme les mulets ; que vous êtes vindicatifs comme les chameaux ; ravisseurs comme les loups ; colères comme les serpents [etc.] (Chrysostome, 1865, p. 33-34, v. 390-398)
18Pareil modèle motive Pierre Viret, prédicateur réformé, passionné de zoologie, à animaliser les comportements humains dans une longue section des Dialogues du désordre (Viret, [1545] 2005) intitulée « Métamorphose », librement inspirée des bestiaires médiévaux mais aussi de l’Historia animalium de son ami Gesner : au fil de centaines de page, Viret peut comparer les flatteurs à des corbeaux ou à des scorpions, les pédants à des pies, les paillards à des grenouilles, les gens de spectacle à des singes, les libertins à des pourceaux, etc. La figure humaine est un masque, pose Théophraste, l’interlocuteur qui conduit le dialogue :
Quand tu regardes à leur face, il te semble qu’ilz soyent hommes ; mais ilz ne sont rien moins. Car leur nature est toute autre. Et pourtant, si tu détournes ton regard de la face et si contemples leurs meurs et leurs œuvres, tu cognoistras manifestement que ce sont des lyons ou des ours, contre des taureaux ou des cerfs, ou que ce sont des loups contre des pourceaux, [etc.] s’ilz portoyent tous la figure des bestes, ausquelles ils sont transfigurez et desquelles ilz expriment la nature et les meurs, il seroit trop plus aisé d’en jugé. Mais ilz ont tous ceste figure humaine qui couve et cache ces bestes, ausquelles ilz ressemblent. (Viret, [1545] 2012, p. 395)
19Cette théorie du visage humain comme masque éloigne Viret de la reviviscence de la physiognomonie, et son écriture satirique et métamorphique pourrait même être qualifiée d’anti-physiognomonique : le corps humain ne révèle pas, il cache l’animalité comme une peau de brebis peut couvrir un loup, poursuit Théophraste. Tant qu’elle n’est pas rachetée par la conversion religieuse – anti-métamorphose ou métamorphose positive –, l’humanité reste une hypocrisie.
20Quoique l’orthodoxie chrétienne constitue un terrain peu favorable à l’inspiration physiognomonique – rappelons que l’assimilation de l’humanité à l’animalité constituait une hérésie grave, et un critère d’athéisme aux yeux d’apologètes de toutes les confessions –, celle-ci a pu finir par rencontrer l’usage des figures animales typique de la tradition sermonnaire. On pense, dans le monde catholique, à cet original absolu qu’est l’abbé génois Francesco Fulvio Frugoni, qui promène le regard cynique d’un personnage animal, le chien de Diogène, dans une grande entreprise satirique, le cycle du Cane di Diogene (1687-1688) divisé en sept parties, intitulés latrati et non tratti (c’est-à-dire « aboiements » plutôt que « traités »), qui constituent autant d’œuvres à part entière. Le dernier « aboiement », « La Lanterne du Cynique » (La Lucerna del Cinico), occupe un volume de huit cent pages. Le héros canin, Saetta, rentre à Corinthe et retrouve son maître Diogène, portant sa lanterne en plein jour, dont la lumière révèle la nature animale de chacun des citadins. Socrate furibond, le philosophe vitupère contre les vices, qu’il détecte en « cynique praticien de la métoposcopie [Cinico gran Metoposcopo] » (Frugoni, 1688, p. 391) : il s’agit de l’art de la lecture du front et des traits du visage, mis en avant par Cardan dans son De metoposcopia (1558) et par le vénitien Antonio Magini (ps.-Cero Spontini, La metoposcopia, 1626). Diogène fait l’éloge de la « physionomia », l’art de de discerner les inclinations, et il est qualifié de « métamorphosiste magique [Magico Metamorfosista] » (Frugoni, 1688, p. 177 et 125, notre traduction). Pourtant, sa lanterne n’opère pas de métamorphose à proprement parler, plutôt des « métaplasmes [Metaplasmi] » (p. 532), notion qui permet à l’auteur de définir sa pratique de la zoomorphie satirique.
