Colloques en ligne

Emmanuel Bury

Entre satire et scepticisme : les paradoxes de l’âne chez La Mothe Le Vayer

Between Satire and Scepticism: the Paradoxes of the Ass in La Mothe Le Vayer

1Mon propos portera sur un texte qui, en apparence, tient plus de l’éloge que de la satire, puisqu’il s’agit du dernier dialogue de la première partie des Dialogues faits à l’imitation des Anciens, publiés vers 1630 par François de La Mothe Le Vayer (1588-1672), sous le pseudonyme d’Orasius Tubero, et avec une fausse adresse et une date fantaisiste (Francfort, J. Sarius, 1506). Intitulé « Dialogue sur les rares et éminentes qualités des ânes de ce temps », il met en scène une discussion entre deux amis, Philonius et Paléologue1.

2L’intérêt de ce texte est multiple : il croise la tradition déjà très forte de toute une littérature dont l’objet est l’âne, la pratique d’un genre lui aussi bien représenté, l’éloge paradoxal, et la promotion d’une « vie » philosophique dont Le Vayer s’est fait très tôt le défenseur, celle d’un scepticisme souvent mâtiné de réminiscences épicuriennes. Ce texte peut ainsi être éclairé à la lumière d’une littérature abondante sur ces trois sujets : il convient de mentionner tout d’abord le travail de Nuccio Ordine sur Giordano Bruno, intitulé justement Le Mystère de l’âne et paru dans la collection bien nommée « L’Âne d’or » ([1987] 2005) – ouvrage qui a accompagné, si on peut dire, l’édition des Œuvres complètes du philosophe nolain aux Belles Lettres. On mentionnera ici notamment La Cabale du cheval pégaséen, texte clé de Bruno sur le sujet, dont l’édition du texte italien, accompagnée de la traduction française par Tristan Dagron (1994). Il convient aussi de citer l’étude de Marc Bochet, L’âne, le Job des animaux (2010) – et j’oserai ajouter la journée d’étude que j’avais coorganisée avec Isabelle de Vendeuvre, au sujet « Des Ânes et des hommes », en 2018. Concernant les travaux sur le scepticisme et sa réception moderne, on pourrait mentionner les débats autour de la grande étude de Richard Popkin (voir notamment Maia Neto, Paganini et Laursen, 2009 et Pierre-François Moreau, 2001) et, plus récemment, les publications de Gianni Paganini (2008), de Sylvia Giocanti (2006 et 2019) et de Jean-Charles Darmon (2017), entre autres. Quant à la tradition de l’éloge paradoxal, outre l’utile mise au point de Patrick Dandrey (1997) et les travaux de Ingrid De Smet sur la satire ménippée aux XVIe et XVIIe siècles (1996), il faudrait invoquer aussi les nombreux travaux sur Érasme et sa réception européenne, ainsi que les recherches rhétoriques sur le genre épidictique (Pernot, 1996) et la déclamation (Perona, 2025).

3C’est dans un tel cadre que l’on peut essayer de saisir la manière dont Le Vayer joue avec la figure de l’âne. La densité de la littérature asinesque, mise en lumière par Nuccio Ordine (2005, p. 11-17), conduit à l’élaboration d’une image de l’âne contrastée : il analyse ainsi une série de couples dérivés de l’opposition asinité positive/asinité négative – mise en place par G. Bruno –, qui se déploient en bienfaisant/démoniaque, puissant/humble, sage/ignorant – et cette bipolarité constitutive fait de l’âne le lieu parfait de la coincidentia oppositorum, donc par excellence, pour ce qui nous concerne, celui des renversements paradoxaux.

4Cette figure se fonde sur une doxa riche – nourrie à la fois de la culture profane antique (où l’âne est associé aux figures de Silène, Midas, Priape, Dionysos, mais aussi à celle de Seth, divinité égyptienne du mal, opposée à Osiris) et biblique, comme le montre Bochet (2010), qui privilégie cette tradition : de fait, on peut relever l’omniprésence de l’âne dans la Bible (où il est la monture favorite de Moïse, d’Abraham et du Christ lui-même lors de son entrée à Jérusalem) ; la sagesse de l’âne est avant tout écoute (par le biais de ses oreilles, comme le rappelle Ordine, 2005, p. 15), et elle est aussi humilité et patience. Puisant abondamment dans cette doxa, les Adages d’Erasme, même s’ils privilégient les proverbes où l’âne présente son côté négatif, sont, à cet égard, un répertoire topique de premier ordre2. Le Vayer y puise à plusieurs reprises (on peut repérer au moins une douzaine d’occurrences identifiables), même au prix de légers détournements.

5La place de l’âne dans les Dialogues d’Orasius Tubero est d’autant plus intéressante que ce recueil constitue une des pierres miliaires de la littérature assignée au « libertinage érudit », selon la définition de René Pintard ([1943] 1983, sur les Dialogues voir p. 140-146) ; son caractère problématique explique sans doute qu’il fait partie des rares textes de l’auteur non repris dans les éditions des Œuvres de La Mothe Le Vayer, ni au XVIIe siècle (il est republié à part en 1671 et 1673), ni dans la grande édition des Œuvres publiée à Dresde (La Mothe Le Vayer, 1756-1759)3. Le « Dialogue sur les rares et éminentes qualités des ânes de ce temps » fait suite à deux dialogues sur la philosophie sceptique (« De la Philosophie sceptique » et « Le Banquet sceptique ») et à un troisième « sur le sujet de la vie privée ». Serait-ce une place d’honneur ? C’est ce que semble dire un des deux interlocuteurs, Paléologue, qui ironise sur la « place honorable », en fin de procession, que Philonius semble avoir réservé à l’âne dans son propos liminaire (La Mothe Le Vayer, [1630] 2015, p. 210). De fait, ce dialogue clôt la première « livraison » – qui est aussi le premier ouvrage de l’auteur – des textes de Le Vayer en matière de philosophie sceptique.

