« Comme une tortuë hors de sa coquasse… ». Variations zoomorphiques dans la satire religieuse du XVIe siècle
1Cet article entend explorer la diversité des usages de l’image zoologique dans la controverse religieuse du XVIe siècle, en s’appuyant sur l’observation de trois textes d’auteurs francophones, dont la rédaction et la publication s’échelonne durant toute la seconde moitié du siècle. Deux d’entre eux sont le fait d’auteurs réformés : La Métamorphose chrétienne du pasteur vaudois Pierre Viret, publiée en 1561 (Viret, 1561b), et Le Tableau des différends de la religion (Marnix, 1971), publié à partir de 1598, juste après la mort de son auteur, le gentilhomme néerlandais Philippe de Marnix de Sainte-Aldegonde, qui lutta aux côtés de Guillaume d’Orange contre l’emprise de la couronne espagnole sur les Pays-Bas. Le troisième ouvrage, La Généalogie et la fin des Huguenaux, a été publié par le chanoine et comte de Lyon Gabriel de Saconay quelques mois après la Saint-Barthélemy (Saconay, 1572). À travers quelques sondages dans ces textes d’intensité polémique et de tonalité satirique variables, je voudrais montrer à quel point l’image zoologique peut obéir à des fonctionnements diversifiés, par la forme qu’elle prend, les figures rhétoriques auxquelles elle se conjugue, par son volume, la manière dont elle s’intègre au discours qui la porte, ou encore par son rapport avec les discours savants. Nous verrons en particulier que la parole mordante de la satire, plus encline à évoquer la bestialité qu’à discourir sur l’animalité, intègre diversement le renouveau du discours zoologique, porté à la fois par l’élan humaniste et les récits de voyage. Il s’agira ainsi d’observer différents équilibres possibles entre intérêt naturaliste, dimension métaphorique de la figure animale, et portée critique du discours.
2Ces trois ouvrages seront abordés successivement, suivant un ordre qui ne suivra pas la chronologie de leur publication (laquelle s’est parfois faite en plusieurs étapes), mais bien la forme prise par l’image animalière, en distinguant de manière presque purement quantitative, une image saupoudrée dans le discours (Marnix), une image constituée en discours presque autonome (Viret), et une image structurant le propos (Saconay)1.
Les vignettes proverbiales de Marnix. Une zoomorphie langagière
3Le Tableau des différends de la religion est la traduction très amplifiée d’une déclamation publiée en néerlandais par Philippe de Marnix en 1569, laquelle rencontra un vif succès (Marnix, 1858). L’auteur y cède (implicitement) la parole à un locuteur catholique qui entend démontrer la supériorité de l’Église romaine, mais dont le discours vantard, cynique et incohérent se retourne en faveur de ceux qu’il appelle les « desvoyés ». Plusieurs procédés formels, discours ampoulé, emprunts rabelaisiens, mots forgés, convergent pour former un langage fou, et signaler ainsi l’ironie du dispositif. Les images animalières font partie de ce langage.
4Pour les besoins de la comparaison entre les trois textes, je m’en tiendrai à une image singulière, celle de la tortue, choisie parce qu’elle concerne un animal modeste, représentant par là une forme d’indice a fortiori de la culture zoologique de ces auteurs. Chez Marnix, elle apparaît sortant la tête de sa carapace, dans une évocation du prêtre enfilant sa chasuble. Cette image intervient dans un passage où le « je » qui s’exprime dans le Tableau entreprend de justifier la cérémonie de la messe en s’appuyant sur un célèbre manuel liturgique du XIIIe siècle, le Rationale Divinorum Officiorum de Durand de Mende2 (Durand, 1995). Suivant la dynamique de l’éloge ironique, ses justifications privent au contraire les symboles sacerdotaux de toute signification. Le locuteur explique ainsi que ce « tres-excellent livre » :
vous deduit de pied en cap les raisons pourquoy messire Jean croquemesse lors qu’il se met en posture qu’il jouë la farce […] s’enchevestre la teste asinine d’un begin blanc et la dessus s'affuble d'une longue chemise de femme, et s'estant troussé en cueilleur de pommes ou ramonneur de cheminée, se caparassonne d'un hoqueton d'armes, ou d'un casaquin sans manches, dont il avance la teste hors du trou, comme une tortuë hors de sa coquasse ou une pie borgne hors de sa cage […] ; pourquoy il tourne quelquefois le cul aux gens ; quelquefois la pance, ores il gambade d’un costé de l’autel, ores de l'autre, comme s’il danssoit un bransle de Poictou, ou quelque nouveau passamezo de Venise […] ; l’une fois il se tord les deux mains comme une triste et desconfortée Magdaleine […] ; l’autrefois il les vous jette de costé et d'autre, comme une grenouille qui est eschappée du bec de la cigogne : et tout au mesme instant il les retire, rebrasse, et revire à tors et à travers, comme s’il chassoit aux papillons, ou qu’il tirast des armes à la vieille escrime. (Marnix, 1971, t. III, p. 199)
5La profusion des comparaisons ne saurait compenser la disparition du nom usuel des choses (en l’occurrence, celui des habits sacerdotaux) ; en l’absence de cette information primordiale, la messe est abordée comme un rituel insolite. La rhétorique descriptive déclenchée par cette disparition repose sur un principe d’écriture satirique bien connu, le travestissement du familier en étrange, de la coutume en bizarrerie. Cette contre-lecture du Rationale divinorum officiorum s’inscrit dans le sillon d’un texte intermédiaire, une satire italienne rapidement traduite en français, l’Anatomie de la messe, où l’analyse des rites sacerdotaux dérape vers une décomposition burlesque du corps de l’officiant (Mainardo, 1555). Marnix s’appuie ici sur un passage précis de ce texte, évoquant les déplacements du prêtre3 ; mais il y ajoute la vision décomposée de l’habillage du prêtre, et cette farcissure de comparaisons hétéroclites, dont les connotations facétieuses se substituent à la signification spirituelle des rites liturgiques.
