Usages cyraniens de la zoomorphie : de la satire socio-politique à l’expérimentation poétique du vivant
1Quand Savinien de Cyrano Bergerac s’empare du sujet au milieu du XVIIe siècle, le voyage dans la lune relève de la tradition littéraire : il se présente comme un « micro-genre », doté d’épisodes obligés, de personnages emblématiques et d’une fonction satirique. L’animal y joue un rôle-clé : pensons à la baleine de l’Histoire véritable de Lucien, à la zoologie fantastique du Songe de Kepler (1608), aux oies tractant la machine volante de L’homme dans la lune (The Man in the Moone) de Francis Godwin (1638). Il est un opérateur de défamiliarisation. Cyrano n’ignore pas ces récits. Toutefois, à la différence de ses prédécesseurs et inspirateurs, ce n’est pas l’animal qui est chez lui opérateur de défamiliarisation et vecteur de la satire, mais l’animalité. Si la rencontre avec l’animal confronte le sujet humain à l’autre absolu, la perception de l’animalité l’interroge sur sa place dans la chaîne des espèces. Cyrano joue pleinement de cette interrogation dans son roman en diptyque – Les États et empires de la Lune et Les États et empires du Soleil 1 – en fragilisant les certitudes identitaires de son voyageur au fil de ses pérégrinations extraterrestres : celui-ci se trouvera tantôt pris pour un animal par des êtres qui lui apparaissent eux-mêmes sous une forme animale, tantôt contraint à prouver son animalité devant un tribunal composé d’animaux véritables en guerre contre les humains. Ainsi animé par le principe du renversement culturel et de l’inversion des rôles, l’Autre monde 2 paraît, au premier abord, fonctionner comme une utopie, destinée à révéler aux lecteurs les injustices et les aberrations du monde terrestre, c’est-à-dire de la société monarchique et théocratique d’où provient le héros-narrateur. Mais le bien-fondé de la justice et de la raison des « autres » extraterrestres ne tarde pas à se fissurer quand se retrouvent chez eux certains des préjugés qui ont cours sur terre, ce qui transforme, ponctuellement du moins, l’utopie en dystopie. Si bien qu’un des interlocuteurs de Dyrcona sur la Lune peut légitimement se demander s’il y a dans l’univers un seul endroit où l’individu puisse « vivre en liberté » sa nature propre et ses convictions. Ce pessimisme foncier ne vire pas néanmoins à la satire totale, qui serait en son principe nihiliste : car ce qui importe à Cyrano et que met en lumière l’entrecroisement des discours qui jalonnent le récit, c’est l’expérience du décentrement. Dans ce contexte, la variété des formes du vivant animal est aussi un objet d’émerveillement pour le voyageur, tout particulièrement à la surface du soleil où la nature déploie sans limite son inventivité. Aussi la notion de « zoomorphie » qu’explore le présent ouvrage s’applique-t-elle avec une pertinence particulière à l’exploration cosmologique à laquelle se livre Cyrano en interrogeant le monde tel qu’il est façonné par les humains du point de vue de l’animalité, une catégorie mouvante qui oscille entre étrangeté et familiarité. Il s’agira ici de saisir les fonctions qu’elle remplit dans la fiction cyranienne.
L’animalité comme opérateur de la satire
2La fonction de satire socio-politique des interactions zoomorphiques est massive dans les États et empires de la Lune. Elle perdure en sourdine dans le récit qui se présente comme une suite, Les États et empires du Soleil, mais elle s’y trouve amplement supplantée par la dimension expérimentale de la zoomorphie, qui élargit la compréhension du vivant et destitue l’homme de sa position éminente dans l’échelle des espèces ; à ce titre la fonction satirique se mue en fonction critique à l’égard de la culture religieuse et philosophique dominante3.
La perception de l’altérité comme animalité : un préjugé réversible
3À son arrivée au royaume des Sélénites, le héros-narrateur – désigné par le seul pronom de première personne « je » avant de recevoir le nom anagrammatique de Dyrcona dans le second récit – est dérouté par l’apparence physique de ses habitants, quadrupèdes à figure humaine, mais il met rapidement fin à sa perplexité en décidant qu’ils sont des animaux :
au bout d’un demi-quart de lieue je rencontrai deux fort grands animaux, dont l’un s’arrêta devant moi, l’autre s’enfuit légèrement au gîte (au moins je le pensai ainsi, à cause qu’à quelque temps de là je le vis revenir accompagné de plus de sept ou huit cents de la même espèce qui m’environnèrent). Quand je les pus discerner de plus près, je connus qu’ils avaient la taille, la figure et le visage comme nous. (Lune, p. 51)4
4Il est néanmoins intéressant que sa dissemblance mette le narrateur dans la situation inconfortable de se sentir hors-norme parmi cette population de quadrupèdes : « De temps en temps – poursuit-il – ils élevaient des huées si furieuses, causées sans doute par l’admiration de me voir, que je croyais quasi être devenu monstre ». Il en résulte un trouble dans son langage qui lui fait adopter une formulation hybride (et en soi illogique) : « Une de ces bêtes-hommes m’ayant saisi par le cou, de même que les loups quand ils enlèvent une brebis, me jeta sur son dos, et me mena dans leur ville. Je fus bien étonné, lorsque je reconnu en effet que c’étaient des hommes, de n’en rencontrer pas un qui ne marchât à quatre pattes » (Lune, p. 51).