6Le premier dialogue exposait la démarche sceptique dans une confrontation entre un aristotélicien dogmatique (Eudoxus) et un partisan de l’approche sceptique, longuement illustrée ici par l’usage du « dixième mode » sceptique (qui consiste en l’examen de la diversité des mœurs et des coutumes) ; le second dialogue, qui met en scène Orasius Tubero – pseudonyme transparent de La Mothe Le Vayer – est le récit d’un entretien lors d’un repas pris chez un ami, et qui s’ouvre par une promenade : ce contexte sera celui que reprendra l’œuvre ultime de Le Vayer, L’Hexameron rustique, en 1672 (voir Bury, 2018). On y retrouve l’accord de la philosophie et de la convivialité, dans un espace privé où est permise la liberté de paroles, ce qui caractérise cette éthique de la conversation et de la quête philosophique, placée sous le signe de l’amitié4. C’est l’univers analogue de celui qui existait alors dans le cadre du cabinet des frères Dupuy, à Paris, où ces différents savants se rencontraient régulièrement, comme l’a rappelé Pintard. Le dialogue tourne autour des plaisirs des sens (nourriture, boisson, sexualité) et sur l’équilibre à y conserver : c’est une véritable « diététique » des plaisirs qui est proposée, et elle est placée sous le signe de l’épochè sceptique. Le troisième dialogue sur la vie privée est en fait un débat sur l’otium lettré, et l’opposition entre vie active et vie contemplative – opposant Philoponus à Hésychius – qui s’achève sur un éloge de la seconde, où la « navigation spirituelle » l’emporte sur les actions de la vie politique (La Mothe Le Vayer, 2015, p. 199). Tout cela est placé sous le signe du loisir, voire de la gratuité du jeu, comme le dit la « Lettre de l’Autheur » placée en tête des quatre premiers dialogues :

Quant à la matière et aux choses que vous verrez ici traitées, à peine un autre moins mon ami que vous se pourrait-il arrêter à choses, ou si légères, ou si extravagantes. Vous n’y verrez quasi que des fables, ou des paradoxes. Mais pour les premières, souvenez-vous de ce que dit Cébès dans Platon, qu’une des occupations de Socrate fut de mettre en vers les fables d’Ésope; et qu’après Lucius de Patras, Lucien, et Apulée, l’esprit sérieux de Machiavel n’a pas dédaigné la mythologie de l’Âne. Peut-être aussi ne pouvons-nous prendre un sujet plus convenable, si toute notre vie n’est, à le bien prendre, qu’une fable, notre connaissance qu’une ânerie, nos certitudes que des contes, bref tout ce monde qu’une farce et perpétuelle comédie. (Ibid. p. 44-45)

7On retrouve là le topos du theatrum mundi qui remonte au cynisme antique, avant d’être repris par la tradition stoïcienne, que l’époque remet alors à l’honneur, notamment dans le cadre de la création dramatique. Le recours à ce thème permet de mettre à distance les faux semblants du monde comme il va, et prépare le renversement des valeurs (ou le roi et le mendiant ne sont que deux figures de la même humanité, surtout au moment où ils quittent ce bas monde) qui appartient aussi à la tradition paulinienne, dont les accents « cyniques » ont pu être relevés (voir Sloterdijk, [1983] 1987). Dans un ordre d’idées analogue, la mention de l’« esprit sérieux » capable d’embrasser la « mythologie de l’Âne », à propos de Machiavel, ce qui fait ici allusion à son poème L’Âne d’or (voir Ordine, 2015, p. 116-118), regarde cette fois vers la notion de spoudogeloion, l’art de mêler le sérieux et le comique qui a été défendu à maintes reprises par Lucien, invoqué ici à la fois pour son Lucius ou l’âne et pour cette pratique mêlée que reprennent à l’époque moderne un Érasme ou un Rabelais5. Le Vayer n’en insiste pas moins sur le caractère « convenable » du sujet (ce qui renvoie au decorum rhétorique), concernant la vie humaine – qui semble donc être, si j’ose dire, à « hauteur d’âne ».

8Dans les pages liminaires de la « préface sur ce dialogue », qui précède le texte qui nous intéresse, on retrouve cette idée d’un exercice de parole et de pensée – qui définit un jeu d’argumentation, placé sous le signe de l’exercice rhétorique : en effet c’est le nom de Quintilien qui ouvre le propos :

Quintilien parlant de ceux qui se plaisent à traiter des sujets éloignés de la vraisemblance, ce qu’il appelle exercere ingenia materiae difficultate, nomme un certain Polycrate, qui avait écrit la louange de Busiris, et celle de Clytemnestre; ayant même osé composer une accusation contre Socrate. (La Mothe Le Vayer, 2015, p. 207)6

9Parler d’exercice de l’esprit (exercere ingenia) connote, certes, l’entraînement scolaire que décrit le pédagogue latin, mais les sujets évoqués – éloge ou blâme paradoxaux d’un tyran, d’une reine criminelle ou d’un sage – évoquent aussi la gratuité et le jeu, ce qui éclaire la citation d’Aulu-Gelle qui suit immédiatement après, à propos des « sujets insoutenables » (inopinabiles) : « notre Favorinus aimait beaucoup à traiter ces sortes de matières, qu’il jugeait propre à éveiller l’esprit, à lui donner de la souplesse, à l’aguerrir contre les difficultés » (Nuits attiques, xvii, 12)7. Le nom de Favorinus renvoie à l’univers de la seconde sophistique, qui se double ici de l’ambiance de conversation amicale qui baigne les Nuits attiques d’Aulu-Gelle et de la varia eruditio qu’incarne cette œuvre, à l’instar des Deipnosophistes d’Athénée : ces références esquissent le souvenir d’un monde où priment la virtuosité rhétorique et le jeu savant. C’est aussi le monde de Lucien et d’Apulée, deux représentants éminents de la littérature asinesque gréco-romaine. On saisit ainsi le climat littéraire et philosophique que veut instaurer Le Vayer, relayé, dans ce dialogue précis, par la parole de Philonius.

