Jean Paulhan et Brice Parain : Autour de la métaphysique du langage
1L’objectif de la présente étude est d’examiner la pensée de Jean Paulhan à travers son dialogue, direct et indirect, avec Brice Parain. Nous nous concentrerons principalement sur leurs œuvres respectives et montrerons que la dynamique de leur échange permet de revisiter Les Fleurs de Tarbes de Paulhan sous un angle nouveau.
2Parain, secrétaire de la direction littéraire de la Librairie Gallimard de 1927 aux années 1960 et qui joue, chez cet éditeur, un rôle important dans les domaines de la littérature russe et de la philosophie, établit une relation de complémentarité pendant plus d’un tiers de siècle dans le bureau de rue Sébastien-Bottin avec Jean Paulhan, directeur de la revue NRF. Mais leurs relations intellectuelles sont moins lisses que leurs relations professionnelles. Leur correspondance de 1938, partiellement publiée1, révèle les prémices de leur opposition, qui deviendra évidente dans les années 1940. Jean Clair, éditeur de cette correspondance, décrit leur échange comme un dialogue entre un « croyant en règles » (Paulhan) et un « croyant en Dieu » (Parain)2. La question de la science et de la métaphysique sera le point essentiel de leur confrontation à partir de 1938. Malgré le manque d’indices précis concernant la lecture de Parain par Paulhan, en particulier sa lecture du livre Recherches sur la nature et les fonctions du langage (désormais Recherches), et bien que les problématiques de la Terreur littéraire formulée par Paulhan et celles de la philosophie de Parain ne soient pas sur le même plan, cette différence éclaire le terrain philosophique où s’articule la pensée de Paulhan.
La science et la métaphysique
3Les idées de Paulhan et de Parain présentent des convergences qui permettent d’identifier plus précisément ce par quoi elles se distinguent et ce qui fait leur caractère singulier. Les deux auteurs ont pour point de départ la « misologie » de l’époque et partagent une perception dichotomique des notions de pensée et de langage. Les Fleurs de Tarbes proposent la notion de Terreur littéraire afin de désigner une attitude de l’écrivain à l’égard de sa matière, les mots, et d’analyser l’angoisse qui le hante quant à l’écart entre le langage et la pensée. Partageant le même intérêt, Brice Parain traite à sa manière de la méfiance envers le langage, en la resituant dans la philosophie occidentale traditionnelle. Il reprend le questionnement sur le fonctionnement du langage et de la parole, que la tradition métaphysique avait exclu de son investigation depuis Platon. Pour ce faire, son ambition est de renverser l’ordre établi : toutes les philosophies occidentales depuis Platon constituent, selon lui, une histoire des réponses à l’angoisse du langage, celle des hypothèses sur le rapport entre les mots et les idées.
4Bien que leur pensée se nourrisse des linguistiques de l’époque et de la recherche sur les conditions historiques de la conscience, la problématique chez ces deux penseurs déborde les recherches purement linguistiques. Significative à cet égard est leur position essentialiste : conscients du caractère institutionnel de la langue, ils s’intéressent pourtant au caractère spontané du langage, qui n’est pas réductible à des déterminations historiques, grammaticales ou sociales. Ce caractère spontané du langage n’est pas celui d’une parole qui serait spontanée par rapport au système de la langue, mais du langage pris comme un tout par rapport à la pensée. Le langage a ses propres lois que l’on ne peut transgresser ni ignorer, ce qui constitue pour les deux penseurs un axe essentiel de leurs recherches ; et l’analyse même de la pensée permet de découvrir en lui des lois de l’expression qui rendent possible cette pensée. Voilà l’« aboutissement commun3 » que Maurice Blanchot trouve chez Paulhan et Parain : la « révolution copernicienne » de la conception du langage, qui, pour reprendre l’expression de Blanchot dans son compte rendu sur Les Fleurs de Tarbes, « consiste à ne plus faire tourner uniquement le langage autour de la pensée, mais à imaginer un autre mécanisme très subtil et très complexe où il arrive que la pensée, pour retrouver sa nature authentique, tourne autour du langage4 ».