21Chaque quartier révèle un secteur d’une immense ménagerie. Sans surprise, la visite d’un « temple de Vénus », ou lupanar, laisse voir des louves, les tavernes des porcs, les collèges des ânes, etc. Certaines de ces associations sont programmées par la fréquentation de la compilation de référence sur le symbolisme animalier, les Hieroglyphica de Valeriano (1556) : la mule est ainsi « hiéroglyphe de l’ingrat [Geroglifico dell’Ingrato] » (Frugoni, 1688, p. 356). Mais Frugoni aime intriguer son lecteur, et il s’amuse. On n’en finirait pas d’égrener les centaines de figures animales qui défilent en tournant les pages, transformant en fresque zoologique le tableau socio-satirique inspiré par l’un des modèles inavoués de ce texte, la Piazza universale de Garzoni (1587). Ce délire animalier pose, plus qu’aucun autre texte de notre corpus, le problème de l’arbitraire symbolique. En l’espace de deux pages, les courtisans sont comparés à des mouches, puis à des vers de farine qui deviennent papillons, puis à des taupes, puis à des souris, finalement à des porcs ou à des araignées (Frugoni, 1688, p. 42-43). Ailleurs, ils sont comparés à des élans, à des singes, à des cigales, etc. Un avare est l’objet de six comparaisons animalières en enfilade (p. 573). Toutes les métaphores s’équivalent, déclinant à l’infini le patron sémantique « animalité humaine ». Notre romancier sermonnaire, qui s’emporte sévèrement contre l’inhumaine Circé des passions, taxe du vice (p. 388), écrit avec la légèreté d’un disciple fou du concettisme, théorisé par son maître et ami, le prêtre Emmanuele Tesauro.
22Une tendance plus séculière se développe parallèlement en Italie, avec les Lettere missive delle bestie de Moscheni (1673), en Espagne avec le León prodigioso de Cosme Gómez de Tejada (1636) ou El Rey Gallo de Francisco Santos (1671) : ces vastes romans satiriques brossent un tableau extensif et particulièrement sarcastique de la société contemporaine sous l’angle d’allégories animalières proliférantes, trop riches pour être évoquées ici. Ils montrent comment la sombre philosophie du desengaño, ou « désabusement », souvent rapportée à une perspective transcendante sur les misères humaines, pouvait aussi susciter un regard naturaliste inquiet et peu complaisant sur notre espèce.
Devenir d’un lieu commun : une banalité qui donne à penser
23On pourrait s’étonner de rencontrer peu d’équivalents français à la même époque. On l’a vu, le modèle physiognomonique inspire une véritable zoo-anthropologie chez les moralistes, mais à dominante sérieuse – la satire y est plutôt une modulation, en clé mineure. Peut-être le véritable équivalent serait-il à chercher dans un autre genre encore, dans les Fables de la Fontaine, dont la dimension satirique est indéniable. La Fontaine, zoo-anthropologue évidemment ! Plus tardivement par contre, au XVIIIe siècle, on assiste à une multiplication de textes satiriques en prose consacrés à la description ironique des espèces sociales sous l’allure d’un bestiaire, peut-être parce que la « Réflexion XI » de La Rochefoucauld était devenue incontournable, peut-être parce que les études de Charles Le Brun faisaient alors école dans les académies de peinture. Il y a là quelque chose comme un topos dont la banalité donne à penser : ce lieu est devenu commun. On en prendra trois exemples.
24La tonalité parodique domine dans la Zazirocratie (1761) de Tiphaigne de La Roche, objet d’une récente redécouverte (voir notamment Bosch, 2010). La trame pseudo-utopique, consistant à imaginer l’empire que certains génies, les Zaziris, auraient sur nous en manipulant nos humeurs et nos pensées, exerçant une domination invisible similaire à la domination des hommes sur les animaux, y semble un prétexte pour introduire, d’une part, un renversement philosophique de la thèse de la supériorité humaine, et d’autre part un regard amusé sur le bestiaire social. Les zaziris/le satiriste3 envisagent les êtres humains gesticulant exactement comme nous envisageons les bêtes (Tiphaigne de la Roche, [1761] 2019, p. 897-898) : tel aventurier sera de leur point de vue un lièvre ; telle maîtresse courant éperdument après son amant un chien de chasse ; tel petit-maître bon à tous les emplois un singe qui fait des tours ; tel financier un ours paradant dans les rues, etc. Quant à l’abbé joufflu, amateur de plaisirs mondains préoccupé de multiplier les « sensations agréables », il leur apparaît comme un « joli canari » ! Ils posent un regard éthologique sur l’agitation physique d’une coquette se comportant en « jolie petite chienne » ; sur les poses du séducteur Spiras ; comparé au papillon, ou les parures du mondain Pramos, dignes d’un perroquet. Le principe est décliné plus loin en caractériologie nationale (p. 910). La légèreté domine ces associations, qui oscillent entre le stéréotype remâché, l’allusion anecdotique ou le simple caprice d’auteur. Pourtant, la férocité guette : certains insectes sociaux sont destinés à être écrasés, certains rapaces à prédater leurs congénères. La guerre, l’amour… « C’est une tragi-comédie » généralisée, vue par ce biais (p. 906).