10Pour préciser son intention, Le Vayer allègue ensuite des éloges paradoxaux célèbres : entre autres la Batrachomyomachie que les anciens ont longtemps attribué à Homère, l’éloge du moucheron (Culex) attribué à Virgile, l’Éloge de la calvitie de Synésius et, bien sûr, l’Éloge de la mouche et Le Parasite de Lucien, avant de rappeler l’illustre exemple d’Érasme et son Éloge de la folie. La fin de cette préface insiste sur le double défi que représente le projet de cet éloge : il s’agit en effet de rivaliser avec les illustres modèles d’une tradition brillante en pratiquant à son tour un éloge paradoxal, et il s’agit de le faire au sujet de l’âne, qui a déjà donné lieu, lui aussi, à une abondante littérature :

Que si, de plus, les moindres insectes, les poux, les puces et semblables vermines ont trouvé leurs encomiastes, j’estime qu’on ne me saura pas mauvais gré de cette petite Ânerie, en laquelle ceux qui m’ont précédé m’ont plus donné de contrainte pour éviter les redites, que le soulagement. En tout cas je veux croire qu’elle ne peut être que bien prise ; car s’il y a quelque chose qui plaise en la pensée, ou en son explication, elle sera en quelque façon par-là recommandable ; sinon, elle en réussira une d’autant plus parfaite Ânerie. (La Mothe Le Vayer, 2015, p. 208)

11Le Vayer joue avec l’ambiguïté de la réussite éventuelle : le mot « ânerie » convient aussi bien à désigner le succès qu’à justifier l’éventuel échec : réussie ou non, ce sera une « parfaite ânerie », preuve que la matière asinesque recèle des effets paradoxaux en elle-même.

12Philonius ouvre la discussion sur l’opinion favorable que son interlocuteur, Paléologue, a de l’antiquité, et de l’idée de décadence qui l’accompagne. Il lui oppose la constance de Dieu et de la Nature. Les « ânes » seraient donc un argument qui illustre cette première affirmation : « Cessons donc ces plaintes injustes de la Nature, et quittons cette erreur populaire, qui nous fait admirer les siecles passez, et mépriser le present ». De fait, les hommes n’ont pas changé depuis les Grecs et les Romains, pas plus que les animaux...

Et croyez sur tout, que jamais notre Europe ne produisit de plus beaux Ânes, et en meilleur nombre, qu’elle fait au siècle où nous sommes, et qu’en ce point la Nature n’a nullement dégénéré. (p. 210)

13Il s’agit donc bien des « ânes de ce temps », comme l’indique le titre : il semble ainsi se dégager du pur exercice, ou du moins de donner à son propos une forme d’actualité – ce qui pourrait être l’indice du sérieux sous-jacent des propositions qui vont être énoncées.

14Nous avons déjà noté que Paléologue souligne ironiquement le fait que cette mention en fin d’énumération semble honorifique (la fin étant le lieu « le plus honorable de la procession ») – cette ironie dénote l’opinion que l’âne serait au contraire un être indigne d’intérêt : c’est ainsi qu’il lance le propos élogieux de Philonius, mis au défi de répondre à l’ironie que montre son interlocuteur à l’égard de l’âne. Ce point de départ qui prend appui sur la question de la dignité contraint les interlocuteurs à définir un champ axiologique (qui est par excellence celui de la dignité/indignité) dans lequel situer son discours (pro et contra) : c’est le mécanisme même du genre épidictique, qui oscille entre l’éloge et le blâme – c’est-à-dire sur l’échelle des valeurs – et qui amorce ici la dynamique de l’éloge paradoxal.

15Philonius part d’un topos récurrent de la littérature sur l’âne, qui consiste à évoquer les prédécesseurs nombreux qui ont déjà traité le sujet8. Cela pose directement la question de l’originalité du propos – qui peut induire un risque de philautie selon Paléologue

Il vous conviendrait donc user de telle modération, qu’en louant autrui il ne semblât pas que vous vous fussiez loué vous-même ; ce que vous savez être de très mauvaise grâce, comme procédant d’une philautie odieuse et insupportable. (p. 211)

À quoi Philonius répond :

Et quand doit-il être plus pardonnable de dire quelque chose à son avantage, qu’alors que décrivant les vertus éminentes d’un Âne, les nôtres s’y trouvent insensiblement enveloppées ? (p. 211)

On voit bien ici qu’un des enjeux du discours est d’emblée l’analogie sous-jacente entre nature asinesque et condition humaine.