6Les images zoologiques figurent naturellement dans cette mise en scène de l’absurde, favorable au choix d’animaux associés à la laideur et à une gestuelle disharmonieuse. L’image de la tortue semble à première vue appelée par les connotations liées à l’apparence curieuse de cet animal ; celle-ci a influé sur son nom en français, par contamination avec l’adjectif « tortu », employé couramment au XVIe siècle dans le sens de « tordu » ou de « tortueux » (Rey et al., 1992, vol. 2, p. 2137). Cette appréciation est en partie confirmée par la célèbre Historia animalium de Conrad Gesner, dont le deuxième tome, consacré aux quadrupèdes ovipares, traite en détail des différentes espèces de tortues (Gesner, 1554, p. 90-110). Bien entendu, cet article s’attache à dépasser les préjugés de la culture non savante, mais ne se prive pas pour autant d’y faire écho, suggérant qu’il est considéré comme risqué de manger de la tortue, comme le signale son apparence disgracieuse, associant la tête et la queue d’un serpent avec des pattes de lézard (p. 93). Il rapporte encore que les habitants de Neuchâtel l’appellent en français « bougroupé », évoquant ainsi un crapaud tronqué, car lorsque la tortue rentre sa tête dans sa carapace, elle semble être un animal incomplet (p. 91). Les fameuses illustrations de ce traité semblent elles-mêmes jouer sur le contraste entre laideur de l’animal et précision de la figuration, exhibant un regard savant capable de se défaire des préventions communes, mais y renvoyant du même coup. On ne saurait jurer que Marnix ait en mémoire ces anecdotes sério-comiques, même si un exemplaire de l’Historia animalium figure dans le catalogue de vente de sa bibliothèque (Brouwer, 1964, 2rop. 339-3414). Elles témoignent à tout le moins du potentiel burlesque associé aux singularités de cet animal au milieu du XVIe siècle.
7Le rapprochement entre la chasuble et une carapace dans le Tableau pourrait cependant s’expliquer par un fait plus spécifique, l’étymologie liant ce terme au latin casula, « petite maison, cabane », que le Rationale divinorum officiorum signale d’emblée à propos de ce vêtement5. Comme tous les termes liturgiques, le nom de cet habit est ici évacué, mais il fait l’objet dans le Tableau d’attaques répétées, s’accompagnant souvent d’un renvoi aux explications de Durandus. La chasuble apparaît alors comme un accessoire bien identifié, dont le locuteur ridiculise la valeur symbolique en croyant la justifier (Marnix, 1971, t. II, p. 345 ; t. III, p. 45, passim). On ne relève pas d’autre association avec la carapace de la tortue dans cet éloge joco-sérieux ; mais on y trouve la formulation « une casacque d’armes, ou une chasuble » (t. III, p. 45), proche du « hoqueton d’armes, ou casaquin sans manches » mentionné dans notre extrait. Cette métaphore semble prendre appui sur la proximité sonore entre les syllabes « cas-» et « chas-», qui pourrait aussi faire écho à la casula latine. Dans un autre passage, reconnaissant que l’Église fait la sourde oreille face aux arguments parfois probants des « desvoyés », le locuteur déclare qu’elle « se retire en sa coque, et le laisse ouyr à son chapperon » (t. II, p. 267). Même si elle peut renvoyer à un autre animal à coque, cette image reprend la figure d’un animal composite, capable de rentrer en lui-même comme par une facétie du Créateur, et trouvant dans son abri corporel une cachette aussi bien que des œillères.