5Pourtant, c’est justement à propos des lois du langage que les deux penseurs se séparent. La divergence majeure se manifeste avant tout sur le plan méthodologique : la « métaphysique » que prône Parain se distingue de la « science » de Paulhan par son ambition de questionner le caractère ultime ou fondamental du lien entre le langage et la pensée. De 1938 jusqu’aux années 1960, la distance qui sépare les deux auteurs réside entièrement dans cette divergence de points de vue. Une première partie de leur correspondance, de mai à septembre 1938, concerne quasi exclusivement les lettres ouvertes de Paulhan sur le « pouvoir des mots » adressées à la revue Nouveaux Cahiers, et qui sont reprises dans la première partie de la version de 1941 des Fleurs de Tarbes. La problématique du débat était donc la suivante : existe-t-il un pouvoir des mots ? Parain reconnaît d’emblée son existence et avance que la source de ce pouvoir est d’ordre « métaphysique », car la totalité de la raison (la pensée et son expression) ne pourra être assurée qu’en recourant à ce qui, antérieur en origine, conditionne cette totalité.
Si pensée et langage sont deux phénomènes simultanés ayant pourtant quelque rapport entre eux, ils ne peuvent être que les manifestations simultanées d’un autre phénomène qui serait leur cause commune, [...]. Telle est, me semble-t-il, l’idée de toutes les philosophies intuitives (les noces de Platon, l’intuition de Spinoza...), qui sont aussi des théologies, car l’origine commune de la pensée et du langage humain, ne peut être qu’une pensée (à défaut d’autres noms) qui lui soit supérieure5.
6Paulhan, lui, expédie cette question métaphysique. Les analyses du langage ne nous élèvent pas au-dessus des arguments rationnels – la raison ni le langage ne sont nullement atteints par le pouvoir transcendant, car le pouvoir des mots est pour Paulhan un effet des illusions engendrées dans la conscience des écrivains. « Quand je dis que le pouvoir des mots est une illusion, je veux dire très précisément qu’il n’existe rien de réel qui ressemble au pouvoir des mots, [...]. Je le montre, et par quelle erreur de l’esprit se forme l’illusion6. » Selon le critique, le pouvoir des mots sur l’esprit est un effet de l’« illusion de projection » qui consiste dans cette confusion entre l’idée et son véhicule : les terroristes croient en une infidélité des mots à l’égard de la pensée parce qu’ils « parlent presque indifféremment, dirait-on, d’un pouvoir des abstractions, d’un pouvoir des mots7 ». Dans son essai de 1953, « Petite préface à toute critique », Paulhan s’efforce ainsi de dénoncer la confusion entre les mots et telle ou telle idée au sein de la philosophie du langage telle qu’elle est posée par Brice Parain. Quand le philosophe annonce parler philosophiquement du langage, il ne réfléchit jamais au langage proprement dit, aux problèmes linguistiques8.
7Pour Paulhan, si la dimension philosophique du langage se résume à la question de l’illusion et donc se réduit à la dimension psychologique, les thèses de Parain sont recevables. Mais une telle réduction de la métaphysique à l’illusion peut-elle être acceptée ? Le statut ambigu que Paulhan confère à ce qu’il appelle les « lois du langage » semble l’interdire. Tâchons d’aborder cette question en nous concentrant sur son projet des Fleurs de Tarbes.
La science et le mystère
8Dans une longue lettre du 11 août 1944 adressée à Joë Bousquet, Paulhan, en vue d’expliquer le projet qui prolonge les Fleurs de Tarbes, développe le commentaire de quelques idées principales de la philosophie de Parain. Notons d’abord que cette lettre constitue une réponse à la querelle entre Brice Parain et Jean-Paul Sartre dans laquelle ce dernier avait vivement critiqué les Recherches sous l’angle phénoménologique dans son essai « Aller et retour »9.
