Colloques en ligne

Christophe Bident

Histoire de sensibilité. Lecture croisée de trois romans contemporains : La Nausée, Choix des élues, Thomas l’Obscur

A Matter of Sensitivity. Cross-readings of three contemporary novels : La Nausée, Choix des élues, Thomas l’Obscur

1On associe rarement Giraudoux, Sartre et Blanchot. Ce colloque offre ainsi l’occasion d’interpréter les convergences et les divergences formelles, conceptuelles et pratiques de trois œuvres dont l’une, celle de Giraudoux, a visiblement influencé, au moins en leurs commencements, les deux autres. Je voudrais ici faire dialoguer les œuvres elles-mêmes. Je me concentrerai pour cela sur les romans des trois écrivains et, plus précisément, sur trois textes contemporains : La Nausée, Choix des élues et Thomas l’Obscur, soit le dernier roman de Giraudoux et les premiers de Sartre et de Blanchot1. J’ajouterai le roman presque achevé qui fut une étape sur le chemin de la création de Thomas l’Obscur : Thomas le Solitaire, dont le manuscrit et le tapuscrit figurent dans les archives de Blanchot déposées à Harvard et que les éditions Kimé ont publié l’an dernier, grâce au travail de Leslie Hill et Philippe Lynes.

2Entrons rapidement dans l’histoire de ces livres. Choix des élues est le quatorzième roman d’un auteur sûr de sa forme. Commencé en novembre 1937, il est publié en cinq livraisons, de novembre 1938 à mars 1939, dans La Nouvelle Revue Française puis, in extenso, chez Grasset en mars 1939. Pendant ce temps, les jeunes romanciers achèvent péniblement un dur et long labeur. L’idée de La Nausée remonte à la fin des années 1920. Biographe de Sartre, Annie Cohen-Solal en résume ainsi la genèse : « Son fameux “factum sur la contingence” l’accompagna partout, ces années-là : trois versions successives complètes du manuscrit, quatre titres recensés, plusieurs lecteurs, de nombreuses coupures, des influences en cours de route, des voyages, des rencontres, le manuscrit bénéficiera, au bout du compte, de toutes les expériences de Sartre, avant de voir le jour, au bout d’un interminable tunnel, au printemps de l’année 1938, sous le titre : La Nausée » (Cohen-Solal, 1985, p.175). On croirait lire la genèse de Thomas l’Obscur, dont Blanchot lui-même précisera, lorsqu’il en publiera une seconde version, condensée, en 1950, que les pages de la première ont été « écrites à partir de 1932, remises à l’éditeur en mai 1940, publiées en 1941 » (Blanchot, 1950, p.7). La gestation est longue, les versions multiples : deux d’entre elles, presque jumelles, le manuscrit et le tapuscrit, ont servi de base à la publication de ce Thomas le Solitaire en qui je vois “l’avant-première” version de Thomas l’Obscur. L’étude matérielle du document et l’interprétation littéraire du texte autorisent à penser que Thomas le Solitaire a été travaillé entre 1932 et 1938.

3J’ajoute au contexte une petite radiographie de l’activité des trois écrivains dans la décennie 1930. Giraudoux publie quatre romans, trois essais, huit pièces de théâtre, de nombreux articles et chroniques. Journaliste politique toujours, chroniqueur littéraire parfois, Blanchot signe dans plusieurs périodiques dont il lui arrive d’être l’éditorialiste. Comme Giraudoux et Sartre, il lit l’allemand ; comme Sartre, il s’intéresse aux développements de la phénoménologie. Il a étudié à Strasbourg en compagnie d’Emmanuel Levinas qui publie en 1930 Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl et, en 1932, un article sur Heidegger dans la Revue philosophique. Sartre prend connaissance du livre de Levinas sur Husserl en 1933. Il accède à une célébrité soudaine : plusieurs articles paraissent et quatre livres s’enchaînent : L’Imagination (1936), La Nausée (1938), Le Mur (1939) et L’Imaginaire (1940). Cet entrelacs entre textes littéraires et philosophiques aura son importance.

4Les dispositifs narratifs des trois romans facilitent la comparaison. Dans un avertissement, Sartre présente La Nausée comme un ensemble de cahiers retrouvés, datant de 1932, faisant partie du Journal d’Antoine Roquentin. La suite du livre est écrite à la première personne : imitant la forme du journal intime, le roman donne à lire les réflexions d’un personnage en pleine mutation. Le rythme est lent ; il se passe peu de choses ; le journal met l’accent sur l’auto-analyse des perceptions, des émotions et des représentations de Roquentin. Si le narrateur de Choix des élues est extradiégétique, Giraudoux ne cesse de plonger le lecteur dans le flux de conscience des personnages, le plus souvent celui de l’héroïne, Edmée. Les dialogues sont rares, les scènes narratives peu nombreuses : le lecteur est confronté aux transformations insensibles des personnages et aux retentissements sensibles des événements dans leurs consciences. Le choix de la narration et du point de vue est le même chez Blanchot : le lecteur suit Thomas dans ses pérégrinations comme dans sa conscience perceptive et conceptuelle. Cependant, à la différence de Choix des élues, Thomas l’obscur multiplie les actions et les métamorphoses, avec une puissance métaphorique ou fantastique qui le rend souvent hermétique.