25Sans aller jusqu’au bout, Diderot s’est lui aussi essayé à la zoo-anthropologie dans une Satire première restée inachevée (composée v. 1773). Dissipant l’illusion d’une différence de nature entre la raison et l’instinct, le philosophe matérialiste n’a aucun mal à reconnaître, sous la « forme bipède de l’homme », autant d’« analogues animaux » qu’il y a d’espèces sociales, dans une réflexion préliminaire :
N’avez-vous par remarqué, mon ami, que telle est la variété de cette prérogative qui nous est propre et qu’on appelle raison, qu’elle correspond seule à toute la diversité de l’instinct des animaux ? De là vient que sous la forme bipède de l’homme, il n’y a aucune bête innocente ou malfaisante dans l’air, au fond des forêts, dans les eaux, que vous ne puissiez reconnaître. Il y a l’homme loup, l’homme tigre, l’homme renard, l’homme taupe, l’homme pourceau, l’homme mouton et celui-ci est le plus commun. Il y a l’homme anguille : serrez-le tant qu’il vous plaira, il vous échappera. L’homme brochet, qui dévore tout ; l’homme serpent, qui se replie en cent façons diverses ; l’homme ours, qui ne me déplaît pas ; l’homme aigle, qui plane en haut des cieux ; l’homme corbeau ; l’homme épervier ; l’homme et l’oiseau de proie. Rien de plus rare qu’un homme qui soit homme de toute pièce ; aucun de nous qui ne tienne un peu de son analogue animal. Aussi, autant d’hommes, autant de cris divers. (Diderot, [1773] 2002, p. 173-174)
26Sans craindre de réanimer la physiognomonie dans les mêmes années que Lavater, presque parallèlement à lui, Diderot épouse cette thèse, qu’il caresse ailleurs sur un ton sérieux4. Mais il privilégie la modalité plaisante dans la Satire première. En l’occurrence, c’est dans le microcosme parisien, et dans ses propres fréquentations, que notre philosophe satiriste va reconnaître une ménagerie, au fil d’un récit décousu, truffé d’anecdotes personnelles. Au théâtre, un « homme-tigre » au « cœur velu » se révèle à lui de manière inopinée : « Combien de ramages divers, combien de cris discordants dans la seule forêt qu’on appelle société […] Méfiez-vous de l’homme singe. Il est sans caractères, il a toutes sortes de cris » (p. 177-178). Car l’homme… est un singe, suggère cette saillie. Or, loin d’avoir été oublié, le thème animalier a plutôt été absorbé par l’écriture satirique diderotienne : il refait surface dans cette réflexion souvent critique sur le vivant qu’est le Rêve de D’Alembert, mais aussi en plusieurs points de la Satire seconde, autrement dit Le Neveu de Rameau 5.
27Terminons par un exemple plus anecdotique, montrant un raffinement extrême dans l’usage parodique du principe, nonobstant sa violence anticléricale, pour le coup polémique. Il s’agit de la Monachologia (1783) écrite en latin par le franc-maçon autrichien Ignaz von Born (alias Physiophilus), et rapidement traduite en français sous le titre Essai sur l’histoire naturelle de quelques moines, décrits à la manière de Linné, par un certain « Jean d’Antimoine », naturaliste du Grand Lama (1784). À proprement parler, les moines, unique objet de ce traité d’une centaine de pages, copieusement illustré, sont une seule et même espèce, savamment définie : « Animal à figure humaine, avec un capuchon, hurlant pendant la nuit ; tourmenté de la soif », définition étayée par une description physionomique (« Le corps bipède, droit ; le dos courbé, la tête penchée en avant, toujours ornée d’un capuchon ») et éthologique : « Les moines se rassemblent en troupe au soleil levant ou couchant & aussi dans la nuit ; ils crient tous ensemble, quand un d’entr’eux a donné l’exemple ; ils accourent tous au son des cloches [etc.] » :
MONACHUS.