9À bien des égards, on peut considérer cette lettre comme une synthèse de sa position vis-à-vis de Parain. Dès les premières lignes, Paulhan explicite ce qui les rapproche et ce qui les distingue. Qu’il traite de littérature ou de philosophie, Paulhan s’accorde avec Parain sur leur but commun, celui de parvenir à « dégager les lois premières, essentielles de tout langage : les rapports naturels des mots aux pensées ». Son objectif ainsi défini, Paulhan refuse nettement de s’inscrire dans une « opinion vague » que prône, selon lui, la métaphysique en général, et selon laquelle il existe un « point de départ » ou une « origine » du langage. C’est là que Paulhan fait l’éloge d’une remarque critique de Sartre qui estime que Brice Parain fabrique artificiellement son problème en traduisant diverses théories métaphysiques en théories du langage.
10Mais, à lire attentivement, on peut remarquer que cette lettre n’est pas seulement pour Paulhan l’occasion de critiquer la philosophie de Parain, mais celle d’exposer son projet de ce qu’il appelle la « science » du langage dont Les Fleurs de Tarbes sont l’un des fruits. Paulhan explique son point de vue en distinguant clairement deux niveaux dans son rapport critique à Parain : l’objet (la pensée de Parain) et son projet.
L’on n’a pas assez vu, que dans le tome 1 des Fleurs [de Tarbes], la première partie était toute d’« opinions », n’avait d’autre utilité que de conduire à l’essai de « science » que constituait la seconde : lois de projection, d’inversion ; efficacité relative d’une illusion ; intervention et le reste. D’autre part ma Clef de la poésie constitue à ce tome 1 une sorte de flanc-garde : si même il existe un « mystère » de la poésie et du langage – comme tous les gens le répètent, mais aussi comme il semble résulter des théories des philosophes, lesquels tantôt traitent du langage comme s’il était esprit, tantôt de l’esprit comme s’il était langage (cf. querelles Condillac-Bonald, Parain-Sartre) ; (et se querellent là-dessus – en sorte qu’une logique appliquée aurait d’abord à les tenir, ni plus ni moins que les premiers venus, comme objets de son observation). Il n’empêche pas du tout les lois (comme on serait tenté de me l’opposer) : simplement, il en résulte, pour ces lois, une structure particulière, et double10.
11Suivant le programme esquissé ici, on peut dire que la philosophie parainienne est observée à distance comme un spécimen participant à ce que Thibaut Sallenave appelle un « projet taxinomique11 » : les différentes opinions dont font partie celles de Parain et de Sartre sont systématiquement évoquées pour permettre d’élaborer la science qui en dégage des lois.
12Pourtant, la distance qui sépare les deux penseurs ne semble pas être aussi grande que le pensait et le souhaitait Paulhan. Intéressons-nous au fait qu’une semblable idée, l’idée de la « structure double » des lois et du mystère, s’observe à la fin des Fleurs de Tarbes ainsi que dans la conclusion de Recherches de Parain. Ils ont l’un et l’autre reconnu leur filiation avec les idées de Pascal. Dans la lettre citée, Paulhan renvoie à ce fragment de Pascal pour expliquer l’effet du mystère : « [p]resque tous les philosophes confondent les idées des choses et parlent des choses corporelles spirituellement et des spirituelles corporellement12 ». Il rejoint là la recherche pascalienne d’un point de vue unique où toute chose apparaît dans sa vérité. L’écrivain classique avait affirmé en effet : « Il faut avoir un point fixe pour en juger [du langage]. Le port juge ceux qui sont dans un vaisseau13. »
13Quel est le statut de ce port ? Pour un chrétien, ce ne saurait évidemment être que Dieu. Tel est le cas de la pensée de Parain. D’une part, dans ses Recherches, le philosophe accorde une grande attention à la cohérence et au système des lois du langage. Mais, d’autre part, l’on a l’impression, en lisant la conclusion du livre, qu’il voulait confirmer l’expérience du mystère et le rejoindre.
Les lois de son action [du langage] sont plus impénétrables encore, sans doute, que celles de la nécessité physique. Elles n’en sont pas moins strictes. Cela, nous le sentons dès notre premier mot. Mais ce que nous ne comprenons que beaucoup plus tard, souvent trop tard, hélas ! c’est qu’elles sont les lois d’une transition parce que le langage n’est qu’un moyen pour nous attirer vers son contraire, qui est le silence et qui est Dieu14.
