Colloques en ligne

Louise Millon-Hazo

« En quelle hiérarchie de tels animaux vénéneux mettez-vous la femme future de Panurge ? » Zoomorphie et misogynie chez Rabelais

“In what hierarchy of such poisonous animals do you place Panurge's future wife?” Zoomorphia and misogyny in Rabelais

La zoomorphie dans le grand œuvre de Rabelais

1La zoomorphie prend diverses formes chez Rabelais, dont l’imaginaire est profondément marqué par la figure animale. De cette œuvre dense et vertigineuse, tenant en un volume Pléiade (Rabelais, 1994), j’ai retiré près de 3000 termes touchant à l’isotopie animalière1, dont la grande majorité relève bien plus de la figuration que de la référentialité. L’étude de ce vaste corpus zoomorphique a révélé la prépondérance de l’emploi figuré. Alors que seuls 30% des occurrences échappent à toute figure, 70% d’entre elles sont prises dans le filet rhétorique de l’elocutio. C’est bien moins l’animal per se qui intéresse le prosateur que le trope suggestif, rehaussant sa prose, frappant l’imaginaire du lectorat. Le romancier, a fortiori, n’offre que rarement un rôle actif à l’animal, il n’est personnage du récit qu’à de rares exceptions. Dans la grande majorité des cas, l’animal est exploité pour en tirer un profit symbolique2. Tout confondu, c’est le cas à 92%. L’étude lexicographique et rhétorique de ce corpus animalier fait en outre ressortir deux figures majeures : l’analogie et l’allégorie.

2La vision de l’animal dans la prose rabelaisienne est une vision anthropocentrée, fondée sur l’exploitation symbolique ou matérielle de l’animal. Cette écriture privilégie l’analogie, mimant par touches plus ou moins étendues la variété de la Création, si bien qu’elle pourrait être considérée comme un hymne à la Création et à la Créature, si elle n’était à ce point marquée par le pôle négatif de la satire et de la caricature. En effet, 60% des analogies animales sont franchement négatives ou inscrites dans un contexte parodique et comique. Cependant, il est parfois difficile de polariser nettement ces occurrences, car l’image dégradante peut prendre une valeur joyeuse dans la prose rabelaisienne, comme l’a démontré Mikhaïl Bakhtine (1970). Quel pôle attribuer par exemple à la liste de soldats cuisiniers enfournés dans la Grande Truie (Quart livre, chap. XL-XLI) ? Dans cet épisode parodiant le motif épique du cheval de Troie, l’onomastique fondée sur une métaphorisation du soldat en morceaux comestibles du porc est en soi humiliante, mais l’univers carnavalesque renverse et déséquilibre en permanence les valeurs. C’est la raison pour laquelle il faut garder en tête la possible ambivalence axiologique des analogies animales chez Rabelais et appréhender avec prudence la zoomorphie satirique de son œuvre.

3Il est en outre remarquable que dans la grande majorité des cas les animaux des mythologies pantagruéliques ne sont ni déterminés, ni caractérisés. Ressort une masse d’animaux nullement singularisée, nullement décrite, bombant, telles des excroissances, la croûte textuelle. Ces mots animaux pourraient prendre valeur d’ornements, d’arabesques, ou encore de volutes, venant décorer la marge du texte, mais le corpus animalier de Rabelais et son style se distinguent profondément des motifs grottesques 3 (Chastel, 1988). Si l’on regarde où se situent précisément ces animaux, on observe que la marge, le cadre, lieu typique d’épanouissement de la grottesque 4, n’est pas forcément leur habitat naturel. On note de surcroît qu’une part substantielle des animaux nullement caractérisés s’intègre dans des accumulations (40%). Émergent en conséquence des effets de masse, de concrétion, sans rapport avec les émotions esthétiques induites par la grottesque.

4Le critère de la réception a apporté d’autres éléments à mon enquête. Ce critère suit les principes de l’esthétique de la réception formulés par Hans Robert Jauss (1978). Il s’agit de s’interroger sur l’effet de l’occurrence animale : effet de conformité, de surprise (discordance, incongruité) ou bien de scandale (satire violente, fortement polémique). Si ces critères sont inévitablement infléchis par le biais de la subjectivité et par le risque de l’anachronisme, on peut tout de même les utiliser, avec toutes les précautions d’usage, pour se figurer une certaine position par rapport à un horizon d’attente, construit a posteriori par les disciplines historiques et littéraires. Cet horizon reste fictif, mais tenter d’évaluer les occurrences animales à cette aune offre tout de même une idée, une tendance des effets escomptés sur le lecteur idéal. Selon mon étude du corpus animalier, 75% des occurrences animalières ne laisseraient pas le lecteur indifférent, et se détacheraient nettement des modes de représentation attendus. Cette tendance franche à surprendre le lecteur grâce à une image animale détournée, incongrue ou violente va de pair avec les genres parodiques et satiriques adoptés par les romans rabelaisiens. Cependant, la singularité de cet imaginaire dépasse les attentes de ces genres. D’un point de vue macrostructural, les phénomènes de distorsion contribuent à créer des effets de présence sidérants. Souvent surprise, l’imagination du lecteur se figure ces images avec une intensité exceptionnelle. En ce sens, lire les bestiaires de Rabelais, c’est faire l’expérience du devenir animal, du devenir intense, décrit par Félix Guattari et Gilles Deleuze dans Mille Plateaux (1980).