8 Bien entendu, dans l’agglutinement analogique qui caractérise notre extrait, les connotations liées à chaque image n’apparaissent que de manière fugace. Cette accumulation est exceptionnelle, mais la forme prise par chaque comparaison correspond à l’usage habituel du Tableau : des images brèves viennent perturber le discours du locuteur, sans toutefois le détourner de son sujet. Cette brièveté favorise paradoxalement la profusion : elle fait partie de l’autotraduction amplificatrice, par laquelle Marnix dote le langage de son locuteur des vices prêtés à la religion romaine, à savoir abondance, richesse et opacité. La dynamique de décomposition suivie par l’Anatomie de Mainardo est ainsi réorientée suivant un principe de foisonnement. On note en particulier que ces images ont tendance à se redoubler : cueilleur de pomme et ramoneur, hoqueton ou casaquin, branle du Poitou ou passamezzo de Venise… La tortue hors de sa coquasse est elle-même doublée par l’image non moins insolite de la pie borgne hors de sa cage. Appliqués à ces images burlesques, ces redoublements transforment la rhétorique de l’amplification dont ils sont un constituant habituel en une écriture de l’outrance, renvoyant à la fois à la gesticulation du prêtre, et à l’excitation du locuteur.
9Ce basculement du très au trop (Jeanneret, 1994), caractéristique de la rhétorique de la déclamation, n’est pas seulement quantitatif. Il tient aussi à la variété des comparants, qui tire la surenchère vers le non-sens, suivant le principe du coq-à-l’âne, cette récréation poétique appréciée à la Renaissance, dont semble procéder la rencontre insolite de la tortue et de la pie. Celle-ci repose cependant sur un trait commun identifiable, la saisie d’animaux sortant de leur habitacle, et dont la vision gênée se dégage en partie. Toute bienveillance naturaliste mise de côté, leur stupidité naturelle est comme redoublée par cette stupéfaction circonstancielle. Notons qu’à la différence de la tortue, la « pie en cage » semble empruntée à l’Anatomie, qui emploie cette image pour railler les fidèles écoutant des prières sans les comprendre, ou le prêtre marmonnant des formules obscures au moment de la consécration (Mainardo, 1555, p. 160 et 289). Les traits ajoutés par Marnix créent une image d’apparence énigmatique, favorisant en réalité cette association avec la tortue. La caractérisation, autre accessoire usuel de l’amplification, est un trait essentiel de cette écriture comparative. Ne se contentant pas de singulariser l’image, elle a souvent pour effet de l’animer, comme si elle était issue d’une anecdote. La situation drolatique de cette pie incite à se demander ce qui lui est arrivé, ou ce qu’il en adviendra. Toutes les images ne sont pas aussi intrigantes, mais elles partagent cette propension à engager un embryon de récit. Elles évoquent des animaux en action : une grenouille qui apprend à voler, ou quelques lignes plus haut un singe qui épluche des noisettes… Ces personnages d’apologues semblent saisis sur le vif, au moment crucial de leurs rocambolesques tribulations6.
10Ces caractérisations n’influent pas seulement sur la représentation, mais également sur la formulation, qui est un trait essentiel du Tableau. Cette réécriture francophone, posthume, n’a pas eu le retentissement de son prototype néerlandais (De Bijenkorf der H. Roomsche Kerke), publié trois ans après la « furie iconoclaste » d’août 1566. Mais aux yeux de la postérité, la fortune littéraire de Marnix est largement liée à l’inventivité verbale qu’il a développée dans cette traduction amplifiée. Si la critique philologique a posé un regard un peu myope sur ses singularités formelles, il reste que la polémique s’accompagne dans ce texte d’une vaste expérimentation linguistique, se manifestant dans les mots forgés d’inspiration rabelaisienne, mais aussi dans les énumérations, les formulations proverbiales, ainsi que dans ces comparaisons ressemblant à des exécutions verbales. Dans notre extrait, l’avalanche d’images n’a pas seulement pour effet de soumettre le lecteur à une salve de figurations hétéroclites, elle produit aussi un flux verbal, jouant sur l’alternance entre rythmes heurtés et effets de régularité. Ainsi le doublon « comme une tortuë hors de sa coquasse ou une pie borgne hors de sa cage » articule le battement des consonnes occlusives sourdes [t], [k], et [p], et une cadence d’octosyllabe. Les images frappantes s’énoncent sous forme de formules frappées. L’effet est ici complété par l’adjonction du suffixe désinvolte « -asse » au mot « coque ». Sa valeur dépréciative s’est renforcée en français moderne, mais elle transparaît dans le Tableau sous la forme de terminaisons verbales, telles que paperasser ou cabasser7, et plus rarement dans la formation de certains substantifs, comme le terme « populasse », désignant le peuple juif abusé par les Pharisiens (Marnix, 1971, t. II, p. 125)8. Cette valeur dégradante est plus spécifiquement confirmée par un passage où le locuteur raille involontairement les « belles petites rondes coques, coquilles et coquasses » de saint Jacques de Compostelle (t. IV, p. 39). L’énumération par laquelle il croit exprimer son admiration indique en réalité la trajectoire menant du terme usuel à ses déformations moqueuses ; employée au service de la satire, la dérivation suit volontiers une logique de dégradation9.