5Chaque roman fait donc entrer le lecteur dans la conscience d’un personnage solitaire. Un autre trait les rapproche : la part d’irresponsabilité attribuée à Edmée, Antoine et Thomas. Une force mystérieuse semble les conduire : dans Choix des élues, Giraudoux la nomme l’Abalstitiel ; plus tard, Blanchot la nommera le Neutre ; déjà, Sartre a tendance à la penser dans le cadre de la neutralisation phénoménologique. Avec leurs propres styles et leurs propres méthodes, les trois écrivains donnent à lire des expériences sensibles à la lisière de l’insensible, chargées d’enjeux psychologiques et phénoménologiques. La possibilité même de la sensibilité semble agir comme un levier des œuvres. Comment être sensible ? Faut-il être sensible ? Si oui, comment l’exprimer ? L’insensibilité est-elle possible ? Si oui, est-elle nécessaire, passagère, maladive ? Quelles sont ses relations à la sensibilité ? L’être sensible-insensible s’inscrit-il dans une tradition littéraire ou philosophique ? Par toutes ces questions, comment l’écriture est-elle modifiée ?

Giraudoux : « un petit dieu de l’indifférence ».

6Contre l’avis de nombreux critiques, en particulier contre l’idée d’un monde romanesque purement archétypal et qualifié d’aristotélicien, développée par Sartre dès son article de mars 1940, « M. Jean Giraudoux et la philosophie d’Aristote. À propos de Choix des élues » (Sartre, 1947, p.76-91), André Job et Natacha Michel, dans leur entrée Allégorie du Dictionnaire Giraudoux, affirment que le mouvement d’assomption des allégories, chez Giraudoux, est « toujours de l’ordre du sensible » (Job et Michel, p.48). Dans son étude sur « Jean-Paul Sartre et la langue littéraire vers 1940 », Gilles Philippe montre que Sartre, dans son « refus de voir le travail de la langue » chez Giraudoux, n’a pas commenté « le binarisme systématique, le retardement de la chute par l’ajout de compléments, le déploiement de la période qui évoque les états psychiques avant de faire place à la phrase brève qui introduit au style indirect libre » (Philippe et Piat dir., 2009, p.478), citant à l’appui un passage de Choix des élues (573). On pourrait aussi rappeler que, dès 1919, dans son article « Autour de Jean Giraudoux », un critique aussi avisé qu’Albert Thibaudet, soucieux du « style nouveau » de L’École des indifférents et de Simon le Pathétique, vit dans ces romans « des états d’âme, des rêves, des fantaisies, des tendresses et des regrets », ordonnés dans « un art du discontinu, un art d’intensités fragmentaires, de notes locales, d’instants uniques et aigus » ; « une sensibilité sans cesse recommençante et neuve, sans cesse ramassée pour embrasser la figure tendre de l’instant », alliée à « une intelligence toujours en éveil pour empêcher cette sensibilité de s’user en habitude » (Thibaudet, 1938, p.83). Bref, aucun doute, contre celles et ceux qui voudraient cantonner Giraudoux à un style artificiel et compassé, son écriture manifeste une forme de sensibilité. Et toute la force de Choix des élues consiste à confronter cette sensibilité à son altérité, peut-être son complément ou son ennemi majeur : l’insensibilité.

7Cela saute aux yeux dès l’incipit : « Non ! Ce n’était pas supportable… Elle ne pouvait plus s’en tirer par la négligence. » (479) D’entrée, à toute vitesse, exclamation, suspension, mystère, Giraudoux ouvre son roman sur un excès de sensibilité d’Edmée, confrontée à ses propres faiblesses, face à un point de non-retour. Le lecteur en est aussitôt le témoin. Le long paragraphe initial (près de trois pages dans l’édition de la Pléiade) ne le laisse pas respirer : il décrit à la fois, avec force métaphores et hyperboles, la douleur intense d’Edmée ; le bonheur parfait d’une famille fusionnelle réunie autour d’elle ; l’intuition inattendue que ce bonheur soit la cause de cette douleur. Tout commence par une réaction sensible dont l’intensité se traduit par une énigme dont le lecteur attend l’éclaircissement.

8Résumons rapidement l’intrigue. Mère adorée de ses enfants de 12 et 8 ans, Jacques et Claudie, épouse aimée d’un polytechnicien riche et fidèle, Pierre, maîtresse d’une grande maison californienne, Edmée a tout pour être heureuse. Son prénom même vient de deux mots germaniques signifiant richesse et protection. Pourtant, ce bonheur factuel n’est « pas supportable ». L’insoumission d’Edmée va faire exploser les normes sensibles : c’est tout l’enjeu d’un récit qui s’étale sur douze ans. Première fugue d’une nuit avec sa fille Claudie, abandon du domicile familial pendant sept ans, toujours avec sa fille, qu’elle abandonne à son tour, une nuit, à l’hôpital, où Claudie vient d’être admise pour une péritonite. Après avoir conquis la célébrité à Hollywood, Edmée rompt avec le milieu pour vivre de ses rentes ; après avoir quitté sa fille, elle s’abandonne à une vie nocturne et à l’opium. Curieusement, elle finit par revenir au domicile conjugal. La famille se reconstruit, mais la transmission du mal a eu lieu : Claudie, 18 ans, bientôt mariée, entrera, elle aussi, en rupture.

9Que faut-il de sensibilité et d’insensibilité pour assumer un pareil destin ?