5En effet, dans cet ouvrage composé par la main du psychiatre et celle du philosophe, les deux penseurs offrent une formulation singulière de la subjectivité créatrice, qui ne passe pas par un sujet stable mais par un sujet en devenir. Pour dire l’intensité de ce sujet créateur et décalé, Deleuze et Guattari invoquent la notion de devenir-animal, laquelle ne consiste nullement en une métamorphose ou en une métempsychose, mais en une manière de se laisser habiter par l’altérité pour entrer en capacité de créer un monde artificiel. Néanmoins, il ne s’agit pas pour l’artiste de ressembler à l’animal ou de l’imiter. Il en va d’une certaine ascèse menant à un devenir-animal créatif. Ce travail ascétique requiert un ethos particulier et paradoxal. L’ascèse décrite par Deleuze et Guattari rend impersonnel et imperceptible. Devenir-animal, c’est sortir de soi, se « déterritorialiser », éprouver les extases d’un être-là qui s’ouvre à l’altérité. C’est en ce sens que l’on peut dire que l’animalité est toujours une figure de l’altérité. On ne devient-animal qu’en devenant-autre. Aussi difficile à pleinement comprendre qu’elle soit, cette notion de devenir-animal me paraît au plus proche des effets induits par les bestiaires de Rabelais, ne donnant pas à voir l’animal, mais à entendre une créativité de l’ordre du devenir-animal, du devenir-intense – décalée, décrochée, inspirant stupeur, voire terreur.

6Aussi la satire rabelaisienne ne se suffit-elle pas à elle-même ; aussi est-il difficile de réduire les phénomènes zoomorphiques à des phénomènes strictement satiriques. Chez Rabelais, les cibles bougent, les discours se superposent et tremblent, la voix énonciative elle-même demeure impossible à stabiliser, à arrêter ; les fonctions du langage y sont d’abord expressives, voire poétiques. La fonction communicationnelle – pragmatique, satirique, impliquant la voix du satiriste et sa cible – y demeure donc fondamentalement instable. En ce sens, la position misogyne de l’humaniste, ou du moins la couleur misogyne de son univers imaginaire, aura suscité, à raison, nombre de polémiques parmi les rabelaisant·e·s5.

Les personnages cibles de la satire zoomorphe

7L’on peut dégager des cinq romans de Rabelais une quarantaine de personnages intimement associée à l’animal, dont une dizaine s’articule de manière remarquable au zoomorphisme satirique. Le personnage le plus proche de l’animal, le plus chevillé à lui, c’est l’homme le plus présent dans la fiction, à savoir Panurge, dont le devenir animal est incontestable. Qu’il soit comparé à l’animal, qu’il l’utilise comme l’instrument de ses frasques, qu’il en fasse le sujet de ses récits et de ses expressions, l’animal rôde toujours au plus près de lui. On relève 700 occurrences de noms d’animaux dans les parages et les basques de Panurge. La grande majorité des figurations animalières associées à Panurge relève du registre satirique (soit 73%). S’avance en deuxième position, à la suite de Panurge, grand misogyne, la femme elle-même (374 animots6) – figure anamorphique, au sens pictural : sans forme propre, diffractée à travers des métamorphoses bestiales, dont l’axe paradigmatique déforme et disloque les traits. Elle apparaît tour à tour associée aux tripailles digérées puis expulsées par Gargamelle lors de son accouchement (Gargantua, chap. IV-VI) ; aux côtés du Lion et du Renard qui, armés d’une « bonne quehue et longue », émouchent une « vieille sempiterneuse » évanouie (Pantagruel, chap. XV) ; en la haute dame de Paris, compissée et culbutée par « six cens mille et quatorze chiens » en rut (Pantagruel, chap. XXI-XXII) ; en la Sibylle de Panzoust, hideuse prophétesse aux traits bestiaux (Tiers livre, chap. XXVI-XXXI) ; dans les Andouilles martiales, grotesque parodie des Amazones (Quart livre, chap. XXV-XLII) ; ou encore dans l’inventaire venimeux dressé par frère Jean, alignant 97 bêtes pour évoquer la gent féminine (Quart livre, chap. XXV-XLII). Suit, en nombre d’occurrences, le personnage de Gaster (294 animots), personnage ambivalent associé à l’allégorie de l’homme-ventre, de l’homme corporel caché derrière le voile de l’idolâtrie religieuse. On comprendra aisément cette troisième place si l’on se souvient des listes démesurées de viandes qui lui sont offertes (Quart livre, chap. LVII-LXII), lesquelles dessinent une allégorie de la gula. Accède au quatrième rang le narrateur des chroniques, en particulier lorsqu’il s’incarne nettement en la personne d’Alcofrybas Nasier, dans le Pantagruel et le Gargantua, dont l’énonciation se caractérise par des tonalités d’oralité et de familiarité facilitées par les images animales. Maintes figures animales (202) se glissent dans le timbre de cette voix et ne sont pas étrangères à l’enargeia satirique de celle-ci. S’avancent ensuite les religieux (161 occurrences), les juristes (155), puis frère Jean (149), dans un cortège masculin voué à la dérision. Les géants eux-mêmes – Gargantua (112) et Pantagruel (88) – n’occupent qu’une place secondaire. Mais seule la femme occupe une position aussi constante, composite et instable que Panurge – son double inversé.