11Précisons pour finir que ce passage représente un cas (assez peu fréquent) où l’invention facétieuse est en grande partie déjà présente dans le texte néerlandais, même si la transposition en français s’accompagne des manipulations identifiées plus globalement par la critique philologique : reprise littérale de certaines images (le béguin, Madeleine, le doublon tortue-pie10), adaptations (le « katerbrand » devient un « bransle du Poitou »), ajouts de doublons (« hoqueton d’armes », « passamezo de Venise »), ou encore d’images entières, comme celle de la grenouille, ou le doublon « cueilleur de pommes ou ramonneur de cheminée », réunissant deux images rabelaisiennes11. On pourrait s’attendre à ce que la traduction d’une image entraîne un affaiblissement de l’attention portée à son signifiant. Le constat est plutôt que Marnix, auteur de poèmes en néerlandais et promoteur de cette langue (Haar, 2019) reste sensible à la formulation, d’un idiome à l’autre. Au demeurant, une hypothèse critique considère le Bijenkorf comme la traduction d’un premier ouvrage français, perdu, le Commentaire de Nicolas Jomlaiela (Govaert, 1953, p. 21). Il se pourrait en ce cas que le Tableau revienne à une écriture attentive à la formulation, la transposition linguistique étant plutôt du côté du texte néerlandais. Il apparaît du moins que l’inventivité lexicale qui caractérise cette autotraduction distingue l’usage marnixien des images zoologiques. Nous allons voir que chez Viret, le même animal apparaît suivant une répartition bien différente des polarités : mode d’insertion dans le propos, forme rhétorique, attention à l’image et à la formulation, rapport au référent et à son identification savante, tout change.
L’encyclopédisme comparatif de Pierre Viret. Une injonction à imiter les bêtes
12Pierre Viret, pasteur réformé originaire du pays de Vaud, prédicateur réputé, est l’auteur d’une œuvre prolifique, s’illustrant sous des formes variées, de la piété à la controverse (Troilo, 2012). Son deuxième grand dialogue, intitulé les Dialogues du désordre (1545), expose la déchéance du monde et des hommes depuis la venue du Christ, et les moyens par lesquels ils doivent se réformer (Viret, 2012). En 1561 paraît séparément une partie de cet ouvrage, La Métamorphose chrétienne, centrée sur la réformation individuelle (Viret, 1561b). Cette réédition s’accompagne d’une nette amplification, touchant en particulier les références antiques et le discours zoologique. Son propos global tient dans le constat que l’homme s’est « difformé », en imitant des animaux féroces : il s’est hérissé de griffes et de dents, et s’est recouvert d’armures et de cotes de mailles, comme pour reprocher à Dieu de ne pas l’avoir doté d’écailles ou d’un cuir de buffle12. La seconde partie de l’ouvrage préconise une sorte de remède dans le mal : si les hommes veulent imiter les bêtes, qu’ils s’inspirent de leurs vertus. L’exposé se développe autour de rubriques groupées d’après les qualités dans lesquelles les animaux sont susceptibles de rappeler les hommes aux vertus qu’ils ont oubliées, au cours de la dégradation de la civilisation chrétienne13. L’analogie animalière n’apparaît pas comme chez Marnix de manière incidente, sous la forme d’une image censée orner le discours (et le détournant en réalité). Présente sous une forme plus diffuse en 1545, elle détermine désormais la structuration de la seconde partie, et constitue l’objet du débat. L’homme s’étant détourné de l’alliance divine, il s’agit de le ramener aux simples créatures ; étant restées fidèles à leur nature, elles sont capables de l’égaler ou de le surpasser chacune dans un domaine.
13La Métamorphose s’inscrit ainsi dans une longue tradition de sermons animaliers, que Viret transpose sous la forme d’un dialogue publié, nourri de références antiques (fables ovidiennes, cosmogonie hésiodique), et du naturalisme humaniste. Son discours zoologique, caractérisé par sa grande variété, manifeste un certain attrait pour les espèces rares, plus répertoriées dans les traités savants que dans l’imagerie animalière courante. « L’eschole des bestes » ainsi mise en place affiche en outre une prédilection pour les animaux de taille réduite, éventuellement disgracieux, n’inspirant pas spontanément l’admiration14. Le premier chapitre invite ainsi le lecteur à admirer les vertus « œconomiques » de certaines espèces. Parmi ces animaux se distinguant par leur bonne gestion du « mesnage », de la vie familiale, les parents dévoués font l’objet d’une attention particulière. Après les traditionnelles fourmis, les « araignes » et autres « bestelettes » à peine perceptibles, mais dont l’exemple devrait faire honte à la plupart des hommes, sont inventoriés des animaux aquatiques ordinairement considérés comme obscurs, repoussants ou dangereux, tels les phyces (petits poissons qui correspondraient à la tanche ou à l’épinoche suivant les traductions), les lamproies ou les crocodiles. Si la zoologie marnixienne s’intègre à la rhétorique contradictoire du pseudo-éloge, le bestiaire viretien relève d’une autre forme d’« éloge paradoxal », engageant la réhabilitation sérieuse d’espèces mésestimées. La dénonciation des vices humains repose sur une reconnaissance préalable des merveilles offertes par la nature, jusque dans ses manifestations les plus modestes. L’information naturaliste qui nourrit cette leçon d’humilité s’attache d’abord à corriger le mépris ordinaire.