10Dès le premier chapitre, Edmée est décrite comme un personnage tellement sensible qu’elle est capable de sentir la mort d’êtres proches à partir de sensations singulières, éprouvées à la moindre altération du monde extérieur. Giraudoux décrit un personnage vivant constamment dans la projection de ses affects sur un dehors anthropomorphique. Ainsi, à la veille de son départ : « La maison n’était pas aussi bonne que Pierre. La maison ne la connaissait plus. Tout ce que Pierre ne lui disait pas, qu’elle trahissait, qu’elle cédait, le moindre meuble le criait. (…) ». Le procédé vire presque à la prosopopée. Un à un, les objets parlent à Edmée : « “Nous sommes du café”, disait la livre de café à travers sa vitre. “Pars si tu veux ! Nous n’avons pas à faire de sentiment. Nous avons à exciter les gens ? À notre défaut, un autre café, un meilleur, – qu’ils disent ! – t’excitera… – Tu n’auras plus à nous mordre, disaient les cornichons. Nous sommes les cornichons, de vulgaires cornichons. Trompe-nous si tu veux. (…) » (547). Jusqu’à cette notation pleine d’humour : « Le lit se permit, un dernier soir, un monologue insupportable. » (548)

11Cette vie à la lisière de la folie, c’est celle que Giraudoux nomme la « vie verticale » d’Edmée, « sa vie en dehors des vivants, sa vie avec les objets » (483). Dans une nouvelle, « La chambre », publiée la même année que Choix des élues, Sartre fait voler des statues autour d’un personnage alité qui porte aussi le prénom de Pierre. Chez Sartre comme chez Giraudoux, c’est un mode irrationnel de perception des objets qui trahit l’excès de sensibilité du personnage. Giraudoux en donne une explication rationnelle : le triomphe, après tant d’années d’introversion, de la cruauté sur la pitié. « Elle remerciait Pierre et lui disait adieu… Elle l’aimait, elle n’eût pour rien au monde voulu lui causer la moindre peine, elle savait qu’elle allait le tuer en lui envoyant cette lettre, et elle l’envoyait (…) » (558). Cette cruauté implacable est l’instrument de la vengeance d’Edmée envers un mari qui l’aime et qu’elle aime mais qui n’a jamais accordé la moindre attention à ses souffrances. Claudie est solidaire de cette vengeance et tout se noue dans un complexe que Giraudoux nomme le « grand viol » : « En fait, pour la première fois, Edmée sentait qu’elle avait une fille. Par elle-même, elle savait ce qu’est une fille. C’était l’annonce de cette vie que n’admettait pas Edmée, de mariages, de gendres, de têtes et de corps, d’accouchements… C’est dans cet élan d’aversion qu’elle avait eu Claudie (…). Il suffisait de voir la pauvre Claudie, le front boutonneux, la cuisse maigre, pour avoir la certitude qu’elle était née d’un homme, et, si la paternité se juge aux ressemblances, de tous les hommes. (…) Il y avait eu un grand viol, où le genre masculin s’était rué, dans son ensemble, Chinois y compris, pour l’engendrement de Claudie… » (595)

12Le développement de la crise maniaco-dépressive d’Edmée lui permet d’accéder à la clé de son insensibilité : une forme de sublimation représentée par une force neutre et longtemps innommable. Depuis son adolescence, il arrive à Edmée d’éprouver le sentiment d’être épiée « dans ses moindres mouvements, ses moindres sentiments » (565/566) ; c’est « comme un harcèlement » (566) ; « C’était par ce qui n’est rien, par ce qui n’a pas de nom, par ce qui est raté et négligeable que l’on essayait d’atteindre Edmée » (567) ; « Elle disait “on” pour désigner ce suiveur, ce poursuiveur obstiné dont elle devinait aujourd’hui la silencieuse jubilation… » (631) – ce « on » que Giraudoux désignera, dans les dernières pages du roman, sous le nom de l’Abalstitiel (633).

13L’insensibilité se loge ainsi à la source et dans les interstices des « métamorphoses » et des « métempsycoses » d’Edmée. Elle est comme le moteur qui permet de passer d’un excès à l’autre d’une sensibilité exacerbée. C’est aussi ce que plus tard, dans un récit intitulé Au moment voulu, Blanchot appellera le « point mort d’un désir furieux » (Blanchot, 1951, p.83).

14La relation à Claudie est essentielle. Les deux femmes sont victimes du même mal et de la même sublimation, à tel point que le temps ne semble plus ordonné. On pense au poème d’Apollinaire, dans Alcools : « les colchiques qui sont comme des mères / filles de leurs filles ». Edmée passe peu à peu sous le contrôle de Claudie, dont elle devient la fille symbolique. « Edmée, qui n’était que respect et soumission, se demandait pourquoi elle sentait pourtant cette cruauté et cette impassibilité de Claudie, comme les bases de sa propre vie, et était disposée à obéir, plutôt qu’à ses propres élans, à ces exclamations impitoyables. » (584) Edmée en convient : « Cette insensibilité me sert. J’ai près de moi un petit dieu de l’indifférence, du dédain, de l’oubli. De là ma pente vers la pitié et les attachements. D’autant plus qu’il m’aime, qu’il m’admire, qu’il pense à moi sans arrêt. » (585) Mais c’est précisément à partir du moment où Edmée pense être admirée qu’elle commence à ne l’être plus et que Claudie scelle son indépendance future. Le livre se construit comme un roman d’apprentissage de l’insensibilité : insensibilité d’Edmée par rapport à Pierre et à Jacques, insensibilité de Claudie par rapport à Pierre et Jacques puis à Edmée. Chaque étape de ce roman d’apprentissage marque la « métempsycose » ou la « métamorphose » de ces deux personnages. La marche vers l’insensibilité passe par des périodes d’hypersensibilité, périodes transitoires, phases de mue dans la métamorphose, nécessaires pour renforcer l’insensibilité. Lorsque Claudie se détourne d’Edmée, froide, insensible et cruelle à l’attention que sa mère lui prodigue dans son sommeil, Edmée se trouve « soudain en déroute, tous sens ouverts devant l’insensibilité… » (600) C’est le moment où Edmée prend conscience que la métamorphose principale accouche d’une transmission : « Elle avait mis sa conscience dans cette petite tête inconsciente, sa sensibilité dans ce petit corps insensible. » (603)