14Le retour du terme pascalien « transition », qui renvoie, au-delà de l’ordre des choses, à un tout autre ordre, est ici significatif. Le mystère apparaît comme sens et comme objet fournissant la raison finale de tout. Mais la connaissance finie de l’homme lui interdit de le rejoindre définitivement. Toute prise de parole est ainsi une nostalgie de l’Être. C’est en cela que dans le projet de Parain on peut déceler un écho de la critique de Heidegger à l’égard de la métaphysique traditionnelle, dans la mesure où la pensée conceptuelle y est considérée comme fondée sur une expérience plus primordiale de l’inachèvement. En effet, Heidegger apparaît à la fin de l’introduction des Recherches, mais davantage comme un exemple de volonté de retrouver dans le concept une trace de l’expérience non conceptuelle que comme une autorité philosophique à part entière. Sur ce point, Parain suit Pascal15. Au lieu d’attribuer toute la vérité au langage humain, Pascal accepte que, dans le langage, il y ait une vérité au-delà de l’ordre humain – une vérité des mots qu’il appelle « mots primitifs » – et reconnaît la finitude de l’homme. Devant l’impuissance de l’homme, Parain, pascalien, animé par l’espoir de recevoir la grâce, demande à Dieu la garantie des lois cohérentes du langage.
15Paulhan, quant à lui, n’explique jamais ouvertement comment sa recherche des lois du langage peut unifier systématiquement la connaissance empirique. Sa conception psychologique d’une continuité entre l’ordre des mots et l’ordre de l’esprit restait imprécise dans Les Fleurs de Tarbes. Concernant sa lettre citée, l’imprécision de ce « si même ..., il n’empêche pas du tout ... » ne nous permet pas d’y découvrir la logique du dédoublement entre les lois et le mystère en question (le mystère est-il en dehors du système linguistique ou à nouveau reproduit dans le système ?). Dans son commentaire de la méthode paulhanienne, Gaëtan Picon estime que le passage de l’ordre de la pensée à celui du langage semble, chez le critique, être promis par un terrain commun préalablement acquis : « C’est que se devine, au fond, une harmonie préétablie entre l’esprit et son expression. Si l’acceptation du langage libère l’esprit, c’est qu’ils sont tous deux de même étoffe16. » Doit-on reconnaître dans une telle affirmation quelque chose comme la reprise, ou du moins la tentation de la reprise d’un thème classique de la métaphysique, celui du fondement de tout le langage, de la dimension constitutive de tout le discours ? Ne pourrions-nous pas à ce niveau lire Les Fleurs de Tarbes comme un retour à la métaphysique17 ?
16La question est de savoir si le fondement du langage humain est ou non déjà de la théologie, c’est-à-dire s’il existe une origine du langage, ou s’il n’existe rien de tel, de sorte que le langage naîtrait nécessairement ex nihilo. Cependant, la tâche de déterminer le statut de telles fondations se heurte aussitôt à l’aporie inhérente à la question du commencement. Soulignons plutôt que c’est cette oscillation entre deux gestes de fondation que Paulhan exploite tout au long de son œuvre pour marquer la contradiction inhérente au langage. Il faudra donc revenir au texte des Fleurs de Tarbes et y voir comment cette structure du langage et du mystère émerge, en s’intéressant à ce qu’entend l’auteur par l’« illusion » des écrivains terroristes.
Le mystère dans le langage littéraire
17Si Paulhan refuse d’identifier un point d’origine à partir duquel nous pourrions mieux saisir le mystère du langage, c’est parce qu’il veut que le mystère soit dit au sein de l’expérience elle-même, parce qu’il l’inscrit, autrement dit, dans une mise en scène, ou l’écrit dans la modalité d’une fiction. Pour bien comprendre cela, tâchons de caractériser un tel mystère en le situant dans l’ensemble des Fleurs de Tarbes.