14C’est dans ce cabinet de curiosités qu’apparaît la tortue, autre modèle de dévouement parental. Jérôme, connaisseur des lettres antiques, promet à son interlocuteur qu’il sera « esmerveillé » en entendant ce que Plutarque déclare à propos de la tortue de mer, « dont le soin a à nourrir et à garder ses petis, est digne de grande admiration » :
Car saillant un peu hors de la mer, elle rend sa portée. Et pource qu’elle ne peut pas long temps demeurer hors de la mer, et s’arrester en la terre, elle met premierement ses œufs sur le sable, et puis tout soudain elle les couvre d’arene molle et deliée. Et apres qu’elle les a bien enterrez, selon qu’aucuns le disent, elle marque le lieu, et le signe de ses pieds, tellement qu’elle le puisse recognoistre, ou, comme disent les autres, la femelle renversée par son masle mesme, imprime sur le sable, le caractere et la forme de sa propre coquille. Puis apres, qui est chose de grans merveilles, quarante jours passez elle revient car il faut autant de temps pour esclorre ses petis. Et quand le masle et la femelle sont revenus, une chacune d’icelle ayant recognu son thresor, le descouvre plus joyeusement et alaigrement, que les hommes ne descouvrent les fosses et les lieux ausquels ils ont caché leurs thresors. (Viret, 1561b, p. 208).
15Pas de formule frappée ici, pas d’image instantanée, mais une description développée, saisissant un processus naturel dans son intégralité. Il n’est pas question ici d’une, mais de la tortue, dont les actions sont évoquées à l’aide du présent de caractérisation, d’usage dans la description savante. Les devisants ne renvoient pas à un stéréotype, ils élaborent un discours générique sur l’espèce ; en dépit de la précision des gestes et du contexte, il s’agit bien d’un récit fréquentatif. Cette généralisation évacue le ridicule, au profit d’un examen savant attentif, presque attentionné – l’évocation de l’émerveillement attendu dissuade le lecteur mondain de s’y méprendre. Viret relève lui aussi des détails insolites, mais s’attache à des petits faits admirables, comme cette transformation de la carapace en caractère d’imprimerie, et les intègre dans un récit qui leur donne sens et motivation (certes magnifié par cette science livresque issue d’une civilisation révolue). Un océan sépare si l’on peut dire cette coquille tout à la fois topo- et typographe de la cocasse marnixienne.
16Ces traits s’expliquent largement par le fait que le discours placé dans la bouche de Jérôme résulte d’une décontextualisation, c’est-à-dire du déplacement dans ce dialogue d’un article emprunté à l’histoire naturelle. Viret s’appuie comme Marnix sur un modèle qu’il suit de près, mais il s’agit cette fois d’un traité savant, auquel le devisant renvoie explicitement, le dialogue des Œuvres morales de Plutarque consacré à l’intelligence animale (Plutarque, 2012, 982 b, p. 56). Le récit placé dans la bouche de Jérôme n’est autre qu’une traduction littérale du modèle antique. Au demeurant celui-ci ne fournit pas seulement le mélange de précision et d’écriture fréquentielle observé plus haut, il est déjà porteur d’un principe de mise en cause des hiérarchies admises. Son titre annonce une double réhabilitation, celle des animaux marins sur les animaux terrestres, et celle des animaux en général par rapport aux humains. En outre, même si Viret paraît suivre à la lettre le texte grec, il semble plutôt qu’il ait utilisé une version intermédiaire, porteuse d’un investissement moral un peu différent, sa traduction latine, telle qu’elle figure dans le premier tome de l’Historia animalium, que nous retrouvons ici dans un usage bien différent (Gesner, 1554, p. 107). Ainsi la phrase « elle met premierement ses œufs sur le sable, et puis tout soudain elle les couvre d’arene molle et deliée » reprend littéralement les termes latins sabulo, harena, et molissima employés par Gesner15. Lorsqu’il traduit depuis le grec, Amyot rend l’alternance un peu curieuse « ψάμμῳ » / « θίνος » par « greve » / « sable », qui paraît plus logique (Plutarque et Amyot, 1572, p. 521 vo)16. Les traductions ultérieures optent pour le même choix, et aucune ne traduit l’adjectif « λειότατον » par « molle »17. Calque encore, cet adverbe « premièrement », reprenant le « primum » ajouté par un traducteur latin sans doute soucieux d’organiser l’allure pédestre du dialogue grec. Gesner, grand compilateur, n’est au demeurant pas l’auteur de cette version latine : on la rencontre deux ans plus tôt dans la traduction de l’humaniste allemand Janus Cornarius, éditeur de nombreux textes antiques (Plutarque et Cornarius, 1552, p. 153 v°). Il est toutefois probable que Viret ait utilisé le texte de son célèbre coreligionnaire zurichois, devenu son ami après être venu enseigner à ses côtés en 1539, lui offrant ainsi un appui solide dans les premières années de l’académie de Lausanne (Crousaz, 2011, p. 384). L’influence de l’Historia animalium sur la réécriture de la Métamorphose est manifeste ; elle a sans doute joué un rôle dans la réorganisation du propos autour des qualités animales. Dans ces sources imbriquées, Viret puise l’essentiel de la paradoxographie plutarquienne, cette convergence souriante entre la précision du discours scientifique et l’interrogation du classement des êtres ; chez Gesner il peut trouver cette intuition humaniste d’un rapport entre le laid et le vrai, cet amour philologue, érasmien et peut-être déjà post-humaniste, du détail qui ébranle les certitudes quant à l’exclusivité de vertus humaines. Par-delà l’identification pointilleuse des influences, ces échos textuels témoignent du fait que chez Viret, l’intérêt pour le monde animal est inséparable d’un amour pour les lettres antiques. Derrière l’école des bêtes se laisse deviner un enseignement que Viret mentionne plus discrètement dans son autre dialogue de 1561 : l’école des païens, elle aussi encline à guider les lecteurs chrétiens vers une sagesse dont l’accès suppose une démarche préalable d’humilité18.