15Dès lors, l’insensibilité est partagée. La nuit à l’hôpital sert de révélateur : Edmée abandonne une fille qui l’a déjà abandonnée. Giraudoux conclut le roman d’une ironie majeure. Claudie annonce à Edmée qu’elle sera mère d’une petite fille qu’elle veut appeler Edmée. Edmée sera bien, littéralement, la fille de Claudie. Elle vit cela avec « une espèce d’insensibilité » (665). Le cercle est clos ; l’Abalstitiel a accompli son œuvre ; « il commençait avec Claudie » (675).

Sartre : « une petite transparence vivante et impersonnelle ».

16La Nausée est sans issue.

17Le récit commence par une impasse. Il ménage plusieurs révélations qui n’aboutissent qu’à un constat amer et neutre. Son semi-dénouement laisse entrevoir un vague avenir. Ce roman d’apprentissage de l’existence n’est pas pour autant pessimiste. La Nausée est une expérimentation et une mise en scène de la réflexion philosophique de Sartre, dont les trois premiers essais visent à reconnaître la valeur phénoménologique fondamentale de l’imagination, de l’émotion et de l’imaginaire. Mais le roman prend aussi le contrepied de ces recherches théoriques, faussées ou, pour prendre Sartre au mot, contingentées, par le point de vue d'un narrateur déprimé. Il autorise ainsi une interprétation dramatique : La Nausée, dont le titre initial fut Melancholia, est le récit d’une affection mélancolique. Roquentin n’est pas simplement « tout juste un individu », comme la citation de Céline placée en épigraphe semble l’indiquer, soit « un homme quelconque », comme l’écrira Blanchot dix ans plus tard dans l’incipit du Très-Haut, ou « un homme sans qualités », « sans particularités », comme l’avait écrit Musil au début des années 1930, bref, un exemplaire de « l’humaine condition » qui viendrait s’asseoir devant un marronnier dans un jardin public pour éprouver la révélation de l’existence. Roquentin a toute l’épaisseur d’un personnage romanesque : vaincu par une relation amoureuse perverse qui le réduit à un objet, résigné à mener une vie solitaire dans un hôtel minable d’une ville de province, « vidé » de sa passion pour le monde dont il a fait le tour et bientôt de l’unique passion qui lui reste, celle de son métier d’historien.

18Dès le premier feuillet, le diariste-narrateur souligne que le journal prédispose à l’excès de conscience : « Je pense que c’est le danger si l’on tient un journal : on s’exagère tout, on est aux aguets, on force continuellement la vérité. » (11) Une lutte s’instaure, dont le journal est le témoignage, entre les trois modalités de la conscience décrites par Sartre dans ses essais : conscience perceptive, conscience conceptuelle et conscience affective. Roquentin interroge ses aventures émotionnelles : il les décrit, les analyse, les interprète, les réinterprète et les critique. Il faut dire que passer d’un mode de conscience à un autre n’est pas simple et provoque, écrit Sartre dans L’Imaginaire, un « écœurement nauséeux » (Sartre, 1940, p.371).

19Dans « Le mur », nouvelle publiée en juin 1937, au cœur de la nuit qui devrait mener à son exécution, le narrateur projette ses sentiments sur les choses : « je trouvais aussi que les objets avaient un drôle d’air : ils étaient plus effacés, moins denses qu’à l’ordinaire. (…) Naturellement, je ne pouvais pas clairement penser ma mort, mais je la voyais partout, sur les choses, dans la façon dont les choses avaient reculé et se tenaient à distance, discrètement (…) » (Sartre, 1939, p.28). Dans « La chambre », Ève prête assistance à Pierre, son mari atteint de démence, qui vit reclus dans sa chambre. Pour elle, la frontière entre réalité et folie vacille : « Les normaux croient encore que je suis des leurs », pense-t-elle dans un monologue intérieur. « Mais je ne pourrais pas rester une heure au milieu d’eux. J’ai besoin de vivre là-bas, de l’autre côté de ce mur. Mais là-bas, on ne veut pas de moi. ». Car Pierre commence à la repousser et elle s’avoue : « je suis de trop dans la chambre ». La projection de sentiments sur les choses témoigne du délire des personnages : « à Pierre seul les choses montraient leur vrai visage. Ève pouvait les regarder pendant des heures : elles mettaient un entêtement inlassable et mauvais à la décevoir, à ne lui offrir jamais que leur apparence » (Sartre, 1939, p. 62, 67 et 66).

