Vers un espace de la mort et de l’être : deux sens de la « Terreur » chez Maurice Blanchot
1Le mot « Terreur » est chargé d’un sens expressément politique dans l’œuvre de Blanchot au moins deux fois à deux moments différents1. La première occurrence se présente lorsque Blanchot entreprend une lecture des Fleurs de Tarbes de Paulhan, qu’il rédige sous le titre de « Comment la littérature est-elle possible ? » : il a été publié tout d’abord dans Le Journal des débats, puis repris dans Faux pas en 1943. La deuxième occurrence se trouve dans « La littérature et le droit à la mort » écrit en 1948, qu’il reprend dans La Part du feu en 1949.
2Il va sans dire que dans ces deux occurrences le mot « Terreur » ne porte pas un seul et même sens : dans la première le mot désigne les attaques terroristes (ou bien, des critiques véhémentes adressées aux rhétoriciens) alors que dans la seconde le même mot « Terreur » signifie plutôt l’état d’une société post-révolutionnaire où la menace de mort pèse sur les dirigeants politiques de l’ancien régime et sur les citoyens.
3Dans cet article, nous essayons d’examiner non seulement la différence de ces deux sens du mot « Terreur » mais également comment Blanchot a développé l’idée de l’œuvre en tant qu’espace de la mort et de l’être, à travers ses discussions avec Paulhan, Giraudoux, Sartre mais également avec Bataille et Levinas, tout en approfondissant sa réflexion sur le langage et la « Terreur » ; inutile de dire que cette idée de l’œuvre sera pleinement déployée et concrétisée dans L’Espace littéraire en 1955. Nous allons constater finalement que cette idée de l’œuvre en tant qu’espace de la mort et de l’être trouve sa première inspiration dans la lecture blanchotienne (« La parole “sacrée” de Hölderlin » recueilli dans La Part du feu) du texte de Heidegger sur Hölderlin (Comme au jour de fête..., Wie wenn am Feiertage), où Blanchot voit dans la réalisation du poème chez Hölderlin la mort du poète. En effet, Blanchot y envisage l’idée de l’œuvre hölderlinienne qui accueille « le Sacré », faisant référence à l’Ouvert (das Offene), le concept que Heidegger reprend à Hölderlin, alors que, dans L’Espace littéraire, il remarquera en examinant la notion d’Ouvert de Rilke que « l’Ouvert, c’est le poème » où tout retourne à l’être profond et où tout meurt (Blanchot, 1955, p. 183).
Réponse à Paulhan : La « Terreur » dans « Comment la littérature est-elle possible ? »
4« Comment la littérature est-elle possible ? » a été publié en trois temps dans Le Journal des débats en 1941 et a paru chez José Corti en 1942 avant d’être recueilli finalement dans Faux pas en 1943. Blanchot commence par présenter la conception critique appelée « terroriste » en résumant ainsi les propos de Paulhan : « D’après cette conception qui gouverne les lettres depuis cent cinquante ans, la littérature a pour devoir de se défendre contre les lieux communs et contre ces lieux plus vastes que sont les règles, les lois, les figures, les unités2. » Dans cette optique, les écrivains qui s’abandonnent aux clichés et aux conventions doivent renoncer à exprimer leur pensée et encore à chercher des « contacts vierges avec le monde », selon Blanchot.
5Blanchot remarque en prolongeant la réflexion de Paulhan qu’une telle conception critique était au fond celle de Hugo repoussant la rhétorique, de Verlaine et de Rimbaud et réconcilie étrangement Sainte-Beuve, Taine et les surréalistes par l’humiliation qu’elle inflige aux mots et par le rôle spécial qu’elle accorde à une pensée authentique. (Blanchot, 1943, p. 93) Pourtant, Blanchot ajoute, restant toujours fidèle aux arguments de Paulhan, que l’on peut se rendre compte très vite que la « Terreur » se trompe et que l’usage des lieux communs n’est ni un signe de paresse ni de verbalisme. Et Blanchot constate par la suite que Paulhan ne se bornant pas à découvrir l’illusion et l’insuffisance de la « Terreur » propose le veritable usage des lieux communs qui ont été critiqués depuis longtemps : « Il suffit donc de faire communs les lieux communs et de rendre à leur véritable usage les règles, les figures et les autres conventions qui suivent la même fortune. Si l’écrivain se sert comme il convient des images, des unités, de la rime, c’est-à-dire des moyens renouvelés de la rhétorique, il pourra retrouver le langage impersonnel et innocent qu’il cherche, le seul qui lui permette d’être ce qu’il est et d’avoir contact avec la nouveauté vierge des choses. » (Blanchot, 1943, p. 94)
6Par ailleurs, il ne serait pas superflu de rappeler que Blanchot, dans son article « Littérature » consacré au livre de Giraudoux portant le même titre, remarque chez ce dernier le recours fréquent à la rhétorique et « une confiance dans le langage humain » grâce à laquelle l’homme découvre « les régions vierges » du monde. Mais un tel optimisme témoigne, d’après Blanchot, d’une conscience littéraire indifférente aux « angoisses, aux délires et aux vœux d’anéantissement de l’âge moderne3 ».