17L’analogie satirique peut sembler formellement absente de cet exposé savant ; mais l’évocation finale des hommes peinant à retrouver leurs trésors rappelle qu’elle en est l’arrière-plan constant. Elle est en réalité programmée par le principe de l’école des bêtes. Même si ce dispositif tend à devenir implicite dans le développement des exemples animaliers, il s’y exerce à distance, faisant de la Métamorphose une sorte d’histoire naturelle allégorique. Si le discours zoologique semble par moments se laisser guider par une admiration au premier degré, la perspective implique que les animaux restent observés à hauteur d’homme. Par rapport au traitement marnixien, la dynamique comparative s’inverse : l’animal n’est pas une figuration caricaturale de l’homme, il est présenté comme un modèle des vertus qu’il a abandonnées. Cette zoologie ironique formule l’anthropomorphisme sous la forme d’un regret, d’une comparaison niée. Si l’animal ne ressemble pas à l’homme, c’est qu’il est bien trop humain, tandis que les chrétiens se sont « abesti[s] » (Viret, 1561b, p. 464). Certes, les animaux de Marnix ne sont pas entièrement négatifs : par leurs postures comiques et leurs pratiques curieuses, ils font preuve d’une innocence conforme à leur nature. Leur attitude n’est problématique que lorsqu’elle est reproduite par l’homme. Les animaux de Viret partagent cette fidélité à leur nature première, cette absence d’histoire ; mais leur nature est plus complexe, elle ne se réduit pas à des gestes ou à des traits physiques curieux, et accueille la plupart des capacités humaines, quoique de manière fixe, déterminée, et dispersée dans la multiplicité des espèces.
L’invasion allégorique de Saconay. Animaux diaboliques et science instrumentalisée
18Ces différences pourraient apparaître comme une conséquence de l’orientation sensiblement différente des deux ouvrages considérés : satire rieuse et mordante d’un côté, critique morale plus globale de l’autre. Le poids de la science irait de pair avec un discours apaisé. Cette supposition est contestée au moins par un autre texte, la Généalogie et la fin des Huguenaux de Gabriel de Saconay (Saconay, 1572). J’aborderai ce texte plus rapidement, ayant étudié ailleurs son usage de la satire zoologique (La Gorce, 2023). Son observation impliquera de quitter la tortue pour un animal qui attire beaucoup plus l’attention, le singe ; mais elle nous permettra d’envisager la rencontre entre un discours savant précis et une construction rhétorique élaborée, en un discours dont l’agressivité satirique est maximale. Cet ouvrage publié durant l’automne de la Saint-Barthélemy par Gabriel de Saconay, chanoine de l’église de Lyon, développe une allégorie établissant une correspondance entre les différentes catégories de réformés français et des espèces de singes finement différenciées. Saconay explique ainsi que les cynocéphales affectent de ressembler aux hommes et d’avoir des lettres, mais sont féroces et se mordent y compris entre eux, à l’instar des réformateurs ; les satyres se réunissent la nuit comme les huguenots qui semblent paisibles mais complotent pendant les périodes de pacification ; les callitriches (sans doute les ouistitis), se déplaçant debout comme des hommes, sont rapprochés des convertis, qui veulent cacher leur trahison sous un air de dignité… (Saconay, 1572, fol. 23 ro, 13 ro et 70 vo). L’allégorie par embranchements (Strubel, 2002) se développe sous la forme d’une image unique, laquelle se décompose et innerve le propos, suivant une dynamique de rhizomes inscrivant dans l’écriture la menace d’une pullulation et d’une invasion progressive.
