Colloques en ligne

Kai Gohara

Le lieu commun, ou la vibration et la volatilisation – Paulhan au commencement de Blanchot

The commonplace, or vibration and volatilization – Paulhan at the beginning of Blanchot

« Grand style (rien de plus beau que le lieu commun) » (Baudelaire)

Les Fleurs de Tarbes au commencement de Blanchot

1De juin à octobre 1936, « La Terreur dans les Lettres » de Jean Paulhan paraît dans la Nouvelle Revue Française. Paulhan est alors rédacteur en chef de cette revue chez Gallimard depuis de nombreuses années et c’est une figure bien connue du monde littéraire, ayant mis en lumière de nombreux écrivains. Parallèlement, en tant qu’écrivain et critique au parcours particulier, il a publié une série de nouvelles, de critiques littéraires et de théories linguistiques uniques en leur genre. Après une période de turbulences et notamment la suspension de la revue en raison de l’occupation de Paris, « La Terreur dans les Lettres » est publié sous forme de livre en avril 1941, sous le titre Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres. Maurice Blanchot publie trois comptes rendus dans le Journal des débats d’octobre à décembre. Le premier s’intitule « La Terreur dans les Lettres », le même titre que celui de Paulhan, et les deuxième et troisième s’intitulent « Comment la littérature est-elle possible ? ». Les trois sont publiés l’année suivante par José Corti sous le titre Comment la littérature est-elle possible ?. Il s’agit du premier recueil critique de Blanchot. En automne 1941, durant la même période que celle de la publication de ses essais en série sur Paulhan, Blanchot publie son premier roman, Thomas l’Obscur, et en offre un exemplaire à Paulhan. Le connaisseur de chez Gallimard salue le premier roman de ce nouvel écrivain de plus de vingt ans son cadet comme « la seule révélation littéraire depuis la reprise de la collection » (Bident, 1998, p. 200-201). De plus, après avoir lu les comptes rendus de son livre parus dans le Journal des débats, il écrit avec enthousiasme à une amie : « Imaginez que j’ai reçu hier un article (des Débats !) ou plutôt trois articles sur les Fleurs, qui me passionnent, qui les comprennent bien mieux que moi, qui vraiment me les révèlent » (p. 214-215). L’année suivante, Paulhan recommande à Drieu la Rochelle, alors rédacteur en chef de la Nouvelle Revue Française, de publier en prépublication un chapitre d’Aminadab, deuxième roman de Blanchot (p. 204). Il est évident que Paulhan a joué un grand rôle pour les débuts du Blanchot écrivain et critique littéraire.

2Nous essaierons d’examiner dans la présente étude la signification de ce fait. Qu’est-ce qui, dans Les Fleurs de Tarbes, a poussé Blanchot à écrire trois chroniques littéraires et à produire son premier ouvrage en tant que critique littéraire ? Il n’y a pas que ce recueil. Dans les années 1940, dans « Recherches sur le langage » (1943) sur le traité du langage chez Brice Parain et dans « Le mystère dans les lettres » (1946), dont le titre significatif est emprunté à l’essai de Mallarmé, Blanchot continue de faire référence aux Fleurs de Tarbes et aux autres ouvrages de Paulhan. Quel fondement la théorie de Paulhan a-t-elle donné à la théorie linguistique et littéraire de Blanchot ? Telle est notre question. Mais commençons nos recherches en nous éloignant à la fois de Paulhan et de Blanchot.

Ennemi de la littérature ?