20Or, dès les premières pages de La Nausée, c’est aussi de projection sur les objets qu’il est question, et Roquentin s’interroge sur l’éventualité de sa folie : « Ce qu’il y a de curieux, c’est que je ne suis pas du tout disposé à me croire fou, je vois même avec évidence que je ne le suis pas : tous ces changements concernent les objets. Au moins c’est ce dont je voudrais être sûr. » (12). Quelques jours plus tard, son avis est différent : « Peut-être bien, après tout, que c’était une petite crise de folie. Il n’y en a plus trace. Mes drôles de sentiments de l’autre semaine me semblent bien ridicules aujourd’hui : je n’y entre plus. (…) » (12/13). Comme celle du Pierre de « La chambre », la “crise” de Roquentin touche toute la sphère du sensible, ici par exemple la vue et le toucher : « Ce matin, à la bibliothèque, quand l’Autodidacte est venu me dire bonjour, j’ai mis dix minutes à le reconnaître. Je voyais un visage inconnu, à peine un visage. Et puis il y avait sa main, comme un gros ver blanc dans ma main. (…) » (16) Cette hypersensibilité, ce trouble ou ce dégoût de la perception interroge Roquentin sur son rapport au monde réel :

Donc il s’est produit un changement, pendant ces dernières semaines. Mais où ? C’est un changement abstrait qui ne se pose sur rien. Est-ce moi qui ai changé ? Si ce n’est pas moi, alors c’est cette chambre, cette ville, cette nature ; il faut choisir. 

Je crois que c’est moi qui ai changé : c’est la solution la plus simple. La plus désagréable aussi. Mais enfin je dois reconnaître que je suis sujet à ces transformations soudaines. (16)

21Roquentin aurait-il donc « oublié le monde où nous vivons », comme l’écrit Sartre de l’univers de Giraudoux (Sartre, 1947, p.77) ? Aurait-il choisi la vie imaginaire, pour reprendre les termes d’un passage de L’Imaginaire qui analyse la conduite du schizophrène, ce « monde pauvre et méticuleux […] où rien ne peut échapper, résister ni surprendre » (Sartre, 1940, p.285)2 ? Ne serait-il donc plus capable que de sentiments « dégradés, pauvres, saccadés, spasmodiques, schématiques », qui ne puisent plus à « la profondeur inépuisable du réel » et « ont besoin du non-être pour exister » (Sartre, 1940, p.275 et 281) ? Mais alors, pourquoi ce qui vaut pour La Nausée ne vaudrait-il pas pour Choix des élues ? Cette prévalence du moi imaginaire sur le moi réel ne caractérise-t-elle pas aussi bien Roquentin qu’Edmée ? Sartre ne projetterait-il pas sur « la sensibilité de M. Giraudoux » (Sartre, 1947, p.90) une analyse qui devrait s’appliquer à son personnage ? Inversement, faudrait-il dire que l’auteur de La Nausée est « un employé du cadastre » (Sartre, 1947, p.86), qui cartographie toutes les manifestations sensibles de Roquentin ?

22Par une forme de chiasme, Ève est de trop dans la chambre mais c’est Pierre qui est de trop dans le reste du monde. Les racines du marronnier sont de trop mais Roquentin aussi est de trop. C’est ce que montre la fameuse scène de la « découverte » de l’existence qui, loin de se réduire à l’illustration d’une théorie philosophique, montre bien l’intrication entre la conscience perceptive du monde et de ses éléments, la conscience conceptuelle de l’absurdité de l’existence et la conscience émotionnelle d’un sujet en plein état de dépression, de dégoût et de déréliction, ce dont témoigne ici l’incise : « Et moi – veule, alangui, obscène, digérant, ballottant de mornes pensées – moi aussi j’étais de trop. » (181) Et si, alors, « l’essentiel c’est la contingence » (184), comment l’activer ? Cela implique des choix de vie et la construction d’un avenir.

23C’est cet élargissement du « roman de l’existence » à « diverses aventures réalistes » passant par « les détours de la psychologie habituelle » que Blanchot a reproché à Sartre dans son article sur La Nausée (Blanchot, 1938, p.31). Mais c’est aussi ce qui fait la grandeur du roman. Les longs passages sur le dimanche à Bouville ou sur le marquis de Rollebon ne sont pas des excursus : les premiers offrent un portrait ironique des habitudes dominicales dans une ville de province, les autres interrogent l’élaboration de la vérité historique dans l’étude des archives et tous signifient, en retour, la dépression, à la limite du nihilisme, de Roquentin, proposant ainsi une approche du néant qui mêle, comme dans les essais de Sartre, psychologie et phénoménologie. Ils enrichissent la conscience du narrateur et étendent la vision du lecteur sur un monde subjectivement neutralisé. Cette neutralisation n’est pas le seul effet d’une réduction phénoménologique. Elle se construit tout au long du roman avec la perte progressive de tous les substituts qui donnaient un sens illusoire à la vie de Roquentin. Dénoncé, le marquis de Rollebon, qui lui tenait lieu d’existence (« il était ma raison d’être, il m’avait délivré de moi », 140), et ce renoncement donne lieu à plusieurs pages d’un lyrisme exceptionnel (142/146). Dénoncée, Anny, sa théorie cruelle, presque giralducienne, des « moments parfaits »3, et le sadisme exclusif dont elle accable Roquentin. Dénoncé, l’Autodidacte, ce prisonnier de la Grande Guerre, ce militant de la SFIO, dont l’humanisme n’est finalement que le revers d’une obsession pédophile. Nous sommes en plein roman, loin des racines ; si ces figures n’offrent plus aucun contrepoint au devenir de Roquentin, elles témoignent, chaque fois, de la priorité de la conscience émotionnelle dans la construction de l'objet. C’est une autre leçon philosophique de La Nausée : « l’infinie liberté » d’autrui, dont parlera Sartre dans L’Être et le néant (Sartre, 1943, p.298-349), offre une néantisation plus radicale que celle du marronnier. Cette accumulation d’épreuves culmine dans la manifestation d’insensibilité d’une ville personnifiée. On entendra, au passage, la résurgence d’un style giralducien : « Je comprends : la ville m’abandonne la première. […] Bouville se tait. Je trouve étrange qu’il me faille demeurer deux heures encore dans cette ville qui sans plus se soucier de moi range ses meubles et les met sous des housses pour pouvoir les découvrir dans toute leur fraîcheur, ce soir, demain, à de nouveaux arrivants. Je me sens plus oublié que jamais. » (236) La projection continue : « Lucide, immobile, déserte, la conscience est posée entre les murs ; elle se perpétue. […] Voici ce qu’il y a : des murs, et entre les murs, une petite transparence vivante et impersonnelle. » (237) Il faudra redonner de la vie à ce constat de neutralité. Si toute conscience est conscience de quelque chose, à commencer par être de trop, la répétition, depuis le galet initial, des expériences de neutralisation du monde, échoue sur la nécessité d’affirmation d’une liberté. Le roman se termine sur un semi-hasard heureux, une mélodie de jazz, Some of these days, qui offre à Roquentin une perspective ultime de sublimation : chanter, écrire.