7Alors, Blanchot tente d’imaginer l’inquiétude et les doutes que pourraient avoir les lecteurs lorsqu’ils lisent la conclusion de Paulhan. Faudrait-il croire qu’au fond, la « Terreur » n’est rien de moins qu’une erreur qui pourrait mettre la littérature en danger ? Nous pouvons sans doute reconnaître deux types d’écrivains parmi les terroristes. Pour le premier type d’écrivains, le langage a pour tâche d’exprimer correctement la pensée et d’en être l’interprète fidèle. À leurs yeux, écrire, c’est exprimer la pensée par le moyen d’un langage qui doit disparaître au moment où il apparaît, ou révéler l’esprit profond sans y projeter aucune ombre d’illusion. Pour le deuxième type d’écrivains, l’expression n’est que le rôle prosaïque du langage quotidien : la véritable fonction du langage n’est pas d’exprimer mais de communiquer ou tout simplement d’être. Écrire pour eux, c’est aussi faire apparaître la pensée secrète et profonde lorsqu’ils essaient d’exclure du langage tout ce qui le fait ressembler à la langue de tous les jours. Blanchot indique ici que ces deux types d’esprits vont connaître le même destin. Les premiers, voulant faire du langage le lieu idéal de la compréhension, sont amenés à en enlever tous les lieux communs qui gènent l’entente et finissent par vouloir supprimer le langage lui-même. Et Blanchot se réfère à Mallarmé pour envisager les esprits du second type : ces écrivains cherchant à bannir du langage les mots et les figures qui risquent de faire du langage un simple moyen d’échange, ont réussi à restituer à certains vocables une valeur d’événement. Pourtant, ils obligent les écrivains qui viennent après eux à rejeter ces mêmes vocables comme quelque chose de déjà corrompu par l’usage ; le langage qui peut être corrompu par une seule utilisation serait très probablement exposé à périr d’après Blanchot.
8C’est à ce point du texte que Blanchot relève la remarque de Paulhan qui retourne radicalement ses arguments : la « Terreur » qui conduit à renouveler, à détruire les lieux communs et le langage, n’est-ce pas en fin du compte la littérature elle-même, ou bien son âme ? Les écrivains « terroristes » n’ont en fait jamais renoncé ni au langage ni à la littérature. Si bien que lorsque nous contestons la « Terreur » et ses logiques, nous ramenons la littérature elle-même au néant. (Blanchot, 1943, p. 97)
9Alors, la question se pose de nouveau de savoir comment la littérature peut exister. Blanchot y répond en avançant que c’est par la vertu d’une double illusion : illusion de certains qui mettent en cause les lieux communs et le langage par les moyens mêmes qui produisent les lieux communs ; l’illusion des autres qui renoncent à la littérature et qui croient pouvoir la faire renaître sous une autre forme (métaphysique, religion, etc.).