3Commençons par quelques citations. D’abord, un passage d’une lettre de Gustave Flaubert évoquant son projet de Dictionnaire des idées reçues : « Je crois que l’ensemble serait formidable comme plomb. Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n’y eût pas un mot de mon cru, et qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus en parler, de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent », 12 décembre 1852 (Flaubert, 1980, p. 208). Ce Dictionnaire a été réalisé dans le cadre du second volume de son œuvre inachevée, Bouvard et Pécuchet, et a été découvert parmi ses manuscrits posthumes. Les entrées classées par ordre alphabétique – de « Abélard : Inutile d’avoir la moindre idée de sa philosophie » à « Yvetot : Voir Yvetot et mourir » – ne constituent évidemment pas un ensemble de définitions, mais un ensemble de discours prononcés uniformément par les contemporains à propos de ces mots. On n’y trouve donc ni le sens correct du mot, ni, comme dans les maximes, les observations fines de l’auteur, mais des mots banals prononcés par tout un chacun. En outre, l’épigraphe contient la maxime suivante tirée des Maximes de Chamfort : « Il y a à parier que toute idée publique, toute convention reçue, est une sottise, car elle a convenu au plus grand nombre » (Flaubert, 1952, p. 999). Le lecteur est prévenu d’avance que ce qu’il va lire constitue un ensemble d’idées reçues « sottes ». En d’autres termes, le Dictionnaire serait une démonstration ironique de la médiocrité bourgeoise de son époque. Chamfort est un écrivain représentatif du XVIIIe siècle qui a établi une distinction nette entre l’élite et le grand public et a mis en évidence la différence d’attitude à l’égard des idées reçues, affirmant que la création littéraire était libre des idées reçues figées. Depuis le XVIIIe siècle, l’écrivain est apprécié pour l’originalité de son imagination plutôt que pour son érudition conçue comme mémoire « commune » des œuvres classiques, et « l’idée reçue » et « le lieu commun » en sont venus à avoir une nuance négative. Flaubert se situerait dans cette généalogie (Herschberg-Pierrot, 1994, p. 105 ; Volker, 1997, p. 17).

4Dans Qu’est-ce que la littérature ?, Jean-Paul Sartre décrit également ce changement de valeur au XVIIIe siècle comme une rupture entre l’auteur et le lecteur. La littérature qui était, autrefois, un rituel permettant à l’auteur et au lecteur de réaffirmer leur monde commun, se serait transformée en un lieu où l’auteur présente au lecteur un monde différent de l’idée reçue et le dépayse (Sartre, [1948] 1985, p. 99). En ce qui concerne ce monde commun, dans les années 1930 et 1940, un écrivain contemporain de Sartre, reprenant l’esprit du Dictionnaire des idées reçues ou plutôt de Bouvard et Pécuchet, a ironiquement dépeint des personnes ne conversant qu’avec des lieux communs : Nathalie Sarraute. Depuis son premier roman Tropismes (1938), Sarraute décrit le mouvement intérieur psychologique à l’état émergent – ce qu’elle appelle le « tropisme » – avant qu’il ne soit conscient et verbalisé, sous la forme de « sous-conversation » cachée sous la « conversation ». Son deuxième roman, Le Portrait d’un inconnu, n’a pas été accepté par Paulhan chez Gallimard ni par d’autres, et n’a vu le jour que quand il a enfin été publié par Robert Marin, en 1948, avec une préface de Sartre. Celle-ci expose le caractère d’« anti-roman » de l’œuvre de Sarraute et souligne l’ironie à l’égard des lieux communs qui en est la base. Là se distingue le point de vue de Sartre sur le lieu commun et sur la littérature :

C’est le règne du lieu commun. Car ce beau mot a plusieurs sens : il désigne sans doute les pensées les plus rabattues mais c’est que ces pensées sont devenues le lieu de rencontre de la communauté. Chacun s’y retrouve, y retrouve les autres. Le lieu commun est à tout le monde et il m’appartient; il appartient en moi à tout le monde, il est la présence de tout le monde en moi. C’est, par essence, la généralité ; pour me l’approprier, il faut un acte : un acte par quoi je dépouille ma particularité pour adhérer au général, pour devenir la généralité. (Sartre, 1964, p. 10-11.)

5Plus loin, Sartre trouve dans les échanges des lieux communs dans Le Portrait d’un inconnu la « parlerie » (Gerede) et le « on » (das Man) de Heidegger, c’est-à-dire le « règne de l’inauthenticité ». Et il écrit : « Nathalie Sarraute a une vision protoplasmique de notre univers intérieur : ôtez la pierre du lieu commun, vous trouverez des coulées, des baves, des mucus, des mouvements hésitants, amiboïdes. Son vocabulaire est d’une richesse incomparable pour suggérer les lentes reptations centrifuges de ces élixirs visqueux et vivants » (p. 12-13). Il est difficile de ne pas nous rappeler le « visqueux » dans La Nausée et L’Être et le néant de Sartre lui-même. Il est important de noter que le lieu commun renvoie à une « communauté » et à la « généralité », que la « nudité protoplasmique apparaît » (p. 15) à l’instant où le « mur de l’inauthenticité » (p. 13) est brisé.