16Le propos de Philonius est composé de trois développements : le premier est centré sur la présence constante de l’âne dans le monde des hommes, avec des considérations sur la fortune, la gloire et la santé (p. 212-219) ; après une brève intervention de Paléologue, le second développement, consacré aux « biens du corps », donne lieu à une longue digression sur la beauté, et la relativité des critères pour la définir (p. 219-228) ; le troisième développement porte sur les « biens de l’esprit » (p. 228-245), et il est structuré par le passage en revue des vertus cardinales dont l’âne donne l’exemple, pour aboutir à sa « félicité » (p. 241-245), qui culmine dans l’autarcie dont il sait faire preuve (p. 245). C’est alors que Paléologue l’interrompt en se moquant de la « canonisation » que semble annoncer cette description de la félicité asinesque (p. 246). En réponse, Philonius « botte en touche » et propose une doxographie anecdotique sur les ânes depuis les Égyptiens jusqu’à Marco Polo (p. 247-250). Il conclut ce développement en invoquant la leçon d’Épicure et d’Épictète, qui recommandent d’élire un modèle pour régler sa vie, et il explique qu’il a, pour sa part, élu comme modèle la vie d’un âne accompli (p. 250-251). Les ultimes pages semblent annoncer un texte plus tardif (« Des Ânes »9) en décrivant par prétérition tout ce qu’il aurait pu encore dire sur le sujet.

17Dans le premier temps, dès l’abord, Philonius se passe de préface, et, tout en reconnaissant que tout ce qu’il pourra dire n’est pas digne du sujet, il accepte « sous cette condition toutefois, que tout ce que les autres en ont dit avant moy, me tiendra lieu d’avant-propos, sans que je sois obligé, tanquam asinus balneatoris, d’en faire une ennuyeuse et infructueuse repetition » (p. 212). La formule latine renvoie ici à un Adage d’Érasme, « l’âne du maître du bain »10 : « se dit de ceux qui ne retirent aucun profit de leurs propres efforts » et « se dit d’un homme riche, d’une avarice crasse, qui, quoique chargé de richesses, n’en profite pas ». L’usage d’un adage dont l’entrée est « asinus » pour illustrer la question de son inventio montre d’emblée le jeu que Philonius va entretenir avec ses sources. Cela agit en bonne part comme une prétérition, car l’ouverture de son propos va justement faire son miel des textes anciens et des proverbes qui parlent de l’âne. De fait l’emprunt à Plutarque de l’asinus balneatoris – sans doute par le biais du recueil d’Érasme, auquel Le Vayer va emprunter une douzaine d’Adages au fil de son propos – est l’indice que le discours sur l’âne, avant d’être paradoxal, est le fruit d’une doxa abondante, et c’est précisément l’existence d’un abondant discours doxal qui permet le paradoxe.

18Philonius dénonce la prévention qui consiste à avoir une vision négative de l’âne ; il joue sur le couple sous-jacent, si bien mis en valeur par G. Bruno de l’« asinité positive » et de « asinité négative ». Comme le rappelle Eugenio Garin, dans la préface qu’il donne au livre de N. Ordine, l’âne est la figure même de l’ambiguïté, voire de la coincidentia oppositorum (Ordine, 2015, p. xiv). C’est pour cela que Philonius refuse l’idée que « les ânes ne sont que des ânes » (La Mothe Le Vayer, 2015, p. 213), c’est-à-dire qu’ils sont beaucoup plus que cela, et surtout bien autre chose. Il s’agit ici d’argumenter contre les préjugés : parler de l’âne nécessite de se libérer des préjugés « hors toute sorte d’anticipation », ce qui est en soi un exercice intellectuel sceptique. Philonius fait le parallèle avec quelqu’un qui voudrait louer Hercule, alors que personne ne l’a jamais blâmé, tant l’image d’Hercule correspond à un parangon de vertu :

Que si autrefois on rebuta à Sparte celui qui voulait louer publiquement Hercule, lui disant, quis Herculem vituperet ? ne dois-je pas espérer par contre-sens une favorable attention au dessein que j’ai de tirer de la calomnie celui que la seule vertu enviée a exposé à une si publique médisance ? (p. 213)

19On retrouve ici la logique du genre épidictique – fondée sur l’axiologie et le renversement du pour au contre. Il présente donc son discours comme une « apologie ». Mais il se contentera, explique-t-il, de vanter les mérites de l’âne terrestre, sans se donner la peine d’en donner une « définition essentielle », puisque tout le monde le connaît :

Je ne vous entretiendrai que des mérites de notre Âne terrestre, que l’on nomme à la foire Martin, et encore vulgairement appelé maitre Baudet, animal si connu de tous, que ce serait comme s’amuser à lui laver la teste, ou à discourir de son ombre, d’en vouloir donner ici la définition essentielle pour le mieux remarquer, n’y ayant partie de la terre où il ne s’en trouve, ni lieu quelconque capable de l’humanité, où il n’y ait de l’Ânerie en abondance. (p. 213)

20On peut relever ici le trait d’ironie final, qui associe humanité et ânerie, non sans jouer avec les connotations négatives du terme, comme on pourra encore le voir dans le dictionnaire de Richelet : « Anerie, s. f. Ignorance grossiere ». Cela donne lieu à un développement sur l’omniprésence des ânes dans tous les pays – contre l’avis d’Aristote – lui permettant d’opposer aux discours des philosophes l’expérience que nous faisons11.