10Sur ce point, Sartre, en se référant à la version de 1942 du texte de Blanchot, cite un passage relatif à l’illusion du second groupe d’écrivains, pour qui « la métaphysique, la religion et les sentiments tiennent la place de la technique et du langage » ; et il remarque juste après la citation : « J’ai bien peur que ce reproche, si c’est un reproche, ne puisse s’adresser à M. Blanchot lui-même. Le système de signes qu’il a choisi ne correspond pas tout à fait à la pensée qu’il exprime4. » Le fait que Sartre relève ce décalage entre le langage et la pensée de Blanchot dans un roman (Aminadab) le montre paradoxalement, pour Blanchot, il ne s’agit aucunement d’avoir l’illusion de renoncer à la littérature et de la remplacer par une métaphysique. Comme nous venons de le constater, il est évident que Blanchot ne cherche pas à retrouver « le contact vierge » avec le monde ni avec l’intériorité rassurante de l’esprit par un acte « terroriste », de même qu’il ne pense pas pouvoir découvrir « la région vierge du monde » au moyen de la rhétorique et de la confiance au langage. L’originalité de la pensée de Blanchot consiste à considérer la littérature dans son impossibilité même. Si l’attaque « terroriste » et la critique de la « Terreur » conduisent toutes les deux la littérature à son impossibilité, Blanchot vise à déceler « l’angoisse » et « les délires » au fondement de l’écriture et à concevoir un « espace littéraire » tout en restant dans le langage et sans considérer ce dernier comme un médium transparent qui fait apparaître le monde et la pensée tels qu’ils sont. Dans « De l’angoisse au langage » qui se trouve en tête du livre Faux pas, Blanchot décrit l’état d’un écrivain isolé des autres, qui continue à écrire dans une profonde angoisse et il observe : « Il arrive un moment où le littérateur qui écrit par fidélité aux mots écrit par fidélité à l’angoisse ; il est écrivain parce que cette anxiété fondamentale s’est révélée à lui, et en même temps elle se révèle à lui en tant qu’il est écrivain... 5 » Ainsi, Blanchot indique que l’angoisse fait apparaître le « vide » ou le « rien » comme l’objet propre de l’écrivain et que l’écrivain, par les images et toutes les beautés littéraires qu’il utilise, se voit en passe d’atteindre le « vide ». Ce « vide », il y aurait lieu de l’interpréter comme ce qu’il appellera le « point » central du langage littéraire douze ans plus tard dans L’Espace littéraire, lorsqu’il affirme, mettant en doute le privilège du langage essentiel mallarméen, qu’écrire, ne consistant pas à perfectionner le langage, commence seulement comme l’approche de ce point où rien ne se révèle, où « l’accomplissement du langage coïncide avec sa disparition. » ( Blanchot, 1955, p. 46 ) S’il est dit dans le même passage de « De l’angoisse au langage » que toutes les puissances littéraires remontent vers ce « rien » et que ce « rien » les absorbe par une consommation sans but et sans résultat, il ne serait sans doute pas trop abusif de rapprocher ce « rien », ou ce « vide », du « rien » que révèle le « non-savoir » chez Bataille. Il va sans dire que Faux pas contient le texte de Blanchot sur L’Expérience intérieure de Bataille. Mais dans son texte intitulé « Recherches sur le langage » consacré aux deux livres de Brice Parain, Blanchot explique les traits essentiels du langage littéraire en recourant à ce concept de « non-savoir » : « Le langage est lié au savoir en tant qu’il lui assure des points fixes, une permanence, une détermination par le général, c’est-à-dire un arrêt dans la recherche passionnée du résultat, mais il est lié aussi au savoir, dans la mesure où il prétend se lier au non-savoir, s’entraîner à travers des retournements, des ruptures, des malentendus, par une éternelle confrontation et un éternel renversement du pour et du contre, vers une négation de tout principe stable qui est aussi une négation de lui-même6. »
11Nous savons que le « non-savoir » est un concept qu’a inventé Bataille pour rendre compte de la perte totale du sens, capable de relativiser le savoir absolu de Hegel. Et il ne fait pas de doute que Bataille en ait eu l’idée à travers son expérience du déchirement de la conscience ou de sa « mort ». Et Blanchot, de son côté, réfléchit sur ce concept de Bataille dans son texte « L’Expérience intérieure » et conclut que le non-savoir n’est pas un mode de compréhension mais il est « le mode d’exister de l’homme en tant qu’exister est impossible7. » D’où il est possible de supposer que, dès cette époque, Blanchot considérait le langage littéraire comme ce qui rend possible une expérience ontologique.
12Or, dans son article consacré à L’Expérience intérieure de Bataille, « Un nouveau mystique », Sartre soutient que Bataille partage la haine du discours et du langage avec beaucoup d’écrivains contemporains dont Camus, mais que cette haine diffère de celle du « terroriste », en ce qu’elle est plutôt celle du mystique qui essaie d’aboutir au « non-savoir » par le déchirement du discours considéré comme un projet ou une entreprise. S’il en est ainsi, ne pourrait-on pas dire, dans une certaine mesure, que la conception critique blanchotienne de la littérature diffère également de celle du « terroriste » en ce qu’elle tente de lier le langage au « non-savoir » d’une manière presque analogue à celle de Bataille, à ceci près que Blanchot, n’étant pas conduit par la haine du discours, ne cherche pas à détruire simplement le langage.
La littérature en tant qu’espace de la mort et de l’être, la « Terreur » dans « La littérature et le droit à la mort »
13Blanchot examine la notion de « Terreur » d’une autre manière dans « La littérature et le droit à la mort » écrit en 1948 et publié dans La Part du feu en 1949. La question « Pourquoi écrit-on ? » s’énonce dès le début de l’article et Blanchot ajoute tout de suite que la question « Qu’est-ce que la littérature ? » n’a jamais reçu que des réponses insignifiantes d’une façon qui ne va pas sans évoquer le livre de Sartre publié la même année.