19Le calembour du titre (permis par le fait que « guenon » peut désigner une espèce de singe au XVIe siècle, et éventuellement valoir comme terme générique) est prolongé par un récit sarcastique expliquant comment la reproduction contre-nature entre le loup luthérien et la guenon calvinienne a engendré des espèces hybrides – singes-renards correspondant aux conjurés d’Amboise dirigées par le seigneur de La Renaudie, singes-pourceaux, et autres singes-chats cachant leurs excréments comme les gentilhommes utilisent la cause religieuse pour cacher leurs méfaits (Saconay, 1572, fol. 30 vo, 66 vo et 63 vo). Le soin apporté à l’élaboration de cette analogie, relayée par trois images gravées représentant des singes anthropomorphes, distingue la Généalogie au sein de l’œuvre de Saconay, où la polémique s’embarrasse rarement des détours du langage imagé. Un aspect piquant de cette figure tient dans le fait qu’elle puise elle aussi manifestement son information zoologique dans l’article De Simia de l’Historia animalium (Gesner, 1551, p. 957-982). L’inventaire des sous-espèces, y compris de certaines hybridations insolites comme le singe-renard, leurs singularités physiologiques et le détail de leurs mœurs résultent d’emprunts si littéraux que l’on peut suspecter l’auteur de faire signe malicieusement vers l’ouvrage du réformé zurichois.
20Cette allégorie savante fait de la Généalogie un objet attrayant pour qui s’intéresse à l’inventivité satirique. Mais c’est aussi un objet dérangeant, car la plaisanterie est ici singulièrement grinçante, nourrie non seulement de controverse, mais d’une haine non dissimulée pour les adversaires. Dans les deux ouvrages envisagés jusqu’à présent, l’image zoologique engageait une part de plaisir, menaçant par moments de suspendre le discours critique, ou à tout le moins de le détendre. Dans la Généalogie, l’image semble entièrement absorbée par sa fonction agonique. Toutes les caractéristiques du singe, laideur, hypocrisie, imitation, excitation, rire même, sont immanquablement reliées à sa nature satanique. Aucune concession n’est accordée à l’animal, dont la faute pourrait se limiter au fait d’être imité par certains hommes ; la détestation du comparé n’autorise aucun regard pour les éventuelles vertus du comparant. L’animalité est irrémédiablement liée au vice. L’utilisation de Gesner et de ses sources, où l’on distingue la sagesse souriante des adages érasmiens, invite sans doute une part de leur effervescence humaniste dans ce traité belliqueux, mais Saconay semble considérer cette séduction comme une concession nécessaire – un piège destiné à atteindre des esprits qu’une parole plus directe n’atteindrait pas, dont la séduction doit être maîtrisée. Cette zoologie zurichoise fait figure d’emprunt hétérogène, instrumentalisé au service d’une analogie défavorable à l’homme comme à l’animal.
21En dépit de l’élaboration du dispositif, cette parole satirique procède en somme de la logique simple de l’insulte, dont la dimension métaphorique reste souvent floue. Les huguenots se comportent-ils comme des singes sataniques, ou est-ce leur vraie nature ? Ce doute est favorisé par l’anthropomorphisme du singe. Il apparaît par contraste que dans la moquerie comme dans la réhabilitation, la tortue trouve sa place en imposant son incongruité de comparant mal ajusté. La ressemblance du singe se révèle favorable à une déshumanisation plus avancée. Saconay ne met pas en garde ses lecteurs contre le risque d’une perte des valeurs humaines, celle-ci est présentée comme un fait établi, scellé dans le sang des affrontements religieux, qu’il s’agit d’exposer au grand jour. Le masque du singe est paradoxalement chargé de dévoiler les apparences, révélant que c’est l’humanité des huguenots qui est factice. La menace ne pèse pas sur les fautifs, d’ores et déjà perdus, mais sur leurs victimes, sujets du royaume de France exposé à l’invasion. C’est à eux et à leur trop jeune roi qu’est adressé le discours. Le motif de la généalogie naturalise la faute, et appelle en miroir l’extermination, la « fin » annoncée par le titre. Usant d’une dérivation qui pourrait s’inspirer de celle de Viret, un temps pasteur à Lyon (Roussel, 1998), Saconay désigne ses adversaires comme les « transformés » : au préfixe « di-», qui souligne la déformation, il préfère « trans-», suggérant qu’ils ont outrepassé une frontière considérée comme sacrée, sans retour possible. La déshumanisation n’enjoint pas les fautifs à la réformation, elle appelle leurs adversaires au massacre. Ce qui rend cette allégorie pesante, c’est avant tout qu’elle appelle à la transgression d’une autre frontière, celle qui sépare ordinairement le symbole des actes – et que cette funeste injonction ait été frappée d’obsolescence par la précipitation des événements, en cette fin de l’été 1572, où les « vêpres lyonnaises » font suite au massacre parisien.