5Or il se rend vite compte que le préjugé qui consiste à animaliser l’autre différent de soi est partagé et donc réversible, car il en fait à son tour les frais :
Quand ce peuple me vit passer, me voyant si petit (car la plupart d’entre eux ont douze coudées de longueur), et mon corps soutenu sur deux pieds seulement, ils ne purent croire que je fusse un homme : car ils tenaient, eux autres, que, la nature ayant donné aux hommes comme aux bêtes deux jambes et deux bras, ils s’en devaient servir comme elles. […] Ils disaient donc (à ce que je me suis fait depuis interpréter) qu’infailliblement j’étais la femelle du petit animal de la reine. (Lune, p. 52)
6La précision sur l’identité qu’on lui attribue est un motif supplémentaire de perplexité. Il faudra plusieurs pages du récit pour l’éclaircir, ce qui laisse le lecteur dans un suspens captivant : la zoomorphie n’est donc pas un détail de l’histoire, mais son centre même. C’est un être hybride, le Démon de Socrate, qui, prenant Dyrcona en pitié, lui révèle la puissance du préjugé qui, sur Terre comme sur la Lune, transforme l’altérité en monstruosité voire en crime :
Hé bien ! mon fils, vous portez enfin la peine des faiblesses de votre monde. Il y a du vulgaire, ici comme là, qui ne peut souffrir la pensée des choses auxquelles il n’est point accoutumé. Mais sachez qu’on ne vous traite qu’à la pareille, et que si quelqu’un de cette terre avait monté dans la vôtre, avec la hardiesse de se dire homme, vos docteurs le feraient étouffer comme un monstre ou comme un singe possédé du Diable. (Lune, p. 53)
7L’interlocuteur donnera au fil de ses entretiens des précisions sur son origine et sa nature, qui font de lui un passeur de science, d’histoire et de philosophie morale particulièrement éclairé. Dans cette première intervention le vocable « le vulgaire » par lequel il désigne la masse des gens soumis au préjugé permet d’identifier son discours comme libertin. Cyrano, on le voit, lance, par son intermédiaire, un trait satirique contre l’obscurantisme de la chasse aux sorcières.
8Le Démon ne peut toutefois arracher son protégé au traitement qui lui est réservé par les puissants de la lune, à commencer par le roi qui le met en cage avec un autre humain, perçu comme un singe du fait de sa posture bipède, qui se révèle être Domingo Gonzalès, le héros espagnol de L’Homme dans la Lune, arrivé logiquement avant Dyrcona puisque l’ouvrage est paru posthume en 1638 et a été traduit en français par Jean Baudoin en 1648. Outre ce jeu de métalepse, Cyrano tire de cette situation de mise en crise de l’identité de l’humain des effets cocasses, comme le soin que prend la reine d’accoupler les deux prétendus singes qui l’amène à tâter quotidiennement le ventre du nouveau venu « pour voir s’[il] emplissait » ; mais aussi des éclaircissements sur les lois et les mœurs des Sélénites apportés au narrateur par une « fille de la reine » qui vient le visiter dans sa cage : or ceux-ci paraissent plus sages et plus humains que les pratiques terrestres. Je passe sur ce dispositif comparatif à visée satirique, pour m’intéresser au procès qu’intentent à Dyrcona les prêtres de la Lune, car la satire repose alors sur son animalisation à échelle variable, et prend un tour nettement allusif à l’égard des persécutions religieuses en vigueur au royaume de France.
Le procès de Dyrcona dans la Lune, révélateur de l’absurdité des persécutions religieuses
9Dans sa cage, avec l’aide de la « fille de la reine » compatissante, Dyrcona est parvenu à comprendre la langue, ou plutôt les idiomes du lieu, dont on a appris plus haut qu’ils étaient soit musique (pour les Grands), soit gestuelle (pour le peuple) : certains forment donc l’hypothèse de son humanité. S’élève ainsi une controverse sur la nature des deux bipèdes encagés, entre les tenants de leur humanité et les autorités religieuses qui tiennent à leur définition excluante :
Je ne sais si ce fut pour avoir été plus attentif que mon mâle à leurs simagrées et à leurs tons, tant y a que j’appris à entendre leur langue et à l’écorcher un peu. Aussitôt, les nouvelles coururent par tout le royaume qu’on avait trouvé deux hommes sauvages, plus petits que les autres à cause des mauvaises nourritures que la solitude leur avait fournies, et qui, par un défaut de la semence de leurs pères, n’avaient pas eu les jambes de devant assez fortes pour s’appuyer dessus. […] Cette croyance allait prendre racine à force de cheminer, sans les prêtres5 du pays qui s’y opposèrent, disant que c’était une impiété épouvantable de croire que non seulement des bêtes, mais des monstres, fussent de leur espèce. (Lune, p. 88)
10L’obstination du clergé a valeur de dogme, aussi paraît-il préférable de modifier la caractérisation spécifique du prisonnier pour mieux « brider […] la conscience des peuples » ; si bien « qu’il fut arrêté que je ne passerais tout au plus que pour un perroquet plumé » au motif qu’à l’égal les oiseaux, il n’a que deux pieds.
11L’argumentaire des prêtres de la lune porte la satire sur un autre plan. On y lit en effet le détournement des topoi de la dignitas hominis, qui, sur la terre – c’est-à-dire dans la tradition théologique et philosophique dominante – sont destinés à prouver la supériorité de l’homme sur les autres créatures, voire sa nature divine, qui lui donne le droit d’employer à son usage toutes les autres espèces :
Il y aurait bien plus d’apparence, ajoutaient les moins passionnés, que nos animaux domestiques participassent au privilège de l’humanité et de l’immortalité par conséquent, à cause qu’ils sont nés dans notre pays, qu’une bête monstrueuse qui se dit née je ne sais où dans la lune. Et puis considérez la différence qui se remarque entre nous et eux. Nous autres, nous marchons à quatre pieds, parce que Dieu ne se voulut pas fier d’une chose si précieuse à une moins ferme assiette. Il eut peur qu’il arrivât fortune de l’homme ; c’est pourquoi il prit lui-même la peine de l’asseoir sur quatre piliers, afin qu’il ne pût tomber ; mais dédaignant de se mêler de la construction de ces deux brutes, il les abandonna au caprice de la nature, laquelle, ne craignant pas la perte de si peu de chose, ne les appuya que sur deux pattes.