14Or, un des éléments majeurs qui séparent cet article de « Comment la littérature est-elle possible ? » est sans doute l’influence visible de Hegel. Blanchot réfléchit sur le rapport de l’écrivain à son œuvre à l’appui de la Phénoménologie de l’esprit et plus particulièrement de cette proposition hegélienne : « L’individu ne peut savoir ce qu’il est, tant qu’il ne s’est pas porté, à travers l’opération, jusqu’à la réalité effective8 ». Ainsi se demande-t-il : si l’œuvre est toute entière présente préalablement dans l’esprit de l’écrivain, et si cette présence est essentielle, pourquoi la réaliserait-il davantage au moyen de l’écriture ? Et si, au contraire, l’écrivain prend conscience que l’œuvre ne peut être réalisée que par les mots qui « la déroulent dans le temps et l’inscrivent dans l’espace », cela veut dire qu’il se mettra à écrire à partir de « rien » et en vue de « rien ». De surcroit, l’écrivain sait qu’il ne se réalise lui-même que par son œuvre et qu’il n’est donc « rien » avant la création de son œuvre. Cette situation singulière, Blanchot cherche à l’éclairer par une phrase de Hegel : l’écrivain se voit « comme un néant travaillant dans le néant ». (Blanchot, 1949, p. 296) Si bien qu’on pourrait dire que c’est cette force négative de « rien » qui rend possible la littérature.
15Blanchot essaie de passer au crible ensuite le rapport contradictoire que l’écrivain doit entretenir avec la société. L’écrivain qui n’est « rien » peut très bien ne s’attacher qu’au sens que l’œuvre a pour lui seul et, dans ce cas, il n’importe pour lui qu’elle soit appréciée ou non par les lecteurs. Que la société néglige son œuvre, il n’en a cure : il ne l’a écrite que pour « nier les circonstances ». Pourtant, il arrive également que les circonstances apprécient tout à coup une œuvre et en font même un chef-d’œuvre, alors qu’elle est née dans une solitude totale, dans un moment d’abandon où se trouvait son auteur. Ou bien, au contraire, l’écrivain peut affirmer que sa tâche est d’écrire pour autrui, qu’il n’a en vue que l’intérêt des lecteurs. Pourtant, l’intention de l’écrivain ne s’accomplit que partiellement. Car s’il n’était pas attentif à ce qu’il fait, si la littérature, non la réalité, ne l’intéressait pas tout d’abord, il ne pourrait même pas écrire. De la sorte, Blanchot remarque que l’écrivain a beau prendre pour caution de son œuvre un idéal politique, ou des valeurs sociales, cet idéal ou ces valeurs ne pourraient jamais être tout à fait les siens ; « il ne peut jamais se fixer définitivement là où il se croit être ». (Blanchot, 1949, p. 301) Quand un écrivain écrit un roman et que ce roman implique certaines propositions politiques, il semble avoir partie liée avec cette cause politique. Les autres, militants qui luttent pour réaliser cette cause, sont même tentés de reconnaître en lui l’un des leurs ; mais dès qu’ils s’approchent de ce livre, ils s’aperçoivent que l’écrivain n’a partie liée avec cette cause que partiellement, et que ce qui l’intéresse dans la cause, c’est sa propre opération littéraire. Il ne serait pas difficile de constater dans cette analyse blanchotienne, un regard critique sur l’idée sartrienne de la « littérature engagée ».
16La critique blanchotienne de la littérature d’action se déroule autour de deux points : 1) l’écrivain ne peut rester le même avant et après la production de son œuvre ; 2) l’œuvre est une négation totale de la réalité, qui nie même la négation du temps. Sur ce deuxième point, Blanchot prend comme exemple un thème politique qui est celui de la « liberté ». L’œuvre littéraire peut exercer une très forte influence sur la société à tel point qu’elle transforme radicalement le monde. Par exemple, quand un écrivain est privé de liberté soit parce qu’il est emprisonné, soit parce qu’il vit en esclavage, s’il trouve quelques instants de liberté pour écrire, il pourra créer un monde sans esclave ; ainsi, l’homme enchaîné acquiert immédiatement la liberté pour lui et pour le monde.