21Philonius entreprend ensuite de célébrer l’âne en fonction des « trois genres de biens connus des philosophes » : ceux de l’esprit, du corps et de la fortune (p. 214). La fortune concerne la richesse, le commandement, la noblesse et l’honneur : mais, affirme Philonius, la générosité « asinesque » les dédaigne, leur préférant les « vertus de frugalité, modestie, tempérance et autres » (p. 214-215). À cette occasion, Philonius évoque la figure du savetier Micylle, qui perdit le sommeil à cause de l’argent qu’il avait reçu : on peut voir ici une allusion directe au dialogue de Lucien (Le Songe ou le Coq) – familier à Le Vayer, qui s’en servait déjà dans le dialogue sur la vie privée – ce qui nous place précisément dans l’univers du sophiste grec, celui du spoudogeloion, et qui amène, par une sorte de logique de proximité topique, à faire allusion à un autre texte de Lucien : Timon ou la misanthropie, puis à la critique des richesses que fait le cynique Ménippe dans la Nécyomancie, autre fameux dialogue lucianien. Ce rapide circuit en terre lucianienne permet donc à Philonius de revenir à l’âne, puisqu’il est question, dans le dernier dialogue mentionné, de la punition des riches dont les âmes sont condamnées à subir la métempsychose dans le corps des ânes pendant des myriades d’années12 :

Les âmes de ces grands richards doivent après cette vie animer par métempsycose des corps d’ânes, donec quinquies ac vicies annorum millia transegerint, c’est à dire, à mon avis, jusqu’à ce qu’ils se soient purgés en cette nouvelle et plus pure demeure, apprenant à mieux user des richesses sous une forme qui leur fournit une meilleure ratiocination. (p. 215)13

22On voit que, loin d’être une humiliation, le passage par le corps de l’âne est bien plus une élévation. La figure asinesque agit bien comme ce qu’on pourrait appeler un « opérateur de renversement », ce qui justifie la place centrale qu’elle peut occuper dans le procédé déclamatoire dont use Le Vayer/Philonius.

23La plasticité de cette figure est encore plus sensible quand il est question de la noblesse : elle permet aussi bien de se référer aux textes sacrés, avec l’évocation de l’Arche de Noé qui atteste la présence de l’âne dans le texte biblique (p. 216), que de faire fond sur les textes profanes :

Si nous avons recours aux histoires profanes, dès le temps de la Gigantomachie, qui servit davantage à la victoire des dieux, que le terrible et épouvantable braire de l’âne du bonhomme Silène, qui mit tous les géants en déroute ? Quand les mortels eurent reçu de Jupiter ce beau présent de Jouvence, à qui en commirent-ils la garde sinon à l’âne ? (quoiqu’il la donna au serpent pour une fois à boire, à peu près comme Esaü sa primogéniture). En la bataille que se donnèrent les habitants de la Lune et du Soleil, dont parle Lucien au traité des Histoires véritables, les ânes y furent ils pas les trompettes ? (p. 216-217)

24Philonius emprunte une nouvelle fois à l’esprit sério-ludique de Lucien l’art de l’exemplum fictif, pour ne pas dire fantaisiste : l’Histoire véritable est en effet le lieu par excellence du jeu entre le pseudos (mensonge) et le plasma (fiction) assumé par Lucien dans les premières pages de son récit14. L’accumulation presque vertigineuse des références mêlées participe d’un jeu amusé avec la doxographie, qui tend à déstabiliser la créance du lecteur.

25Le procédé est analogue dans les considérations sur la noblesse : celle-ci est comparée au 0 arithmétique, qui n’est rien en soi, mais qui donne de la valeur à tout nombre auquel on l’appose, ce qui vaut pleinement pour l’âne, qui tire sa plus grande gloire du mépris de sa gloire même :

Et quoi ? le Fils de Dieu même n’entra-t-il pas en Jérusalem séant sur une ânesse, [ce] qui est la seule entrée royale qu’il ait faite en sa vie. Ma per tornar à casa, ce ne serait jamais fini, à qui voudrait curieusement rechercher tous les titres de l’illustre et généreuse extraction de notre héros d’Arcadie ; qui n’a pas pour cela la sotte vanité de ceux de ce pays-là, lesquels se disaient autrefois, avec grande ostentation, plus anciens que la Lune. Car au contraire il ne fait non plus de conte de son origine, que d’un 0 en chiffre, sachant bien que comme le zéro d’arithmétique de lui-même ne signifie rien, mais ajouté à un autre nombre, l’augmente, et le rend très important ; aussi la noblesse toute seule, et considérée toute nue séparément, doit être estimée honteuse, et plutôt méprisable qu’autrement, quoique servant de base et de soutien aux conditions louables, et qualités vertueuses, elle leur donne beaucoup de lustre ; ainsi que fait la feuille d’or mise sous une pierrerie, dont elle augmente non le prix, mais l’éclat, le teint, et la splendeur. (p. 217-218)

26Si le mélange des registres et le saut désinvolte (ma per tornar a casa n’est qu’un « effet » de retour au sujet) peut instiller le doute sur la cohérence de l’argumentation, cela permet aussi de glisser quelques piques – bien satiriques cette fois – contre le discours contemporain sur la noblesse. Il n’est pas de noblesse sans vertu, semble nous enseigner le « Héros d’Arcadie ».

27Les considérations sur les avantages du corps (p. 218) et, notamment, la santé (p. 218-219), renforcée par sa sobriété (p. 219) s’appuient sur le critère – à la force argumentative indéniable – du « vraisemblable » :

Mais il est fort vraisemblable, que son humeur studieuse, et son esprit quasi toujours bandé à la contemplation, y contribue plus que toute autre chose. Or bien que ce soit un puissant indice d’un soin particulier que le Ciel a de lui, lui influant une si heureuse naissance et constitution, si est-ce qu’il doit une bonne partie de cette félicité à sa tempérance, bonne conduite, et régime de vivre, s’accoutumant dès son bas âge aux inclémences du ciel, contractant amitié avec toutes les qualités de l’air, couchant au serein, et sur la dure, mais sur tout, vivant en une sobriété non pareille en son boire et son manger. (p. 219)

28Mais le développement n’amène pas moins, une nouvelle fois, le recours à un adage érasmien – Asinus in paleas15 :