6Nous avons rapidement présenté l’évolution de l’évaluation du lieu commun du XVIIIe siècle à Sartre. Une telle généalogie permet de comprendre plus facilement Les Fleurs de Tarbes de Paulhan et sa signification pour Blanchot. Ce qui est maintenant clair, c’est la position à contre-courant de Paulhan ou, plutôt, comme le suggère Antoine Compagnon, son appartenance aux « anti-modernes » (Compagnon, 2005, p. 22), lorsqu’il publiait en 1938 « La Terreur dans les lettres » et critiquait la tendance à éviter le lieu commun qu’il qualifiait de « Terreur ».

7Compte tenu de ce qui précède, revenons à Flaubert. L’année suivant la lettre citée plus haut, Flaubert encourage Louise Collet : « Le lieu commun n’est manié que par les imbéciles ou par les très grands. Les natures médiocres l’évitent ; elles recherchent l’ingénieux, l’accidenté » (2 juillet 1853) (Flaubert, 1980, p. 372)1. Cette phrase oblige à revenir sur l’évaluation du lieu commun chez Flaubert et fait vaciller l’opposition entre le refus du lieu commun, la créativité, l’originalité, le génie et l’authenticité d’un côté et le recours au lieu commun, la stérilité, la fixité, la popularité et l’inauthenticité de l’autre. Étant donnée l’immensité du sujet de la bêtise chez Flaubert, son ironie ne doit pas être comprise simplement. Néanmoins, ce n’est pas le lieu de discuter de Flaubert ; suivons Antoine Compagnon pour qui « le lieu commun reste la pierre de touche de la grande littérature » (Compagnon, 1997, p. 26). Car Les Fleurs de Tarbes de Paulhan semble apporter un argument dans ce sens, ébranlant la dichotomie de la littérature en considérant le lieu commun comme sa pierre de touche.

L’échec de la Terreur

8Pourtant, nous aurions plutôt l’impression du contraire à première vue. Les Fleurs de Tarbes paraît être l’ouvrage qui a mis au jour une dichotomie jusqu’alors invisible. Il s’agit de l’opposition entre la « Terreur » et la « Rhétorique » (ou la « Maintenance »). Comme pour déplacer l’opposition entre le romantisme et le classicisme, Les Fleurs de Tarbes établit une dichotomie apparemment brutale entre la Terreur, qui évite les mots, et la Rhétorique, qui les respecte, et brosse un portrait comique de la Terreur qui rejette l’idée reçue et recherche l’originalité pour proposer enfin une bonne façon d’être « rhétoriqueurs ». Replacé au sein de l’histoire littéraire, l’ouvrage peut être considéré comme réactionnaire. La dichotomie qu’il présente rappelle l’ouvrage principal du père de l’auteur, Frédéric Paulhan, La Double fonction du langage (Paulhan F., 1929), bien que la « double fonction » chez celui-ci soit différente de celle mise en avant par son fils dans la mesure où elle renvoie à une fonction intellectuelle qui idéalise les choses et une fonction sensible qui évoque les images. Si nous pensons que la dichotomie chez Jean Paulhan paraît brutale, c’est parce que, comme le remarque Compagnon, elle semble « prisonni[ère] du dualisme cartésien » (Compagnon, 1999, p. 1267-1268) entre le langage et la pensée2.