Zoomorphies humanistes
22L’ouvrage de Saconay interdit de penser qu’une image élaborée communique une admiration du monde animal, ou qu’une information savante favorise un adoucissement de la charge polémique. De ce parcours comparatif, il ressort plutôt que la construction de ces images repose sur la combinaison d’éléments faisant l’objet de choix indépendants, dont le dosage produit des dispositifs d’une grande variété.
23Formellement, on distingue divers modes d’insertion de l’image dans le discours. Chez Marnix, les comparaisons zoologiques, mêlées à d’autres champs métaphoriques, gravitent comme des mouches autour d’un thème du discours critique, l’assaisonnant de leur sel ironique, sans le dérouter de son cheminement. Dans le dialogue de Viret, l’image zoologique structure le propos, et donne lieu à des exposés systématiques, pouvant prendre une ampleur bien plus étendue que cet échange sur la modeste tortue. Le propos n’évoque pas des faits humains ; l’analogie anthropomorphique s’invite allusivement dans un récit d’histoire naturelle. Dans d’autres cas, plus développés, comme l’article consacré au poulpe (ou « polype »), les qualités de l’animal appellent plusieurs interprétations (rapine, hypocrisie, libertinage… ; voir Viret, 1561b, p. 272). L’allégorie par embranchements de Saconay innerve le texte, se décomposant en de multiples analogies ponctuelles. Au demeurant l’image ne résiste qu’un temps, l’histoire naturelle cédant finalement sous la pression de l’histoire humaine, et du récit indigné des massacres où les hommes sont traités comme des animaux, et parfois mêlés à leurs corps.
24Le sens de l’analogie – modèle ou repoussoir – est lui-même très variable. Chez Marnix et Viret, la comparaison animalière renvoie l’homme aux vertus qu’il a oubliées, le menaçant soit de ressembler à des animaux ridicules, soit d’être surpassé par ces êtres pas si bêtes. Chez Saconay, le choix d’un animal anthropomorphe conduit au double paradoxe d’une analogie particulièrement négative, et possiblement niée. De fait, une différence importante entre ces textes concerne le degré de mise en image. L’usage courant est illustré par les comparaisons de Marnix, séparant nettement le référent et sa nomination détournée. Les deux autres textes présentent deux manières bien différentes de ne pas jouer pleinement le jeu de l’image, soit en laissant planer le doute d’une transformation littérale des adversaires en animaux malfaisants – par une forme de transsubstantiation satirique –, soit en délaissant les ruses du langage imagé (comparaison, métaphore ou allégorie), au profit d’une réflexion ontologique sur le partage effectif des vices et des vertus entre espèces, au cours de laquelle le domaine du « propre de l’homme » rétrécit dangereusement. On rit chez Marnix, car chacun étant à sa place, les rapprochements suscitent des incongruités cocasses. Saconay et Viret laissent cours à une plus inquiétante mobilité des frontières.
25La comparaison de ces deux auteurs manifeste une différence supplémentaire concernant leur valorisation du monde animal. Le contraste est net entre la répulsion exprimée par Saconay, tout juste tempérée par la richesse de la figuration et de l’information savante, dont l’instrumentalisation implique quelques concessions, et la duplicité plus contrastée du bestiaire viretien, chez qui l’homme peut trouver les attributs les plus féroces comme les vertus les plus subtiles. Une ambivalence plus implicite caractérise les animaux stupides mais innocents de Marnix. Il n’est au reste pas sûr que cette valorisation corresponde à l’intérêt réel des auteurs pour l’histoire naturelle ; la bibliothèque de Marnix, sa correspondance et l’allégorie de la ruche qui clôt son ouvrage suggèrent que ses vignettes caricaturales sont plutôt à mettre au compte de son goût pour la facétie langagière, et de l’esprit sclérosé dont il gratifie son locuteur. Telle qu’elle s’exprime dans les différents textes, cette valorisation du monde animal témoigne plutôt des rapports de chacun avec l’humanisme, si l’on veut bien désigner par ce concept historiographique l’intérêt de chaque auteur pour le renouveau des sciences suscité par la relecture des sources antiques, et sa croyance en une possible grandeur humaine, entendue comme aptitude à s’améliorer au moyen de ces savoirs. La mise en crise de l’idéal humain au miroir des animaux témoigne chez Marnix et Viret d’une forme de posthumanisme, c’est-à-dire d’une vision mitigée par la crise religieuse, laquelle a replacé l’homme face à son Créateur, et a montré par ses conséquences factuelles les atrocités dont il est capable. Chez Saconay, l’animalisation mise au service d’un appel au massacre (se traduisant par l'appel final : « A la chasse, François catholiques, à la chasse », Saconay, 1572, fol. 138 v°), prend une direction plus radicalement antihumaniste ; elle place du moins deux humanités en miroir, et en balance, suggérant que si les réformés ne sont plus des hommes, il est possible de les anéantir, sans craindre de renoncer à sa propre humanité – ce qui n’est pas un mince pari.