Car c’est chose inouïe qu’il ait jamais eu sujet de se repentir des excès de bouche, quoiqu’après un long travail, et ses abstinences ordinaires, il le fasse beau voir se ruer en cuisine, sur quelque gerbe de paille fraîche, que sa bonne fortune lui aura donnée à la rencontre, suivant le proverbe, Asinus in paleas ; ou, en guise de salade, savourer les tendres bourgeons d’une vigne […]. (p. 219)

29Si le sens premier de l’adage, selon Érasme, est que l’expression « se dit habituellement quand quelqu’un a hérité d’une situation plus somptueuse qu’il ne l’espérait ou qu’il a obtenu, par hasard, ce qui le réjouit particulièrement », le non-dit de l’allusion peut être tiré de la suite de l’adage, où Érasme rappelle le fait que, selon Apulée, cela peut aussi signifier que l’âne se roule dans les parterres du jardin au point de tout mettre sens dessus dessous. On voit une nouvelle fois à quel point l’usage de l’âne joue sur l’instabilité et l’ambiguïté, l’éloge devenant aussi bien le lieu de l’incertitude que celui d’une doxa assumée en apparence. On pourrait toutefois souligner que les propos sur la félicité et son lien avec la sobriété tendent aussi à illustrer « par l’âne » ce qui a été dit précédemment dans le dialogue sur la vie privée, où ces traits étaient valorisés.

30L’intervention de Paléologue (p. 219) interrompt le propos de Philonius : il témoigne de son impatience d’entendre le discours sur la beauté. Cette question est un enjeu caractéristique du discours sceptique, engageant l’usage du « 10e mode sceptique », celui de la relativité des points de vue. Une nouvelle fois, la perspective asinesque permet de rendre dynamique le trope sceptique, de le mettre en scène de façon ludique, et c’est sans doute la raison pour laquelle le débat sur la beauté et la réflexion sur son caractère relatif donnent lieu à une longue digression.

31Le second développement sur les biens du corps (p. 219-228) reprend en effet les éléments topiques des discours sur la beauté, notamment le thème de la discordance fréquente entre le corps et l’esprit, avec les exemples du paon, qui « doit nous rendre la beauté suspecte en quelque lieu qu’elle se trouve » et de Nirée, « le plus beau et le plus poltron » des Grecs (p. 220)16 – mais Philonius reconnaît aussi qu’un accord est possible, citant cette fois Lucrèce (De rerum natura, V, v. 1111-112). Dans cette série de loci doxaux, plus surprenant est le rapprochement entre Moïse et Giton, lorsque Philonius rappelle que tous deux ont été sauvés par leur beauté17 : cette étonnante rencontre de la Bible et du Satyricon, comme surgissant de manière désordonnée d’un recueil de lieux érudits, tend à introduire un doute sur le sérieux du propos ! On a le sentiment que Philonius fait feu de tout bois, sans distinction, ce qui rappelle ce qui était dit au début sur le double caractère sacré et profane des sources qui illustre les propos sur l’âne. Le recours aux deux Antiquités, d’ordinaire appelé à témoigner des convergences preuves d’une vérité commune (par exemple, à propos de la « vertu des païens »), produit ici un effet pour le moins critique, pour ne pas dire subversif.

32Suivent des considérations topiques sur la relativité des critères de la beauté féminine, illustrées d’exemples inspirés de diverses relations de voyage (on sait que ce corpus est une des armes du discours sceptique) : après deux pages d’un catalogue des coiffures variées, on en revient à la beauté du corps de l’âne, à partir d’une inflexion forte : « mais posons le cas que la beauté soit quelque chose de réel… » (p. 225), qui met un terme au jeu de la relativité qui avait dominé jusque-là, par une supposition quasi-platonicienne. C’est alors la beauté de l’âne qui devient, paradoxalement, l’illustration exemplaire du travail de la nature : il semble en effet, selon Philonius, que celle-ci a été beaucoup moins négligente dans le soin qu’elle apporte à la formation de l’âne qu’à celle de l’homme.

33Cette affirmation paradoxale, qui s’oppose à un discours traditionnel sur le caractère éminent de l’homme par rapport au reste de la Création, se résout par le biais d’un autre constat « topique », qui explique notre cécité concernant la beauté asinesque, à savoir que chacun ne voit que la beauté de sa propre espèce, selon un autre adage fameux : asinus asino pulcher (p. 227), emprunté une nouvelle fois au corpus érasmien18. L’adage semble faire autorité par l’effet de la citation latine, frappée comme une sentence, et exprimer ainsi une loi qui va dans le sens de la démonstration positive de l’asinité entreprise par Philonius. Il convient toutefois de rappeler que, si le lecteur a à l’esprit le texte, il se souvient que cet adage s’applique, selon Érasme, « lorsque la similitude des mœurs et des pratiques favorise la connivence (entre personnages peu recommandables ». On voit à nouveau comment les échos implicites avec l’intertexte peuvent miner le caractère apparemment positif de l’assertion, la doxa asinesque apparaissant encore comme instable, dans la mesure où toute affirmation « dogmatique » qui en est tirée est susceptible de s’inverser. Cela confirme la dynamique d’incertitude que cette doxa recèle : l’axiologie qui gouverne tout le propos manque soudain de fermeté. Plus subtilement encore, dans l’adage en question, qui associe en fait l’âne et le cochon, Érasme cite quelques vers du poète Épicharme à l’appui de cette affirmation, citation qu’il a puisée chez Diogène Laërce dans un passage de la Vie de Platon (III, 16), où il est justement question de la réalité des Formes – auquel le propos de Philonius vient de faire allusion19. On voit à quel point les jeux d’échos rendus possibles par l’intertextualité doxale avec laquelle Le Vayer jongle en virtuose peuvent amener à un état de doute sur la validité de toute assertion, fût-elle étayée par le sérieux de la langue savante et de l’allusion érudite (qui est presque toujours à double fond chez notre auteur, comme on vient de le voir).