9Résumons l’argument de base. La Terreur se trouve parmi les critiques qui accusent les écrivains utilisant un langage usé de se fier aux mots. Cette « Terreur » dans laquelle la littérature naît d’un tel refus est une tendance dominante depuis 150 ans. « Il y a eu un temps où il était poétique de dire onde, coursier et vespéral. Mais il est aujourd’hui poétique de ne pas dire onde, coursier et vespéral » (Paulhan, [1941] 1990, p. 41). Ce qui est refusé est « la “vieillerie poétique” de Rimbaud ; l’“eloquence” de Verlaine ; la “rhétorique” de Victor Hugo » (p. 41). De sorte que, aujourd’hui, il serait défendu d’entrer dans le jardin public de Tarbes – la littérature – avec des fleurs – la rhétorique – à la main (p. 39). Enfin, « le théâtre ne se trouve rien tant éviter que le théâtral, le roman le romanesque, la poésie le poétique » (p. 42) et Sainte-Beuve écrit méchamment d’Indiana : « Cela tombe parfois dans le roman » (p. 42). Cependant, plusieurs caractéristiques de l’argumentation de Paulhan font des Fleurs de Tarbes plus qu’une simple mise en évidence de la généalogie que nous avons décrite plus haut.

10Premièrement, les critiques sont la cible principale de Paulhan, c’est-à-dire les lecteurs – y compris les écrivains qui relisent leurs propres œuvres. Paulhan s’insurge contre le fait que les critiques du XIXe siècle, pourtant appelé « siècle de la critique », n’aient pas rendu justice aux œuvres qui auraient dû être appréciées. Le premier d’entre eux est Sainte-Beuve (p. 67). Ils reprochent aux écrivains leur « paresse » (p. 54) et leur tendance à s’appuyer sur des expressions toute faites. Selon Paulhan, cette critique est « non moins banale, à vrai dire, que le cliché qu’elle combat » (p. 56)3. Cette tendance a été encouragée par Bergson, pour qui « l’esprit se trouve, à chaque moment, opprimé par le langage » (p. 70). Mais, en réalité, lorsqu’ils soulignent la préoccupation d’un écrivain pour les mots, ils passent à côté de l’essentiel, car alors la pensée de l’écrivain est plutôt libérée du langage. Deuxièmement, Paulhan recourt aux termes de « Terreur » et de « Rhétorique » pour nommer cette dichotomie. Le choix du mot de « Rhétorique » introduit une autre histoire que celle que nous avons vue plus haut, c’est-à-dire l’histoire du déclin de la rhétorique. Résumons-la très brièvement. La Rhétorique au moins depuis Aristote, qui désigne les techniques et l’enseignement de l’usage efficace du langage ainsi que les théories qui s’y rapportent, perd progressivement son aspect oratoire pour se limiter aux éléments de l’elocutio rhétorique, qui devient au XVIIIe siècle l’étude des figures de style. La rhétorique, limitée à cette étude, devient peu à peu formelle et disparaît, en 1885, des matières obligatoires. Mais, à partir du milieu du XXe siècle, avec la théorie de l’aphasie de Roman Jacobson, un mouvement de renouveau appelé « nouvelle rhétorique » se développe. Bien que Paulhan soit rarement mentionné dans ces résumés, Compagnon, dans son article « Réhabilitation de la rhétorique », présente trois précurseurs de la « nouvelle rhétorique » : Nietzsche, Paulhan et Kenneth Burke (Compagnon, 1999, p. 1265-1266)4. Troisièmement, le point le plus important : même si Les Fleurs de Tarbes présente en effet une dichotomie entre la Terreur et la Rhétorique, ce qui en ressort finalement est la figure de la Terreur succombant à une « illusion » (Paulhan, [1941] 1990, p. 124-125) et échouant toujours dans son propre programme. La Terreur est « verbale, et plus soucieuse de langage que n’ont jamais été les Rhétoriques ». Paulhan observe ironiquement qu’« un poète surréaliste s’imite plus aisément qu’un sonnet », que « l’écrivain de Terreur, en cette aventure, fait étrangement songer à Gribouille, qui se jette à l’eau pour éviter la pluie » (p. 139-140). Ainsi, ce qui frappe Blanchot dans cet ouvrage n’est pas une dichotomie, mais l’erreur et l’échec de la Terreur ; en d’autres termes, l’impossibilité de la dichotomie. Que propose Paulhan face à cette situation ?