24La Nausée met donc à l’épreuve les interrogations de Sartre sur la place de l’émotion dans la théorie phénoménologique. C’est toute l’ambiguïté d’Esquisse d’une théorie des émotions, publié en 1939, qui se joue déjà ici : si l’essai la valorise en tant que « mode d’existence de la conscience » et, à ce titre, à la fois responsable, réflexive et signifiante, l’émotion n’y est jamais qu’« une dégradation spontanée et vécue de la conscience en face du monde », une fuite, un piège, un palliatif magique de l’action (Sartre, 2010, p.62 et 54). Si l’émotion est au premier plan de La Nausée, c’est à la fois parce qu’elle est source de tristesses et de joies inestimables, mais aussi parce qu’elle ne doit jamais, pour une raison morale, entraver la possibilité de l’action. L’insensible doit relever le sensible, ce qui, dialectiquement, lui permet de continuer à se manifester. Sartre est tendu vers cette transmission.

Blanchot : la « seconde version de la réalité ».

25« Il y avait quelque chose que j’ai vu et qui m’a dégoûté, mais je ne sais plus si je regardais la mer ou le galet. Le galet était plat, sec sur tout un côté, humide et boueux sur l’autre. » (Sartre, 1938, p.12). Dès le premier feuillet, Roquentin détourne son regard de la mer vers le galet. La mer est d’ailleurs, curieusement, absente d’un roman qui se déroule dans une ville portuaire. Ce n’est pas le cas chez Blanchot. L’incipit est d’une simplicité désarmante : « Thomas s’assit et regarda la mer ». Ce décasyllabe à la césure classique reste la première phrase de Thomas le Solitaire aux deux versions de Thomas l’Obscur. Bien plus tard, dans Le Pas au-delà, Blanchot la revendiquera comme la phrase matricielle de son œuvre : « D’où vient cela, cette puissance d’arrachement, de destruction ou de changement, dans les premiers mots écrits face au ciel, mots par eux-mêmes sans avenir et sans prétention : “il – la mer” ? » (Blanchot, 1973, p.8).

26Par cette affirmation initiale d’un point de vue ouvrant un horizon lointain, Blanchot en appelle à la mémoire des grands récits et des poèmes vibrants consacrés à la mer ; il rend possible, aussi, le flux symbolique des métamorphoses que vont connaître ses personnages et où, comme l’écrivit Sartre, le lecteur va se perdre4. Car si la première phrase est lisible, si les premières phrases de chaque chapitre le seront tout autant, celles qui les suivent compliquent chaque fois la lecture, accumulant les métaphores, les métamorphoses, les paradoxes, les contradictions, les glissements parfois imperceptibles d’un régime réaliste à un régime fantastique, créant ainsi des espaces herméneutiques discontinus.

27« Thomas s’assit et regarda la mer ». Mais ensuite ? Il entre dans la mer, s’éloigne imprudemment du rivage, aperçoit un nageur d’une « indifférence […] incompréhensible » (24), voit s’éloigner un bateau avec, à son tour, « autant d’indifférence que s’il avait distingué dans cette image une promesse illusoire ». Oubliant tout péril, il affronte une tempête où « il finit par douter de sa propre existence » (25). Il semble s’en sortir, mais le récit se tourne alors du monde marin vers la conscience de Thomas : « Tout ce qu’il pouvait se représenter, c’est qu’il poursuivait, en nageant, une sorte de rêverie dans laquelle il se confondait avec la mer ; l’ivresse de sortir de lui-même, de glisser dans le vide, de se disperser dans la pensée de l’eau lui faisait oublier l’impression pénible contre laquelle il luttait et qui avait pris possession de lui-même comme une nausée. » (26/27) Thomas confond son bras avec une vague, prend ses poumons pour des branchies, se voit nager comme un « monstre privé de nageoires » (28). Peu à peu, éloignant la description de ces sentiments d’immanence, le récit revient au corps qui nage et rejoint la rive. Le chapitre se termine : il a donné une idée des flux de conscience qu’il arriverait à la narration d’épouser et des métamorphoses qu’il arriverait au roman de décrire ou de suggérer. Ces premières pages sont écrites avec les métaphores et les périodes de Giraudoux ; elles le sont aussi avec la conscience phénoménologique de Sartre, la nausée et le sentiment de Thomas d’être de trop dans l’eau. Mais Blanchot commence à dépasser ces appropriations littéraires, en éprouvant les métaphores par des paradoxes insolubles et en poussant l’approche phénoménologique aux frontières de sa déconstruction.