34Comme il a déjà été dit, le troisième développement (p. 228-245) porte sur les biens de l’esprit – là où l’âne est « véritablement âne ». Ceux-ci consistent principalement en Prudence, Vertu et Volupté :

Venons donc maintenant à son principal talent, je veux dire aux biens de l’esprit, partie supérieure en lui aussi bien comme en nous, et par laquelle il se peut dire véritablement âne, c’est à dire, animal discourant en son espèce, raisonnant à sa mode, et philosophant sous ses principes certains et infaillibles. Mais quelle espérance de pouvoir dignement traiter un sujet tellement au-dessus de mes forces, que je prévois assez qu’il me conviendra succomber comme un âne sous le faix. (p. 228-229)

35« Aussi bien comme en nous » précise Philonius, construisant l’image de l’âne comme un analogon de celle de l’homme. L’analogie n’est pas innocente, elle est même une forme d’argumentation dont la tradition des fables a, depuis bien longtemps, fait son miel. On voit ici que l’âne partage avec l’homme les plus hautes capacités qui le distinguent : le discours, le raisonnement, la philosophie (fondée sur des « principes certains et infaillibles »). L’aveu d’impuissance – autre lieu commun de la captatio benevolentiae – est une manière d’affirmer la grandeur du sujet.

36Toutes les vertus cardinales sont attribuées à l’âne, la prudence (p. 229-231), la justice (p. 231-234), la force (p. 234-237) et la tempérance (p. 237-241). La prudence donne une nouvelle fois lieu au déroulement d’une doxographie « en roue libre », qui convoque étymologies, proverbes (encore un adage érasmien, ab asino delapsus, p. 230), sources naturalistes savantes (Aristote, Pline l’ancien). Pour conclure, « ce ne serait jamais fait d’entrer en énumération des actions de prudence, dont toute la vie de l’âne est une continuation suivie » (p. 230). La justice permet à Philonius/Le Vayer d’insérer un long développement sur la piété – non sans malice, étant donné le caractère central de la question religieuse dans la pensée libertine. En effet, arguant du fait que la justice se définit par ses contraires, l’impiété, l’arrogance et la contumélie (p. 231), il prend prétexte de traiter de la première pour parler de la religion des animaux. L’âne s’y distingue, par l’étymologie hébraïque (en hébreu, explique-t-il, le mot « âne » inversé signifie « piété »), par l’exploit de Samson, usant d’une mâchoire d’âne, et surtout, enfin, plus longuement développé, par un apologue d’Ésope, que Philonius paraphrase librement :

Que les ânes reconnaissent une divinité, l’Apologue nous en fait foi, qui conte que pour être soulagés de leurs peines si extrêmes, ils envoyèrent leurs cahiers avec leurs députés vers Jupiter, lequel ne pouvant sans trop d’injustice dénier la meilleure part du contenu dans leurs justes demandes, éluda le coup dextrement, gauchissant avec souplesse – et ce pour beaucoup de hautes et incompréhensibles raisons – en les remettant à quand ils auraient fait un fleuve navigable de leurs urines. Or, quoiqu’ils comprissent bien que c’était les remettre aux Calendes Grecques, si ont-ils été si respectueux envers le Ciel, que depuis, et encore aujourd’hui, passant où quelqu’un des leurs a pissé, ils s’arrêtent tout court pour faire le même, afin de joindre leurs eaux, et en composer une mer s’ils pouvaient. (p. 231)

37En fait, la dernière partie du récit de Philonius infléchit de manière ironique le propos d’Ésope, qui décrit autrement la manière dont les ânes ont réagi à l’injonction de Jupiter :

Mais les ânes le prirent au sérieux et depuis ce temps, aujourd’hui encore, là où ils voient uriner un des leurs, ils se placent à leur tour pour uriner à leur tour. (Ésope, Fables, 185 ; 2019, p. 244)

38Il convient donc encore de regarder attentivement la manière dont l’intertexte formé par la doxographie est détourné de manière ironique par Le Vayer : là où, chez Ésope, les ânes prennent au mot, sans recul critique (« au sérieux » est précisé), la demande de Jupiter, Philonius leur prête, au contraire, un regard critique (ils comprennent que leur demande ne sera pas exaucée, ou du moins renvoyée « aux calendes grecques » – autre expression proverbiale qui surajoute au régime doxal du discours – et il décrit ensuite une piété paradoxale, qui vise à répondre au défi impossible lancé par le dieu (« composer une mer s’ils pouvaient »).

39À terme, le discours sur la religion des ânes semble bien critique et sans appel : Jupiter « gauchit avec souplesse », c’est dire que, non sans ruse, il ne répond pas à la requête de ses fidèles, et, de surcroît, ses raisons sont « incompréhensibles » – ce qui n’est guère le fait d’un dieu païen, dont les motivations sont en général plus transparentes, si on en croit Ovide. En retour, ce qui désigne peut-être le respect tout extérieur des rites dont le sens est perdu, les ânes demeurent « respectueux envers le Ciel » en urinant là où leurs semblables l’ont fait – vision assez burlesque de la tradition en matière religieuse ! Voilà bien une piété étrange, où le respect des ânes pour une injonction divine incompréhensible débouche sur un comportement « rituel » assez comique ! Ajoutons que le choix d’un apologue pour parachever la démonstration est en soi un signe d’indétermination, qui est un effet caractéristique du régime « sério-ludique ».