8Le mode satirique est solidement arrimé à ces personnages, qu’ils soient sujets ou objets de la satire, individualisés ou assimilés à un groupe social, nommés, anonymisés ou réduits à un titre. La charge zoomorphique la plus forte touche Panurge et l’individuale muliebrité (Tiers livre, XXXII, p. 4537), tous deux cibles privilégiées de cette satire animalisante. Si la femme est toujours objet de la satire zoomorphe, Panurge apparaît en satiriste absolu dans le Pantagruel, tandis que son statut devient plus flottant dans le Tiers livre, jusqu’à déchoir au niveau de l’objet ridicule dans le Quart livre. Dans cet univers burlesque et dégradant, la ressemblance à l’animal constitue l’arme parfaite du détrônement de l’humain et l’outil efficace de son décentrement, tout l’imaginaire animal étant mis au service d’une réflexion sur la condition humaine. Cependant, en ce qui concerne la femme, le discours zoomorphe atteint une enargeia satirique paroxystique, faisant de la cible un être souvent passif et réifié, parfois démultiplié, parfois métamorphique, toujours grotesque et inquiétant.

9Pour enrichir sa prose, Rabelais puise dans le stock inépuisable des images animales grâce auxquelles l’orateur pourra actualiser aussi bien son art de la copia que celui de la brevitas. L’isotopie et les tropes zoomorphes sont en effet au cœur de la varietas et de l’hybriditas, vertus rhétoriques caractéristiques de l’expression satirique, comme le rappellent les travaux de Bernd Renner sur la satire renaissante8. Les discours et les comportements de Panurge et de frère Jean, personnages à la fois zoomorphes et zoomorphistes, portent parfaitement l’ambiguïté de la satire rabelaisienne : grossièreté farcesque ? moralité cryptée ? herméneutique pédagogique ? transgression habile ? diffamation mesquine ? S’il est difficile de répondre fermement à ces questions, il est en revanche incontestable que se dessine au cœur de l’imaginaire fictif des récits pantagruéliques une labilité identitaire fascinante – entre humanité, animalité et gigantalité.

De la zoomorphie à la zoophysis : l’animal-femme

10Sous la plume de maître François, à la différence des hommes cibles de la satire zoomorphique, la femme brocardée est essentialisée. Elle est présentée comme étant par nature animale. En ce sens, il s’agirait moins pour la cible féminine de zoomorphie satirique que de zoophysis pseudo-scientifique.

11En Rabelaisie, la condition féminine est assez homogène : la femme constitue soit un objet infame et ridicule, animalisé, burlesque et indigne de confiance, soit une proie à conquérir pour assouvir un désir de puissance. Dans les deux cas, la femme est femme 9 : lunatique et bestiale. En ce sens, se détachent deux figures d’exception : une femme historique apparaissant dans le paratexte du Tiers livre et les dames de Thélème. Le dizain liminaire du Tiers livre offre le portrait sublime de Marguerite de Navarre. Rabelais fait en ce seuil de 1546 l’éloge de la poétesse spirituelle et laisse de côté tous les autres aspects du grand œuvre, divers et prolifique, de cette femme puissante, grande autrice et précieuse protectrice. Dès lors, cette pièce encomiastique détonne avec l’ouvrage dans son entier satirisant avec véhémence la figure par excellence de la femme savante, la sibylle (l’épisode de la Sibylle de Panzoust, chapitres XXVI-XXXI), et renfermant un violent réquisitoire, d’inspiration aristotélicienne, contre la nature féminine, ce « sexe tant fragil, tant variable, tant muable, tant inconstant, et imparfaict » (consultation de Rondibilis, chapitre XXXII, p. 453). Le Tiers livre dans son entier repose sur la délibération burlesque de Panurge, « dois-je me marier au risque d’être cocu ? », et renferme de truculents dialogues, où l’imaginaire clérical misogyne nourrit la créativité langagière.