17Pourtant, si l’œuvre exerce ainsi une action prodigieuse sur le monde, cette action intéresse Blanchot moins que la négation par laquelle l’œuvre s’éloigne de la réalité. Pour autant que l’écrivain se donne instantanément la liberté qu’il n’a pas en réalité, il doit négliger ce qui doit être réellement fait pour que l’idée abstraite de la liberté se concrétise. La négation qu’exerce l’œuvre est totale : elle ne nie pas seulement la situation d’un homme enchaîné, mais elle « passe par dessus le temps qui dans ce mur doit ouvrir les brèches » (Blanchot, 1949, p. 306), elle nie même la négation du temps. Mais Blanchot poursuit sa réflexion pour conclure que si cette négation par l’œuvre nie la négation des limites qu’est le temps, elle ne nie en fait rien ; elle transforme de cette façon la liberté qu’il faudrait réaliser dans le monde en « un idéal au-dessus du temps, vide et inaccessible ». (Blanchot, 1949, p. 306) Il conviendrait toutefois de noter que même si la pensée de Blanchot semble obéir apparemment à un mouvement dialectique en effectuant la négation de la négation, l’œuvre d’après Blanchot ne vise pas à conserver et fixer le sens universel du monde qui précède ou ignore la destruction par le temps ; si la négation de la négation revient logiquement à « ne rien nier », ce curieux mouvement dialectique relève, plutôt qu’affirmer l’objet de la négation, le « rien » qui résulte de l’annulation mutuelle des deux négations, de l’action ni positive ni négative de « ne rien nier ».
18D’après Blanchot, l’écrivain ne nie pas chaque chose par un travail systématique qui transforme toutes les choses une par une suivant l’ordre chronologique, mais il nie d’un seul coup la totalité des choses ; Blanchot avance même que l’écrivain ne se rapporte qu’au « Tout » comme au monde dans sa totalité. Le mouvement de la négation allant de « rien » à « tout » qui opère dans l’écrivain ne se meut pas seulement dans l’irréalité, mais cette négation veut se réaliser en niant quelque chose de réel, ou en s’y rapportant en quelque sorte : ainsi elle ne cesse de conduire l’écrivain vers la vie du monde et l’existence publique et l’écrivain comprend de la sorte comment il peut rejoindre cette existence publique. C’est à ce point du texte que nous trouvons la nouvelle interprétation de Blanchot de la « Terreur ». Il compare l’état où l’écrivain fait partie de la réalité tout en exerçant la négation sur elle avec le moment historique où tout (la loi, la foi ou l’État) s’effondre dans le néant, où l’histoire devient le vide, à savoir avec le temps de la révolution. L’écrivain, tout comme des révolutionnaires qui vivent l’événement historique, connaît le temps vide ou suspendu qui se trouve en même temps à l’intérieur et à l’extérieur de l’histoire. À cet instant historique, la liberté prétend se réaliser sous la forme de « tout est possible », tout comme l’écrivain qui se rapporte à la totalité des choses. L’action révolutionnaire ressemble à l’opération littéraire en ce que dans toutes les deux il est question du passage du « rien » au « tout » et de l’affirmation d’un événement absolu. Et puisque cette action révolutionnaire n’obéissant à aucune fin extérieure est la fin dernière ou le « Dernier Acte », elle est censée incarner la liberté. C’est pourquoi, à ce moment fabuleux, la seule parole qui convient, c’est : « La liberté ou la mort ». Blanchot écrit : « Ainsi apparaît la Terreur ». Mais nous voyons que cette alternative entre la liberté et la mort sera surmontée sans tarder. Le regard de Blanchot se déplace, d’une manière discrète, de l’action révolutionnaire appelant l’événement-révolution à l’état post-révolutionnaire de la société où l’ancien régime a été déjà renversé. Le gouvernement provisoire recourt parfois à l’exercice de la violence sur les dirigeants politiques de l’ancien régime et sur les citoyens pour défendre la pureté de l’idée révolutionnaire et pour stabiliser la société bouleversée. Ainsi, dans cet état post-révolutionnaire de la société où se déchaine la « Terreur », toutes les paroles et toutes les actions ont un sens public : aucun citoyen n’a droit à sa vie privée et ne peut garder un secrèt personnel. Et Blanchot va jusqu’à soutenir que, si personne n’a plus droit à sa vie, à son existence séparée, « chaque citoyen a pour ainsi dire le droit à la mort » : « Tel est le sens de la Terreur », dit-il. Le citoyen ne reçoit pas la mort par la condamnation mais il a « besoin de la mort pour s’affirmer citoyen ». (Blanchot, 1949, p. 309)
19Nous devons prendre garde toutefois de ne pas penser qu’il s’agisse de la mort que chaque citoyen se donne ou de celle qu’on lui inflige. Blanchot tente de représenter, au contraire, la société toute entière comme un espace de la mort que domine la « Terreur », où la vie privée étant interdite, l’existence ne peut avoir qu’un sens public et universel.