18Les chapitres et les sous-chapitres du livre indiquent un développement dans lequel le lecteur est invité à gagner une intelligibilité progressive de la situation ; mais un fil conducteur du livre est la transformation (ou renversement) de la Terreur en son contraire, la Rhétorique, plutôt que la cristallisation progressive de son identité (dans le sous-chapitre « La Terreur trouve à se justifier » : « Où la Terreur se rend utile », « Où la Terreur n’est pas sans vraisemblance », « Où la Terreur se montre véridique », « D’une Terreur accomplie », « La Rhétorique, ou la Terreur parfaite »). On peut percevoir ici l’un des efforts fondamentaux de Paulhan, à savoir que le livre dans son ensemble cherche à illustrer la difficulté de choisir une position juste devant l’objet – un point de vue, littéralement et métaphoriquement. En regardant un objet, en l’occurrence la Terreur, nous pouvons nous situer de multiples manières, mais beaucoup de ces positions sont insatisfaisantes.
19À partir de ce renversement de la Terreur et de la Rhétorique, qui mérite d’être examiné à bien des égards, intéressons-nous ici à l’écriture du texte qui illustre l’illusion en question. L’originalité de la conception du langage proposée dans Les Fleurs de Tarbes consiste à penser de manière dynamique la coïncidence d’un point de vue et de son objet. « Fuyez langage, il vous poursuit. Poursuivez langage il vous fuit18. » C’est à partir de cette relativité des choses que se constitue son idée d’une Terreur affectée par une illusion de perspective. Dans la pensée affectée par le langage, l’effet perspectif est inversé. Ce qui est proche paraît plus petit et ce qui est loin paraît plus grand. Entre notre regard et les idées qui nous sont internes, donc proches de nous, glissent des mots, comme écran, qui nous paraissent comme externes. D’après Paulhan, l’écrivain ne pourrait jamais échapper totalement à l’illusion d’optique ; l’auteur du livre lui-même ne pourra entièrement s’en arracher. Le fait que sa critique psychologique s’appuie sur une conscience elle-même affectée par ce régime d’illusions est, dans l’ensemble du livre, illustré par la sensation de vertige qui s’empare de l’auteur concernant la question de la Terreur.
S’il y a quelque bassesse, ou lâcheté, à penser autour d’un mot, et soumettre ainsi sa réflexion au langage, il ne faut pas aller chercher très loin le coupable : nous venons de l’être. [...] Nous avons été nous-même ce que nous poursuivions. Nous sommes nous-même en jeu19.
20L’effet de vertige souhaité par Paulhan est atteint par le dispositif du « roman détective » dont il se sert20. Certains sous-chapitres comportent d’ailleurs des termes qui rappellent aisément le roman policier (« portrait », « alibi »). Le choix du terme « roman détective » (et non celui de « roman policier ») nous permet de détecter une source d’inspiration chez Paulhan dans les romans policiers anglais : Bernard Baillaud rapporte que dans le dossier des Fleurs de Tarbes l’auteur insère un article de Paul Morand intitulé « Réflexions sur le roman détective21 ». Ce qui nous intéresse ici est que Morand y propose les deux notions d’invisibilité, deux types de mystification qui consistent à rendre l’objet ou le criminel invisible « à force de visibilité ». Il est fort probable que l’auteur des Fleurs de Tarbes s’inspire de l’« invisibilité morale », distincte de l’invisibilité matérielle ; le modèle de celle-là est Le Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie, « où le coupable est la personne même qui fait le récit du crime22 ». Le dispositif du roman policier lui paraît approprié à l’observation « scientifique » des Fleurs de Tarbes par le fait que l’invisibilité s’appuie sur la visibilité. Dans le texte, tout s’offre à la vérification par des observations, sans que rien d’inexprimable ni d’imperceptible ne soit supposé, par conséquent sans qu’il soit nécessaire de souscrire à aucune métaphysique23. Le mystère est pour lui celui d’une vérité à la fois fuyante et empiriquement certaine.
21Faire appel à un tel dispositif romanesque, à des détours et à des coups de théâtre, permet d’exprimer le problème de la relativité irréductible du point de vue de l’observateur. Dès que l’on se situe au point fixe à partir duquel paraît se dévoiler la vérité tout entière, on aperçoit un point où gît un mystère qui nous amène à un autre point de vue. « Il [celui qui pousse son enquête] doit enfin reconnaître, écrit Paulhan à la fin des Fleurs de Tarbes, dans cette métamorphose et ce renversement la figure précise du mystère », c’est-à-dire le point d’interaction entre la méthode du livre qui explore une structure du langage et le mystère qui défie cette méthode24. Plus généralement, l’acuité de notre observation des objets est accompagnée de la cécité d’une autre conjoncture qui leur donnait sens. Paulhan le montre par l’expérience du mystère qui s’opère dans un texte littéraire, sans pourtant le formuler abstraitement.