12Une dizaine d’années avant le Tiers livre, profondément marqué par la Querelle des femmes10, à savoir ce mouvement intellectuel qui fait s’affronter depuis au moins Pétrarque11, Boccace ([1374] 2013) et Christine de Pizan ([1405] 2023), les défenseurs des femmes et leurs détracteurs, a paru le Gargantua, itinéraire princier du père de Pantagruel, qui se referme sur la fondation de l’abbaye de Thélème. Là encore, on pourrait lire une exception dans le portrait élogieux des femmes thélémites, mais ce serait oublier que le monde de Thélème est un monde à l’envers, si bien que tout y est renversé, y compris la « nature » féminine12. Aussi, le régime de l’ambivalence règne sur les descriptions et les portraits admirables ornant ce refuge à première vue humaniste. Le triomphe de l’« honneur » et du « franc arbitre » féminins, assortis à ceux des hommes, de même que la réinvention de l’idéal courtois, à la mode du Cortegiano de Castiglione, peuvent être sujets à caution, dans la mesure où Rabelais joue ici avec l’esthétique du renversement. On peut lire une certaine ironie dans la remarque suivante : « Jamais ne feurent veues dames tant propres, tant mignonnes, moins fascheuses, plus doctes à la main, à l’agueille, à tout acte muliebre honneste et libere, que là estoient » (Gargantua, LVII, p. 149). De fait, le beau tableau du mariage noble et durable des Thélémites13 est énergiquement battu en brèche par les rodomontades et les errements de Panurge dans le livre suivant.

13L’épouse idéale disparaît totalement du Tiers livre, comme elle était absente du Pantagruel ; ne demeure qu’une ombre bestiale et effrayante : l’obscur objet du désir panurgien. La consultation du médecin Rondibilis emblématise cette vision animale de la femme naturelle, insatiable et indomptable. S’appuyant sur les théories aristotéliciennes de l’infériorité du sexe féminin, le discours anthropo-zoologique de Rondibilis renvoie l’image d’une femme-animal, dirigée par son utérus, sorte de marionnettiste interne d’un corps-marionnette. Le discours de Rondibilis commence par la nécessité naturelle pour l’homme marié de devenir cocu. Dès l’exorde, ressort la thèse de la naturelle infidélité féminine, par la suite démontrée par un exemplum antique : la visite du médecin Hippocrate au philosophe Démocrite et les précautions prises durant son absence. Hippocrate prie son ami Dionys de conduire son épouse chez ses parents et lui enjoint de la surveiller et de l’épier de surcroît. Et Rondibilis de citer la lettre de son noble confrère antique à l’intention du perplexe Panurge :

Non (escrivoit il) que je me defie de sa vertus et pudicité, laquelle par le passé m’a esté explorée et congnue : mais elle est femme. Voy là tout. Mon amy le naturel des femmes nous est figuré par la Lune, et en aultre choses, et en ceste : qu’elles se mussent, elles se constraignent, et dissimulent en la veue et la praesence de leurs mariz. Iceulx absens elles prenent leur adventaige, se donnent du bon temps, vaguent, trotent, deposent leur hypocrisie, et se declairent : comme la Lune en conjunction du Soleil n’apparoist on ciel, ne en terre. Mais en son opposition, estant au plus du soleil esloingnée, reluist en sa plenitude, et apparoist toute, notamment on temps de nuyct. Ainsi sont toutes femmes femmes. (Tiers livre, XXXII, p. 453)

14Les mots d’Hippocrate viennent de la sorte renforcer ceux de Rondibilis. Le polyptote sur nature filé par ce dernier (« Coqüage est naturellement » ; « L’umbre plus naturellement ne suyt le corps » ; « consequences naturelles », p. 453) se poursuit dans le propos attribué au médecin grec : « le naturel des femmes ». L’adjectif substantivé naturel scelle le caractère naturel, non civilisé de la femme, changeante et inconstante, instable et trompeuse, qui attend la nuit pour se révéler. On notera les connotations bestiales de la lune féminisée, astre associé au lycanthrope, tandis que le soleil masculinisé jouit de son association au dieu Apollon, dieu de l’équilibre, de la beauté et des arts les plus nobles. Rabelais cite en l’occurrence une lettre apocryphe d’Hippocrate, dont l’authenticité ne faisait pas de doute parmi les humanistes. Raphaël Cappellen estime que l’auteur l’aurait lue dans la traduction de Cornarius (Hippocratis Epistolae elegantissimae, Cologne, 1542). Le juriste et ami de Rabelais, André Tiraqueau, la cite également dans son De legibus connubialibus de 1546, mais développe bien davantage la référence dans la réédition de 155414. Quoi qu’il en soit, la lettre pseudo-hippocratique plaît aux humanistes, qui y puisent une autorité pour justifier leur vision d’une femme digne de méfiance, propre à être réduite au statut de mineur, à maintenir sous l’autorité du père puis celle du mari. Tiraqueau lui-même, dans son important traité sur les lois du mariage, faisant autorité jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, associe fréquemment la femme à l’animal indocile, il la compare aisément à une chienne en chaleur, n’hésitant pas à recourir aux vers fictionnels des poètes érotiques romains, en particulier Properce, pour justifier son propos légal et l’imposer en vérité absolue.