20Comme la révolution est comparable au moment où la littérature devient histoire, elle attire l’écrivain d’après Blanchot. Et il cite le nom de Sade comme exemple d’un écrivain qui s’est identifié avec la Révolution et la « Terreur ». Personne n’a senti plus vivement que Sade que la « souveraineté était dans la mort » et que la « liberté était mort ». Nous voyons bien que l’alternative « la liberté ou la mort » est à présent clairement surmontée.
21D’autre part, Blanchot avance, en citant la célèbre phrase de Mallarmé, que le langage nous ne permet pas seulement d’être maître des choses, mais il arrache la réalité de la chose ainsi nommée et la détruit. Quand je dis « cette femme », je lui retire « sa réalité d’os et de chair », la rend absente. Si bien que Blanchot observe que le langage ne tue personne, mais que quand il dit « cette femme », la mort réelle est annoncée et déjà présente dans son langage. « Il est donc précisément exact de dire, quand je parle, la mort parle en moi », dit-il. Ainsi, la littérature est liée à la « Terreur » en ceci qu’elle a comme son idéal le moment historique où « la vie porte la mort et se maintient en elle ». (Blanchot, 1949, p. 316)
22Dans son texte écrit le lendemain de la mort de Blanchot en 2003 pour lui rendre hommage, « Maurice Blanchot est mort », Derrida soutient, en citant plusieurs passages de « La littérature et le droit à la mort », que chez Blanchot « le lien est clairement posé entre la littérature et la Terreur qui condamne à mort ». (Derrida, 2003, p. 275) Certes, dans ce texte de Blanchot, comme nous venons de le constater, le rapport entre la littérature et la Terreur et le rôle que joue la mort dans ces deux domaines étaient examinés. Mais, à lire plus minutieusement le texte, il apparaît clairement que pour les révolutionnaires comme Robespierre ou Saint-Juste, il n’était pas question de donner la mort à autrui ni de se donner la mort. S’il est vrai que Blanchot indique que « la Terreur qu’ils incarnent ne vient pas de la mort qu’ils donnent, mais de la mort qu’ils se donnent », cela ne signifie pas que les révolutionnaires choisissent réellement la mort biologique, mais qu’ils nient leur existence privée et séparée et incarnent ainsi la présence universelle de la mort tout en restant en vie.
23Derrida venait de finir son séminaire sur la peine de mort (1999-2001), et comme Blanchot a écrit ce texte en 1948 cent ans après la « déclaration de vote » de Hugo pour l’abolition inconditionnelle de la peine de mort (1848), il lui paraissait sans doute opportun de constater que Blanchot à cette époque n’était pas contre la peine de mort9. Toutefois, ce que Blanchot essaie de montrer dans ce texte est avant tout cette idée que l’œuvre littéraire en tant que négation de la réalité fait surgir « la mort comme impossibilité de mourir » et que l’œuvre peut être pensée comme un espace qui accueille l’être à l’instar de Heidegger.
24Dans ce texte, Blanchot tente d’envisager la question de l’être et d’examiner indirectement la philosophie heideggérienne en faisant référence au livre de Levinas, De l’existence à l’existant. Blanchot parle de « l’existence en dessous de la mort », de la « présence au fond de l’absence » et il cite en note un passage du livre de Levinas où ce dernier oppose « l’angoisse devant l’être » à « l’angoisse devant la mort10 ». Certes, dans ce passage de Levinas, le nom de Heidegger n’est pas mentionné mais dans les passages qui suivent Levinas se demande si l’être et le néant décrits dans Être et Temps ne sont pas plutôt les aspects de l’existence plus universelle qu’est « L’il y a » ; il ne fait pas de doute que l’expression « l’angoisse devant la mort » indique l’état affectif qu’éprouve le Dasein lorsqu’il assume sa possibilité la plus propre, à savoir « être pour la mort » (Sein zum Tode). Blanchot avance que pour les hommes l’existence est la « seule véritable angoisse, comme l’a bien montré Emmanuel Levinas », et que c’est parce que « en dessous de la mort elle [ l’existence ] est encore là, présence au fond de l’absence ». S’il est vrai que Levinas ne parle pas de « l’existence en dessous de la mort », il observe tout de même que l’existence recèle un tragique que la mort ne résout pas et que l’expérience de « L’il y a » est celle de l’impossibilité de mourir en renvoyant à un passage de Thomas l’obscur où est évoquée « la présence de l’absence » : « Horreur de l’immortalité, perpétuité du drame de l’existence, nécessité d’en assumer à jamais la charge » (Levinas, 1947, p. 103) Ainsi il serait possible de mieux comprendre l’intricable rapport de la mort avec l’être dans l’œuvre de Blanchot, sous la lumière que jette la pensée de Levinas sur l’existence en tant qu’impossibilité de mourir, qu’il déploie lui-même en invoquant le thème blanchotien de « la présence de l’absence ». En effet, Blanchot soutient que l’existence effraie parce qu’elle exclut la mort et que la mort fait horreur parce qu’elle signifie « l’impossibilité de mourir ». Dès lors, il ne serait sans doute pas abusif de penser que l’œuvre comme un tout ou comme un espace de la mort est considérée également par Blanchot, dans une certaine mesure, comme un espace où apparaît l’être en tant que présence de l’absence.