22Ainsi, sa divergence fondamentale avec Parain se révèle au sujet de la nature du mystère. Pour le philosophe, le mystère du langage appartient à celui du silence, de l’inexprimable ou de l’ineffable qui présuppose un sujet privilégié, un point de vue absolu et garant des vérités. Paulhan, quant à lui, estime que le mystère du langage apparaît non comme le sommet, mais comme la conjonction des deux plans. Il n’est donc pas pure et simple extériorité au langage, mais un point inhérent au langage, qui incite à une réorganisation des connaissances, qui fonctionne ainsi comme le moteur d’un discours différent. C’est en ce sens qu’il faudrait comprendre cette proposition conclusive du livre après la découverte du mystère : « Mettons enfin que je n’aie rien dit. » Cette construction de la dualité du message constitue une invitation à la relecture, qui rejoint l’analyse de Maurice Blanchot. Celui-ci remarque que Les Fleurs de Tarbes entraîne le lecteur dans un double mouvement : une première lecture séduisante et immédiate, suivie d’une seconde, où l’inquiétude et le doute s’installent25. Dans cette continuité, Paulhan met en place une dialectique où chaque lecture redéfinit les perspectives, non pas en cherchant à révéler un secret, mais en rendant perceptible l’instabilité du sens et du langage. Les Fleurs de Tarbes se présente ainsi moins comme un texte caché que comme un texte en mouvement, où le mystère cesse d’être une vérité cachée pour devenir un point de rupture où les certitudes s’effondrent. Se comprend ainsi le dualisme complémentaire et contrastif des lois et du mystère ou, en termes paulhaniens, de la perspective et de la tâche aveugle, qui détermine toute son œuvre et la marche de sa réflexion antithétique.
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23Pour Parain, l’écriture rend compte d’une révélation antérieure à la rédaction, tandis que Paulhan affirme qu’elle la constitue. C’est que le mystère paulhanien s’inscrit dans un type de développement dont on ne peut établir les règles (ou les lois) avant que d’en avoir fait l’épreuve, et dans laquelle les illusions ont leur place. La dimension fictionnelle des Fleurs de Tarbes forme ainsi une pensée qui s’énonce sans se donner de légitimité (« Mettons enfin que je n’aie rien dit »), parce qu’elle ramène son exposition à sa propre mise en scène. Parain n’y trouve qu’une réussite « littéraire26 », car elle évite la question du principe universel. Dans l’article publié en 1946 dans Combat, intitulé « Procès de la littérature moderne », le philosophe utilise le terme de « palinodie » pour critiquer « nos romantiques » parmi lesquels figure le nom de Paulhan : une alliance est dénoncée entre leurs prétentions excessives à « la liberté de l’esprit » et leurs désaveux qui se justifient par le « goût de l’art »27. Il s’agit pour Parain de commencer par le principe consistant à dire la vérité pour ne pas tomber dans la tromperie ou dans la séduction.
24Le malentendu persistant entre les deux hommes porte sur ces deux notions de vrai et de vraisemblable. Elles sont distinctes pour Parain, qui est à la recherche du fondement du vrai et qui ne cesse de critiquer la faiblesse morale de l’effort paulhanien qui risque à mettre le vrai au second plan en faveur du vraisemblable. L’intérêt de Paulhan, quant à lui, est de montrer comment la conscience ne peut saisir le vrai que dans sa réalité subjective et illusoire, donc comment elle ne comprend le vrai que comme le vraisemblable. C’est là l’objet d’analyse propre à la science du langage sur laquelle il parie. « Il y a eu, écrit Paulhan à Jean-Paul Sartre, une science qui se proposait justement d’étudier le langage en tant qu’on le parle. En tant qu’il sert à démontrer, à convaincre, à agir28 » : à savoir la rhétorique.