Les oiseaux mêmes, disaient-ils, n’ont pas été si maltraités qu’elles, car au moins ils ont reçu des plumes pour subvenir à la faiblesse de leurs pieds, et se jeter en l’air quand nous les éconduirions de chez nous ; au lieu que la nature, en ôtant deux pieds à ces monstres, les a mis en état de ne pouvoir échapper à notre justice.
Voyez un peu, outre cela, comme ils ont la tête tournée devers le ciel ! C’est la disette où Dieu les a mis de toutes choses qui les a situés de la sorte, car cette posture suppliante témoigne qu’ils cherchent au ciel, pour se plaindre, celui qui les a créés, et qu’ils lui demandent permission de s’accommoder de nos restes. Mais nous autres, qui avons la tête penchée en bas pour contempler les biens dont nous sommes seigneurs, et, comme n’y ayant rien au ciel à qui notre heureuse condition puisse porter envie. (Lune, p. 88-89)
12Cet argumentaire qui tend à humilier le terrien en lui déniant l’appartenance à la nature humaine est une synthèse de discours anciens restés fameux pour leur capacité à illustrer la dignité humaine. Selon Platon, le sophiste Protagoras raconte comment l’homme, privé de tous les attributs et qualités distribués aux animaux par Épiméthée pour assurer leur survie (plumes, poils, écailles, carapaces, crocs, force, vitesse, agilité), a reçu en compensation le feu et « l’habileté artiste d’Héphaïstos et d’Athéna », qui lui a permis de forger les outils et les armes qui l’ont rendu puissant (Protagoras, 320 d-323 a). Dans le Timée (225-90 a) Platon explique que la station debout est le symbole de l’affinité de l’homme avec le ciel, tandis que la terre, qui représente la matière, incline vers elle la tête des animaux ; et Cicéron a repris l’argument dans le De natura deorum, en observant que la posture verticale ouvre le visage des humains vers le ciel, leur permettant d’admirer l’ordre de l’univers et de s’élever ainsi à la connaissance des dieux (La nature des dieux, 69, lvi ; voir Stoczkowski, 1995). En interprétant à rebours ces privilèges de la nature humaine, le discours des prêtres de la lune dénonce la vanité et l’arbitraire de l’anthropocentrisme qui les inspire.
13Au cours du procès, la procédure accusatoire s’aggrave du constat de l’incrédulité du prévenu, puisqu’il persiste à nommer « lune » la planète que ses habitants considèrent comme leur « monde ». Le Démon de Socrate vient à son secours par un plaidoyer ingénieux qui plonge les juges dans le dilemme insurmontable d’avoir soit à condamner Dyrcona en tant qu’homme alors que, par principe, « tout homme est libre » et, par conséquent, « libre de s’imaginer ce qu’il voudra », soit à le condamner en tant qu’animal en dépit du fait que « les brutes n’agissent que par instinct de nature » (Lune, p. 99). Le supplice de la noyade auquel il était destiné (par inversion du bûcher promis sur terre aux athées), se mue ainsi en une « amende honteuse » (envers de l’« amende honorable » de la justice française) qui oblige Dyrcona, dorénavant « censé homme, comme tel mis en liberté », à proclamer par les rues cette déclaration : « Peuple, je vous déclare que cette lune ici n’est pas une lune, mais un monde, et que ce monde là-bas n’est point un monde, mais une lune. Tel est ce que les prêtres trouvent bon que vous croyiez » (ibid., p. 100). L’énoncé en est burlesque, car interprétable à l’inverse de son intention. On peut y lire un hommage à l’usage que font les auteurs libertins de l’équivoque à l’intention des lecteurs avertis.
14Ainsi l’animalisation du voyageur sert, dans son séjour sur la Lune, à ridiculiser le fanatisme religieux et ses promoteurs ecclésiastiques, dont les pratiques obscurantistes se trouvent coïncider avec celle de l’Église au royaume de France. Tout au contraire, le procès qui lui est fait sur le Soleil l’assigne au statut de représentant de l’humanité. Du point de vue des oiseaux qui le jugent, il doit répondre, à juste titre, des crimes commis à leur égard par les humains.
Le tribunal des Oiseaux : une plaidoirie justifiée contre le représentant de l’humanité prédatrice ?