11Vers la fin des Fleurs de Tarbes, Paulhan affirme que la rhétorique apparaît là où on a accompli et dépassé la Terreur (p. 148). Car, si les écrivains de la Terreur ont peur du lieu commun, c’est parce que ces lieux communs ne sont pas vraiment communs mais polysémiques et incertains. Par conséquent, « Les clichés pourront retrouver droit de cité dans les Lettres, du jour où ils seront enfin privés de leur ambiguïté, de leur confusion […] en bref, il y suffit de faire communs les lieux communs » (p. 143). Mais que signifie « faire communs les lieux communs » ? Il s’agit d’un « agrément » (p. 146-147) dans lequel, sans expliquer pourquoi un lieu commun fait ressortir un certain sens, on le reçoit tel quel pour qu’il devienne transparent et qu’on pénètre dans l’esprit du poète. En fin de compte, si nous visons l’objectif de la Terreur, nous arriverons à la Rhétorique. Mais, derrière cette conclusion selon laquelle l’idéal de la poésie est l’état dans lequel le lieu commun est vraiment commun, se trouve peut-être l’expérience de Paulhan d’avoir regardé cet état de l’extérieur.

L’intérieur et l’extérieur de la communauté

12Paulhan a commencé à réfléchir au lieu commun très tôt, avant même de se lancer dans l’édition et la critique littéraire. Et là, il a analysé le lieu commun en un sens du point de vue de la Terreur, c’est-à-dire du point du vue où un lieu commun n’apparaît pas comme un lieu commun ; en bref, du point de vue d’un locuteur de langue étrangère. Après ses études universitaires, il enseigne le français et la philosophie dans un lycée de Madagascar. À cette occasion, il découvre et recueille des poèmes folkloriques, les « Hain-tenys », qu’il publiera en 1913 dans Les Hain-Tenys. De plus, il s’intéresse à l’utilisation fréquente de proverbes par les Malgaches dans leurs conversations quotidiennes. Apprenant progressivement la langue malgache, chaque fois que quelqu’un utilise un proverbe dans une conversation, il essaie de le paraphraser dans une phrase explicative ou de répondre avec une partie du proverbe, en essayant d’en comprendre le sens. Mais, chaque fois, il échoue. Les individus disent « Ce n’est pas tout à fait ça » ou ils ne comprennent rien à l’intention (Paulhan, [1913, 1927] 2009, p. 172-177). Paulhan résume cette expérience en 1925 dans un livre intitulé L’Expérience du proverbe. Il envisage même de présenter une thèse de doctorat sur la sémantique des proverbes sous la direction du linguiste Antoine Meillet (p. 636).

13Les proverbes sont des expressions transmises depuis longtemps au sein d’une communauté linguistique. Il s’agit de formules utilisées au sens figuré et ayant une fonction didactique ou satirique. Les phrases ont une forme de phrase fixe, sont répétés sous la même forme bien qu’ils soient utilisés dans diverses situations et ne fonctionnent pas s’ils sont partiellement modifiés. Henri Meschonnic souligne l’impossibilité de la définition des proverbes dans une réflexion sur le proverbe et la poésie. Même si un proverbe apparaît sous une forme de métaphore, « ce n’est pas comme métaphore qu’un proverbe est proverbe, c’est comme proverbe qu’un proverbe est métaphore » (Meschonnic, 1976, p. 427). Ce que Paulhan a rencontré à Madagascar est une situation dans laquelle les proverbes ne peuvent pas être réduits à des explications ni compris en étant décomposés en éléments mais seulement « passent » tels quels. Un proverbe « passe » tel qu’il est dans son intégralité. Il disparaît et il n’en reste aucune matière linguistique : le proverbe est transparent. Cette expérience des proverbes semble avoir été à l’origine de la proposition de Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes de « faire communs les lieux communs ». Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, il écrit : « Soit littéraire ou banal, le lieu commun est un événement du langage qui, dès sa première apparition, nous ravit en esprit » (p. 143).