15Le discours du médecin Rondibilis, soutenu par le crédit du noble Hippocrate, se renforce et se radicalise. Après l’analogie astronomique se développe une analogie animalière, préparée par les verbes de mouvement vaguer et trotter, souvent associés à des déplacements animaux. Rondibilis reprend d’abord le motif de la nature ; cette fois, non plus pour évoquer la « condition féminine », mais pour désigner la « force créative ». Le médecin avance alors un discours aux antipodes de la tradition courtoise, faisant de la femme, parmi les choses créées, la seule erreur de Nature. Nature se serait égarée de tout bon sens en bâtissant la femme. Rondibilis ajoute qu’il ignore la raison pour laquelle la femme, si imparfaite, a été créée : serait-ce pour la sociale délectation de l’homme ou bien pour la perpétuité [perpétuation] de l’espèce humaine ? en tout cas, certainement pas pour la perfection de l’individuale muliebrité. Suit une nouvelle autorité, non plus médicale mais philosophique, celle de Platon, dont les dialogues sont bien connus depuis leur traduction du grec vers le latin par l’humaniste italien Marsile Ficin, dans la seconde moitié du XVe siècle :

Certes Platon ne sçait en quel ranc il les doibve colloquer, ou des animans raisonnables, ou des bestes brutes. Car Nature leurs a dedans le corps posé en lieu secret et intestin un animal, un membre, lequel n’est aux homes : […] par la poincture et fretillement douloureux des quelles […] tout le corps est en elles esbranlé, tous les sens raviz, toutes affections interinées, tous pensemens confonduz. De manière, que si Nature ne leurs eust arrousé le front d’un peu de honte, vous les voiriez comme forcenées courir l’aiguillette […] Par ce que cestuy terrible animal a colliguance à toutes les parties principales du corps, comme est evident en l’Anatomie. (Tiers livre, XXXII p. 453-454)

16À propos de ce passage brillamment misogyne, Raphaël Cappellen précise que Platon n’a jamais formulé de manière aussi péremptoire et aussi nette le doute sur la nature raisonnable ou bestiale de la femme (Rabelais, 2022, p. 1779, n. 8). L’éditeur rappelle que malgré quelques passages du Timée (42 a-c, 76 a, 91 a), c’est surtout sous la plume d’Érasme et à travers la voix de Folie (Éloge de la Folie, 17) que l’on entend une telle interrogation. En outre, Galien serait le premier à avoir restreint la nature animale des parties génitales à celles de la femme (Platon en disait autant du sperme et de l’appareil séminal), définissant l’utérus comme un « animal quoddam prolis creandae appetens [animal désirant créer une sorte de progéniture] » (De locis affectis, selon le titre courant latinisé). Dès lors, s’observe un glissement depuis la voix comique vers l’autorité médicale, comme chez Tiraqueau s’opère une sorte de lapsus depuis la voix érotique vers l’autorité juridique. L’on peut s’interroger sur la portée de ce discours misogyne et sur l’adhésion de l’auteur à ces thèses, cependant, le contexte est tout de même ancré dans la réalité des cercles intellectuels fréquenté par Rabelais : le Cénacle de Fontenay-le-Comte, autour de Tiraqueau, et la faculté de médecine de Montpellier, où il lie amitié avec le médecin et naturaliste Guillaume Rondelet, dont Rondibilis constitue le double, ne serait-ce que par le jeu onomastique à la paronymie transparente. En l’occurrence, la voix du satiriste paraît stable, assumée par l’auteur, et la cible nette : le sexe féminin dans sa globalité, qu’importe que telle ou telle femme soit d’une moralité irréprochable, sa nature la rattrapera toujours, comme l’atteste la lettre du pseudo-Hippocrate.

La démolition satirique des femmes illustres

17L’image de l’animal interne et tout puissant, gouverneur tyrannique des corps féminins et de leur moralité, revient en force dans le Quart livre : d’abord, avec le vaste épisode de la guerre des Andouilles – parodie cuisante des guerres d’Hippolyté, d’Antiopé, de Penthésilée et d’autres grandes reines Amazones – puis, au cours des problemata que se lancent les Pantagruélistes, s’ennuyant sur une mer d’huile. Lorsque les Pantagruélistes abordent l’île Farouche, ils rencontrent d’étranges bêtes à propos desquelles ils s’interrogent : écureuils, martres ou hermines ? Ils découvrent finalement toute une armée andouillicque entraînée et vaillante, lançant l’assaut contre eux. Rapidement, l’assimilation entre ces créatures et la gent féminine se fait jour : est reprise la tautologie « femmes sont femmes » sous la forme « Andouilles sont Andouilles », assortie d’une éthopée essentialiste et péjorative : « tousjours doubles et traistresses » (Quart livre, XXXVI, p. 622).