15Les Oiseaux qui ont fondé un royaume sur le Soleil sont en effet des rescapés du massacre que les humains infligent à leur espèce. Aussi sont-ils déterminés à faire payer au voyageur les crimes de ses congénères. L’échappatoire de Dyrcona est donc de se faire passer pour un animal : il fait le singe, mais ses « singeries » ne convainquent pas ses juges, et l’avocat général prononce contre lui un violent réquisitoire dont l’enjeu est de « savoir si cet animal est un homme », condition préalable à sa condamnation à mort. Vue par les oiseaux la figure humaine est soumise à la déconstruction systématique des traits physiques et moraux de la dignitas hominis :
Pour moi, je ne fais point de difficulté qu’il ne le soit : premièrement, par un sentiment d’horreur dont nous nous sommes tous sentis saisis à sa vue, sans en pouvoir dire la cause ; secondement, en ce qu’il rit comme un fou ; troisièmement, en ce qu’il pleure comme un sot ; quatrièmement, en ce qu’il se mouche comme un vilain ; cinquièmement, en ce qu’il est plumé comme un galeux ; sixièmement, en ce qu’il porte la queue devant; septièmement, en ce qu’il a toujours une quantité de petits grès carrés dans la bouche qu’il n’a pas l’esprit de cracher ni d’avaler ; huitièmement et pour conclusion, en ce qu’il lève en haut tous les matins ses yeux, son nez et son large bec, colle ses mains ouvertes la pointe au ciel plat contre plat, et n’en fait qu’une attachée, comme s’il s’ennuyait d’en avoir deux libres; se casse les jambes par la moitié, en sorte qu’il tombe sur ses gigots; puis avec des paroles magiques qu’il bourdonne, j’ai pris garde que ses jambes rompues se rattachent et qu’il se relève après aussi gai qu’auparavant. Or vous savez, Messieurs, que de tous les animaux, il n’y a que l’homme seul dont l’âme soit assez noire pour s’adonner à la magie, et par conséquent celui-ci est homme. » (Soleil, p. 264-265)
16Le portrait à charge des humains sélectionne pêle-mêle des traits de son étrangeté au regard de la conformation physique et comportementale des oiseaux perçue comme norme par les intéressés. Le retournement des qualités que l’homme s’attribue (le rire qui est le propre de sa nature supérieure, la civilité qui promeut le mouchoir, l’absence de poils et de plume, attributs des espèces inférieures), propose une version burlesque de la critique de l’anthropocentrisme. Mais la réduction de la pratique pieuse de l’oraison à une mécanique absurde et contre-nature est une attaque directe contre la religion, prudemment mise à distance par le statut du locuteur. Il est néanmoins audacieux et sans doute jubilatoire d’assimiler la dévotion catholique la plus régulière à une opération magique. Ici la fable animalière se transforme en fiction animaliste. Sa dimension de revendication des droits des animaux contre la prédation des humains s’affirme dans la justification du verdict. Si le représentant de l’espèce humaine mérite la mort, c’est en tant qu’ennemi des oiseaux : « il se rue sur nous pour nous manger ; il se fait accroire que nous n’avons été faits que pour lui ; il prend, pour argument de sa supériorité prétendue, la barbarie avec laquelle il nous massacre, et le peu de résistance qu’il trouve à forcer notre faiblesse » (Soleil, p. 265).
17Les oiseaux sont donc dotés d’une puissance satirique légitime, qui semble valider leur appartenance à une utopie en bonne et due forme. En outre, Cyrano leur délègue des thèmes caractéristiques de la pensée critique des esprits forts, quand ils reprochent aux hommes « les fausses croyances dont ils [ses semblables] aiment à s’illusionner », et tout particulièrement « les fausses espérances de l’immortalité » qu’ils cultivent « moins par l’horreur dont le non-être les effraie, que par la crainte qu’ils ont de n’avoir pas qui les commande après la mort » (Soleil, p. 266). On reconnait là les thèses libertines de la servitude volontaire et de l’imposture politique des religions. En contrepartie, les oiseaux s’efforcent d’instruire leur prisonnier. Tout en jugeant équitable de condamner le voyageur à être mangé par les mouches, traitement à la fois funeste et ignominieux, ils lui offrent, en manière de consolation, le discours épicurien sur la mort (la mort n’est rien pour nous), assorti de l’espérance de contribuer, par la dissolution de son corps, au renouvellement de la matière. Dyrcona est donc près de consentir à sa propre disparition, en tout cas il convient de la justesse des propos qui lui sont tenus. Mais quelle est la légitimité du tribunal des Oiseaux à tenir ce discours alors qu’il s’attribue à lui-même l’immortalité qu’il dénie aux humains6 ? Tout se passe comme si le pouvoir dont jouissent les Oiseaux sur le Soleil les exposait au même piège de l’orgueil et de l’autocentrisme que les humains sur Terre (voir Darmon, 2004a) La conclusion de l’épisode relève du scepticisme plutôt que d’un épicurisme serein. Le règne de l’animal n’est pas une alternative fiable à l’empire des humains sur la nature. Ce constat oriente l’interprétation du dispositif zoomorphique dans une autre direction.
L’animalité à l’épreuve de la continuité du vivant
18Sur la Lune divers interlocuteurs administrent au voyageur ignorant des leçons de physique qui déroutent sa croyance en la supériorité humaine. Ils lui démontrent en effet que du point de vue de la physique de la matière comme de la biologie, l’homme n’est qu’un maillon dans l’immense chaîne du vivant.
La « cironalité universelle7 » ou l’interconnexion des vies animales
19L’un des docteurs rencontrés chez l’hôte où l’a conduit son guide et protecteur, le Démon de Socrate, professe la thèse de l’infinité de l’univers. Afin de la rendre intelligible à son auditeur profane, il recourt au modèle analogique de l’animalité universelle. L’idée d’infini se trouve ainsi concrétisée par un système d’emboîtement des vies animales :
Il me reste à vous prouver qu’il y a des mondes infinis dans un monde infini. Représentez-vous donc l’univers comme un grand animal ; les étoiles, qui sont des mondes, comme d’autres animaux dedans lui qui servent réciproquement de mondes à d’autres peuples tels qu’à nous, qu’aux chevaux et qu’aux éléphants ; et nous, à notre tour, sommes aussi des mondes de certaines gens encore plus petits, comme des chancres, des poux, des vers, des cirons ; ceux-ci sont la terre d’autres imperceptibles. Ainsi, de même que nous paraissons un grand monde à ce petit peuple, peut-être que notre chair, notre sang et nos esprits ne sont autre chose qu’une tissure de petits animaux qui s’entretiennent, nous prêtent mouvement par le leur, et, se laissant aveuglément conduire à notre volonté qui leur sert de cocher, nous conduisent nous-mêmes et produisent tout ensemble cette action que nous appelons vie. (Lune, p. 116)
20Dans la zoologie du XVIIe siècle, le ciron, un parasite de l’épiderme et du cuir chevelu redouté pour sa prolifération et sa capacité à générer des irritations cutanées, est le paradigme de l’animalcule invisible à l’œil nu ; or avec le développement des instruments d’optique et leur usage scientifique, il devient observable au microscope8. Ces deux circonstances se conjuguent dans le discours philosophique pour produire une fantasmagorie épique qui permet de visualiser la reductio ad infinitum, principe méthodologique découlant de la thèse de l’univers infini. Ainsi, dans une analogie explicite avec l’expansion territoriale des nations, le « petit peuple des cirons », colonisant le poil et la peau d’un humain, installe sur ce territoire, immense en proportion de la taille de ses individus, des empires et des champs de batailles, ce qui occasionne chez l’humain qui les héberge démangeaisons et accès de « pituite ». Sorel – source probable de ce passage – a conçu le projet burlesque de « faire des romans des aventures » des animalcules qui colonisent le corps humain9, et Pascal tirera de ce morceau de bravoure le paradigme de l’infiniment petit10. Cyrano va plus loin dans l’exploitation de son modèle animal : il fait de l’interconnexion des espèces le principe même de la vie, ce qui implique la dépendance de l’homme à l’immense chaîne du vivant. Cette disposition biologique d’interdépendance suppose une physique matérialiste, dont le Démon de Socrate se fait le promoteur11.