14Cependant, il faut immédiatement ajouter que Paulhan maintient en même temps une position dans laquelle le lieu commun ne peut pas être accepté comme commun. Il s’agit de la position de l’étranger ou du traducteur. Pour ceux qui n’appartiennent pas à la communauté linguistique de Madagascar, les proverbes ne sont pas transparents ni en voie de disparition, mais opaques. Leur matérialité et leur opacité s’accentuent lorsqu’on essaie de les traduire littéralement en français. Paulhan a par la suite mené plusieurs réflexions sur la traduction qui semblent se nourrir de cette expérience et auxquelles Blanchot s’est intéressé à plusieurs reprises. Il s’agit, en somme, du phénomène selon lequel la langue à traduire (langue étrangère) paraît plus expressive que la langue qui la traduit. Il s’agit là d’une considération à l’opposé tirée de « l’expérience du proverbe » que nous avons vue précédemment. Dans un article curieusement intitulé « Traduit de … », Blanchot écrit :

C’est un phénomène sur lequel l’auteur de La Demoiselle aux miroirs [Paulhan] est revenu souvent et dont il a donné cette définition : « La langue à traduire nous paraît plus imagée à la fois et plus concrète que la langue où nous la traduisons. »

Ce paradoxe ne peut rester sans conséquences littéraires. Admettons que l’un des objets de la littérature soit de créer un langage et une œuvre où le mot mort soit vraiment mort, et le mot guerre vraiment la guerre, il apparaît que ce nouveau langage devrait être par rapport à la langue courante ce qu’un texte à traduire est pour le langage qui le traduit. (Blanchot, 1949, p. 173-174.)

15À partir de là, Blanchot réfléchit à une vision de la littérature dans laquelle les œuvres littéraires s’éloignent du familier et tentent d’atteindre la « dignité d’une langue traduite ». Cette quête ultime est exprimée dans le titre de l’ouvrage de Joë Bousquet, Traduit du silence. Le titre de l’article de Blanchot, « Traduit de … », est également révélateur : « Une traduction à l’état pur, une traduction allégée de quelque chose à traduire » (p. 174). Ici, les réflexions de Paulhan fonctionnent dans un sens différent de celles des Fleurs de Tarbes. Il est donc, au fond, difficile de définir ce qu’est la littérarité du lieu commun pour Paulhan. Cependant, il est certain qu’il a tenté d’envisager l’événement du lieu commun à la fois de l’intérieur et de l’extérieur de la communauté.

La vibration et la volatilisation par le langage – l’idée de la littérature chez Blanchot

16Comment une telle défense de la Rhétorique par Paulhan a-t-elle influencé Blanchot alors qu’il faisait ses premiers pas comme critique littéraire ? Nous aimerions répondre à cette question essentiellement de deux manières.

17Premièrement, Blanchot prend conscience de la nature « générale » du langage : Blanchot l’a développée à travers ses lectures de Mallarmé et de Hegel dans ses critiques des années 1940, avec à l’arrière-plan la théorie du langage de Paulhan. La lecture de Mallarmé qui suit n’aurait pu se faire sans celle des Fleurs de Tarbes. Dans « Le mythe de Mallarmé », Blanchot conteste ainsi l’interprétation valéryenne de la division mallarméenne du langage :

Par exemple, Mallarmé croit à l’existence de deux langages, l’un essentiel, l’autre brut et immédiat. C’est là une certitude qu’assurera encore Valéry et qui depuis nous est devenue très familière. Pourquoi ? Cela est moins évident. Mallarmé a comparé le mot commun à une monnaie d’échange, à tel point qu’il suffirait le plus souvent, pour nous faire comprendre, « de prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie ». Mais veut-il dire, comme l’indique le commentaire de Valéry, que ce langage est nul, parce qu’étant au service de la fonction de compréhension, il disparaît complètement dans l’idée qu’il communique ou dans l’acte qu’il annonce ? Tout au contraire. « À quoi bon, dit Mallarmé, la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant ; si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure. » On trouve, dans cette réponse, une indication remarquable. Le mot n’a de sens que s’il nous débarrasse de l’objet qu’il nomme : il doit nous en épargner la présence ou « le concret rappel ». Dans le langage authentique, la parole a une fonction, non seulement représentative, mais destructive. Elle fait disparaître, elle rend l’objet absent, elle l’annihile. (Blanchot, 1949, p. 37-38.)