25Derrida ne cherche pas à rappeler que La Part du feu recueille également « La parole “sacrée”de Hölderlin », le texte où Blanchot affronte pour la première fois directement la pensée heideggérienne. Dans ce texte sur Hölderlin, tout en manifestant une certaine réserve à l’égard de l’interprétation heideggérienne du « Sacré, das Heilige », Blanchot porte une attention particulière à la notion de « l’Ouvert, das Offene » que Heidegger emprunte au poète et à laquelle il essaie de donner un sens ontologique. Blanchot fait savoir au lecteur qu’il a lu Comme au jour de fête (Wie wenn am Feiertage) de Heidegger en allemand sans préciser la référence bibliographique (la conférence de Heidegger a été prononcée en 1936 avant d’être publiée en 1937). Par ailleurs, nous savons qu’Heidegger examine ce concept de « l’Ouvert » à l’appui de la notion de φύσις (physis) de la Grèce ancienne et l’associe à la figure de la Nature chez Hölderlin et que, dans L’Origine de l’œuvre d’art, « l’Ouvert » désigne également l’œuvre en tant qu’espace qui accueille la vérité de l’étant11. Blanchot considère ce concept de « l’Ouvert » comme un « Tout » que « ne borne ni le réel ni l’irréel » et où s’intègre la liberté, ou bien comme la « Nature » en tant que « toute-présence » ; « le Sacré » signifie une puissance originelle rayonnante qui ouvre tout ce qu’atteint son rayonnement et la « Nature » doit au « Sacré » sa divine « toute-présence ». Si, dans « La parole “sacrée” de Hölderlin », Blanchot envisage de cette façon l’œuvre comme une totalité que ne borne ni le réel ni l’irréel et qui accueille le « Sacré » en recourant au concept de l’Ouvert que Heidegger reprend à Hölderlin, il prend en considération dans L’Espace littéraire un autre concept de l’Ouvert qu’il découvre chez Rilke pour penser l’œuvre où tout retourne à l’être et où tout meurt. D’après Rilke, les hommes, à cause de la conscience qu’ils ont, ne peuvent se rapporter qu’à des choses visibles qui se trouvent en face d’eux et ils sont incapables de regarder ce qui demeure invisible derrière elles, cet espace illimité qui précède tous les étants. Cet Ouvert, Rilke l’appelle aussi « l’espace intérieur du monde » qui porte une liberté puissante, où les choses sont immanentes et où une pure force de l’indéterminé s’affirme. Et Rilke affirme que c’est en faisant advenir le langage de l’invisible que le poète sauve le visible ; ou encore, l’espace intérieur du monde a besoin de la parole du poète pour s’affirmer vraiment. C’est à cet endroit précis du livre que Blanchot cite le nom de Hölderlin : « La tâche du poète est ici celle d’une médiation que Hölderlin a le premier exprimée et célébrée. Le poète a pour destin de s’exposer à cette force de l’indéterminé et à la pure violence de l’être... » (Blanchot, 1955, p. 185)
26Or, d’après Blanchot, l’œuvre (la poésie) se dirige vers « la Nature toute présente » ou bien vers ce « Tout » et c’est en répondant à l’appel de ce « Tout » qu’elle prend forme. Mais lorsque le poète tente de lier ou « réconcilier » le « Sacré » et la parole dans son œuvre, il est entraîné à disparaître : « la réconciliation du Sacré et de la parole a exigé de l’existence du poète qu’elle se rapprochât le plus de l’inexistence », écrit-il. (Blanchot, 1949, p. 132) Tout se passe comme si la réalisation de l’œuvre nécessite la mort du poète. Blanchot écrit : « Mais pour Hölderlin, pour le poète, la mort c’est le poème ». (Blanchot, 1949, p. 132) La lecture de Blanchot s’éloigne très nettement de celle de Heidegger sur ce point, pour lequel « la parole est avènement du Sacré » (Heidegger, 1951, p. 97) et le poète offre le don de l’hymne au peuple (« aux fils de la terre ») qui a besoin de cette médiation du « Sacré » par le poète12. Dans « La littérature et le droit à la mort », Blanchot essayait d’analyser, de manière presque analogue, l’œuvre comme un mouvement allant de « rien » au « Tout » pour la présenter finalement comme un espace de la mort, en passant par la comparaison avec la société où domine la « Terreur ». Et cette mort pourrait être comprise en un sens comme la mort de l’écrivain.