Une physique matérialiste au fondement de la continuité du vivant
21Il explique en effet à Dyrcona que la vie provient du mouvement incessant de la matière et du renouvellement des formes qu’elle emprunte. La conséquence en est l’égalité de statut entre tous les êtres, du végétal à l’animal, qui atteste cette continuité du vivant, accessible à l’observation sensible autant que démontrable par le raisonnement qui en élabore les conditions de possibilité :
Que ces métamorphoses arrivent, il faut être pédant pour le nier : ne voyons-nous pas qu’un pommier, par la chaleur de son germe comme par une bouche, suce et digère le gazon qui l’environne ; qu’un pourceau dévore ce fruit et le fait devenir une partie de soi-même ; et qu’un homme, mangeant le pourceau, réchauffe cette chair morte, la joint à soi, et fait enfin revivre cet animal sous une plus noble espèce ? Ainsi ce grand pontife que vous voyez la mitre sur la tête était, il n’y a que soixante ans, une touffe d’herbe en mon jardin. (Lune, p. 146-147)
22On perçoit ici, bien entendu, la visée satirique de la thèse de la continuité du vivant : elle rabaisse la vanité des grandeurs établies par une irrévérence jubilatoire, dont le « grand pontife » (c’est-à-dire le pape) fait ici les frais. Cyrano y puisera d’ailleurs la matière d’une consolation burlesque, écrivant à son ami Chapelle excédé par la vieillesse interminable de son père, que celui-ci « dans l’ordre des êtres animés, […] est un peu plus qu’un artichaut, et un peu moins qu’une huitre à l’écaille » (« Consolation pour un de ses amis sur l’éternité de son beau-père », Cyrano [1654] 1999, p. 119).
23Or sur le Soleil, le matérialisme n’est plus seulement l’objet du discours : il s’expérimente dans un milieu que l’irradiation intense des rayons lumineux rend particulièrement propice à la labilité de la matière. Aussi est-il possible de voir se produire dans l’instant des transformations qui sur la terre auraient pris des milliers d’années. C’est proprement le lieu des métamorphoses de la nature. Dyrcona observe par lui-même ces phénomènes, qui dépasseraient son entendement s’il ne bénéficiait des éclaircissements de ses guides successifs.
Solidarité naturelle des humains avec toutes les formes du vivant
24La plasticité de la matière épurée par le soleil offre à Dyrcona l’occasion de faire l’expérience de la solidarité de sa nature corporelle avec d’autres formes du vivant. Après avoir admiré la métamorphose en une myriade de petits êtres humanoïdes de ce qu’il a d’abord pris pour des « pommes-grenades » accrochées aux branches d’un arbre, il reçoit de leur chef une leçon de physique solaire : celui-ci lui révèle que leur capacité de donner à leur matière « la figure et la forme essentielles des choses auxquelles [ils veulent se] métamorphoser » provient de ce qu’ils sont « des animaux natifs et originaires du soleil dans la partie éclairée » (Soleil, p. 245). C’est aussi un démenti du dualisme qui fonde la croyance religieuse : loin d’être des esprits comme on le croit sur terre, « nous sommes des animaux comme vous », insiste celui que le narrateur s’obstine à nommer « l’homme-esprit » ; mais la « présomptueuse stupidité » des humains leur a donné ce nom à tort « n’imaginant point d’animaux plus parfaits que l’homme, et voyant faire à de certaines créatures des choses au-dessus du pouvoir humain ». Le petit peuple solaire, sous le commandement de son « petit roi » a démontré sa capacité à reproduire par des réagencements de sa matière diverses formes du vivant, en se métamorphosant en aigle pour accompagner un rossignol endeuillé ; afin de pouvoir dialoguer avec Dyrcona grâce à des organes proportionnés aux siens, le « petit roi » va ordonner à son peuple de former la figure d’un homme dont il prendra, au sens littéral, la tête.
25Le lecteur peut n’être pas dupe des jeux de langage à l’œuvre dans le récit et réduire les métamorphoses à des métaphores. Néanmoins les inventions cyraniennes mobilisent un abondant corpus de philosophie naturaliste, sans examiner sa validité à la lumière de l’évolution des connaissances scientifiques, ce qui desservirait leur fécondité fictionnelle. Ainsi Dyrcona est en mesure de comprendre et d’admettre la puissance de l’imagination sur la matière subtile constitutive des êtres solaires en se référant aux exemples canoniques que véhicule la tradition terrestre – et que le lecteur, quant à lui, connaît par l’essai de Montaigne « De la force de l’imagination » (Essais, I, 21) : « je conçus, dis-je, que cette imagination pouvait produire sans miracle tous les miracles qu’elle venait de faire. Mille exemples d’événements quasi pareils, dont les peuples de notre globe font foi, achevèrent de me persuader » (Soleil, p. 246-247) ; suivent les cas cités par Montaigne ([1580] 1965, p. 97-98) – Cippus et le combat de taureaux, Gallus Vitius mimant la folie, Codrus guéri de sa pneumonie par la représentation d’un corps adolescent – et empruntés à l’auteur des Curiosités inouïes, Jacques Gaffarel (1631, p. 260-261) : les femmes grosses concevant des monstres sous l’effet de la frayeur ou d’une perversion de l’imagination.