18Le « langage authentique » ne désigne ici pas un langage sous la forme d’un « poème ». Blanchot parle plutôt du « mot commun » que Mallarmé a comparé à une pièce de monnaie, c’est-à-dire un langage qui sert à représenter. Comme la phrase « Dans le langage authentique, la parole a une fonction, non seulement représentative, mais destructive » l’indique, Blanchot ne nie pas que le « langage authentique » dispose d’une fonction représentative. Le passage de Mallarmé a séduit Blanchot non pas parce qu’il propose deux états du langage, mais parce qu’il met en évidence le pouvoir destructeur que le langage représentatif exerce sur les choses réelles en même temps qu’il les représente. Ce pouvoir est décrit par l’expression « la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole ». Blanchot poursuit :

Jusque-là, nous pouvons reconnaître l’origine de telles remarques. Mallarmé a été frappé par le caractère du langage qui est d’être significatif et abstrait. Tout mot, même un nom propre, même le nom de Mallarmé, désigne, non pas un événement individuel, mais la forme générale de cet événement : quel qu’il soit, il reste une abstraction. (p. 37-38. Nous soulignons.)

En 1943 déjà, Blanchot reconnaît profondément ce caractère « général » du langage :

Un écrivain qui écrit « Je suis seul » ou comme Rimbaud : « Je suis réellement d’outre-tombe » peut se juger assez comique. Il est comique de prendre conscience de sa solitude en s’adressant à un lecteur et par des moyens qui empêchent l’homme d’être seul. Le mot seul est aussi général que le mot pain. (Blanchot, 1943, p. 9. Nous soulignons.)

19Cela signifie qu’un écrivain ne peut jamais abandonner son souci du langage ; c’est un point sur lequel Blanchot insiste constamment dans les années 1940. En d’autres termes, il ne peut jamais réussir à être totalement écrivain de la Terreur tant qu’il continue à écrire. Dans cette perspective, Blanchot parle de Gide, de Pascal et de Kafka. Lorsqu’il écrit sur Kafka : « Du moment qu’on écrit, pense-t-il, l’on ne peut se passer de bien écrire. […] il lui faut être bon artisan, mais aussi esthète, chercheur de mots, chercheur d’images » (Blanchot, 1949, p. 22) ou lorsqu’il écrit : « Ce qui est étrange, ce n’est pas seulement que tant d’écrivains croient engager toute leur existence dans l’acte d’écrire, mais qu’en s’y engageant ils donnent tout de même naissance à des œuvres qui sont des chefs-d’œuvre du seul point de vue de l’esthétique, point de vue que précisément ils condamnent » (p. 23), il est clair que Blanchot, s’appuyant sur l’argumentation de Paulhan, affirme l’impossibilité d’être un écrivain de la Terreur, l’inévitabilité d’être Rhétoriqueur tant qu’on est écrivain. Blanchot n’a cessé d’argumenter sur cette question en la qualifiant d’« aporie du langage » (Blanchot, 1943, p. 9).

20Deuxièmement, Blanchot, devenu critique littéraire dans les années 1940, ne s’inscrit pas dans le schème de l’opposition entre le langage représentatif, réductible au sens, et le langage littéraire comme matière opaque qui ne peut renvoyer qu’au langage lui-même. Comme nous l’avons vu plus haut, Paulhan trouve de l’« agrément » au fait qu’un lieu commun dans un poème se rende transparent et fasse pénétrer les lecteurs dans l’esprit du poète. C’est pourquoi la position de Blanchot à l’égard de Mallarmé, qui est souvent discuté aux côtés de Paulhan, est subtilement différente de la place de Mallarmé chez Foucault : « avec Nietzsche, avec Mallarmé, la pensée fut reconduite, et violemment, vers le langage lui-même, vers son être unique et difficile » (Foucault, [1966]1990, p. 317).