18Le nom de la reine des Andouilles lui aussi joue sur la proximité avec le mythe antique. Rabelais s’amuse à l’affubler de l’anthroponyme « Niphleseth », sorte d’écho diffracté de Penthésilée, voire d’anagramme (toutes les lettres de Niphleseth sont bien dans Penthésilée). Il ajoute ironiquement une définition erronée de ce terme hébreu, le traduisant de la sorte dans la Brieve declaration d’aulcunes dictions (appendice lexical plus ou moins sérieux qu’il place à la fin de son récit) : « membre viril » (Quart livre, Brieve declaration, p. 709). Le jeu misogyne est assez clair ici : il invente un peuple guerrier féminin évoquant irrésistiblement les Amazones tout en les caricaturant en vulgaires saucisses et en multipliant les effets d’anamorphose identitaire avec le phallus. Niphleset existe bien en hébreu mais signifie « trembler, frissonner, être saisi de frayeur », le terme pourrait aussi renvoyer à nifleshet, נפלשת, signifiant « envahir », ou mifletzet, מפלצת, « monstre »15. En tout cas, le philologue tourangeau avait bien choisi l’onomastique de cette reine, puisant dans le lexique du combat et de la crainte. La torsion sémantique qu’il opère sur ce terme dit bien à quel point il cherche à vider de sa substance la spécificité des Amazones, ces femmes qui refusent toute vie partagée avec les hommes. Il renverse leur identité martiale de virago en imposant un sens viril à cet anthroponyme qui convenait parfaitement à une reine inspirée des grandes reines Amazones, si bien que la reine n’a plus rien d’une Amazone, elle est dénaturée à tous les niveaux : par sa nature mi-animale, mi-alimentaire, par sa forme phallique et par son onomastique. L’humaniste vide de la sorte le grand mythe matriarcal de sa substance : les Amazones sont envahies par le « membre viril ». L’ironie auctoriale innerve tous les niveaux de cet épisode et se creuse encore, a posteriori, dans le seuil final de la Brieve declaration d’aulcunes dictions.

19Ce que Rabelais fait au mythe des Amazones dit son rejet, strictement burlesque ou plus idéologique, de la femme forte, vaillante, libre, autonome – refusant toute alliance avec les hommes. Aussi, en humiliant l’Amazone, parangon de la femme guerrière et parfaite anti-épouse, l’humaniste répond par un éclat de rire goguenard et provocateur à la tradition des panthéons de femmes illustres. Cette misogynie transformant d’illustres guerrières en andouilles de charcuterie renvoie en outre explicitement au serpent de la Genèse, si bien que la gent féminine se voit privée de son illustre ascendance païenne et lestée de sa charge chrétienne : « Le serpens qui tenta Eve, estoit andouillicque, ce nonobstant est de luy escript, qu’il estoit fin et cauteleux sus tous aultres animans » (Quart livre, XXXVIII, p. 628).

20L’image diabolique du serpent est de nouveau associée aux femmes à la fin du Quart livre. À travers un dialogue potache d’explorateurs éreintés et affamés, Rabelais pastiche les Problemata du pseudo-Aristote16 et le Problema d’Érasme17. L’une des questions que se lancent les voyageurs touche au caractère venimeux des morsures provenant de créatures privées d’aliments : « Pourquoy en plus grand dangier de mort est l’home mords, à jeun d’un Serpent jeun, que après avoir repeu tant l’home que le Serpent ? Pourquoy est la sallive de l’home jeun vénéneuse à tous Serpens et Animauls vénéneux ? » (Quart livre, LXIV, p. 689). Outre la satire du jeûne et de la calomnie, outre le défi érudit de glaner en toutes langues rares (le grec et l’arabe en particulier) des lexies herpétologiques, la liste d’animaux venimeux (Millon-Hazo, 2013) va finalement venir nourrir le discours misogyne. Rabelais fait de son interminable liste d’animaux venimeux la clausule du chapitre LXIV et ouvre le chapitre LXV sur un bon mot misogyne. Au niveau intra-diégétique, la réception de cette accumulation lexicale est purement comique. Un trait farcesque vient clore et dynamiter a posteriori ce monceau d’érudition sérieuse. La remarque plaisante de frère Jean : « En quelle hiérarchie de tels animaux vénéneux mettez-vous la femme future de Panurge18 ? » entraîne un nouveau et dernier problème : on a trouvé un remède à tous les venins, à l’exception d’un seul : l’antidote à la femme. Cette discussion ressortit à la Querelle des femmes qui connaît une nouvelle intensité avec la publication en 1542 par Heroët de la Parfaicte Amie. La structure du Tiers livre a été fortement conditionnée par ce contexte et le Quart livre en garde des traces, cependant, le romancier maintient une position ambiguë sur cette question19. La remarque de frère Jean constitue le pendant parfait de la réplique de Rondibilis dans le Tiers livre : les femmes, animaux raisonnables ou bêtes brutes ?

21L’animalisation de la femme occupe déjà une bonne part de l’imaginaire du premier livre, que l’on pense à la fable-fabliau que l’on pourrait intituler « Le Lion, la Vieille et le Renard » (Millon-Hazo, 2018), présentant le viol par un renard d’une vieille sempiterneuse évanouie, ou encore au mystère de la Haute Dame de Paris, au cours duquel la séduction pseudo-courtoise de Panurge se meut en une terrifiante scène de bestialité20. Au cours de cet épisode, Panurge met en place une stratégie sadique de domination de la femme désirée. Il broie les parties génitales d’une chienne en chaleur, les disperse dans les plis de la robe de l’élégante dame et provoque de la sorte l’excitation et la ruée des chiens sur cette femme, violemment déplacée depuis l’univers courtois vers celui des fabliaux les plus crus.