26Ainsi, dans le cadre de la fiction, l’imagination est donnée comme le principe actif de la physique solaire. Sur le plan de la narration, elle est, de fait, la faculté génératrice d’évocations incongrues qui excèdent les limites de la perception ordinaire. En témoigne la vision excentrée (et excentrique) des animaux, et, plus largement, des figures zoomorphes. Ainsi la physique matérialiste des autres mondes s’ouvre à une zoopoétique typiquement cyranienne, qui s’ouvre d’ailleurs elle-même à une écopoétique incluant les végétaux et les minéraux ; ce qu’implique d’ailleurs la conception de l’univers comme « un grand animal », professée par le docteur sélénite (Lune, p. 116).
L’animalité comme objet expérimental d’une poétique du paradoxe
27L’expérience des mondes alternatifs que Cyrano construit littérairement par le truchement de son héros voyageur a, certes, une visée critique (politique, morale et intellectuelle) qui contribue puissamment à la déstabilisation de l’anthropocentrisme. Au cœur de cette démonstration par la fiction, les figures zoomorphes ont un rôle crucial à jouer. Mais ce rôle ne relève pas de la seule logique argumentative, car la rencontre avec l’animal est aussi une source d’émerveillement que le récit cyranien restitue dans une langue riche et inventive. Une lecture attentive à la sensorialité du discours révèle la fonction poétique de l’animalité. Celle-ci se manifeste pleinement dans les Lettres diverses, où Cyrano accorde à la description une importance majeure déliée de l’intention satirique. Nous percevrons donc avec plus d’évidence la matière poétique des récits de Cyrano en les confrontant à l’écriture délibérément expérimentale de ses lettres fictives.
Conditions physiques de l’apparition des phénomènes et appropriation subjective
28Sur le Soleil les descriptions éblouies du narrateur esquissent ce qu’on pourrait nommer une poétique de l’apparition. Deux circonstances narratives s’y prêtent particulièrement : la métamorphose et le surgissement. Dans les deux cas la description épouse la temporalité du phénomène perçu comme processus évolutif. Ce parti pris est justifié par l’énonciation à la première personne. Cyrano crée, avant la lettre, les conditions d’une phénoménologie de la perception. Aussi importe-t-il de citer longuement les passages visés par cette proposition interprétative. Je m’en tiendrai à deux d’entre eux. Le premier restitue le point de vue fasciné sur la transformation des « pommes-grenades » en petits êtres humanoïdes. L’introduction narrative – « Je restai longtemps interdit à la vue de ce riche spectacle, et je ne pouvais m’assouvir de le regarder » – justifie par avance la minutie de la description :
Mais comme j’occupais toute ma pensée à contempler entre les autres fruits une pomme de grenade extraordinairement belle, dont la chair était un essaim de plusieurs gros rubis en masse, j’aperçus remuer cette petite couronne qui lui tient lieu de tête, laquelle s’allongea autant qu’il le fallait pour former un cou. Je vis ensuite bouillonner au-dessus je ne sais quoi de blanc, qui à force de s’épaissir, de croître, d’avancer et de reculer la matière en certains endroits, parut enfin le visage d’un petit buste de chair. Ce petit buste se terminait en rond vers la ceinture, c’est-à-dire qu’il gardait encore par en bas sa figure de pomme. Il s’étendit pourtant peu à peu, et sa queue s’étant convertie en deux jambes, chacune de ses jambes se partagea en cinq orteils. Humanisée que fut la grenade, elle se détacha de sa tige et, d’une légère culbute, tomba juste à mes pieds. Certes, je l’avoue, quand j’aperçus marcher fièrement devant moi cette pomme raisonnable, ce petit bout de nain pas plus grand que le pouce, et cependant assez fort pour se créer soi-même, je demeurai saisi de vénération. (Soleil, p. 236-237)
29La mise au point lexicale accompagne et rend visible la métamorphose physique qui se trouve ressaisie par la formulation d’un paradoxe visuel et notionnel sous deux modalités syntaxiques différentes : la dislocation de la forme verbale passive (« Humanisée que fut la grenade ») et la qualification par l’épithète (« cette pomme raisonnable »).
30Le paradoxe s’agence à l’inverse dans la séquence où Dyrcona aperçoit le phénix à l’orée du royaume des Oiseaux : il tient à l’incertitude sur la nature de l’objet aperçu à grande distance dans un état modifié de la conscience :
Je commençais de m’endormir, comme j’aperçus en l’air un oiseau merveilleux qui planait sur ma tête ; il se soutenait d’un mouvement si léger et si imperceptible, que je doutai plusieurs fois si ce n’était point encore un petit univers balancé par son propre centre. Il descendit pourtant peu à peu, et arriva enfin si proche de moi, que mes yeux soulagés furent tout pleins de son image. Sa queue paraissait verte, son estomac d’azur émaillé, ses ailes incarnates, et sa tête de pourpre faisait briller en s’agitant une couronne d’or, dont les rayons jaillissaient de ses yeux. (Soleil, p. 250)
31L’appropriation subjective de la vision épouse le mouvement progressif de l’approche du volatile. Le soulagement du regard provient de la possibilité d’identifier l’oiseau par la perception des parties de son corps, alors qu’il était initialement perçu comme un tout indistinct et disponible aux conjectures – d’où l’hypothèse du « petit univers » équilibré par des forces centrifuges, bien approprié au narrateur qui a fait à mainte reprise l’expérience de la gravitation et de l’attraction interplanétaire. La précision des détails sert dès lors à figurer le merveilleux par une intensification des sensations de l’observateur, garant du « paraître » de l’objet insolite.