27Le silence de Derrida sur cet article de Blanchot est curieux, puisque, d’après Herman Rapaport, l’auteur de Heidegger et Derrida, ce texte de Blanchot sur Hölderlin aurait rendu possible la réinterprétation de la philosophie heidéggerienne par Derrida, qui commence dans les années 70, en ceci que c’était une des premières lectures « déconstructionniste » de Heidegger et que Blanchot utilise déjà la notion d’« à-venir » désignant une temporalité qui disloque l’ordre chronologique linéaire (Rapaport, 1989, p. 121), cette notion que reprend Derrida à partir des années 70. Dans « Maurice Blanchot est mort », Derrida considère que « l’impossibilité de mourir » a été pensée par Blanchot dans sa tentative de répondre à l’interprétation heideggérienne de la mort comme « la possibilité de l’impossibilité » ; mais il ne montre pas que cette « impossibilité de mourir » surgit dans l’œuvre en tant qu’espace de la mort et que la conception blanchotienne de l’œuvre en tant qu’espace qui accueille la vérité de l’être a été déployée, du moins en partie, à travers sa lecture de Heidegger.
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28Nous avons constaté que, dans « Comment la littérature est-elle possible ? », Blanchot considérait le langage littéraire comme ce qui est lié au savoir dans la mesure où il tend à se rapporter au « rien » qui déclenche l’angoisse ou bien au « non-savoir », non pas comme un médium transparent qui fait apparaître le monde et l’intériorité de l’esprit tels qu’ils sont ; Blanchot cherchait à surmonter l’opposition simple entre la rhétorique et la « Terreur » en réfléchissant sur la possibilité d’un langage qui porte ce qui résiste au langage et qui disparaisse en s’accomplissant. Et, pour Blanchot, ce « non-savoir » n’est rien de moins qu’un mode de l’existence de l’homme.
29Dans « La littérature et le droit à la mort » dans lequel est tentée une autre approche de la « Terreur », Blanchot supposait le « rien » au commencement de la production littéraire et essayait de comparer l’œuvre en tant que « tout » niant la réalité avec l’état de la société où règne la « Terreur ». Et par un étrange mouvement quasi-dialectique, le « rien » qui résulte de cette négation de la négation réelle a été relevé ou conservé dans l’œuvre. Par ailleurs, Blanchot tentait, à travers sa lecture de De l’existence à l’existant de Levinas, de déceler l’existence comme une présence de l’absence « en dessous de la mort », qui émanait de l’arrachement du langage à la réalité.
30Nous avons vu finalement que dans « La parole “sacrée” de Hölderlin » qui a été écrit à la même époque afin d’effectuer une lecture attentive et critique de l’analyse heideggérienne du poème de Hölderlin ( Comme au jour de fête ), la disparition du poète résultait de l’accueil du « Sacré » dans l’œuvre ; de même que, dans « La littérature et le droit à la mort », lorsque le langage devenait « un moment de l’anonymat » présentant la chose arrachée à la réalité, le langage commençait à fonctionner sans l’homme qui l’avait formé. Ainsi, l’œuvre était pensée comme ce qui existe dans l’absence ou le désœuvrement de l’écrivain. (Blanchot, 1949, p. 317) Et dans L’Espace littéraire en 1955 Blanchot tentera de déployer la pensée de l’Ouvert à la fois hölderlinien et heideggérien en le confrontant à un autre concept de l’Ouvert, ce concept que Rilke appelle « l’espace intérieur du monde ». Toutes ces réflexions proviennent sans doute de sa conception originale de l’œuvre selon laquelle l’œuvre est un espace de la mort où « tout retourne à l’être » et où s’éprouvent ainsi « l’affirmation sans commencement ni terme » et « l’impossibilité de mourir ».