22En outre, dès le Pantagruel, la position de Rabelais par rapport aux discours encomiastiques sur les femmes célèbres s’affirme. L’épisode des murailles de Paris me semble à ce titre emblématique. Il ne fait pas de doute, à mon sens, que ce chapitre constitue une parodie cuisante du texte allégorique de Christine de Pizan, La Cité des dames, prolongeant la tradition humaniste des panthéons de femmes célèbres inventée par Boccace. Le motif architectural de l’enceinte a été d’abord employé par Guillaume de Lorris dans son Roman de la Rose (ca 1237) au sein duquel il enferme le jardin de Déduyt par un long mur circulaire, dont les statues en haut relief, tournées vers l’extérieur du verger courtois, ont une valeur apotropaïque : il s’agit d’éloigner tous les ennemis de l’amour de cour. Ce mur protecteur enclot lui-même une tour protégeant l’honneur et la pudeur du bouton de rose représentant la dame des pensées du jeune amant. Cette tour symbolique est préservée dans la version de Guillaume, reprise et considérablement étendue par Jean de Meun, une quarantaine d’années plus tard. Ce clerc érudit donne un tour satirique et misogyne au doux songe allégorique de Guillaume. Cette fois, les murailles sont abattues, la tour assaillie et le bouton de rose arrachée. Cette mise à bas des remparts de la vertu entraîne l’indignation de Christine de Pizan qui écrit une série d’œuvres engagée pour la défense de la vertu féminine. En 1405, dans sa Cité des dames, Christine refonde les murs protecteurs des dames. Les allégories Raison, Droiture et Justice lui confient des matériaux plus durs et plus résistants que le marbre massif pour bâtir une cité éternelle, à la beauté sans pareille.

23La cité des dames se prolongera indéfiniment dans le temps, faisant revivre pour toujours le royaume disparu d’Amazonie. Dans cette tâche d’édification, Christine se voit confier un mortier résistant et incorruptible. C’est précisément ce mortier que reprend, dénature et souille Rabelais au chapitre XV de Pantagruel (éd. 1542), faisant du mortier vertueux un mortier vicieux et vicié, corrompu et infesté. Rabelais invente en effet par le truchement de l’imaginaire panurgien, hautement paillard, une architecture obscène : les murailles seront faites de sexes féminins, les « callibistrys des femmes de ce pays » (Pantagruel, XV, p. 268), à bien meilleur marché que les pierres, qu’il faudrait entrelarder de « bracquemars enroiddys » (ibid, p. 269). Le seul inconvénient de cette géniale invention serait, selon Panurge, que les mouches en sont friandes, elles viendraient y faire leur ordure et tout l’ouvrage se gâterait en un rien de temps.

24Rabelais aura de la sorte mis à bas par sa plume hautement satirique le sublime ouvrage de Christine de Pizan, protecteur des femmes illustres, au premier rang desquelles les Amazones, lesquelles sont minutieusement humiliées par la figure métamorphique des Andouilles. Les grandioses Amazones réduites à de vulgaires pièces de charcuteries, l’enceinte magnifique des femmes vertueuses tournée en un cloaque pour femmes de petite vertu, les attaques de l’humaniste, continuateur de l’ouvrage misogyne de Jean de Meun, visent sinon la femme du moins le genre philogyne des panthéons de femmes célèbres.

25Cependant, l’écrivain renaissant ne se contente pas de tourner en dérision les femmes guerrières, il s’attaque aux secondes grandes figures des vies de femmes illustres : les femmes savantes. Au cours du récit de naissance de Gargantua, il fait de la sage-femme une vieille idiote au visage bestial (Lüthi, 2017) et surtout transforme l’éminent mythe antique des sibylles en un récit grotesque dominé par la figure rustique et animale de la Sibylle de Panzoust. Les sibylles sont particulièrement honorées dans les recueils à la gloire des femmes célèbres. Après la publication par le dominicain Filippo Barbieri de l’opuscule Discordantia sanctorum doctorum Hieronymi et Augustini (Rome, 1481), les dix prophétesses louées par Varron (Champeaux, 2004) atteignent un prestige humaniste et chrétien inégalé. Au cœur du somptueux programme iconographique du pavement de la cathédrale de Sienne, les sibylles vont orner la majeure partie de ce sol habité par les plus grandes figures païennes, mythologiques et philosophiques. Aux dix toponymes majestueux permettant de distinguer ces reines de la sagesse antique – la Sibilla Persica, l’Ellespontica, l’Eritrea, la Frigia, la Samia, la Delfica, la Libica, la Cumea, la Cumana et la Tiburtina – Rabelais va adjoindre la Sybille de Panzoust, village inconnu du fin fond de la Touraine (Panzoult, à quelques encablures de Chinon). L’efficacité du déplacement satirique repose sur le geste irrévérencieux de l’auteur vis-à-vis de son propre univers culturel, mais aussi sur la longue tradition misogyne. Il n’est pas anodin que Rabelais choisisse de faire des femmes les plus louées les cibles de ses discours satiriques. La sibylle de Panzoust brille par sa bêtise, son ignorance et sa vie au plus proche de l’animalité. Elle n’a rien d’une brillante prophétesse et tout d’une rebouteuse de village, se nourrissant de superstitions populaires et trompant les villageois par ses formules et ses rituels troubles. La vaticinatrice hante une « case chaumine, mal bastie, mal meublée, toute enfumée » (Tiers livre, XVII, p. 402), fredonne entre ses « babines », « comme un Cinge demembrant Escrevisses » (ibid, p. 403). L’image de la vieille simiesque affairée à décortiquer des crustacés tout en radotant suggère un corps noueux, perclus de rhumatismes, aux gestes maladroits, éclaboussant de saletés son environnement et ses hôtes.