32Ainsi, selon la logique discursive qui régit son récit, Cyrano attribue aux conditions physiques de l’observation les paradoxes de la vision d’un narrateur présenté comme son double biographique. Or les lecteurs familiers de son œuvre ne peuvent ignorer sa conception singulière du paradoxe, qui en fait la pièce majeure d’une véritable poétique.
L’imagination descriptive et l’esthétique de la pointe
33C’est dans la préface du mince recueil des Entretiens pointus que Cyrano esquisse cette poétique du paradoxe en livrant sa définition personnelle de la pointe :
La pointe n’est pas d’accord avec la raison ; c’est l’agréable jeu de l’esprit, et merveilleux en ce point qu’il réduit toutes choses sur le pied nécessaire à ses agréments, sans avoir égard à leur propre substance. S’il faut que pour la pointe l’on fasse d’une belle chose une laide, cette étrange et prompte métamorphose se peut faire sans scrupule, et toujours on a bien fait, pourvu qu’on ait bien dit. On ne pèse pas les choses ; pourvu qu’elles brillent, il n’importe, et s’il s’y trouve d’ailleurs quelques défauts, ils sont purifiés par le feu qui les accompagne. (Cyrano, [1662] 2001, p. 295)
34Dans une surprenante convergence avec le traité d’Emmanuele Tesauro, Cannocchiale aristotelico, qu’il n’a pu lire car il est paru en italien en 1654, Cyrano ne conçoit pas la métaphore selon la tradition rhétorique, comme un ornement rhétorique, mais comme un accélérateur de pensée. Avec la même audace, Tesauro définissait la métaphore baroque – dont la pointe ou trait d’esprit (agudezza) est l’expression la plus condensée – non par le rapport de proximité d’un sens figuré au sens propre, mais comme la mise en relation de deux objets éloignés (voir Hersant, 2001). Ce qui déroute la raison stimule l’imagination. Ainsi, s’autoriser à « ne pas avoir égard » à la « substance » des choses, c’est ouvrir la possibilité de les soumettre à toutes les variations d’une perception libérée des contraintes de la logique. La description se fait vision, comme nous l’avons constaté dans les passages cités ci-dessus. Mais dans les États et empires de la Lune et du Soleil, ces variations pointues qui accomplissent le projet de « briller » sont rares et strictement localisées dans le cours de la narration. Elles sont systématiques en revanche dans les Lettres diverses. Je n’envisagerai ici que les pièces de cet ensemble disparate que Cyrano consacre à la description d’états de la « nature » (entendue comme paysage) car elles sont peuplées de figures animales propices à l’expression d’une forme de perplexité à l’égard du monde vivant12. En effet l’animal condense dans la représentation que s’en font les humains familiarité et étrangeté, proximité et éloignement. La valeur et la validité d’une pensée de la continuité du vivant sont en relation inverse avec la discontinuité de la perception des êtres qui composent la chaîne des espèces. Ainsi l’animal – et particulièrement l’oiseau, du fait de sa capacité à relier l’espace terrestre et l’espace céleste – est-il souvent le centre actif des descriptions qui déstabilisent les habitudes perceptives.
Présences animales et descriptions pointues dans les Lettres diverses
35Dans ses Lettres diverses, Cyrano exploite divers états du monde sensible – comme l’alternance des saisons, du jour et de la nuit, ou les interférences des éléments (eau, air, terre) – pour susciter des visions pointues – c’est-à-dire paradoxales et décentrées – des paysages naturels, au centre desquelles l’oiseau tient lieu de repère dans le processus d’estrangement. Le corpus est foisonnant : je n’en retiens ici que deux exemples.
36Le premier se situe dans un diptyque épistolaire qui affiche son appartenance à la rhétorique épidictique : Contre l’hiver / Pour le printemps. Cyrano joue des effets d’inclusion de l’observateur humain pour prêter aux oiseaux une corporéité évanescente et une conduite hypothétique :
L’air naguère si condensé par la gelée que les oiseaux n’y trouvaient point de place, semble n’être aujourd’hui qu’un grand espace imaginaire où ces musiciens, à peine soutenus de notre pensée, paraissent au ciel de petits mondes balancés par leur propre centre : le serein n’enrhumait pas au pays d’où ils viennent, car ils font ici un beau bruit. Ô Dieux ! quel tintamarre ! sans doute ils sont en procès pour le partage des terres dont l’Hiver à sa mort les a faits héritiers ; ce vieux jaloux, non content d’avoir bouclé presque tous les animaux, avait gelé jusqu’aux rivières, afin qu’elles ne produisissent pas même des images. (« Pour le printemps », Cyrano, [1654] 1999, p. 49)
37La modalisation (« semble »/« paraissent ») est un marqueur du dispositif de subjectivation destiné à créer une impression d’étrangeté. L’image d’un microcosme organique était déjà présente dans Les Etats et Empires du Soleil pour évoquer le phénix, mais elle trouvait sa légitimation dans le contexte cosmologique du récit. Elle est ici enrôlée dans une pure fantaisie spéculative qui met en doute l’existence même des oiseaux, objets potentiels d’une illusion perceptive. Par un retournement ironique, c’est l’Hiver, figure allégorique, qui est censé régir les représentations. Mais le substrat physique de la métaphore pointue est ici aisément déchiffrable : la surface gelée des rivières ne reflète plus les objets qui la surplombent, a fortiori les oiseaux.