28La trame narrative des trois Thomas est similaire. Thomas passe de la mer à l’hôtel, au village et à la ville. Il rencontre plusieurs femmes, Anne et Irène, mais aussi Geneviève, Éveline, Louise, et encore Hélène, Juliette, Suzanne – quelques prénoms giralduciens5. La matière narrative, faite d’apocalypses et de résurrections, permet d’initier plusieurs enjeux des récits et des essais à venir : la relation à l’autre, au tout autre, à la femme, à la mort, le mourir, le neutre, la nuit, l’autre nuit, les deux versions de l’imaginaire.

29Dès janvier 1942, dans un article de L’Action Française, Thierry Maulnier relève « une ressemblance parfois trop grande » avec l’œuvre de Giraudoux : Blanchot crée « un monde autonome auquel ne peuvent se comparer que l’expérience du rêve ou celles de la médiation et du mysticisme » (Maulnier, 1942). En 1945, dans son Précieux Giraudoux, Claude-Edmonde Magny oppose au monde de Sartre la langue de Giraudoux et de Blanchot. Elle s’intéresse en particulier au personnage d’Anne dans Thomas l’Obscur : « Anne, chez M. Blanchot, nous serait sans doute plus réelle si ce n’était pas perpétuellement pour la première fois qu’elle sourit, qu’elle se farde, ou si, lorsque la bouche de Thomas se pose sur ses lèvres, ce n’était pas elle-même qu’elle se trouve embrasser ; nous finissons par la prendre pour une hallucination de Thomas » (Magny, p.62-63)6. De nombreux critiques ont noté l’usage récurrent, chez Giraudoux, du syntagme « la première fois », dont Jules Brody, dans sa notice à l’édition de Choix des élues dans la Pléiade, parle comme d’une « formule canonique de charnière narrative » (Brody, in Giraudoux, 1994, p.1303). Mais Thomas le Solitaire bat tous les records : l’expression revient 74 fois ! Thomas l’Obscur en compte encore 25 occurrences. Entre autres usages, ces mots marquent la réinitialisation du récit après un épisode de métamorphose.

30Irène discerne dans les yeux de Thomas « ce regard qui regardait chaque fois pour la première fois » (205) ; soit, une puissance imaginaire capable à tout moment de réinventer un monde. Anne voit s’avancer vers elle Thomas en pleine métamorphose : « Anne, si elle avait eu à dire : “C’est lui”, ne l’aurait pas reconnu. Ce monstre qui était à ce point inexprimable que la destruction des mots faisait partie de sa nature, cet immense insecte à ce point séparé de toutes choses que le monde pour subsister auprès de lui devait prendre de plus en plus désespérément conscience de la déchéance qu’il y avait à exister, cet homme momentané qui n’arrivait à l’état d’homme que par une dévastation complète de l’humanité, lui proposait une forme impossible. Elle regardait s’approcher, avec une nouvelle terreur, plus effrayée que la première fois, cet être sans dimension, formé par sa jalousie, uniquement chargé du privilège de son désir, éloigné, hélas ! infiniment d’elle dans tout ce qui l’attirait irrésistiblement à elle. Plus inhumaine, plus étrangère, plus froide que l’impassibilité, cette passion qui n’était chauffée que par elle, qui était faite de la mort du soleil, plus insensible que l’indifférence cette sensibilité inexorable qui était prête à faire de la tendresse le commencement d’une terrible destruction. » (145/146)7. La scansion du temps par la métamorphose permet une double signification de « la première fois » ; l’opposition entre les formes mobilise la sensibilité au point de l’intensifier en son contraire.

31Le passage d’un état à un autre n’a pas de limite. Ainsi Irène « vivait auprès d’un homme qui pouvait constamment passer de la vie à la mort sans le moindre changement en lui-même » (255). Cette phrase annonce l’avant-dernier chapitre du roman, qui se compose presque exclusivement d’un long monologue de Thomas : « J’étais vraiment un mort. J’étais même le seul mort possible. […] Toute ma vie apparut confondue avec ma mort. […] Je ne pus mourir qu’à cette condition de mourir incessamment. […] Je tirai ma mort de mon existence même et non de l’absence de l’existence. Je montrais pour la première fois un mort qui n’était pas paralysé, aveugle, sans pensée, un mort qui ne se bornait pas à apparaître comme un être diminué, et ce mort qui tout plein de passions était insensible, qui faisait naître de sa pensée son manque de pensée, qui en même temps écartait soigneusement tout ce qu’il eût pu y avoir de vide, de négation dans sa vie pour ne pas faire de sa mort une métaphore, une image encore affaiblie de la mort habituelle, figurait au plus haut point le paradoxe et l’impossibilité de la mort. […] Ainsi mon sort stupéfia les foules. Ce Thomas me força à paraître, tout en étant vivant, non pas même le mort éternel que j’étais et sur lequel personne ne pouvait poser les regards mais un mort ordinaire, corps sans vie, sensibilité insensible, pensée sans pensée. » (294/296)