Definitio.
Animal anthropomorphum; cucullatum; noctu ejulans; sitiens
Descriptio.
Corpus Monachi bipes, erectum, dorso incurvato, capite depresso, semper cucullatum […] Oriente occidente sole, præsertim vero noctu congregantur Monachi, et uno clamitante clamant alii; ad sonum campanæ concurrunt omnes […]. (Born, [1783] 1844, p. 28-29)
28Mais la variété des sous-espèces est telle qu’elle nécessite une taxonomie : bénédictins, jacobins, dominicains, franciscains, capucins, augustins, trinitaires, etc., chacun des ordres fait l’objet d’une description dans une parodie soutenue du style naturaliste, désopilante par sa tonalité pince-sans-rire. Le paradoxe, c’est que cette féroce satire manifeste une réelle curiosité, encyclopédique tout aussi bien qu’anthropologique, à l’égard d’un monde à part, dont les coutumes bizarres sont recueillies patiemment par notre Linné des moines, alors même qu’il leur porte l’estocade du rire.
*
Un « comme » en question
29Mesurons pour conclure la diversité et l’unité de ce corpus : quelques curiosités littéraires, plus ou moins influencées par les précédentes, plus ou moins uniques, ne font pas une tendance forte, encore moins un genre ou une lignée générique bien déterminée. Elle aurait été étudiée antérieurement si cela avait été le cas, et plutôt que de nous concentrer sur un corpus aisément repérable, qui aurait été celui des imitations de la Circe de Gelli par exemple, nous avons préféré étudier avec plus de distance théorique des textes divers dans lesquels la comparaison entre le monde humain et le monde animal induit toujours l’idée d’une diversité des espèces sociales, faisant tableau – la modalité énumérative et descriptive domine, quelles que soient les mises en scène. Le regard sociologique, encore en gésine avant le XIXe siècle, n’est jamais détaché d’un regard psychologique et moraliste sur les passions. De manière remarquable, l’influence du modèle physiognomonique y est sensible, même si elle peut rester implicite dans certains cas, alors qu’elle est explicitée dans d’autres. Cela n’interdit pas une diversité idéologique des auteurs. De Giordano Bruno à Diderot, des libres penseurs, éventuellement anti-chrétiens, ont été fortement attirés par l’idée d’un continuisme inhérent au naturalisme physiognomonique. Mais le profil des auteurs peut être plus hésitant, comme celui de Gelli, ou plus difficile à cerner, comme celui des auteurs anglais, des mineurs explorant une forme de free thinking ; les cas du pasteur Viret ou de l’abbé Frugoni vient nous rappeler qu’à travers une tradition sermonnaire encore forte, le discours chrétien pouvait aussi s’approprier ce principe.
30Reste qu’une multiplication de textes n’est pas un hasard. Ils partagent une intuition forte, qui est aussi une question, ou un problème : la différence entre les humains et l’ensemble des animaux, postulée par tous les cadres anthropocentriques de l’époque, semble réaffirmée – même chez les auteurs séculiers ou irréligieux – par la considération de la stupéfiante diversité des conditions humaines ; le parallèle de cette seconde nature, dévoyée, avec la première, l’ordre animal, nous renvoie donc au fait que l’humain est un être à part. Pourtant, il reste que les hommes ne se comportent pas différemment des animaux, mais obéissent aux mêmes passions vitales. C’est bien la raison pour laquelle ces textes sont toujours satiriques : leur tonalité marque la différence entre l’image idéale que les humains entretiennent de leur supposée exceptionnalité, et la réalité de leur comportement qui est celle de l’animalité ordinaire, voire celle d’une bestialité extrême, d’une hyper-animalité. Sous le problème apparaît une évidence : les hommes ne sont pas comme des animaux. Ils en sont. C’est l’histoire de l’amuïssement de ce « comme » que la littérature permet de retracer. Bien avant que Balzac ne s’inspire de Lavater, et que ne s’impose à la fin du XIXe siècle un tout autre cadre de pensée avec l’évolutionnisme, la comparaison glissait déjà fréquemment vers l’assimilation.