38Les oiseaux et leur reflet sont le sujet central du second passage caractéristique de la poétique du paradoxe. L’intitulé de la lettre dont il est extrait – Sur l’ombre que faisaient des arbres dans l’eau – est, à cet égard, programmatique :
Aujourd’hui le poisson se promène dans les bois, et des forêts entières sont au milieu des eaux sans se mouiller. […] Maintenant nous pouvons baisser les yeux au ciel, et par elle le jour se peut vanter que tout faible qu’il est à quatre heures du matin, il a pourtant la force de précipiter le ciel dans des abîmes. Mais admirez l’empire que la basse région de l’âme exerce sur la haute, après avoir découvert que tout ce miracle n’est qu’une imposture des sens, je ne puis encore empêcher ma vue de prendre au moins ce firmament imaginaire pour un grand lac sur qui la Terre flotte ; le rossignol qui du haut d’une branche se regarde dedans, croit être tombé dans la rivière : il est au sommet d’un chêne et toutefois il a peur de se noyer ; mais lors qu’après s’être affermi de l’œil et des pieds, il a dissipé sa frayeur, son portrait ne lui paraissant plus qu’un rival à combattre, il gazouille, il éclate, il s’égosille, et cet autre rossignol, sans rompre le silence, s’égosille en apparence comme lui et trompe l’âme avec tant de charmes, qu’on se figure qu’il ne chante que pour se faire ouïr de nos yeux. Je pense même qu’il gazouille du geste, et ne pousse aucun son dans l’oreille afin de répondre en même temps à son ennemi, et pour n’enfreindre pas les lois du pays qu’il habite, dont le peuple est muet. La perche, la dorade, et la truite qui le voient, ne savent si c’est un poisson vêtu de plumes, ou si c’est un oiseau dépouillé de son corps ; elles s’amassent autour de lui, le considèrent comme un monstre, et le brochet (ce tyran des rivières) jaloux de rencontrer un étranger sur son trône, le cherche en le trouvant, le touche et ne le peut sentir, court après lui au milieu de lui-même, et s’étonne de l’avoir tant de fois traversé sans le blesser. (« Sur l’ombre que faisaient des arbres dans l’eau », ibid., p. 65)
39Cette séquence construite sur le mode de la métaphore continuée, élabore une phénoménologie paradoxale à partir de la vision inversée que procure le phénomène du reflet, créateur d’un monde fantastique où les oiseaux côtoient les poissons dans les ramures d’une forêt liquide. L’observateur se livre à une expérience de pensée qui le fait pénétrer dans le monde perceptif des animaux déroutés par le phénomène du reflet. La figuration poétique rejoint l’observation du naturaliste par l’attention au détail de la morphologie et du comportement de l’oiseau et des poissons individualisés par leurs dénominations spécifiques : rossignol, perche, dorade, truite, brochet. La posture d’observation du monde adoptée ici par Cyrano anticipe, à deux siècles de distance, le projet scientifique de l’ornithologue britannique Eliot Howard tel que le rapporte Romain Bertrand dans Le Détail du monde : « il ne s’agit plus de penser à propos des oiseaux, donc à leur place, mais avec eux, non plus de les regarder, mais de voir le monde tel qu’ils le voient » (2019, p. 183).
40En dépit de l’apparente gratuité de l’exercice, on peut faire l’hypothèse qu’il s’agit aussi pour Cyrano, dans ce recueil de lettres qui sont autant de poèmes en prose, d’illustrer, par des notations sensibles, sa thèse matérialiste qui fait de la nature le règne de l’universelle communication entre les formes du vivant, animales, végétales et même minérales et liquides. Dans une perspective lucrétienne, c’est l’évocation de la puissance régénératrice du printemps qui est propice à cette démonstration, où les oiseaux ont encore leur part : « là mille petites voix emplumées font retentir la forêt au bruit de leurs chansons, et la trémoussante assemblée de ces gorges mélodieuses est si générale, qu’il semble que chaque feuille dans les bois ait pris la figure et la langue du rossignol […]. Écho même y prend tant de plaisir qu’elle semble ne répéter leurs airs que pour les apprendre, et les ruisseaux jaloux de leur musique, grondent en fuyant, irrités de ne les pouvoir égaler. » (« D’une maison de campagne », Cyrano, [1654] 1999, p. 76).
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41Au terme de ce parcours se dessine une profonde cohérence, dans une fiction nourrie de philosophie, entre la condamnation de l’anthropocentrisme et l’admiration du vivant sous toutes ses formes, dont l’expression subjective s’accomplit dans une poétique du paradoxe. Cette cohérence se fonde sur l’importance que Cyrano accorde à l’imagination, qui est pour lui partie prenante des productions de l’intellect : elle nous conduit à tenir pour acquise la solidarité, dans son écriture, de la pensée et de l’image. On peut dire Cyrano visionnaire dans tous les sens du terme : comme créateur de scènes qui sont des visions de l’esprit, pour son goût des hypothèses philosophiques audacieuses, par son anticipation imaginative de domaines du savoir ignorés de son temps comme la physique quantique et la biologie cellulaire. Jean-Charles Darmon a repéré, dans ses récits comme dans ses lettres et son théâtre, l’élaboration d’expériences de pensée13. Cette lecture actualisante de l’œuvre de Cyrano s’accorde avec le caractère expérimental de son écriture, si bien que l’on peut avancer, me semble-t-il, que ses figurations de l’animalité constituent une zoopoétique originale, conduisant logiquement à l’élaboration d’une écopoétique, tant par la vision naturaliste du monde qu’elle promeut, que par l’expérimentation langagière qu’elle engage. On pourrait même ajouter que l’idée sous-jacente à l’usage des animaux comme agents de la satire contre « l’animal humain » (Soleil, p. 237) soutient également leur observation sensible : dans un monde « autre », exempt de domination et de prédation, tous les êtres vivants pourraient prétendre à une égale dignité.