21Certes, dans « La littérature et le droit à la mort », Blanchot célèbre également la matérialité du langage, en se référant à la distinction entre prose et poésie présente dans Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre, en rappelant la poésie de Ponge. Mais cela ne l’empêche pas de s’intéresser à la transparence qui est inextricablement liée à la matérialité, c’est-à-dire au phénomène merveilleux du langage qui « passe » malgré son arbitraire – bien entendu, à la vérité, qui « passe » à cause de son arbitraire, comme le montre Saussure. En effet, plus tard, dans L’Espace littéraire, Blanchot examine la relation entre l’« œuvre » et l’« objet » à la lumière de la distinction établie par Heidegger entre l’« œuvre » et la « chose » (Ding) dans « L’origine de l’œuvre d’art ». Tandis qu’il affirme que « L’œuvre fait apparaître ce qui disparaît dans l’objet », il évoque le modèle de l’argent à propos de l’« objet » : « Ce qu’évoque parfaitement les diverses transformations de l’argent, d’abord métal pesant, jusqu’à cette métamorphose qui fait de lui une vibration insaisissable, par quoi toutes les réalités du monde, devenues objet, sont elles-mêmes, dans le mouvement du marché, transformées, volatilisées en moments irréels toujours en déplacement » (Blanchot, [1955] 1988, p. 296-297). Par le mouvement du marché, les réalités du monde se volatilisent en devenant objets. La « vibration » de l’argent et la « volatilisation » des choses réelles évoquent précisément le passage du « Crise de vers » de Mallarmé auquel Blanchot a prêté plus d’attention qu’à d’autres dans « Le mythe de Mallarmé ». En comparant le mot commun à une monnaie d’échange, Mallarmé avait décrit « la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole ». Ainsi, la « vibration » d’« un fait de nature » dans « Crise de vers » est remplacée dans L’Espace littéraire par la « volatilisation ». C’est que l’« œuvre » n’est pas, pour Blanchot, à l’opposé de l’« objet », mais elle est ce qui présente matériellement le mouvement « vibratoire » causé par l’« objet ». La « vibration » et la « volatilisation » constituent le mouvement de la chaîne signifiante qui se produit lorsque l’échange de mots-monnaie rend imperceptible leur poids et que les choses réelles se volatilisent en objets. L’œuvre présente ce mouvement de manière matérielle.

22Par conséquent, le fait que le langage soit matériel ne veut pas dire qu’il ne signifie pas. Cela indique plutôt que le sens et la matière sont une seule et même chose. Ceci est illustré, par exemple, par la gêne exprimée à plusieurs reprises par Blanchot à l’égard des critiques qui tentent de déchiffrer schématiquement la signification d’un poème. En 1942, il critique d’un ton furieux l’attitude de Charles Mauron dans son Mallarmé l’Obscur (1941), qui prétend « traduire » en prose tous les poèmes de Mallarmé : « l’œuvre poétique a une signification dont la structure est originale et irréductible, que cette signification ne peut se comparer au sens qui fonde l’intelligibilité pratique et que toute tentative pour la saisir en négligeant cette structure est aussi absurde que le serait l’étude du chien, animal aboyant, pour la connaissance du Chien, constellation céleste ». Et il cite, pour renforcer son affirmation, un propos de Breton : « Il s’est trouvé, a écrit André Breton, quelqu’un d’assez malhonnête pour dresser un jour, dans une notice d’anthologie, la table de quelques-unes des images que nous présente l’œuvre d’un des plus grands poètes vivants ; on y lisait : Lendemain de chenille en tenue de bal veut dire : papillon. Mamelle de cristal veut dire : une carafe. Non, Monsieur, ne veut pas dire. Ce que Saint-Pol Roux a voulu dire, soyez certain qu’il l’a dit » (Blanchot, 1943, p. 127-128 ; Breton, 1992, p. 276-277). En 1982, dans une lettre adressée à Vadim Kozovoï, un poète russe, Blanchot écrit avec le même exemple en tête : « Quel est le sens d’un poème ? Il est presque toujours possible de le mettre en prose, ce que j’appelle “le mettre à plat”. Alors, il disparaît. Car, comme l’affirmait Breton (et Saint-Pol Roux), ce qu’un poème veut dire, il le dit. » Il poursuit en expliquant la stérilité de la « mise à plat » du « Sonnet en yx » de Mallarmé (Blanchot, 2009, p. 66-67).

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23Transparence et opacité, sens et matérialité, intériorité et formalité ou esthétique, authenticité et inauthenticité… en bref, la Terreur et la Rhétorique sont inextricablement liées. Ce n’est que dans leur inséparabilité qu’il est possible de répondre à la question : « Comment la littérature est-elle possible ? » Les Fleurs de Tarbes de Paulhan, qui présente certes une dichotomie audacieuse, a paradoxalement empêché Blanchot, en mettant l’accent sur la Rhétorique, de tomber dans un dualisme dogmatique.