26La sibylle de Panzoust, grotesque contrefaçon des sibylles antiques, parachève ainsi l’entreprise de désacralisation systématique des figures féminines de savoir. Rabelais ne se contente pas d’enlaidir cette devineresse rustique ; il lui retire tout crédit prophétique, la réduisant à une mécanique superstitieuse, une bouche sans esprit, farcie de lieux communs populaires. Là où les sibylles antiques incarnaient une forme de sagesse mystérieuse, intermédiaire entre le divin et l’humain, la vieille de Panzoust n’incarne que l’opacité bestiale, la confusion et l’ignorance. Elle constitue l’exact envers de la sapientia féminine. Ce geste de réduction ne vise pas seulement la femme en tant que telle, mais le mythe de la femme savante, de la femme inspirée, dont la parole pourrait rivaliser avec celle des hommes dans l’ordre du savoir.

27Par cette figure grotesque, Rabelais creuse une distance ironique avec la tradition encomiastique qu’il détourne. Là où Christine de Pizan élevait une cité de femmes fortes, Rabelais érige un contre-monument dérisoire : une chaumine enfumée, peuplée de grimaces, de marmonnements et de superstitions bêtasses.

Satire et naturalisation : la construction d’un féminin animal chez Rabelais

28L’imaginaire animal de François Rabelais, d’une amplitude lexicale et stylistique vertigineuse, ne saurait se réduire à une simple fantaisie rhétorique ou ornementale. Il constitue un dispositif poétique complexe, à la fois expressif et critique, qui traverse l’ensemble de son œuvre et qui engage des interrogations fondamentales sur l’humain et l’animal, le corps et le pouvoir. Loin de cantonner l’animal à une fonction illustrative, Rabelais en fait une figure opératoire : l’animal fait trembler les catégories, déjoue les hiérarchies, sature l’espace textuel d’une énergie ambivalente, dont le comique oscille entre éclat de rire carnavalesque et violence patriarcale.

29La zoomorphie rabelaisienne fonctionne essentiellement sur le mode de la figuration : elle est analogique, allégorique, souvent grotesque, mais rarement référentielle. Cette saturation animale révèle une écriture de l’instabilité, du déplacement, du débordement. Pourtant, au sein de cette poétique du tremblement, certaines figures se détachent par leur intensité ciblée, leur systématicité et leur charge idéologique. L’analyse des personnages les plus densément associés à l’animal a révélé une distribution parlante : si Panurge, figure du devenir instable, se distingue par son animalité multiforme, la femme, elle, est saisie dans un rapport tout autre à l’animal : non plus masque, mais nature. C’est là que se joue un basculement fondamental de la satire vers l’anthropologie : l’animalisation du féminin excède la simple critique sociale pour rejoindre une logique d’essentialisation, une zoophysis, où l’animalité devient essence, et non accident. Dans cette configuration, la satire rabelaisienne s’appuie sur une tradition autoritaire – médicale, juridique, théologique – pour construire une figure féminine marquée par l’irrationnel, l’instabilité, et la menace. Cette naturalisation passe par la caricature (la vieille évanouie et violée du Pantagruel, la sage-femme du Gargantua, les Andouilles et la liste d’animaux venimeux) et par la parodie (les murailles de Paris, la haute dame, la Sibylle de Panzoust), mais aussi par le jeu avec les discours d’autorité, voire institutionnels (Rondibilis/Rondelet, Platon/Érasme, Hippocrate/Galien, Tiraqueau).

30Cependant, l’excès même de ce discours misogyne, sa redondance et sa charge caricaturale ouvrent aussi un espace de doute et de renversement. Le jeu érudit, le goût du rire et de la démesure verbale de même que la polyphonie énonciative brouillent les frontières entre l’adhésion et la distanciation, entre la critique et la complicité. La prose rabelaisienne, par sa complexité dialogique, rend difficile toute lecture univoque. Néanmoins, cette ambivalence ne doit pas masquer une asymétrie fondamentale : dans l’univers pantagruélique, l’homme, même animalisé, conserve la parole, le pouvoir narratif, la capacité d’agir ; la femme, elle, est massivement réduite à une substance passive et bestiale. Le rire n’efface pas la violence symbolique ; il en est parfois le vecteur.

31Entre zoomorphie satirique et zoophysis essentialisante, entre grotesque comique et naturalisme doctrinal, l’écriture rabelaisienne dessine un théâtre polymorphe, à la fois ludique et profondément structurant, où se rejoue une bataille anthropologique majeure : celle, toujours recommencée, entre l’humain et le non-humain, entre le masculin et le féminin.