40Il serait loisible de poursuivre l’analyse d’exemples précis du texte de Le Vayer pour illustrer cette pratique d’écriture qui joue avec ingéniosité sur les lieux communs, dont on pourrait dire qu’ils sont innocents en eux-mêmes – quoi de plus innocent en apparence qu’un âne ? – mais qui peuvent devenir explosifs quand on les mélange de manière subversive, comme cela arrive en chimie. C’est ainsi que l’éloge ouvertement proclamé se fait satire par les effets d’un texte qui joue avec une cascade d’énoncés venus de la doxographie : la figure exemplaire de l’âne dessine en creux la figure problématique de l’homme confronté aux choix éthiques et aux injonctions religieuses et morales.

41Cette mise à distance de la religion est sensible à la fin de l’exposé, quand le propos culmine dans l’évocation de la félicité de l’âne (p. 241-245), ce qui correspond bien à la quête philosophique du bonheur qui caractérise les philosophies hellénistiques, héritières de la quête éthique inaugurée par Socrate : mais si la volupté est bien présente, il ne s’agit pas une volupté sans frein – l’âne serait plutôt pyrrhonien, quand il doute de ses sens lorsqu’on le bat (ce qui explique sa patience légendaire, p. 243), voire stoïque, par la force d’âme et la résolution dont il sait faire preuve :

O merveilleuse force d’une généreuse et Asinine résolution ! O résolution, qui ne peut venir que d’une très pure et très sublime élévation d’esprit ! O élévation compagne inséparable de la vraie et solide félicité ! Sénèque nous enseigne une pierre de touche si assurée, et une marque si infaillible, pour reconnaitre cette félicité, et ceux qui la possèdent, qu’on n’y peut, à mon avis, être trompé ; c’est, dit-il, en deux mots, quand on ne désire du tout plus rien. (p. 243-244)

42C’est ainsi qu’il parvient à l’autarcie digne d’un Dieu, car elle est « seule capable de nous rendre possesseurs du souverain bien » (p. 245). C’est cette apothéose qui pousse Paléologue à évoquer une canonisation possible de l’âne, ce que refuse tout net Philonius, qui voit dans cette proposition un échec de son propos, car il n’a pas voulu « déifier » l’animal qu’il a loué. On voit ici une mise en scène subtile de la modération philosophique – qui contraste avec le zèle intempestif et ironique de Paléologue –, ce qui contraint Philonius à relancer le mécanisme de convocation des autorités (« Il vous fait payer d’autorité historiale », dit-il à son interlocuteur, p. 247), énumération au terme de laquelle il explique qu’il s’est lui-même « approché des plus sages ânes de ce temps », appliquant le précepte épicurien, rendu célèbre par Sénèque dans une lettre à Lucilius20, et qu’il a choisi – ultime paradoxe ! – la « vie exemplaire d’un âne très accompli » comme modèle :

A quoi je me porte avec d’autant plus de zèle, que conformément à cet excellent avis que donnait Épicure de faire élection de quelque homme de grande et éminente vertu, comme d’un Socrate, ou d’un Antisthène, et se le représenter toujours témoin et juge de toutes nos actions, ut sic tanquam illo spectante vivamus. Quant à moi, je me suis proposé la vie exemplaire d’un âne très accompli, sous l’autorité duquel, me le remettant sans cesse devant les yeux, je règle et dispense tout le cours de la mienne. (p. 250-251)

43Prendre appui sur la morale d’un animal paradoxal – ce qui s’entend par la capacité de renversement de la doxa qui en construit l’image – est en soi un défi spécifiquement « libertin ». La morale qui se dégage de cet exercice, loin de tout dogmatisme, semble bien conforme à celle qui était esquissée dans les débats précédents des trois premiers dialogues.

44Il convient de conclure en insistant sur la manière dont La Mothe Le Vayer traite la question, achevant cette première série de dialogues, par un jeu d’équilibriste très subtil : ce qui sert de fond à son propos est la doxographie du discours asinesque, croisée avec d’autres énoncés moraux et nourrie par les textes « sérieux » d’histoire et d’histoire naturelle, avec un recours systématique au corpus du spoudogeloion, essentiellement présent ici par le truchement de Lucien, mais aussi relayé par la mémoire des Adages d’Érasme. De fait, l’éloge de l’âne devient un révélateur des valeurs cardinales d’une bonne vie, et aussi la manière de déceler les symptômes d’une condition humaine malheureuse du fait des erreurs qui la dominent. La force du discours asinesque est sa capacité à offrir une capacité critique et satirique dans le mouvement même de l’éloge, tant la doxa qui le fonde est en elle-même ambiguë et créatrice d’incertitude et d’instabilité, peu capable de fonder un quelconque discours d’autorité, même de manière comique.

45Il n’en reste pas moins, qu’on peut donc lire ce dialogue comme l’illustration ultime des acquis proposés par les trois dialogues ouvertement sceptiques qui précèdent ; en jouant sur une riche intertextualité, souvent convoquée de manière allusive ou légèrement détournée, Le Vayer montre l’incertitude d’un discours moral qui prend appui sur des légendes, des opinions, des apologues fictifs, brassant d’un même mouvement – non sans effet critique – les références bibliques et les allusions aux textes antiques profanes, voire aux cultures exotiques. Par la richesse doxographique que permet la référence asinesque, Le Vayer prouve la nécessité d’un esprit critique qui tienne à distance toutes les affirmations dogmatiques, véritable danger pour tout discours moral qui engage le choix d’une vie bonne. En dépouillant ce type de discours de tous les faux semblants du sérieux, le détour par la référence asinesque devient le support ludique de la libertas philosophandi.