32Thomas se révèle ici à son destin de personnage, figure hyperconsciente du mourir au sein même de la mort. Au moment de l’ultime métamorphose, lorsque chaque fois devient chaque fois la première fois, Blanchot abandonne les métaphores de Giraudoux, tourne le dos à la conception sartrienne de la mort et fait de Thomas un jumeau du chasseur Gracchus de Kafka. Il oublie aussi « le monde où nous vivons » (Sartre, 1947, p.76-91), abordant au « monde où nous mourons » dont parlera plus tard Bataille à propos du Dernier homme (Bataille, 1988, p.457-466). La puissance vertigineuse du langage métaphorique et métamorphique alterne avec une prose concise, qui coupe court au déploiement du fantasme8 et propose les formulations les plus paradoxales, à la lisière de la réflexion philosophique et de l’expérience mystique, ou poétique, celle que Bataille nomme alors L’Expérience intérieure.

33Ainsi l’hyperbole confine de plus en plus systématiquement au paradoxe et dans le même mouvement, la sensibilité à l’insensibilité. Insensible, insensiblement, insensibilité : la famille de mots comporte 28 occurrences dans Thomas l’obscur. Le chiasme et l’oxymore jouent sans cesse d’une opposition fusionnelle ou dynamique entre sensible et insensible9. Thomas ne cesse de faire l’épreuve sensible de l’insensibilité. « Il ne pouvait […] toucher d’une main experte que l’insensible » (87). « On lui avait attribué les regards les plus pénétrants, on l’avait doté de sens extraordinairement raffinés afin qu’il découvrît, sans pouvoir en rendre responsable l’imperfection de ses organes, l’état d’insensibilité et de mort où il avançait dans la vie » (142).

34Dans un passage de Thomas le Solitaire, où la focalisation porte sur Irène, une question est posée : « Que faisait-elle ici ? Thomas l’insensible, Thomas l’indifférent, Thomas l’obscur ? Thomas, oui, son frère, le plus tendre, le plus dur, son fiancé. » (Blanchot, 2022, p.161-162). La question déploie un éventail de titres possibles. Thomas l’obscur joue sur la référence à Héraclite et aux poétiques hermétiques ; Thomas l’indifférent prolonge le Diplôme d’Études Supérieures soutenu par Blanchot à la Sorbonne en 1930 sur les philosophies sceptiques ; Thomas l’insensible crée une ligne de haute tension sensible qui préfigure le « point mort d’un désir furieux ». « Ce que je sens », exprime encore Thomas dans son monologue, « c’est la source de ce qui est senti, l’origine qu’on croit insensible du sentiment, c’est le mouvement indiscernable de la jouissance et de la répulsion » (308).

35Dans Esquisse d’une théorie des émotions, Sartre évoque la conduite liée à « la tristesse passive ». Elle ne consiste pas à s’enfermer dans une chambre pour “rester seul avec sa douleur”. Le sujet refuse d’agir sur le monde par un moyen différent de celui dont il est privé. « Il s’agit en somme de faire du monde une réalité affectivement neutre, un système en équilibre affectif total, de décharger les objets à forte charge affective, de les amener tous au zéro affectif et, par là même, de les appréhender comme parfaitement équivalents et interchangeables » (Sartre, 2010, p.47). Corrélativement au « grand viol » subi par Edmée, à la mélancolie de Roquentin, la « tristesse passive » de Thomas le conduit à agir dans l’autre monde de ses métamorphoses, dans l’autre version de l’imaginaire que Blanchot théorisera plus tard en la livrant au mourir et qu’il nomme déjà ici la « seconde version de la réalité » (136).

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36J’ai fait le pari de lire ces romans comme des romans d’apprentissage de l’insensibilité, de l’existence ou d’un mourir fantasmatique. Chacun d’eux vibre d’une tension, parfois explosive, entre sensibilité et insensibilité, qui constitue la force majeure de leurs intrigues et de leurs écritures. Dans des dispositifs narratifs conçus pour la mettre en valeur, elle affleure à la langue littéraire des trois écrivains et aide à comprendre l’histoire de leurs rapports. L’insensibilité ne s’attache à aucun affect singulier. Elle connaît la sensibilité, mais elle en joue, la contre, ou la dépasse, ou la neutralise, ou l’intensifie. Elle permet d’assurer, sans les subir, toutes les métamorphoses, toutes les adaptations au monde, toutes les tentatives de transformation du monde10.

37On pourrait rêver à un roman où se reconstituerait un triangle amoureux : au lieu de lire indépendamment les histoires d’Edmée, Pierre et Franck, de Thomas, Anne et Irène, d’Antoine, Anny et son Égyptien, on y verrait Edmée, en quête de moments parfaits, quitter Roquentin pour tenter de conquérir un Thomas préoccupé par Hélène, Juliette et Suzanne… et où l'imparable loi du neutre se reproduirait. En quelle langue serait-il écrit ? Serait-ce, comme le faisait remarquer Paulhan à propos de Sartre, dans une lettre de 1944 à Jouhandeau, du « Giraudoux à l’envers »11 ? Quel que soit le style que pourrait adopter une telle utopie, on aura pu voir, entre terreur et rhétorique, deux jeunes écrivains se démarquer de leur aîné pour affirmer, au revers d’une insensibilité qui connaîtra des devenirs distincts, entre neutre et néantisation, entre entretien infini et raison dialectique, un engagement vibrant dans la chose littéraire, dans deux directions voisines, presque parallèles, auxquelles il arrivera de se croiser pour s’écarter à nouveau.